mercredi 7 novembre 2012

La fontaine aux loups.

LA FONTAINE AUX LOUPS "Les légendes du Val d'Amblève" Par Marcellin La Garde (1818 - 1889)
I Quel est celui qui, - attiré à Spa par l'amour des belles promenades et des frais paysages, ou par le soin de sa santé , - n'a pas visité le Coo, pour y admirer une véritable merveille alpestre, - l'Amblève, au milieu d'un cadre des plus splendides et des plus variés, précipitant avec fracas une partie de ses eaux dans un fond, où l'autre partie vient silencieusement la rejoindre, après avoir formé une longue et brillante ceinture autour d'une île escarpée ? Or, à peu de distance de la cascade du Coo, en allant vers Spa par Roanne, se trouve, tout près du chemin, la Fontaine aux loups, qui n'offre rien de remarquable par elle-même, mais à laquelle, si vous passez par là, vous jetterez assurément un regard, et dont vous goûterez peut-être l'eau fraîche et limpide, quand vous connaîtrez les circonstances auxquelles elle doit son nom, et les propriétés qu'on lui a prêtées longtemps. La cascade a vu passer deux ou trois générations depuis qu'un riche cultivateur du Coo, Gilles Benoît, donna un bal à tous les jeunes gens du village, à l'occasion du mariage de sa fille unique avec le fils d'un de ses voisins. C'était au cœur d'un hiver rigoureux, la rivière était en partie prise par les glaces, la bise soufflait, et une neige épaisse emplissait la vallée et blanchissait le sommet des montagnes. On avait fait venir un ménétrier de Stavelot, mais comme il n'avait pas paru au repas de noces, on supposa bien qu'il n'avait osé se mettre en route par un pareil temps, et on dut recourir à celui de la Gleize. Dès que six heures sonnèrent, le violon se mit à préluder à la contredanse qui allait commencer, à la grande joie des invités. Au moment où chacun recrutait sa danseuse, Benoît dit à un grand garçon qui restait immobile sur le banc placé le long du mur: — Quoi ! Bertrand, tu ne danses pas, toi qui es aussi vaillant des jambes que des bras, c'est tout dire : serais-tu malade, compère? Bertrand rougit et balbutia quelques mots inintelligibles. — Ah! père Benoît, dans quel embarras vous le mettez lui dit une jeune fille à la mine éveillée. Ne savez-vous donc pas qu'il ne peut danser qu'avec Louise Gilet, et gare à lui, s'il se montrait désobéissant! — Alors il pourra se reposer pendant toute la soirée, ajouta la nouvelle mariée, qui était présente à l'entretien ; car, pour sûr, Louise ne viendra point. — Pourquoi? —Mais vous ne savez donc pas dans quel chagrin l'on se trouve à la métairie d'Antoine Gilet ? Antoine, parti pour Verviers il y a quatre jours, devait revenir le lendemain, et, à cette heure, on est encore à l'attendre. Comment veut-on que Louise et sa sœur Thérèse aient le cœur de s'amuser quand leur pauvre père est peut-être mort dans les fagnes? — Ainsi, reprit une troisième jeune fille d'un air narquois, tu vas être obligé, Bertrand, de faire galerie avec les vieilles mères et les vieux papas. Voilà ce que c'est de jurer qu'on ne fera pas ceci ou cela pour plaire à sa belle : on s'en repent après. — Allez toujours, allez toujours, dit Bertrand ; je danserai autant que pas un ici, car Louise viendra, et je suis surpris qu'elle ne soit pas encore arrivée. —' Elle ne viendra pas ! s’exclamèrent plusieurs voix en même temps. — Je vous dis que si, moi ; j'en suis sûr. Cette affirmation si positive excita des murmures; un vieillard prononça même ces paroles : — Son devoir de brave fille est de ne pas venir. Une discussion allait s'engager, quand le ménétrier, juché dans l'embrasure d'une fenêtre, après avoir accordé à grand'peine son instrument, prononça d'une voix de stentor le: « Prenez vos dames! » qui était le signal si vivement attendu. A peine la contredanse avait-elle commencé, qu'on entendit la porte extérieure s'ouvrir avec fracas, et un paysan, la tête enveloppée dans un bonnet de coton bleu qui lui descendait jusque sur les yeux, s'élança au milieu du quadrille et tomba plus mort que vif sur la première chaise qui se trouva à sa portée. Cette singulière irruption avait jeté le trouble et l'inquiétude dans l'assemblée; mais le nouveau venu ayant levé son bonnet, on fut bientôt rassuré. — Tiens! s'écria-t-on de toutes parts, c'est Jean-Noël qui a voulu nous effrayer. — Vous effrayer, dit Jean-Noël d'une voix entrecoupée, non pas, mes amis, non pas; je suis trop ému moi-même pour songer à rire!... Si vous saviez... — Quoi donc? parle! — Je viens de me trouver en face de deux grands loups... — Des loups! dirent les jeunes filles en pâlissant d'effroi; conte-nous vite cela, Jean-Noël... Que tu es heureux d'avoir échappé! car, d'après tout ce qu'on raconte, ils sont bien méchants cet hiver. — Oui, très-heureux, en effet, comme vous allez voir. J'ai quitté le moulin du Ruy à la nuit tombante, parce que je voulais m'arrêter à Roanne pour y dire une prière sur la fosse de ma grand'mère, comme je le dois en qualité de fils et de chrétien. Arrivé devant le cimetière, le diable sans doute m'a inspiré l'idée de passer outre, parce qu'il faisait froid et que la fosse était cachée sous la neige. J'ai failli payer cher l'oubli de ce devoir, car, arrivé à mi-chemin, entre Roanne et le Coo, je vois, sur le rebord delà route une masse immobile dans laquelle je reconnais un loup qui semblait à l'affût. Bah! me dis-je, je me priverai de danser chez le père Benoît, et m'en retournerai tranquillement au Ruy. Mais voilà qu'à peine ai-je tourné les talons, je vois un autre loup s'avancer vers moi. J'étais, comme on dit, entre deux feux. Vous expliquer ce que je sentais, la chose est inutile, je pense : vous le comprendrez en vous mettant à ma place. Que j'avance ou que je recule, me dis-je, je me jette toujours dans la gueule du loup. Tout à coup il me vient une idée : c'est de ne faire ni l'un ni l'autre, de me frayer un passage dans la neige, le long de la descente, à droite du chemin, et de tourner ainsi les terribles ennemis que j'avais devant et derrière moi. Le moyen n'était pas mauvais, puisque me voici. Mais quand j'ai été à une certaine distance, je suis monté sur un arbre pour voir ce qu'étaient devenues les deux vilaines bêtes : elles n'avaient pas changé de place... de sorte qu'il ne fera pas bon pour ceux qui auront à passer par là ce soir, car il y a trois jours, la fille du maçon du Sart a été... Pendant que Jean-Noël parlait, une vive émotion s'était peinte sur le visage de Bertrand, qui, aux derniers mots du narrateur, s'écria vivement: — Voyons! il ne faut pas que ces loups restent là. Nous devons aller leur faire la chasse. Qui m'accompagnera? Tous les hommes se regardèrent, mais personne ne souffla mot. Bertrand reprit d'une voix frémissante: — Allons donc! qu'on se décide; il est peut-être déjà trop tard!... L'intérêt de tout le village est d'ailleurs ici en jeu. Il ne fut pas plus répondu à ce second appel qu'au premier. — Puisque c'est ainsi, j'irai seul, dit-il en jetant un regard de mépris vers l'assemblée. Dieu me tiendra compte de mon action, comme, en cas de malheur, il vous tiendra compte, à vous, de votre refus. Et il s'élança hors de la maison avant que personne eût songé à le retenir, tant cette brusque et hardie résolution avait bouleversé tout le monde. Deux ou trois jeunes gens, après s'être consultés, voulurent suivre le courageux Bertrand; mais les mères, les sœurs, les fiancées intervinrent, et force leur fut de rester. — C'est l'amour qui le pousse, dit-on; comme il l'aime, cette Louise! On forma des vœux pour Louise et pour Bertrand, et les danses recommencèrent. Mais chacun était visiblement ému et inquiet, et plusieurs même éprouvaient un secret remords d'avoir laissé le jeune homme partir seul pour une si dangereuse expédition. II Antoine Gilet, cultivateur aisé, qui habitait avec ses deux filles, Louise et Thérèse, une maison isolée entre Roanne et le Coo, avait projeté, depuis plusieurs semaines, de faire le voyage de Verviers, où l'appelaient des affaires pressantes. Un matin, voyant que le temps était favorable et que la gelée avait durci la neige, il se mit en route, avec promesse d'être de retour le jour d'après. Mais, dans la nuit qui suivit son départ, la température changea tout à coup, et il recommença à neiger de plus belle. Le soir, on attendit vainement Antoine. Le surlendemain, ses filles obtinrent à grand'peine que deux habitants du village, moyennant trois couronnes, iraient jusqu'à Verviers, à la recherche de leur père. Assise au coin du feu, Thérèse attendait avec anxiété leur retour, tandis que sa sœur Louise était occupée à repasser une collerette. Les deux jeunes filles n'avaient en elles rien qui pût faire deviner qu'elles étaient sœurs : Thérèse, pâle, frêle et blonde, annonçait la douceur et la mélancolie; Louise, l'aînée, était une brune piquante dont la physionomie avait quelque chose de dur et d'impérieux. — Comme tu te presses, Louise! dit Thérèse en voyant que sa sœur, après avoir fini de repasser la collerette, allait entreprendre de plisser un bonnet. — Eh! répondit celle-ci, voilà déjà qu'il est cinq heures; on m'attend au Coo, chez Gilles Benoît, pour six heures. — Comment, ma sœur, dans un pareil moment, tu songerais à aller danser? — Pourquoi pas? reprit sèchement Louise. — Alors que peut-être notre pauvre père... Thérèse n'acheva pas; les sanglots étouffèrent sa voix. — Qu'est-ce que ça peut y faire, que je danse ou non? dit Louise. C'est quand on a du chagrin qu'il faut chercher le plaisir. En ce moment on frappa à la porte; Thérèse, au comble de l'émotion, alla ouvrir en chancelant. Deux hommes entrèrent. La jeune fille regarda avidement derrière eux pour voir si personne ne les suivait. Elle ne vit rien. Elle interrogea les nouveaux venus d'un regard plein d'angoisse. — Il a quitté Verviers avant-hier, vers trois heures... c'était tard, dit l'un d'eux. Thérèse se sentit défaillir. — Mais, se hâta de reprendre le second en faisant un signe à son compagnon, il parlait aussi, avant son départ, de se rendre à Herve... il y sera bien sûr allé, et on l'aura retenu. Thérèse tomba accablée sur sa chaise en s'écriant: — Non! non! c'est un vain espoir... Pauvre père! pauvre père! il sera mort dans la neige... Et elle sanglota à se briser la poitrine. Pendant ce temps, il eût été difficile de saisir ce qui se passait dans l'âme de Louise; ses sourcils s'étaient bien froncés, mais le reste de son visage était resté calme. — Allons, allons, Thérèse, dit-elle, tu es désolante avec tous ces airs... Quand on t'affirme qu'il est bien sûr allé jusqu'à Herve... pourquoi veux-tu absolument voir les choses du mauvais côté? — Insensée, reprit Thérèse , crois-tu qu'il nous laisserait dans cette inquiétude?... Ah! tu devrais mieux connaître son cœur... Elle ne put en dire davantage. Les deux hommes se retirèrent silencieusement, émus eux-mêmes de cette poignante douleur. Louise se remit à son repassage. Quand elle eut fini, elle se rendit dans la chambre voisine, et au bout d'un quart d'heure, elle reparut en costume des dimanches. Thérèse, qui s'était tenue assise près du foyer, la tête dans ses mains et le visage inondé de larmes, fit un geste de profonde surprise en voyant sa sœur: — Est-ce possible, tu songerais encore à aller danser après les tristes nouvelles que nous venons d'apprendre ?... Ce serait un grand péché! La promise de Bertrand se mordit les lèvres rougit et balbutia quelques mots pour dire qu'elle était engagée, et qu'il n'était pas certain, d'ailleurs, qu'elle danserait. — N'importe, observa Thérèse; se montrer dans un bal, en un tel moment, cela ne peut pas être... Je ne sais pas comment tu peux même y songer; puis tout le monde te jettera la pierre, sois-en persuadée. — Mais, répondit Louise avec un embarras croissant, c'est toi qui t'imagines qu'un malheur est arrivé à notre père... Nous ne savons rien, et tu veux que nous fassions comme si c'était réel! Tu es ridicule, après tout. — Soit, mais le doute seul n'est-ce pas déjà une bien grande douleur, et ne commande-t-il pas de nous recueillir et de prier?... — Ce sont de mauvaises raisons, dit Louise d'un ton qui trahissait une sourde colère de se voir contrariée; si tu aimes à vivre comme une béguine, fais-le; seulement laisse agir les autres à leur goût : je ne vois pas qu'il y ait du mal à rechercher la société, parce qu'on aurait quelque raison d'être triste; bien au contraire. Et en disant cela, elle se dirigea vers la porte. — Ainsi, Louise, tu es décidée? — Oui. — Oh! ma sœur, je t'en supplie, reste avec moi; prions pour que Dieu nous rende sain et sauf notre père bien-aimé, s'il est encore en vie, ou qu'il le reçoive en sa divine miséricorde, s'il est mort sans secours, abandonné dans la fagne, mort de faim et de froid, peut-être sous la dent des loups... Mais Louise tenait déjà en main le pommeau de la porte. — Songe au moins à toi alors, reprit Thérèse. Faire seule, à cette heure, un trajet de plus d'une demi-lieue, le long d'un bois... Louise n'entendit pas les dernières paroles de sa sœur : elle avait franchi le seuil de l'habitation et courait déjà vers le Coo. — Sainte Vierge, pardonnez-lui, car elle ne sait ce qu'elle fait! s'écria la bonne Thérèse en se jetant à genoux devant une image de la mère du Christ. Il y avait à peu près vingt minutes que Louise avait quitté la maison paternelle, lorsque Thérèse entendit frapper violemment sur le volet de la fenêtre. Elle demanda qui était là. — Moi, Bertrand, répondit une voix haletante, ouvrez vite. En effet, c'était Bertrand, armé d'un fusil à deux coups et d'une fourche. — Jésus! s’exclama Thérèse, pourquoi êtes-vous ainsi armé? — Où est Louise? demanda vivement le jeune homme en parcourant la chambre des yeux. — Elle a voulu absolument aller au Coo, malgré mes instances. — Au Coo! dit Bertrand d'un air consterné. Mais non, c'est impossible !... — Certainement qu'elle y est allée... Mais qu'avez-vous donc ? vous pâlissez, vous tremblez... Et, en effet, Bertrand s'était jeté sur une chaise comme si ses jambes ne pouvaient plus le supporter. — Les loups ! les loups ! s'écria-t-il ! ô mon Dieu!..' — Que dites-vous là, Bertrand, expliquez-vous, de grâce? — Je suis accouru, parce que Jean-Noël, du Ruy, est arrivé chez Gilles à moitié mort de peur pour avoir rencontré sur sa route deux énormes loups. Je ne les ai pas vus, mais je n'ai pas rencontré Louise non plus. Comprenez-vous?... Un jour affreux se fit soudainement dans l'esprit de Thérèse. Elle prit un jupon, le plaça sur ses épaules en forme de mantelet, et dit à Bertrand: — Vite, vite, partons! — Mais j'irai seul; à quoi bon vous exposer? Vous ne pouvez m'être d'aucun secours. Pour toute réponse, l'héroïque jeune fille prit une longue épée suspendue près de la cheminée, trophée que gardait son père, qui avait été au service de l'Autriche. Quelqu'effort que fît Bertrand, afin de la retenir, elle voulut absolument l'accompagner pour aller à la recherche de sa sœur. Ils prirent le chemin qui conduisait au Coo, et comme la lune venait de se lever, ils s'efforcèrent de découvrir dans la neige les traces des pas de Louise. Ils y parvinrent et les suivirent jusqu'à une grande distance. Puis ils les perdirent tout à coup de vue, mais ils remarquèrent, avec un indicible serrement de cœur, que la neige, à gauche du sentier, semblait avoir été balayée... Tout à coup Bertrand, qui marchait en avant, entendit un bruit étrange dans les taillis, a quelque distance: il se mit a crier : - Louise, est-ce toi? Personne ne répondit, mais le bruit continua, bruit inexplicable et qui ne ressemblait a aucun de ceux qui peuvent troubler le silence des solitudes ardennaises. Bertrand fit alors signe a sa compagne de ne pas bouger et s'avança en rampant. Puis soudain deux coups de feu, tirés presque simultanément, retentirent dans les profondeurs de la vallée, et le jeune homme disparut derrière les cépées, où se fit entendre aussitôt un cri rauque, désespéré, effrayant. Thérèse se hâta d'accourir. Qu'on juge de l'horreur du spectacle qui frappa ses regards : Dans un enfoncement, le long de la côte, près d'une fontaine , elle vit , étendus sur le sol et formant un groupe sans nom, un groupe indescriptible, Bertrand évanoui, deux animaux monstrueux qui râlaient, et le corps de sa sœur, affreusement déchiré, au milieu d'une mare de sang A la fonte des neiges, on trouva dans la fagne, au-dessus de Spa, des ossements épars, mêlés à des lambeaux de vêtements qu'on reconnut appartenir au malheureux Antoine Gilet, qui, selon toute vraisemblance, avait été attaqué et dévoré par des loups affamés. Toujours est-il qu'on prétendit que le ciel, en faisant mourir Louise de la même manière que son père, avait voulu la punir de son manque de piété filiale. Quant à Thérèse, elle épousa Bertrand, et la Fontaine aux Loups devint pour eux un but de pèlerinage, et pour la contrée un lieu célèbre, — à tel point que, pendant bien longtemps, les bonnes femmes eurent pour coutume de faire boire à leurs enfants de l'eau de cette fontaine, de préférence à toute autre, parce qu'elle leur donnait, prétendaient-elles, du courage et plus de cœur pour leurs parents. — La drôle de superstition, n'est-ce pas, monsieur? me dit en riant le malin paysan de Roanne qui me raconta cette histoire, qu'il tenait de son aïeul; mais, heureusement, ajouta-t-il, qu'elle est aujourd'hui tout à fait déracinée! — Tant pis, répondis-je, car c'était là, au fond, un touchant hommage rendu à la mémoire de Bertrand, l'homme courageux, et de Thérèse, la fille pieuse.

mardi 6 novembre 2012

Mme Victoire-Louise-Marie-Thérèse de France.

Jean-Philippe de Villembreuse
Un magnifique tableau de Mme Victoire-Louise-Marie-Thérèse de France,agée de 15 ans .. dite Madame Quatrième puis Madame Victoire (1745), née à Versailles le 11 mai 1733 et morte à Trieste le 7 juin 1799, fut l'une des huit filles de Louis XV et Marie Leszczynska. Le tableau est de Jean-Marc Nattier 1748

La famille Lamarmite (la version belge de l'inoubliable "Auberge Rouge").

FANTASTIQUE La famille Lamarmite LA FAMILLE LAMARMITE La version belge de l'inoubliable "Auberge Rouge", film de Claude Autant-Lara, 1951, avec Fernandel et Françoise Rosay "Les légendes du Val d'Amblève" Par Marcellin La Garde (1818 - 1889) Non jamais le doigt de Dieu Sur la terre, en aucun lieu, Ne se montra plus visible Que dans l'histoire terrible De ces monstres, par l'enfer, Envoyés à Pépinster. (Ancienne complainte) Lorsque, en vous rendant à Spa, il vous arrivera de devoir stationner quelque temps à Pepinster, poussez jusqu'à l'extrémité de ce village et, vous arrêtant un peu en-deçà de la roche dite du Diable qui dresse sa crête près de la route, regardez à votre droite, et vous verrez, au fond d'un jardin, une petite maison d'ancienne structure, couverte en ardoises et percée de fenêtres en forme de meurtrières. Cette maison de chétive apparence acquerra pour vous un puissant intérêt quand vous saurez que c'est celle des Lamarmite; et si vous ignorez la terrible signification de ce nom, l'histoire suivante vous initiera aux événements qui l'ont rendu lugubrement populaire dans les pays de Liège, Franchimont et Luxembourg. Le sujet que nous allons traiter pourrait certes fournir à un romancier habile les éléments d'une vaste et intéressante composition; mais nous qui visons uniquement au rôle de simple et véridique conteur, au lieu du tableau à grand effet que comporterait la matière, nous nous bornerons à une esquisse, faite d'après des documents juridiques restés en possession d'une honorable famille de Verviers, des notices publiées par des auteurs contemporains, entre autres N. Gerlache (Almanach pour Malmédy et Stavelot) et R. Detrooz (Histoire du Marquisat de Franchimont), deux longues complaintes, l'une en français, l'autre en wallon, enfin les traditions recueillies aux lieux mêmes où nos sinistres héros ont laissé des traces de leur passage. Nous devons donc déclarer que le récit qui va suivre, tout extraordinaire qu'il puisse paraître, est, dans ses détails comme dans son ensemble, de la plus scrupuleuse exactitude. Hélas ! la réalité laisse bien souvent derrière elle les fictions les plus ingénieuses, et la Providence arrive, dans les drames de ce monde, à des dénouements bien autrement merveilleux, bien autrement fertiles en hautes leçons morales que ceux conçus par l'imagination la plus richement douée. I Entre Aywaille et Houffalize, à quelques kilomètres à droite de la route de Liège à Arlon, sur un vaste plateau boisé, contourné par les ruisseaux de Brâ et de Menil, qui se réunissent pour se jeter dans la charmante rivière de l'Aisne, affluent de l'Ourthe, se trouvent deux villages qui portent le même nom et qui, en réalité, n'en font qu'un : c'est la petite et la grande Hoursine, auxquels la partie la plus belle de l'antique Aduenna Sylva, qui se déploie tout autour sur une étendue de plusieurs lieues, forme un cadre des plus grandioses et des plus sauvages. A Hoursine habitait, vers l'an 1740, un honnête cultivateur nommé Pierre Flagothier, qui exploitait une petite métairie appartenant à l'abbaye de Bernard-Fagne (aujourd'hui Saint-Roch). Il avait deux enfants, un fils et une fille, qu'un frère de leur mère, curé à Lierneux, prit successivement auprès de lui, dans le but d'avoir une société et de faire leur éducation. Cette éducation eut des résultats bien différents; elle permit à Joseph d'entrer comme novice à l'abbaye précitée; Thérèse, — qui était fort belle et fort intelligente et avait lu en secret quelques romans de la Bibliothèque bleue —, elle fit rêver aventures et richesses... Rêves dangereux pour une jeune fille condamnée à vivre, de la vie des paysans, dans un des plus misérables villages de l'Ardenne. Aussi lorsqu'elle se trouva brusquement renvoyée par son oncle, pour des motifs restés ignorés, fut-elle pour ses parents une charge plutôt qu'une auxiliaire, car elle n'en voulait faire qu'à sa tête, aimait à se bien habiller, et manifestait une grande aversion pour les travaux rudes et grossiers de la ferme. Ce n'étaient donc que gronderies de la part des vieilles gens, qui lui reprochaient de trop faire la dammzelle, et réponses irritées de la part de la jeune fille, qui menaçait continuellement de les quitter. A peine était-elle de retour à Hoursine qu'un jeune homme, qu'on n'y avait jamais vu jusque là, s'était présenté à la ferme, une hotte sur le dos et se disant coquetier (marchand d'œufs et de volailles). Il avait offert, au père Flagothier d'entrer en relations d'affaires avec lui, et dans les acquisitions qu'il fit, il se montra si coulant sur les prix que quand il reparut peu après, il fut le bienvenu. Hâtons-nous de dire que ce jeune homme, — qui portait le nom peu poétique de Toussaint Lamarmite et habitait Malmédy —, n'était pas un inconnu pour Thérèse. Elle l'avait vu chez son oncle et s'était éprise de lui, parce que, outre qu'il était un fort bel homme et dépensait beaucoup d'argent, il avait des manières et un langage qui le distinguaient des paysans, ce qu'il devait à l'habitude de voyager et de visiter, les villes de Spa, Verviers, Liège, où il débitait les marchandises qu'il recueillait dans les Ardennes. Un jour, Toussaint Lamarmite, qui laissait rarement deux semaines s'écouler sans reparaître à Hoursine, demanda Thérèse en mariage, avec l'assentiment de celle-ci. Les parents ne voulurent pas se prononcer sans avoir consulté leur fils, qui venait de prononcer ses vœux. Le jeune moine, soucieux du bonheur de sa sœur, prit des renseignements à Malmédy sur le compte du prétendant. Il lui fut répondu que Lamarmite vivait fort à l'aise, mais qu'il avait mené depuis sa jeunesse une de ces existences vagabondes qui ne préparent guère aux vertus sociales et à la vie de famille. Sa demande fut donc repoussée, et le père Flagothier l'invita à ne plus mettre les pieds chez lui. Alors commença entre les deux jeunes gens, qui aspiraient à s'unir, et les parents de Thérèse, qui s'y opposaient chaque jour plus énergiquement, une de ces luttes qu'il est inutile de raconter, et où il est rare malheureusement, que la passion et le funeste esprit de révolte qu'elle engendre ne l'emporte pas sur la calme raison et la sainte et clairvoyante autorité paternelle... Un beau jour, la jeune fille disparut en compagnie de Lamarmite. Le bon curé de Lierneux, le lendemain de la fugue de sa nièce, fut trouvé mort dans son lit, frappé d'apoplexie tant cette nouvelle, dit-on, l'avait ému. Et comme, suivant le proverbe, un malheur n'arrive jamais seul, le vieux Flagothier et sa femme furent, quelques mois après, trouvés asphyxiés dans leur chambre à coucher. Ils avaient laissé le foyer allumé en se mettant au lit, et une pierre, qui s'était déplacée dans la cheminée, avait empêché la fumée de sortir. Telle fut du moins la cause à laquelle on attribua leur mort, qui permit à Thérèse et à Lamarmite de s'unir en légitime mariage et de donner de l'extension à leur commerce, qu'ils allèrent exercer à Pepinster. Les jeunes époux prospérèrent rapidement grâce au joli minois et aux façons engageantes de Thérèse qui voyageait avec son mari. Aussi n'était-il bruit à Spa et à Verviers que de la belle coquetière ardennaise et de son histoire; et lorsque, accompagnée de ses deux ânes portant d'immenses paniers, elle paraissait dans l'une ou l'autre de ces villes, jeunes gens et barbons se trouvaient volontiers sur son chemin pour jouir de sa vue avenante et entendre les quolibets qu'elle aimait à échanger avec les passants de sa connaissance. Quatre enfants qui se suivirent de près et des maladies fréquentes vinrent arrêter le cours de cette prospérité. La jeune femme fut forcée de rester à la maison, et Lamarmite, qui continuait à faire la ronde pour les achats et pour la vente, était de sa nature dépensier et s'enivrait quelquefois. Cependant Thérèse, dès que sa famille put se passer de ses soins, reprit son ancienne existence, et le ménage jouit d'une aisance plus grande encore que dans les premiers temps. On avait renoncé au concours des ânes; les deux plus âgés des enfants, Catherine et Gaspard, suivaient leurs parents, porteurs de hottes en osier, et remplaçaient tant bien que mal les patients quadrupèdes. Un jour, Thérèse et les enfants rentrèrent seuls à Pepinster, pleurant et gémissant. Un grand malheur leur était arrivé la veille, racontèrent-ils aux voisins. Ils cheminaient à la nuit tombante, dans la vallée du Roannay, lorsque Toussaint, qui avait dû s'arrêter et les suivait à une assez grande distance, s'était vu attaquer par plusieurs malfaiteurs qui l'avaient percé de coups et dépouillé de l'argent qu'il portait sur lui. Le malheureux avait été laissé au village de Roanne, dans un état qui donnait des inquiétudes pour sa vie. Or, depuis plusieurs années, il se commettait dans le pays de nombreux crimes qui faisaient croire à l'existence d'une association d'habiles et audacieux brigands; et cette nuit-là même où Lamarmite avait été blessé, on pénétrait chez le chapelain de Coo, qui fut "trouvé le matin assassiné; mais tout prouvait que les coupables avaient rencontré chez la victime une résistance énergique. II II y avait une semaine qu'avait eu lieu l'événement que nous venons de raconter, et la situation du blessé achats et pour la vente, était de sa nature dépensier et s'enivrait quelquefois. Cependant Thérèse, dès que sa famille put se passer de ses soins, reprit son ancienne existence, et le ménage jouit d'une aisance plus grande encore que dans les premiers temps. On avait renoncé au concours des ânes; les deux plus âgés des enfants, Catherine et Gaspard, suivaient leurs parents, porteurs de hottes en osier, et remplaçaient tant bien que mal les patients quadrupèdes. Un jour, Thérèse et les enfants rentrèrent seuls à Pepinster, pleurant et gémissant. Un grand malheur leur était arrivé la veille, racontèrent-ils aux voisins. Ils cheminaient à la nuit tombante, dans la vallée du Roannay, lorsque Toussaint, qui avait dû s'arrêter et les suivait à une assez grande distance, s'était vu attaquer par plusieurs malfaiteurs qui l'avaient percé de coups et dépouillé de l'argent qu'il portait sur lui. Le malheureux avait été laissé au village de Roanne, dans un état qui donnait des inquiétudes pour sa vie. Or, depuis plusieurs années, il se commettait dans le pays de nombreux crimes qui faisaient croire à l'existence d'une association d'habiles et audacieux brigands; et cette nuit-là même où Lamarmite avait été blessé, on pénétrait chez le chapelain de Coo, qui fut "trouvé le matin assassiné; mais tout prouvait que les coupables avaient rencontré chez la victime une résistance énergique. III II y avait une semaine qu'avait eu lieu l'événement que nous venons de raconter, et la situation du blessé était loin encore de permettre qu'on le transportât chez lui. Sa femme le soignait pendant que Gaspard et Catherine, qui avaient alors l'un vingt ans, l'autre dix-neuf, voyageaient pour les affaires. Comme les deux jeunes gens avaient été voir leur père, et qu'accompagnés de leur mère ils s'étaient mis en route avant le lever du jour pour être de bon matin chez eux, Catherine, qui était restée en arrière et s'était un peu écartée du sentier, accourut tout effarée rejoindre sa mère et son frère, annonçant qu'elle avait entendu comme des gémissements dans la bruyère. Ils prêtèrent l'oreille et, en effet, une voix plaintive s'élevait non loin d'eux. Ils se dirigèrent vers le lieu d'où elle partait et ils virent, étendu sur le sol, un jeune homme qui semblait dans une défaillance complète. Ils lui prodiguèrent tous les soins qui étaient en leur pouvoir, et quand il se trouva un peu ranimé, il leur apprit qu'il était du village de Breux, près de Liège, que s'étant, à la suite d'un coup de tête, engagé dans un régiment autrichien, il avait tenu à aller faire ses adieux à son parrain, meunier à Neuville; que, rassuré par la courte distance qui sépare ce village de Spa, où il avait résolu de loger, il ne s'était mis en route qu'assez tard; mais que surpris par l'obscurité, au milieu des Fagnes, il avait erré toute la nuit, mourant de faim et dévoré d'angoisses; qu'enfin il était tombé d'épuisement à l'endroit où il avait été si miraculeusement trouvé. Les Lamarmite et le jeune homme — qui avait dit s'appeler Martin Bailli — firent route ensemble jusque Spa, où ce dernier dut rester pour se remettre de ses fatigues. Mais il promit bien d'aller, le lendemain, faire une visite, en passant par Pepinster, à ceux qui l'avaient arraché à une mort certaine. En effet, Martin passa deux jours avec la famille Lamarmite. Lorsqu'il partit, un lien plus doux que celui de la reconnaissance l'attachait à Catherine, qui avait hérité de la beauté et des grâces natives de sa mère. Huit jours après, en allant rejoindre son régiment à Luxembourg, Martin se détourna de son chemin pour revoir Catherine, et cette nouvelle entrevue ne fit qu'accroître l'affection des deux jeunes gens, qui se quittèrent en se jurant une constance éternelle. Le pauvre jeune homme partit donc avec un crève-cœur de plus, et maudissant la funeste inspiration qu'il avait eue de s'enrôler, lui qui laissait seuls son vieux père, sa vieille mère et un petit neveu orphelin, âgé de six ans. Le surlendemain du départ de Martin, Lamarmite, convalescent, rentrait à son domicile, où il n'entendit parler que de ce futur gendre qu'il n'avait jamais vu. IV L'histoire de la rencontre que les Lamarmite avaient faite de Martin Bailli, à demi-mort dans les Fagnes, et de la liaison qui s'en était suivie entre Catherine et le jeune soldat, avait été propagée dans le pays et, comme il arrive toujours, singulièrement exagérée et embellie. Thérèse-la-Coquetière en avait vu sa popularité s'accroître, elle qui était déjà l'objet des sympathies de tous les habitants des villes et villages, à dix lieues à la ronde : on admirait son courage, sa probité, sa gaieté, son dévouement conjugal, la manière dont elle élevait ses enfants; on la savait d'ailleurs de bonne famille, car elle ne manquait jamais l'occasion de faire sonner bien haut qu'elle avait un frère moine à Bernard-Fagne, une des riches abbayes du pays. Aussi, quand elle arrivait dans une ferme, non seulement on aimait à traiter avec elle, mais on était heureux de lui donner l'hospitalité, ainsi qu'à sa famille, parce qu'elle animait la veillée soit en chantant une joyeuse chanson, soit en racontant ce qu'elle avait appris dans ses tournées. Nous l'avons déjà dit : des vols, des meurtres même répandaient depuis des années la terreur dans les campagnes, quoique la manière dont les malfaiteurs procédaient généralement indiquât de leur part un système qui permettait, pour ainsi dire, de désigner d'avance l'espèce de gens destinées à devenir leurs victimes. En effet, ils ne s'attaquaient jamais qu'à des maisons isolées, occupées par des personnes âgées ou infirmes, n'ayant pas de domestiques. La présence des Lamarmite dans une de ces habitations était d'autant mieux accueillie qu'elle était, au moins pour une nuit, un motif de sécurité, et qu'on était curieux de connaître par eux les nouvelles du pays, car à cette époque, où il n'y avait pas de journaux, ce n'était guère que par les voyageurs qu'on pouvait se tenir au courant des événements. Une après-dinée du mois d'août de l'année 1761, les quatre Lamarmite arrivaient à Soumagne, chez un cultivateur nommé Richalle, à qui il leur était arrivé souvent d'acheter des poulets. Ils venaient, disaient-ils, de Jupille. Leur intention était de rentrer le soir même chez eux; mais au moment où ils allaient se mettre en route, il se mit à pleuvoir à verse, et ils demandèrent un asile pour la nuit, ce qui leur fut accordé avec plaisir. Le bruit venait d'arriver à Soumagne qu'une vieille dame de Verviers avait été trouvée égorgée dans son lit, et Richalle demanda aux Lamarmite s'ils n'avaient rien appris à cet égard. — Je me suis rendue justement à Verviers, répondit Thérèse, le jour même où le meurtre a été découvert, c'est-à-dire avant-hier. La victime est Madame veuve Collet; une brave femme que j'avais pour pratique, car elle ne mangeait guère que des bouillons de poule. Elle avait dernièrement renvoyé sa servante par mesure d'économie, quoiqu'elle fut très riche. Cette servante restée sans place, fréquentait intimement un ouvrier de fabrique, assez mauvais sujet; comme le lendemain du crime, ils ont fait des dépenses au-dessus de leurs moyens, qu'on n'a constaté à la maison aucune trace d'effraction extérieure, et que, pour commettre l'assassinat et le vol qui s'en est suivi, il fallait connaître parfaitement les êtres, on les a arrêtés immédiatement, et il paraît qu'on a déjà des preuves certaines de leur culpabilité : on a trouvé dans le coffre de la fille plusieurs objets qui ont été reconnus comme ayant appartenu à la pauvre Madame Collet; elle a dû l'avouer, mais elle prétend que ce sont des cadeaux qu'elle a reçus de son ancienne maîtresse. La justice connaît ces excuses-là et ne s'y laissera pas prendre ! — Ainsi, observa Richalle, ce crime n'est pas le fait des scélérats qui viennent de marquer leur passage au Bois-de-Breux, la nuit dernière, par un double meurtre. — Au Bois-de-Breux, dites-vous ? Que s'est-il donc passé là ? demanda la coquetière. — Comment ! vous l'ignorez ? Voilà qui est singulier. — Mais nous sommes partis à quatre heures de Jupille où l'on ne savait rien, et nous ne nous sommes arrêtés nulle part. — Dans ce cas, je m'explique votre ignorance, puisque c'est à quatre heures seulement que le crime a été découvert. Voici comment, d'après ce qu'un roulier vient de nous apprendre. V « Un jeune homme de Grivegnée qui est aux études à Louvain et est venu passer ses vacances dans sa famille, se promenait, tout en lisant, aux environs d'une petite censé isolée, située aux Bois-de-Breux et habitée par deux vieilles gens et un petit garçon de six ans. Il entend des cris d'enfant partir de l'habitation, dont la porte était hermétiquement close. Il frappe, personne ne répond, et les cris continuent de se faire entendre du fond de la seconde pièce. L'étudiant fait le tour de la maison et va regarder à la fenêtre de cette pièce qui n'a pas de volets, mais est solidement grillée. Il voit le petit garçon, la chemise tout ensanglantée, près de l'alcôve des vieilles gens et tenant par le bras sa grand-mère, placée sur le devant du lit et qui semblait, ainsi que son mari, d'une immobilité complète. Le jeune homme, saisi d'un terrible pressentiment, s'efforce d'attirer l'attention de l'enfant pour se faire ouvrir, mais à sa vue, le pauvre petit se cache sous le lit. Non loin de là, deux hommes travaillaient aux champs. Ils sont appelés, la porte est enfoncée. Et que voit-on ? Le maître de la maison et sa femme ayant tous les deux la gorge coupée et baignant dans leur sang; les armoires et les coffres vides de tout ce qu'ils contenaient d'objets ayant quelque valeur. Quant à l'extérieur, aucune trace d'effraction. La justice s'est immédiatement rendue sur les lieux du crime, et son premier soin a été d'interroger l'enfant. On n'en a pu tirer que ceci : il s'était couché de très bonne heure, comme d'habitude, dans une espèce de coffre formant l'étage inférieur du lit de ses parents, construit à l'ancienne mode; la pluie qui fouettait les vitres et le vent qui ébranlait la maison l'avaient réveillé peu après. Il avait entendu son grand-père et sa grand-mère causer, dans l'avant-pièce, avec des personnes parmi lesquelles se trouvait une femme; la conversation roulait sur le mauvais temps. Il avait regardé à travers la porte entrouverte, mais comme les étrangers lui tournaient le dos, il n'avait pu rien voir et s'était rendormi. A son réveil, il était grand jour et il vit que son lit était inondé d'une « eau toute rouge ». Après avoir appelé sa grand-mère à différentes reprises sans obtenir de réponse, il avait avancé la tête et avait vu qu'elle dormait encore; il l'avait laissée en repos; mais, sentant qu'il avait faim, il s'était levé et s'était de nouveau efforcé d'éveiller les vieillards, dont la hauteur du lit l'empêchait de voir le visage. Comme ils ne donnaient pas signe de vie, le pauvre petit avait eu peur et s'était mis à pleurer. » C'est alors que l'étudiant était arrivé et qu'on avait pénétré sur le théâtre de ce forfait abominable, qui ressemble tellement à ceux commis depuis un certain nombre d'années dans le pays, qu'ils doivent être le fait des mêmes, individus. La justice des hommes a été jusqu'ici impuissante à découvrir ces mystérieux scélérats, ajouta Richalle, mais Dieu saura bien mettre la main sur eux, et gare alors la roue et la corde !... » VI Quand Richalle eut fini de parler, Toussaint Lamarmite s'écria en levant les mains vers le ciel : — C'est à faire frémir, tous ces crimes abominables... Oui, vous avez raison, ils sont tous le fait de la même bande... C'est aussi elle qui m'a attaqué près de Roanne, il y a quelques mois, pour me prendre le peu d'argent dont j'étais porteur. Il y avait aussi une femme, une espèce de géante... On dit qu'ils se tiennent dans les grottes, les bois et les ruines qui se trouvent le long de l'Amblève. Voilà pourquoi il est si difficile de les prendre. En ce moment entra le vieux Jacques Lagrange, ancien agent de police à Verviers, retiré à Soumagne, son lieu de naissance. Entendant de quoi il était question, il s'écria : — Ah! vous parlez de l'assassinat du Bois-de-Breux... Pauvre Martin Bailli, quel coup pour lui quand il apprendra la mort de son père et de sa mère. — Bailli ! ils s'appelaient Bailli ! s'écrièrent les Lamarmite en se regardant avec surprise. Mais parmi les quatre voix qui venaient de proférer ce nom, une surtout avait pris un caractère particulier : c'était celle de Catherine qu'on vit jeter sur sa mère et sur son père des yeux égarés, chanceler sur sa chaise et tomber sur le sol, en proie à une crise nerveuse. Des paroles incohérentes s'échappèrent sourdement de ses lèvres. Thérèse se précipita vers elle et lui mit la main sur la bouche pendant que Toussaint et son fils l'enlevaient et l'emportaient dans une pièce voisine, comme pour dérober aux assistants stupéfaits la vue de ce pénible spectacle. VII Dès que Catherine eut disparu, Thérèse se hâta de dire en larmoyant : — Pauvre fille ! Quel coup pour elle aussi que ce crime horrible ! — Comment, pour elle ? demanda le fermier. — Un mot vous fera tout comprendre, répartit la coquetière : Catherine a eu l'occasion de sauver la vie à Martin Bailli, ils s'aiment et se sont promis mariage. Pendant qu'avait lieu cette explication si simple et si naturelle, on entendait la voix de Catherine prononcer des paroles véhémentes que Lamarmite et son fils s'efforçaient d'étouffer ; mais ces mots parvinrent aux oreilles des personnes qui se trouvaient dans l'avant-pièce : — Pauvre Martin ! Pauvre Martin ! Et moi... moi.... A la fin Toussaint, profondément agité et le front couvert de sueur, appela sa femme auprès de lui. Il y eut un conciliabule de quelques minutes, à la suite duquel Catherine se tut complètement. Quand Thérèse reparut dans la cuisine, elle annonça qu'ils allaient se remettre en route, la pluie ayant cessé. Il était cependant près de dix heures du soir. Richalle les engagea à demeurer et objecta la situation où se trouvait Catherine, à qui il fallait du repos. — Vous êtes bien honnête et je vous remercie de grand cœur, dit la coquetière; mais je crois qu'au contraire il faut le grand air et la marche à ma fille. Ces jeunesses, ça est facilement affecté, mais ça est aussi très vite remis. En moins de deux heures, nous serons à Pepinster. Peu d'instants après, les préparatifs du départ étaient terminés et Catherine, pâle comme une morte, traversait la cuisine pour sortir, soutenue par son père et son frère. Au moment de franchir la porte, elle se roidit comme pour s'arrêter; ils l'entraînèrent; elle voulut parler : aucun son ne put sortir de sa bouche, qui semblait avoir été bâillonnée. Ce soir-là, on veilla jusque près de minuit dans la maison Richalle, et la scène qui venait de se passer fut naturellement l'objet de la conversation. On admira beaucoup la tendresse de Catherine pour Martin Bailli; on admira surtout le cœur sensible qu'elle venait de montrer en apprenant le malheur qui frappait son fiancé. — Fleur de braves gens que ces Lamarmite ! dit la femme Richalle, et j'ai grand-peine à l'idée que maintenant ils cheminent par l'obscurité et les mauvais chemins, tandis qu'ils nous eussent fait vraiment plaisir en passant la nuit sous notre toit. — C'est vrai, ajouta Richalle, leur départ subit m'a beaucoup étonné. Le vieux Jacques Lagrange, resté impassible sur sa chaise, se leva alors pour se retirer et dit, comme en réponse aux paroles que venait de prononcer Richalle : — Pour moi, leur départ s'explique très bien. — Comment cela ? — Par une foule de circonstances que j'ai remarquées. — Voyons-les; je suis curieux de les connaître. — Non, je conserve cela pour moi jusqu'à ce qu'il soit temps de parler, et de parler à qui de droit. Là-dessus l'ex-agent de police se retira, laissant Richalle et sa femme se livrer à toutes sortes de conjectures sur les singulières paroles qu'il venait de prononcer. VIII Martin Bailli, qui était en garnison à Luxembourg, avait été immédiatement informé par le mayeur de sa commune de l'événement tragique qui lui avait enlevé à la fois son vieux père et sa vieille mère. Les chefs de l'infortuné jeune homme s'étaient empressé de lui accorder un congé, et il s'était mis en route, vêtu d'un sarrau, pour assister au service funèbre de ses parents et régler ses affaires. C'est un sentiment naturel à l'homme de rechercher, dans les grandes afflictions, ceux qui lui sont chers : leur présence est pour lui une source de consolations et de force. Aussi la première pensée de Martin, en partant, avait été de passer par Pepinster pour y voir Catherine avant d'affronter la présence des lieux ensanglantés par le meurtre de ses parents. Il ne se détournait, du reste, que fort peu de son chemin en prenant cette direction. Lorsque le jeune soldat arriva dans le village auquel le célèbre maire du palais d'Austrasie a donné son nom, il était près de dix heures du soir. Il s'arrêta longtemps devant la maison qu'habitaient les Lamarmite lors de son départ, mais comme tout y était silencieux, il résolut de remettre sa visite au lendemain et s'occupa de chercher un gîte. C'est ici le moment de dire que, depuis peu de mois, les Lamarmite avaient fait construire une maison tout à l'extrémité du village, vers Spa, en face de la Roche-dû-Diable. Ils l'avaient meublée tout à neuf et y avaient établi un cabaret et une auberge que dirigeait, quand ils étaient en voyage, leur seconde fille Annette, âgée alors clé dix-huit ans. Martin, après avoir passé en revue les habitations où il supposait pouvoir loger, et les avoir trouvées toutes fermées, arriva devant la maison Lamarmite. Tandis qu'une lumière brillait à travers les volets mal joints, une branche de genévrier placée au-dessus de la porte et des rondelles de fer blanc appliquées sur les vitres la désignaient comme étant un lieu public. Il frappa. Toussaint vint lui ouvrir. On ne doit pas oublier que ce dernier, à l'époque où Martin était venu dans sa famille, se trouvait absent. Les deux hommes ne s'étaient donc jamais vus. Martin se fit servir un verre de genièvre et demanda s'il pourrait avoir à loger. — Impossible, répondit Lamarmite. Je suis seul ici avec ma fille cadette qui est au lit un peu malade, et la chambre que nous réservons aux logeurs n'est pas arrangée. — Oh ! qu'à cela ne tienne, reprit Bailli en payant sa goutte au moyen d'un patar tiré d'une bourse où souriaient plusieurs couronnes, je ne suis pas si difficile en fait de couchage. Je marche depuis ce matin et je suis tellement accablé de fatigue qu'une botte de paille me contenterait. Faites en sorte, je vous prie, que je ne sois pas obligé de me mettre à la recherche d'un logement, je vous paierai bien. — Nous avons deux bons lits, reprit Lamarmite indécis; mais la pièce est encombrée de meubles et de toutes sortes d'objets... Nous sommes nouvellement établis. Pourtant, je vais voir s'il n'y aurait pas moyen de mettre un peu d'ordre dans ce pêle-mêle. Au moment où Lamarmite redescendait l'escalier, on frappa trois coups à la porte. Il parut embarrassé. Après une seconde d'hésitation, il remit à son hôte la lampe qu'il tenait à la main et lui dit : — Vous pouvez aller vous coucher... juste en face de l'escalier. Martin, qui dormait presque debout, gagna la chambre qui lui était destinée et où régnait en effet un grand désordre. IX Dès que son hôte eut disparu, Lamarmite alla ouvrir, Gaspard entra, sa hotte sur le dos. Le père et le fils se dirent réciproquement bonsoir. Cette entrée, si elle avait eu lieu quelques instants plus tôt, changeait probablement le sort de la famille Lamarmite : Martin eût su qu'il était chez le père de Catherine, et certainement on se fut arrangé de façon à l'empêcher de faire la découverte que nous raconterons tout à l'heure. Cependant le jeune soldat, tout en se déshabillant, entendit parfaitement le dialogue qui eut lieu entre les deux hommes; mais cette conversation ne lui apprit rien de nature à le mettre sur la voie. — Il y avait quelqu'un ici ? demanda Gaspard en se débarrassant de sa hotte dont les habitants, voyant de la lumière, se mirent à glousser et à caqueter. — Oui, un jeune paysan mort de fatigue. — Un paysan ! dit Gaspard : il valait bien la peine de se déranger si tard... — C'est vrai, mais il paraît assez en fonds... Qu'as-tu fait de ta mère et de ta sœur ? — Elles ont dû rester à Verviers, parce que ce vieux gueux de Thisquen leur a fait dire par sa femme de revenir avec les bijoux à dix heures du soir, pour que personne ne les vit entrer. Martin s'endormit au bruit des dernières paroles, qui n'arrivèrent que vaguement à son intelligence. Après quelques heures d'un lourd sommeil, il se réveilla grelottant de froid. Il s'aperçut qu'il était très mal couvert, et comme il avait vu en se couchant une couverture jetée sur un grand coffre dans un coin de la chambre, il se leva pour la placer sur son lit. Il faisait un magnifique clair de lune; il vit que sous cette couverture se trouvaient entassés une foule d'objets d'habillement, entre autres une capote en drap gris à grands boutons en os noir. — Tiens, se dit-il, voilà un vêtement qui ressemble extraordinairement à l'habit de mariage de mon pauvre père. Mon Dieu !... une jupe à fleurs semblable à celle de ma mère... Et ces culottes en velours rayé, comme elles ressemblent à celles que je portais les dimanches-au village. Martin saisit ce dernier vêtement, se dirigea vers la fenêtre, l'examina et faillit tomber à la renverse. C'était bien le haut de chausse qu'il avait acheté à Liège, rue des Mineurs, un peu avant son départ; il le reconnaissait parfaitement. Un nouvel examen de l'habit et de la jupe lui permit d'en bien constater l'origine. X Martin Bailli fit encore d'autres découvertes qui le convainquirent que dans cette pièce, se trouvait réuni, en grande partie, le produit du vol qui, d'après les lettres qu'il avait reçues, avait été le mobile du meurtre de ses vieux parents. Se trouvait-il donc chez les assassins ? Il se rappela le regard avide que son hôte avait jeté sur sa bourse, l'embarras qu'il avait montré quand on avait frappé à la porte, et les paroles prononcées par le fils à propos de bijoux qu'il s'agissait d'engager; il ne douta pas qu'il ne fût tombé dans un repaire dangereux. Que faire ? Ses jambes chancelaient, son cœur battait à lui rompre la poitrine, sa tête se troublait. Une idée fort simple se fit cependant jour dans son esprit : la fenêtre, qui donnait sur le jardin, n'était qu'à une vingtaine de pieds du sol. Il parvint à l'ouvrir sans bruit et après avoir remis à sa place la couverture qui recelait le terrible secret, il recourut au classique moyen qui consiste à se servir de draps de lit ou de couvertures en forme de corde. Quelques minutes après, il était libre. Tout dormait dans le village. Il se rendit de nouveau à la maison qu'habitaient précédemment les Lamarmite, pour leur confier ce qu'il avait découvert et prendre conseil auprès, d'eux. Il frappa à plusieurs reprises; mais cette maison, après le départ de ses hôtes, était restée vide. Il crut que ceux-ci étaient en voyage, et sans trop savoir de quel ban de justice faisait partie Pepinster, il se mit à tout hasard en route pour Verviers, afin de prévenir le mayeur. Il arriva à Verviers comme le jour allait paraître; une des rares personnes qui- circulaient déjà lui indiqua la demeure de l'officier de justice, M. Nizet, chez qui, malgré l'heure indue, il n'hésita pas à se présenter incontinent, car il comprenait toute l'urgence de la visite domiciliaire qu'il venait provoquer. Le magistrat se hâta de se lever et de donner audience à son visiteur matinal, qui lui raconta en détail la découverte qu'il venait de faire, dans une maison dont il indiqua la situation et qu'il décrivit aussi exactement que possible. Le mayeur, après avoir cherché en vain à connaître, sur ces indications, le nom des habitants de la maison suspecte, pria le jeune homme de se rendre en diligence près de l'agent Pittaut, un de ses meilleurs limiers, qui demeurait non loin de là. A peine Martin fut-il dans la rue qu'il se trouva face à face avec Catherine. XI La fille Lamarmite, à l'aspect de son fiancé, poussa un cri de surprise et ne put que balbutier quelques mots, tant elle était émue. — Ah! ma chère Catherine, s'écria Bailli, que je suis heureux de vous revoir ! J'ai logé à Pepinster, je suis arrivé trop tard pour me rendre chez vous... J'avais remis ma visite à ce matin... Mais me voilà engagé dans une terrible affaire ! Je me trouve ici pour faire arrêter les assassins de mes parents... — Que dites-vous ? s'exclama Catherine. — Du moins, je crois les tenir... J'ai trouvé, dans la maison où j'ai passé la nuit, une foule d'objets qui nous appartenaient... Mais qu'avez-vous donc, Catherine ? demanda Martin en voyant la jeune fille devenir pâle comme une morte et s'appuyer contre un mur pour ne pas tomber. — Ce n'est rien, ce n'est rien, se hâta-t-elle de répondre. Je suis si saisie de ce que vous me dites !... Et quels sont ces gens que vous soupçonnez ? ajouta-t-elle en interrogeant avec anxiété le visage de son amoureux. — Je ne sais pas leur nom, attendu que je suis accouru ici sans avoir vu âme qui vive à Pepinster; c'était au milieu de la nuit... J'ai frappé chez vous, niais on ne m'a pas ouvert. A ce moment, Thérèse franchit la porte de la maison d'où venait de sortir sa fille, un petit cabaret portant l'enseigne du Pot d'Etain. Elle demeura stupéfaite à la vue de l'homme avec qui causait Catherine. Celle-ci ne laissa pas à sa mère le temps d'interpeller Martin; elle s'élança vers elle et lui adressa quelques paroles d'une voix rapide et frémissante. La coquetière poussa une violente exclamation et, s'avançant vers Martin, elle lui dit d'un ton altéré : — Voilà une singulière nouvelle... Entrez un instant ici, vous nous conterez tout cela en détail. — Impossible, je suis pressé, je vais chez le sergent Pittaut. Nous nous reverrons plus tard à Pepinster. — Vous ne nous quitterez pas si vite, s'écria Catherine en saisissant la main de Bailli. — Non, ajouta Thérèse, vous ne devez avoir rien pris ce matin, vous viendrez déjeuner avec nous, ou nous ne vous aimerons plus. Et elle s'empara de l'autre main du jeune homme qui allait se trouver entraîné au Pot d'Etain, lorsqu'il sentit qu'on lui frappait sur l'épaule, en même temps qu'une voix lui disait d'un ton rude : — Eh bien! eh bien! Vous vous moquez de la justice? C'était M. Nizet qui, de sa fenêtre, avait vu ce qui s'était passé dans la rue et était sorti pour demander compte au dénonciateur matinal du peu d'empressement qu'il montrait à se rendre chez le sergent. A la vue du mayeur, les deux femmes s'étaient empressées d'entrer au Pot d'Etain, sans adresser un mot à Bailli qui, pour s'excuser de s'être arrêté à causer avec elles, se borna à dire au magistrat que c'étaient des connaissances intimes auxquelles il n'avait pu se dispenser de donner quelques explications sur le motif qui l'avait amené à Verviers. Le mayeur accompagna Martin chez Pittaut. Le sergent déclara au jeune homme, — incrédule d'abord, atterré ensuite —, que la maison désignée par lui était habitée depuis deux mois par l'a famille Lamarmite. XII Martin Bailli ne sortit de la stupeur où l'avait plongé le nom prononcé par le sergent Pittaut, que pour protester énergiquement en faveur de l'innocence des personnes qu'il venait lui-même d'accuser à son insu. — Je suis, dit-il, uni à la famille Lamarmite par une éternelle reconnaissance, car ils m'ont sauvé la vie dans la Fagne, une nuit que je m'y étais égaré. Je vous dirai même que, à l'expiration de mon temps de service, je dois épouser Catherine, l'aînée des filles. Ce sont de braves gens, et s'il se trouve dans leur demeure des effets volés chez mes parents, c'est qu'il les auront achetés sans en connaître l'origine, ou bien quelque logeur les aura laissés là. Qu'il en soit donc comme si je n'avais rien dit. Je retourne chez eux, et tout s'expliquera naturellement. L'officier de justice, peu porté par sa nature, — contrairement aux instincts de ses pareils —, à procéder à des arrestations et à des instructions, regarda son agent d'un air ébranlé. — Qu'en dis-tu, Pittaut ? L'agent prit son chef à part et lui parla quelque temps à voix basse; puis il sortit. — Mon ami, dit le mayeur à Bailli, Pittaut vient de nie faire part de soupçons graves qu'il avait déjà sur le compte des Lamarmite, à la suite d'une conversation qu'il a eue avant-hier avec un de ses anciens collègues, Jacques Lagrange. Il paraît que le jour même où a été découvert le double assassinat de Bois-de-Breux, il s'est passé dans une ferme, où devaient loger les Lamarmite, une scène très compromettante pour eux. D'un autre côté, l'avoir de ces gens s'est accru singulièrement depuis quelques années. Ils ont fait bâtir... Bref, nous allons procéder à l'instant à une visite domiciliaire. Pittaut est allé chercher quelques-uns de ses camarades. Vous devez nous accompagner. — Moi ! s'écria Martin avec un geste d'effroi. Me présenter en compagnie de la justice chez le père de Catherine... jamais !... — Monsieur Bailli, dit M. Nizet d'un air sévère, vous êtes venu m'arracher de mon lit pour m'apprendre que vous étiez sur la trace d'un grand crime... Vos assertions ont besoin d'être vérifiées par la justice et votre devoir, quoiqu'il puisse vous en coûter, est de l'aider dans ses investigations. J'avoue qu'il y a dans tout ceci une complication pénible pour vous, mais songez que le sang de votre père et de votre mère crie vengeance. De gré ou de force vous nous accompagnerez donc. En ce moment, Pittaut rentrait avec trois autres agents de police. — Pittaut, vous avez entendu ce que je viens de dire au révélateur. Sortez, marchez dans l'ordre convenu; je vous rejoindrai au pré des Mezelles, près de la Tour aux Rats. Force fut à Martin de s'exécuter. Il espérait d'ailleurs que Catherine ne serait pas encore rentrée chez elle, que ses parents se justifieraient facilement et comprendraient ensuite par quel concours fatal de circonstances il leur avait involontairement occasionné cette fâcheuse mésaventure. Au lieu du rendez-vous se trouvaient un carrosse et des chevaux de selle. Le mayeur, Martin et deux des agents se placèrent dans la voiture, dont les portières étaient garnies d'épais rideaux, et qui se dirigea aussitôt vers Pepinster par le fond de la vallée, tandis que Pittaut el le troisième agent, à cheval, s'élancèrent dans la même direction, mais par un chemin de traverse. A ce moment six heures sonnaient à l'église principale de la ville. XIII Les deux cavaliers s'arrêtèrent sur le plateau boisé qui domine la Roche-du-Diable ; ils attachèrent leurs chevaux à un arbre et allèrent se poster dans une des anfractuosités de cette roche, d'où ils pouvaient, sans être vus, surveiller la maison Lamarmite. Peu après ils virent s'avancer dans le lointain le coche qu'ils attendaient. Pittaut quitta alors sa cachette où il laissa son compagnon, et alla se mettre sur le passage de la voiture. Il en fit descendre Martin qui, agité comme un coupable, le suivit machinalement dans le cabaret de Lamarmite, dont la porte était grande ouverte. Le père et le fils étaient debout devant la cheminée. A la vue des deux survenants, ils poussèrent un cri de surprise. Pittaut était trop habilement déguisé pour qu'ils pussent le reconnaître, mais le premier retrouvait en Martin l'hôte qu'il croyait s'être échappé pour ne pas payer son logement, le second avait reconnu le jeune soldat... Gaspard s'avança vers l'amant de sa sœur d'un air qu'il s'efforçait de rendre avenant, et lui prit la main en le félicitant de son retour au pays. Toussaint paraissait intrigué. — Ah ! c'est vrai, dit le jeune coquetier en se tournant vers son père, vous ne connaissez pas encore notre ami Martin Bailli. — Comment ! s'écria Lamarmite en faisant un bond en arrière comme si une vipère l'eût piqué, c'est là le fils Bailli?... Et il a logé chez nous sans se faire connaître... — Lui ! chez nous ! dans la chambre de derrière ! s'exclama Gaspard en jetant sur son père un regard courroucé. — Tais-toi, répondit Lamarmite ; pourquoi ne l'au-rais-je pas mis là, imbécile ? Pittaut intervint : — Ne faites donc pas de reproches à votre père, jeune homme, dit-il en ricanant; c'est le bon Dieu qui a conduit tout cela. En ce moment, il fit entendre un coup de sifflet, et la voiture, qui se trouvait juste en face de la maison, s'ouvrit et livra passage au mayeur et aux agents qu'elle renfermait. — Ils sont coupables ! Ils se sont déjà trahis ! s'écria Pittaut en s'adressant à M. Nizet. Et il se précipita sur le père, tandis qu'un autre agent s'emparait du fils. En un clin d'œil, ils furent l'un et l'autre garrottés. Tout à coup, une voix qui fit tressaillir Martin se fit entendre du haut de l'escalier : — Qu'y a-t-il ? qu'y a-t-il ? demanda-t-elle; se bat-on là-bas ? C'était la voix d'Annette qui était, au physique le portrait vivant de sa sœur. Elle fut également mise en état d'arrestation. XIV La maison fut visitée dans tous ses recoins; on y découvrit tant d'objets de tous genres que le mayeur s'écria qu'il y avait là de quoi monter un magasin de friperie et de bric-à-brac. Bailli, outre ceux qu'il avait déjà vus la nuit, en reconnut un grand nombre comme ayant appartenu à ses parents. Les agents, de leur côté, constatèrent qu'il en était beaucoup provenant du vol commis chez la dame Collet, de Verviers, morte également assassinée, comme il a été dit précédemment. Lamarmite, interrogé, protesta de son innocence et déclara que tous ces objets avaient été déposés chez lui par deux colporteurs flamands, les frères Coster, qu'il avait logés plusieurs fois et qu'ils devaient revenir dans un jour ou deux. Le fils, interrogé séparément, fit la même déclaration. Annette prétendit ne rien connaître aux affaires de ses parents, qu'elle croyait avoir joint le brocantage à leur ancien commerce; elle n'était d'ailleurs rentrée au sein de sa famille que depuis trois mois; elle avait vécu de longues années à Malmédy, chez une parente de son père, femme jouissant de la meilleure réputation et près de laquelle son jeune frère la remplaçait en ce moment. Tous trois furent conduits au château de Franchimont qui — triste destinée — après avoir été le séjour des preux, servait à cette époque de prison pour les cinq bans ou juridictions dont se composait le marquisat de Franchimont : Verviers, Theux, Spa, Jalhay et Sart. Thérèse et Catherine, contre lesquelles on lança aussitôt des mandats d'arrêt, furent recherchées à Verviers où elles se trouvaient en dernier lieu, comme nous le savons; mais, indirectement averties par Martin du coup qui les menaçait il va sans dire qu'on ne put les découvrir dans cette ville. L'hôte du Pot d'Etain déclara qu'après être sorties un instant dès le point du jour: elles étaient rentrées fort agitées et étaient ressorties aussitôt par une porte de derrière, portant sur leurs vêtements un mantelet de coton dont elles étaient munies, et la tête soigneusement enveloppée dans un mouchoir, à la manière des femmes de l’Ardenne Toussaint Lamarmite persista dans le système qu'il avait avancé lors de son arrestation : il n'était que le dépositaire innocent de tous les objets retrouvés chez lui et reconnus de plus en plus comme provenant des victimes des nombreux meurtres qui, pendant plusieurs années, avaient porté la terreur dans le pays. Il invoquait surtout en sa faveur le peu de précautions qui avait été pris pour dissimuler plusieurs de ces objets, laissés dans une chambre où le premier venu pouvait coucher. Un tel acte d'imprudence de la part de gens qui avaient dû montrer tant d'habileté et de dissimulation pour cacher leurs méfaits pendant une si longue suite d'années, était en effet de nature à surprendre grandement. Mais Annette avoua que les vêtements accusateurs avaient été extraits par elle d'une armoire qu'elle avait nettoyée, et mis le soir même à cette place. Des recherches ultérieures amenèrent de nouvelles découvertes : en fouillant le sol de la cave, on mit au jour une foule d'objets d'église enveloppés dans des vêtements ensanglantés; des pistolets, de longs couteaux, soigneusement cachés, devinrent aussi de muets accusateurs. N'oublions pas d'ajouter que des débris humains furent trouvés enfouis dans le jardin, mais la police jugea, à tort ou à raison, qu'ils remontaient à une époque antérieure de beaucoup au séjour des accusés en ce lieu. XV Lamarmite fut soumis à la torture. Interrogé préalablement sur les faits les plus récents et les mieux établis — c'est-à-dire les assassinats de Verviers et du Bois-de-Breux — il s'en reconnut coupable, mais il en rejeta la principale responsabilité sur sa femme, avide de toilette et de bien-être, et qui n'avait cessé d'être son instigatrice. C'était elle qui s'était rendue vers le soir chez M""" Collet, à qui elle vendait des poules, et y avait fait entrer son mari et son fils. C'était elle encore qui, ayant aperçu la demeure isolée du fermier Piron Bailli, devant laquelle ils passaient par hasard et dont ils ne connaissaient nullement les hôtes, avait proposé d'y entrer sous le prétexte de s'y mettre à l'abri de la pluie. Après avoir bien examiné les lieux et s'être assurée, comme toujours, qu'il n'y avait que de bonnes chances à courir, elle avait ordonné à sa fille de feindre de sortir la première et de se cacher dans le fournil pour leur ouvrir la porte dès que les vieilles gens seraient endormis. Malheureusement ceux-ci s'étaient réveillés et les avaient reconnus. Leur mort avait été immédiatement résolue... Toutefois, Lamarmite soutint constamment que Catherine, comme poussée par un pressentiment, avait voulu résister à l'ordre de sa mère, et que l'idée d'avoir participé même involontairement au meurtre des parents de son prétendu, avait failli la rendre folle. Quant à sa seconde fille, Annette, qui n'avait jamais voyagé avec eux, elle avait toujours ignoré les actions de ses parents et était complètement innocente. Gaspard, torturé à son tour, confirma les déclarations de son père. Toutefois, aux aveux de celui-ci, il en ajouta, d'autres : ainsi le meurtre du chapelain de Coo était leur fait, et c'est en se battant contre sa victime que Toussaint avait reçu les blessures qui l'avaient retenu quinze jours à Neuville. Il résulta aussi de ses déclarations que c'était la mère qui les avait entraînés au crime. La clameur publique alla plus loin : elle prétendit que le curé de Lierneux et les époux Flagothier étaient morts de la main de Thérèse et de Lamarmite... Mais ces points n'ont jamais été éclaircis. Par une de ces bizarreries si nombreuses dans l'administration de la justice sous l'ancien régime, tandis que presque tous les juges de village pouvaient prononcer des sentences de mort, ceux du ban de Verviers n'avaient pour toute attribution que le droit de procéder aux arrestations et d'instruire les procès criminels. A la cour des échevins de Liège était réservé le privilège de prononcer la peine. D'ailleurs, toutes les cours de la principauté étaient tenues d'aller « à la recharge », comme on disait, près des susdits échevins. Toussaint, Gaspard et Annette Lamarmite furent donc conduits à Liège. Les deux premiers furent condamnés à mort; la dernière fut mise en liberté. L'instruction avait démontré non seulement son innocence, mais avait révélé une foule de faits qui témoignaient en faveur de sa vertu et de sa bonté. Nous ne nous appesantirons pas sur le supplice horrible qu'eurent à subir les deux misérables. Ils furent tenaillés depuis la prison jusqu'au lieu du gibet; là, ils étirent le poing droit coupé, on leur rompit, à coups de barre de fer, les bras et les jambes; on les laissa pendant une heure sur une roue, puis on les pendit. Mais les coupables avaient eu la consolation suprême de voir, au milieu de la foule qui les accablait de malédictions, la douce figure d'Annette qui, comme l'ange de la dernière heure, était agenouillée sur leur passage et priait pour eux en leur montrant le ciel, toujours ouvert au crime repentant. XVI Martin Bailli, pendant tout le temps qu'avait duré le procès, avait été en proie aux alternatives les plus diverses et les plus cruelles : tantôt plein d'horreur pour les assassins de ses parents, il se félicitait de ce que Dieu l'eût choisi comme l'instrument de sa justice; tantôt il songeait au sort funeste de Catherine, errante et fugitive, de Catherine qu'il considérait comme plus malheureuse que coupable; tandis il maudissait le sentiment fatal qui le liait à cette fille d'assassins qui avaient trempé leurs mains dans le sang de ses parents. Le pauvre jeune homme, en proie à toutes ces tortures morales, faillit devenir fou. Le terme de son congé allait expirer; encore quelques jours, et force lui serait de rejoindre son régiment. Sur ces entrefaites, il lui parvint au Bois-de-Breux, par le messager de Grivegnée — qui la tenait d'une jeune fille inconnue — une lettre qui ajouta à ses perplexités. Cette lettre était de Catherine qui, grâce à sa mère, savait lire et écrire, chose extrêmement rare à cette époque parmi les gens de la campagne. La jeune fille, après avoir essayé d'expliquer et de justifier sa conduite dans le drame, où elle avait, disait-elle, joué un rôle forcé et dont elle ne pouvait prévoir les terribles conséquences, parlait de l'existence affreuse qu'elle avait menée depuis sa fuite, et ajoutait que, lasse de cette existence, dévorée par les remords et par un attachement qu'elle savait elle-même insensé, elle était résolue d'en finir avec la vie; mais qu'avant de mettre son projet à exécution, elle désirait voir une dernière fois Martin, pour que son pardon lui facilitât celui que Dieu ne pouvait manquer d'accorder à son repentir et à ses souffrances. Elle finissait par le supplier de se trouver derrière l'église Saint-Lambert, à Liège, le lendemain, à neuf heures du soir. Bailli, après un violent combat entre son cœur qui le poussait à obtempérer au vœu de Catherine, et sa raison qui lui reprochait cette faiblesse comme un outrage aux mânes de ses parents, finit par une de ces capitulations de conscience que souffle d'ordinaire la voix de la passion : il se décida à aller au rendez-vous qu'on lui donnait. Il se trouvait à peine à l'endroit désigné qu'il vit venir à lui une femme dont l'aspect l'émut profondément. Il lui semblait reconnaître la démarche de Catherine. Ce n'était pas elle pourtant. C'était sa sœur. Annette lui dit que Catherine, devant se tenir cachée, l'avait envoyée vers lui pour le conduire à l'endroit où elle se trouvait et où ils pourraient causer en toute sécurité. — Et votre mère, demanda Martin avec hésitation, elle n'est sans doute pas avec votre sœur ? — Non, répondit Annette, le jour où elles ont dû s'enfuir de Verviers, ma mère, arrivée dans la campagne, a dit à ma sœur qu'elles devaient se séparer, parce qu'en restant ensemble elles pourraient moins facilement échapper à la justice. Elle lui a remis un peu d'argent, lui a donné certaines instructions et indiqué le moyen de correspondre avec elle, en mettant les lettres dans le creux d'un vieil arbre situé aux environs de Spa. Mais depuis ce temps-là, elle n'a plus donné signe de vie. Pendant cette conversation, Martin et Annette s'acheminaient vers la rue Pierreuse, Lorsqu'ils furent arrivés à l'extrémité de cette rue, assez mal famée, la jeune fille s'arrêta, regarda avec précaution autour d'elle pour s'assurer que personne ne l'observait, et montrant à Martin une maison à l'aspect sordide et dont la porte était entrouverte, elle lui dit : — C'est ici, suivez-moi. XVII Annette s'aperçut que Bailli hésitait à la suivre. En effet, le jeune homme, au moment de pénétrer dans cette maison d'apparence équivoque, s'était représenté la figure vengeresse de Thérèse Lamarmite et s'était demandé si ce rendez-vous ne cachait pas un piège dressé par cette femme, dont il connaissait alors tout le caractère cruel et hypocrite. La jeune fille parut avoir deviné sa pensée : — Vous craignez quelque chose, Martin, dit-elle d'un air triste. Je comprends cela, mais vous savez que je n'ai jamais trempé dans les actions de mes parents... Comment pouvez-vous supposer que je me prête à quelque mauvaise manœuvre contre vous ? moi qui vous plains tant et donnerais ma vie pour réparer le mal qui vous a été fait... C'est la charité chrétienne qui, seule, m'a fait consentir à hasarder cette démarche. Ces paroles rassurèrent Bailli qui avait d'ailleurs sur lui un bon couteau; il pénétra enfin dans cette demeure où il allait se rencontrer face à face avec cette Catherine dont la pensée le faisait tant souffrir. Il la trouva dans un affreux galetas, la figure hâve, les vêtements en guenilles. Elle se mit à sangloter en le voyant, et se cacha le visage dans les mains. Ces deux êtres, placés l'un vis-à-vis de l'autre dans une situation si exceptionnelle, restèrent ensemble plusieurs heures. A quelle fascination Martin fut-il livré pendant cette entrevue ? Dieu seul le sait, mais dès le lendemain, il se mettait en quête d'un acquéreur pour son héritage, et trois jours après, au lieu d'aller rejoindre son corps, il partait avec Catherine pour la Hollande où ils se marièrent sous des noms supposés. La pauvre Annette se trouvait seule au monde, car pour comble de malheur, son jeune frère, resté comme elle pur des crimes commis par les autres membres de sa famille, venait de mourir de la petite vérole. Ainsi abandonnée à Liège et portant un nom maudit, elle songea à aller implorer la pitié de son oncle Flagothier pour qu'il lui facilitât son entrée dans un couvent. Mais avant de faire cette démarche auprès du moine de Bernard-Fagne, elle résolut de se rendre dans le bois du Thier des Raihons pour y visiter le creux du chêne que sa sœur lui avait désigné comme devant recevoir la correspondance qu'elle était convenue d'échanger avec leur mère, II ne lui fut pas difficile de découvrir cet arbre, dont la couronne dominait tous les autres. Elle trouva à l'endroit indiqué une lettre de Thérèse qui, comme nous le savons, n'avait pas donné signe de vie depuis son départ de Verviers. XVIII La femme Lamarmite, dès qu'elle sut que la justice avait reçu l'éveil, comprit immédiatement avec sa rare intelligence, que son mari et son fils, s'ils étaient trouvés à leur domicile, étaient irrévocablement perdus, et qu'elle-même et sa fille, si Martin avait prononcé leur nom devant le mayeur, allaient être également arrêtées. Comme il lui était impossible d'envoyer un avis à Pepinster avant l'arrivée de la justice, elle résolut de ne s'occuper que de sa propre sécurité et de celle de Catherine. Nous savons comment elles étaient sorties déguisées de l'auberge du Pot d'Etain, et comment, arrivées hors de la ville, elles s'étaient séparées. Thérèse, pendant que sa fille gagnait l'intérieur du pays de Liège, se dirigea vers l'Ardenne. Elle était nantie d'une assez forte somme d'argent, produit des bijoux volés à la veuve Collet et engagés chez l'usurier Thisquen. Elle rencontra sur la Fagne une colporteuse de son âge et de sa taille qui, tout en causant, lui raconta qu'à la suite de la mort de son mari, elle s'en retournait à Pruym, dans l'Eiffel, où elle avait son domicile et où elle se proposait de rester désormais fixée. Cette conversation suggéra aussitôt à Thérèse un plan qui devait, selon elle, lui permettre de se soustraire aux poursuites de la justice. La fugitive acheta la pacotille de la marchande, qui lui vendit de plus le manteau qu'elle portait dans ses voyages. Mais, cette dernière alla précisément loger dans un cabaret de Vielsalm, où se trouvait un échevin qui venait de recevoir le signalement de la femme Lamarmite. Ayant entendu l'étrangère parler de la rencontre qu'elle avait faite et ce qui s'en était suivi, il ne douta nullement que l'acheteuse ne fût celle qu'on recherchait, et il prit des mesures en conséquence. La criminelle devait cependant échapper à ce danger grâce à l'idée qui lui vint d'aller demander à loger au fermier de Noirefontaine, maison de plaisance du prince-abbé de Stavelot. Elle y fut reçue avec empressement, car, dans ce temps où les auberges étaient rares dans les campagnes chacun se faisait un devoir de pratiquer l'hospitalité. Thérèse fut si enjouée, si amusante pendant la veillée, que toute la famille se montra enchantée d'elle, ce que voyant, elle insinua habilement que, lasse du métier de marchande, elle était décidée à se mettre en service, surtout à la campagne, si une bonne occasion se présentait. Elle était fille de cultivateur, ajouta-t-elle, et parfaitement au courant de tous les travaux champêtres. Cette ouverture indirecte eut un plein succès. Le lendemain elle se trouvait engagée et se considérait d'autant plus comme sauvée que Noirefontaine, entourée de bois et de landes immenses, était une des solitudes les plus complètes de l'Ardenne, et appartenait au souverain du pays. Le bruit de l'exécution de son mari et de son fils parvint cependant jusqu'à ses oreilles et il fut souvent question devant elle de la coquetière de Pepinster et de sa fille aînée, qui avaient échappé à la justice et qu'on recherchait activement. Plusieurs mois s'écoulèrent et Thérèse — qui s'appelait Marie Henkart — avait eu l'art de se faire si bien venir de ses maîtres qu'ils furent véritablement désolés? quand elle leur apprit un jour son prochain mariage avec un cultivateur des Villettes, appelé Simon Payot, qui la courtisait depuis quelque temps. XIX La veuve Lamarmite avait alors quarante ans passés; mais elle n'en annonçait pas trente. C'était toujours cette femme « grande et bien faite, à la figure intéressante, à la voix douce, à la parole persuasive », comme s'exprime Detrooz dans le portrait qu'il nous a laissé d'elle. Elle devint donc l'épouse de Payot, mais elle avait stipulé avant le mariage que celui-ci vendrait son bien et qu'ils iraient s'établir plus avant dans l'Ardenne, à Laidoiseau, où une métairie se trouvait à vendre et où, disait-elle, elle se plairait mieux qu'aux Villettes. Or, Laidoiseau est situé entre Harre et Hoursine, à un quart de lieue au nord de ce dernier village. Etait-ce l'amour du sol natal qui lui avait dicté cette résolution singulière ? Ou bien, certaine de n'être pas reconnue, espérait-elle échapper en cet endroit, plus que partout ailleurs, aux recherches dont elle était l'objet ? Ce fut peu de semaines après son mariage que, jouissant d'une sécurité sur laquelle elle n'avait osé compter jusque là, elle fit nuitamment sept lieues pour se rendre dans le bois des Raihons, afin d'y déposer la lettre destinée à Catherine et qui tomba aux mains de sa seconde fille. L'épouse Payot vit donc Annette arriver chez, elle, avec la qualité de nièce et toutes les précautions qu'elle avait minutieusement recommandées. Annette lui apprit la mort de son jeune frère et le départ de sa sœur pour la Hollande, en compagnie de Martin Bailli. Elle lui fil connaître en même temps son intention de recourir à l'intercession de son oncle pour pouvoir être admise dans un couvent quelconque. Ce projet fut fortement appuyé par Thérèse; elle y voyait un moyen commode de se débarrasser du seul fardeau qui pouvait la gêner dans sa nouvelle position. Cependant, avant de se séparer de sa fille, elle la pria de se rendre à Verviers, à l'effet d'y reprendre les bijoux qu'elle y avait engagés sous un nom supposé, pour une somme bien inférieure à leur valeur, bijoux dont Thisquen l'usurier lui avait donné une reconnaissance en règle. Annette refusa de se charger de cette dangereuse commission. Ce refus jeta un grand froid entre la mère et la fille quand elles se séparèrent. Annette n'avait pas vainement compté sur la protection de son oncle Flagothier; le bon moine, plein de pitié pour cette infortunée que la société repoussait, parvint à la faire admettre au couvent des Ursulines de Bouillon. Mais elle quitta cet établissement peu après pour entrer comme sœur de charité à l'hôpital de Bavière. XX Le retrait des bijoux engagés aux mains de Thisquen était devenu, chez l'ancienne coquetière, une véritable idée fixe, car après l'insuccès de sa tentative auprès de sa fille, elle s'en ouvrit à son mari, qui avait précisément un frère maçon à Verviers à qui il avait promis depuis longtemps de l'aller voir. Simon Payot partit donc pour Verviers dans les premiers jours du mois de mai 1763, nanti de la reconnaissance et des fonds nécessaires au dégagement des bijoux, sur l'origine desquels Thérèse lui avait débité une fable habilement imaginée et qu'il répéta à son frère en le priant- de se rendre chez le prêteur sur gages. Or, il faut savoir que les objets en question avaient été saisis chez Thisquen, immédiatement après les aveux faits par le père et le fils Lamarmite relativement à l'assassinat de la dame Collet, aveux qui, pour le dire en passant, étaient venus à point empêcher le supplice de la servante de la victime et de son amant, accusés comme on sait d'être les auteurs de ce crime. Une récompense de cinq cents florins ayant été promise, à celui qui livrerait Thérèse, le vieux ladre, lorsque Natalis Payot lui eut représenté sa reconnaissance, flaira la prime et feignant de se livrer à des recherches parmi une multitude d'objets, il fit avertir secrètement la justice de ce qui se passait. Mais celle-ci tarda à paraître, et Payot, qui était pressé, dit qu'il reviendrait le lendemain et -quitta brusquement l'usurier qui n'avait pas eu la précaution de lui demander son nom et son adresse. Plusieurs jours s'écoulèrent et Thisquen, chez qui des agents siégeaient en permanence, ne vit pas reparaître celui qu'il attendait avec tant d'impatience. Voici ce qui s'était passé : Simon Payot avait dépensé à boire avec son frère et avec des amis, une partie de la somme destinée à remplir la commission qu'il disait avoir reçue d'une dame de son pays, et il était parti en se promettant de revenir bientôt, muni de nouveaux fonds. Un mois après, Thisquen rencontra Natalis, le suivit et parvint à connaître son nom et sa demeure. Le mayeur, aussitôt averti, fit appeler celui qu'il croyait le mandataire de la femme Lamarmite, et lui fit subir un interrogatoire. Natalis Payot raconta les choses comme .files avaient eu lieu, et convainquit le magistrat de son entière bonne foi, comme de celle de son frère qui, 'disait-il, n'était que le commissionnaire d'une dame de l'Ardenne. Le mayeur lui révéla alors l'origine des bijoux, et lui dit que la prétendue dame devait être la femme Lamarmite. L'honnête maçon demeura atterré en entendant prononcer ce nom exécré. — Vous connaissez, lui dit Nizet, les crimes affreux dont cette créature s'est rendue coupable, et vous savez aussi que celui qui la livrera, non seulement recevra cinq cents florins, mais rendra à la société un immense service. La justice compte donc sur vous pour l'aider à se saisir de cette abominable femme. — C'est entendu ! s'écria Natalis, je vais faire écrire à mon frère pour qu'il m'apprenne la demeure de celle qui l'avait commissionné. — Gardez-vous en bien, reprit l'officier de justice ; votre frère, en admettant qu'il ne soit en rien complice de la veuve Lamarmite, pourrait l'avertir par indiscrétion, par pitié ou par intérêt. Nous allons de ce pas nous mettre en route pour Laidoiseau. Vous entrerez seul chez votre frère, mais nous nous posterons aux alentours ; vous l'interrogerez en lui promettant la moitié de la récompense; s'il consent à parler, vous sortirez aussitôt la tête couverte, s'il refuse, vous sortirez tête nue. Alors nous ferons semblant de l'arrêter et force lui sera de nous révéler l'asile de la coupable. Rien de fâcheux ne peut donc résulter pour lui de ceci, et vous y gagnerez cinq cents florins. Natalis consentit à se prêter à l'exécution de ce plan, et une heure après, il partit avec le mayeur, Pittaut, deux agents et un énorme dogue répondant au nom de Camard et appartenant au sergent. Ils arrivèrent à quatre heures de l'après-dinée au village de Harrè, où il? requirent l'officier de justice du lieu. Une heure après, ils étaient à Laidoiseau. XXI Laidoiseau est un petit hameau situé sur le versant méridional de la vallée de Grandmont, perdue entre les bois de Harre et ceux dits du Pays. C'est un endroit charmant en été, un vrai nid dont l'aspect forme un singulier contraste avec le nom de mauvais augure qui lui a été donné, nous ne savons pourquoi. Ce n'est pas sans un vif sentiment de curiosité que nous avons visité naguère ce lieu agreste, où une femme déjà âgée, souillée de crimes affreux, privée en quelques mois, dans des circonstances qu'on ne peut se rappeler sans frémir, de son mari et de ses enfants, vécut entourée de l'amour d'un honnête homme qui l'avait conduite à l'autel, le front ceint de la couronne des jeunes filles. Nous n'avons malheureusement pas retrouvé debout la maison qu'elle habitait : un incendie l'a détruite il y a une cinquantaine d'années, mais un vieillard nous a donné les indications nécessaires pour l'intelligence de ce qui va suivre. La ferme de Payot était située à quelques centaines de toises du hameau, à droite du chemin de Harre qui côtoyait un de ses pignons. Sur le derrière s'étendait un champ qui aboutissait au bois, sur le devant se trouvait la cour, ayant d'un côté un mur percé d'une porte cochère, de l'autre, l'étable et la grange, en face, une charmille épaisse qui la séparait d'un clos comprenant le jardin et le verger. Après un examen attentif des lieux, il fut décidé que Natalis entrerait par la porte cochère, tandis que les gens de justice iraient prendre position dans la charmille, où ils pouvaient arriver sans être vus, et observer non seulement la maison, mais y parvenir en quelques enjambées. XXII Le frère de Simon trouva la porte de l'habitation fermée. Il frappa, mais personne ne répondit. La maison semblait vide. Il secoua une seconde fois et plus fortement le marteau de la porte. Une femme sortit de l'étable... Pittaut reconnut la veuve Lamarmite. Il ne put retenir une exclamation et s'avança de quelques pas en écartant les branches qui le cachaient. Soit que Thérèse l'eût reconnu, soit que ce fut de sa part pressentiment ou méfiance, elle rentra brusquement dans l'étable dont elle referma la porte. — C'est elle ! C'est la coquetière ! dit le sergent au mayeur en quittant son poste au pas de course. Et il s'élança sur la porte derrière laquelle Thérèse avait disparu : mais il essaya en vain de l'ébranler. — Gagnez le jardin, vous autres, dit Pittaut aux deux agents. Toi, Payot, et vous, Monsieur le mayeur, restez ici pendant que je visiterai la maison. Le sergent allait pénétrer dans l'habitation lorsque des cris perçants, mêlés à des aboiements formidables, se firent entendre dans le légumier. — Ah ! s'écriait Pittaut, elle fuyait déjà, et Camard la tient ! Brave bête !... Courons vite. Un spectacle saisissant s'offrit à leurs regards. Une femme était renversée sur le sol et se débattait contre le dogue qui, penché sur elle, semblait lui serrer la gorge tandis qu'un homme, debout et une fourche à la main, frappait l'animal à coups redoublés pour lui faire lâcher prise. Natalis Payot arriva le premier sur le théâtre de la lutte, et de son bâton ferré, il se mit à son tour à frapper le chien lorsque lui et l'homme à la fourche s'étant regardés, ils poussèrent tous les deux le même cri : — Mon frère ! En ce moment, le chien, blessé à mort, tombait, expirant, à côté de la femme. Celle-ci, avec une agilité surprenante, se remit sur pied et allait prendre son élan vers le bois lorsque Pittaut se saisit d'elle. — Veuve Lamarmite, dit le mayeur, moi, officier de justice du ban de Verviers, assisté de mon collègue de Harre, je vous arrête pour vos crimes. Des deux Pavot, Natalis avait seul compris ce qui venait de se passer. Simon, étourdi, n'avait rien entendu et voulait s'élancer au secours de sa femme. Un des agents le contint : — Respectez donc la justice, dit-il. Thérèse se débattait, écumante, aux mains des sergents et hurlait : — A moi, Payot... Je ne sais ce qu'ils me veulent, ils se trompent... — Au secours, frère, criait Simon en s'efforçant de se débarrasser de l'étreinte de l'agent auquel s'étaient joints les deux mayeurs. — Malheureux que nous sommes, dit Natalis avec désespoir et les larmes aux yeux... Tu as épousé la plus grande scélérate du monde et moi, sans le savoir, je la livre à la justice. — Que dis-tu ? — N'as-tu donc pas entendu !... Ta femme ne s'appelle pas Marie Henkard... Elle n'est autre que la veuve Lamarmite. Simon tomba anéanti sur le sol. Une heure après, Natalis veillait au chevet de son malheureux frère, en proie à un délire violent, et Thérèse, garrottée, disait adieu à cette paisible ferme de Laidoiseau où elle avait espéré que la justice de Dieu l'oublierait au bras de l'honnête homme qui en avait fait sa compagne. XXIII Le 17 novembre de l'année 1763, la ville de Liège fut témoin de deux spectacles bien différents et dont le souvenir, à la fois terrible et attendrissant, fit pendant de longues années frémir et pleurer les bonnes femmes. Au moment précis au Thérèse Lamarmite périssait étranglée, — après avoir eu, comme son mari et son fils, une partie des chairs enlevée à l'aide de tenailles rougies au feu, les os des bras et des jambes brisés en plusieurs endroits —, une sœur hospitalière qui ne l'avait pas quittée dans le trajet de la prison à la potence, tombait raide morte à ses côtés. C'était Annette, le bon ange de la famille. Dieu avait sans doute permis que l'âme pure de la jeune fille s'envolât en même temps que celle de sa mère, pour l'accompagner auprès du trône céleste et intercéder en faveur de cette grande coupable qui, après avoir cessé de vivre, eut encore à répondre de plusieurs existences : Simon Payot resta fou jusqu'à la fin de ses jours; Martin Bailli, poursuivi par sa conscience qui lui représentait sans cesse les ombres de ses parents venant lui reprocher son funeste mariage, termina sa vie par le suicide; Catherine, qui, sous le nom de Billen, avait fini par établir à Wellen, au pays de Looz, une auberge qui était devenue le lieu de rendez-vous des Bok-Ridders (chevaliers du Bouc) fut brûlée vive en 1778. avec soixante-dix membres de cette redoutable et mystérieuse association. De même qu'on montre aujourd'hui à Pepinster la maison des Lamarmite, on montre aussi à Wellen, dans une prairie, l'endroit où existait cette fameuse auberge de la Plume, qui fut démolie de fond en comble, et sur l'emplacement de laquelle on fit passer la charrue et semer le sel, à cause des forfaits et des sacrilèges qui avait souillé cette demeure du dernier membre d'une famille dont la destinée, aussi horrible qu'étrange, n'a peut-être pas sa pareille dans les sombres annales du crime et de l'expiation. Est-il surprenant, après cela, que les Lamarmite soient passés à l'état de personnages légendaires et défraient souvent les veillées dans les villes comme dans les campagnes du Sud de la Belgique ? Mais comme il arrive ordinairement pour toute espèce de célébrité, le peuple a groupé sur leur tête un grand nombre de faits imaginaires ou qui sont l'œuvre d'autres coupables. Ces faits formeraient une liste curieuse. Nous n'en citerons qu'un seul. Il n'est personne à Verviers qui, vous parlant de Lamarmite, ne vous raconte qu'il joignait à ses autres professions celle de barbier; qu'un jour un monsieur étant entré chez lui pour se faire raser, sut inspirer tant d'intérêt à un petit garçon de six ans que celui-ci pria son père de ne pas faire faire à ce bon monsieur une aussi laide grimace qu'à l'homme à qui, la veille, il avait coupé la gorge avec son rasoir; que l'étranger, à ces mots, s'était hâté de prendre la fuite, le visage à demi-barbifié, et que Thérèse, en apprenant l'indiscrétion de son enfant, l'avait jeté dans un four qu'elle était occupée à chauffer. C'est ainsi que, pour nous servir des expressions d'un ancien chroniqueur, « de vieilles ménagères ont ajouté de nombreux apanages de fable à cette histoire, laquelle est véritablement advenue comme nous en faisons ici le rapport ». Et maintenant, lecteur, dites s'il n'a pas exprimé une grande vérité, dans le quarantième et dernier couplet de sa complainte, le barde contemporain qui a chanté ces événements en un style si naïf : Dites si le doigt de Dieu, Sur la terre, en aucun lieu, Parut jamais plus visible Que dans l'histoire terrible De ces monstres, par l'enfer, Envoyés à Pepinster ?

La danse des chats : "les sorcières".

Légendes et Traditions de la Belgique : La danse des chats (Marie de Ploennies – 1848) "Les sorcières", gravure de Hans Baldung, dit Grien LA DANSE DES CHATS. (Louvain ) La nuit on n'était pas en sûreté au marché de Louvain. Vers minuit on entendait une grande rumeur dans l'air, des chats arrivaient de toutes parts, et se réunissaient pour danser, chanter et boire. Ce sabbat durait une heure, et quelquefois même il se prolongeait jusqu'à l'aurore. Alors les chats se dispersaient et tous disparaissaient dans les airs. Un habitant de la ville s'étant oublié au cabaret, assez tard dans la nuit, voulut traverser le marché pour retourner chez lui; la place était encombrée de chats qui se tenaient par les pattes de devant et dansaient autour d'un vaste buffet tout couvert de verres et de bouteilles de vin. Après la danse, tous ces animaux sautaient sur les tables, prenaient les verres et buvaient, puis retournaient à leur place. A ce spectacle, le malheureux Louvaniste se crut perdu, il essaya de prendre la fuite, car il aurait voulu être à cent lieues de là. Mais il était trop tard; dans ce moment, il fut entouré de toute la bande, et un petit chat tenant un verre plein, s'avança vers lui et le lui présenta en disant: „Tiens, bois un petit coup avec nous! . . Allons, bois." Je vous laisse à penser dans quelle angoisse se trouva le pauvre homme. Une sueur froide lui couvrait le visage, à peine eut-il assez de force pour répondre: Non, je ne veux, je ne puis, je ne saurais boire!" Les chats sans avoir égard à ce refus, firent comme s'ils n'eussent pas compris, ils s'approchèrent de plus en plus de lui et le petit lui criait toujours: „Tiens, bois on petit coup avec nous! . . . Allons, bois." Le malheureux ne savait plus où il en était. Il leva la jambe le plus haut qu'il put, et tâcha de marcher sur la pointe des pieds, car il craignait de faire mal à quelqu'un de la bande; mais il avançait avec tant de peine, que bientôt le désespoir s'empara de lui. Une démangeaison le fit éternuer, ce fut son bonheur, car dans ce cas il avait l'habitude de dire, Dieu vous bénisse. A peine eut-il prononcé ces mots, que toute cette bande infernale disparut en poussant d'horribles hurlements. On raconte beaucoup de choses semblables des chats. Aux environs de chaque. village il y avait un endroit où les sorcières se réunissaient sous la forme de ces animaux, pour tenir sabbat. Le lendemain on voyait dans le gazon un grand cercle d'herbe brûlée. Souvent ils se hasardaient à s'introduire dans les maisons, mais ils en sortaient rarement la peau intacte. De semblables scènes avaient lieu dans un vieux château des Flandres, de sorte que personne n'osait y rester et qu'il demeura longtemps vide. Un vieux soldat passa un jour par ce village, il avait flairé la poudre et ne craignait ni le diable ni l'enfer. Il éclata de rire, quand on lui raconta les histoires de ce château abandonné. „Si personne n'ose y rester, dit-il, moi je m'y rendrai et je verrai, si je puis venir à bout de cette race de démons." Les paysans lui conseillèrent de ne pas faire le fanfaron , lui disant qn' il n'était pas sûr d'en revenir sain et sauf. Mais le propriétaire du château lui dit: „Essaie mon ami, et si tu mets un terme à ces enchantements, je te promets une bonne récompense." »Cela me va, dit le soldat, et pour vous prouver que je ne suis pas exigeant, je ne désire pour mon souper que du beurre, des oeufs, de la farine, du lait, un peu de bois pour faire du feu et une poêle, car j'ai l'envie de me faire des crêpes." „Tu auras tout cela" dit le Seigneur, et il ordonne aussitôt de transporter toutes ces choses au château, et le soldat y entra. D’abord j'ai besoin de repos, se dit-il, en se mettant au lit. Après avoir dormi une assez grande partie de la nuit, il s'éveilla; son estomac l'avertit qu'il était temps de se lever. Il fit du feu dans l'âtre et prépara la pâte pour ses crêpes. A peine avait-il commencé, qu'un chat sauta dans la place, s'approcha du feu et dit: „Est-ce que je puis me chauffer." — „Certes, pourquoi pas?" répondit le vieillard qui continua à remuer la pâte, ne perdant pourtant pas le chat de vue. — „Que remues-tu donc là?" lui dit celui-ci un moment après. „La pâte pour faire des crêpes" répondit brusquement le soldat: Quelques minutes après, un second chat sauta dans la chambre, puis un troisième, un quatrième et ainsi de suite jusqu'à sept, et chacun d'eux demandait au soldat ce qu'il faisait. Celui - ci répondait toujours très - laconiquement. Tous ces chats se tenant par les pattes se mirent alors à danser autour d'un huitième qui venait d'entrer. Ils poussaient des miaulements à fendre la tête. Le soldat n'y tint plus, il jeta un gros morceau de beurre dans la poêle, le fit fondre, et le versa tout brûlant sur le dos de ses hôtes. Au même instant tous les chats avaient disparu; le soldat continua à cuire ses crêpes, puis se mit au lit et dormit tranquillement jusqu'au matin. Comme il tardait à revenir an village, tout le monde le crut mort. Chacun était déjà à le plaindre, lorsqu'on le vit sortir du château et se diriger vers le village. Tous coururent gaiement à sa rencontre. Toutes les femmes se trouvaient là à l'exception d'une seule, la femme du cordonnier, la plus curieuse de toutes. Lorsque le soldat eut raconté son aventure et qu'il eut reçu sa récompense, toutes lés femmes coururent chez la cordonnière pour lui raconter cette singulière histoire; mais la pauvre femme était couchée» elle avait tout le corps brûlé et des morceaux de beurre pendaient encore à ses cheveux. Un mensonge eût été inutile, l'affaire était trop claire, aussi avoua-t-elle que tous les soirs elle se rendait au château avec sept autres femmes des environs pour y exercer des sortilèges. Naturellement personne ne voulut plus avoir rien de commun avec une telle femme et sa réputation fut perdue à tout jamais.

La capote du pendu : "les légendes du Val d'Amblève".

FANTASTIQUE La capote du pendu LA CAPOTE DU PENDU "Les légendes du Val d'Amblève" Par Marcellin La Garde (1818 - 1889) Au milieu de la presqu'île vaste et escarpée que forme l'Amblève sinueuse - entre le charmant village de Nonceveux et celui de Remouchamps - s'élève un tilleul, véritable nain de sa race, car il est vieux de plusieurs siècles, et son tronc est rabougri, son branchage est maigre et chétif. On l'appelle aujourd'hui simplement le tilleul de Nonceveux; mais, dans le temps où l'on aimait à évoquer le souvenir des choses passées, il portait le nom de Tilleul des pendus. L'histoire suivante expliquera cette dénomination. Il y avait un jour - c'était un dimanche de printemps après les vêpres - réunion de tous les moutonniers de Sougnez et de Remouchamps, dans une friche située entre les deux villages : il s'agissait de procéder à l'élection d'un berger, car, dans nos Ardennes, les possesseurs de bétail nomment entre eux, et à la pluralité des voix, le gardien du troupeau commun, et quoique ceci se soit passé il y a bien longtemps - sous l'ancien régime - les usages, en beaucoup d'endroits, sont restés les mêmes. Deux candidats étaient sur les rangs pour la place vacante : Léonard Wixhou et Noël Burnot. L'assemblée était présidée, comme toujours, par le plus âgé de ses membres, lequel, après avoir énuméré les titres invoqués de part et d'autre, fit connaître les charges et les avantages de l'emploi : ces derniers consistaient à recevoir un gage de dix couronnes, à être hébergé toute l'année par les moutonniers à tour de rôle et pendant un nombre de jours proportionné à celui de leurs brebis; enfin, à pouvoir élever, aux dépens de la communauté, une bête sur vingt-cinq. Tout cela bien établi, pour qu'aucune contestation ne pût jamais s'élever, le vieillard fit placer les deux postulants, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, en invitant les moutonniers à se ranger du côté de celui qui avait leur préférence. Ce fut Léonard Wixhou qui eut pour lui le groupe le plus nombreux et qui fut, par conséquent, proclamé. Après avoir juré d'être bon et fidèle berger, l'élu dut se rendre dans chaque étable pour faire, suivant la naïve expression employée, connaissance avec les brebis confiées désormais à ses soins, y dire à haute voix un Pater et un Ave et y faire une aspersion d'eau bénite afin de prouver qu'il était pur de toute accointance avec l'esprit malin. Ce Léonard Wixhou était cependant étranger au pays, puisqu'il provenait du banc de Jalhay, et jamais de sa vie il n'avait gardé les moutons, tandis que Noël Burton était du hameau de Sedoz et avait appris tout jeune le métier en accompagnant son oncle, l'ancien berger. Mais Wixhou était un compère très cauteleux et très insinuant, qui avait su se rendre depuis longtemps les moutonniers favorables par d'habiles flatteries et des contes joyeux; de plus, il avait la réputation de connaître une foule de secrets pour guérir gens et bêtes, ce qui entraîna son élection. Pendant la première saison, les choses allèrent fort bien, et les partisans de Noël eux-mêmes durent avouer que le choix avait été excellent; mais à l'époque des neiges, Léonard s'absenta à plusieurs reprises, sous prétexte d'aller voir ses parents. Un jour, il ramena avec lui une jeune femme qu'il déclara être sa sœur, se fit bâtir une maisonnette, fréquenta les cabarets et se montra le dimanche à l'église, mieux habillé que les paysans les plus huppés de la paroisse, ce qui fit beaucoup jaser. Le scandale fut grand surtout lorsque, à Pâques, on le vif porter une ample capote de drap, comme en avaient seuls les seigneurs et les gens de loi. On l'entoura de toutes parts, on l'accabla de quolibets, on alla même jusqu'à lui demander s'il n'avait, pas dépouillé quelqu'Anglais. Bref, il se hâta de rentrer chez lui pour reprendre sa blouse, et ne s'avisa plus d'exhiber sa malencontreuse capote. Tout cela avait donné lieu à bien des réflexions, quand une maladie jusqu'alors inconnue vint ravager le troupeau : les bêtes moururent en quelques heures, et aucun remède ne parvint à en sauver une seule de celles qui furent attaquées. Le berger se chargeait lui-même de les écorcher et de les enfouir, car il avait tant parlé du danger de cette opération, que personne n'eût voulu la tenter. Cependant, son ancien concurrent avait, au sujet de cette épidémie inexplicable, hasardé certains propos qui avaient été attribués à la jalousie. Piqué au vif, il se promit de tirer la chose au clair, et il acquit la preuve que Wixhou donnait aux brebis un breuvage qui les faisait mourir, et que sa sœur allait nuitamment en vendre la chair dans les villes voisines. Il existait, et il existe aujourd'hui encore parmi les moutonniers, une juridiction chargée d'aplanir les différends qui pourraient s'élever, soit entre eux, soit avec le berger, et au besoin de punir et de révoquer celui-ci. Le tribunal des moutonniers s'assembla donc secrètement et déféra l'affaire à la cour de justice de Remouchamps. Léonard et sa complice furent immédiatement arrêtés. Mais la soi-disant sœur se hâta de renier toute parenté avec le coupable et, pour obtenir sa liberté, fit des révélations qui aggravèrent tellement la position de celui-ci, qu'il fut condamné à être pendu comme l'auteur d'une longue série de méfaits. La haute cour d'Aywaille confirma la sentence. Le jour de l'exécution, une foule immense couvrait tout le plateau qui couronne le bois de Mont jardin; dans un rond-point qui se voit encore, s'élevait la potence. Léonard Wixhou, pour mourir, avait revêtu la capote qu'il avait renoncé à porter à cause des plaisanteries qu'elle lui avait attirées. Arrivé sur le lieu du supplice et voyant tout près de lui Noël Burnot, son dénonciateur, il lui dit, à voix haute, qu'il lui pardonnait de grand cœur et que, pour preuve, il le priait de vouloir accepter sa capote, qui valait bien vingt patagons. Noël reçut le cadeau avec joie; mais on remarqua que le patient, au moment de se dépouiller de son vêtement, avait sur les lèvres un sourire fort peu naturel dans un pareil moment et qui dénotait certainement une mauvaise pensée... Après l'exécution, plusieurs le dirent à Noël, qui ne fit qu'en rire et se promit bien de profiter de ce chaud vêtement quand viendrait l'hiver. Toutefois, lorsqu'il sollicita la place de berger, plusieurs moutonniers superstitieux ayant subordonné l'octroi de leur suffrage à la condition qu'il se défasse de la défroque du pendu, il dut se résigner à la tenir dans son armoire. Noël, devenu berger, songea à se marier. Il y avait à Lorcé une jeune fille qui lui convenait et il se rendit à la fête de ce village vêtu de sa capote, parce qu'il s'était dit qu'ainsi habillé, il produirait plus d'effet. Mais celle qu'il recherchait affecta de ne pas vouloir l'entendre. II se mit alors à boire outre mesure et, dans une dernière explication qu'il eut avec la cruelle, exalté par l'ivresse et la jalousie, il dit qu'il mourrait si elle persistait à ne pas l'accepter. Là-dessus, il sortit de la salle de bal. Quelques heures après, des jeunes gens des environs, qui traversaient les bois pour retourner chez eux, le trouvèrent pendu à un chêne. La jeune fille, qui se rappelait ses dernières paroles, qu'elle n'avait pas prises au sérieux, vit dans ce malheur un effet de sa coquetterie et fut longtemps inconsolable. Mais, à part elle, tout le monde l'attribua à une maligne influence renfermée dans la capote de Léonard Wixhou, que le misérable, qui était réputé comme s'occupant de magie, avait évidemment ensorcelée pour infliger à son ennemi une mort semblable à la sienne. Noël avait, pour unique héritier, un neveu orphelin âgé de cinq ou six ans, qui se nommait comme lui, car il l'avait tenu sur les fonts baptismaux. C'est à ce neveu qu'échurent tous ses biens, y compris les vêtements qu'il portait le jour de sa mort. II De longues années s'étaient écoulées; le petit Noël Burnot était devenu un homme d'âge mûr et, grâce à son travail et à ses économies, il avait établi au Sedoz une métairie qui lui permettait de tenir un cheval et cinq belles vaches. C'était ce que nous appelons dans nos campagnes un bon moyen propriétaire. Il avait toujours vécu très simplement et, comme il avait renoncé à toute idée de mariage, il se montrait négligé dans sa mise, jusqu'à porter, même aux jours de grandes fêtes, des blouses déteintes et rapiécées, des chausses ravaudées et des souliers sans boucles. Qu'on juge donc de la surprise générale lorsqu'un dimanche ' on le vit paraître à l'église vêtu d'une capote qui allait à merveille à sa taille élevée. L'office terminé, il se rendit au cabaret où il fut naturellement l'objet de nombreuses questions et d'une foule de plaisanteries. Il alla s'asseoir silencieusement à l'écart; les uns remarquèrent que sa mine avait quelque chose de sombre et d'inusité, d'autres prétendirent que c'était un air grave qu'il se donnait à cause de son nouveau costume. Noël sortit accompagné de quelques habitants de Nonceveux et, arrivé au tilleul, il s'assit au pied de l'arbre, sur un tertre, disant qu'il était fatigué et qu'il éprouvait le besoin de se reposer quelques instants. Ses compagnons continuèrent leur route. Mais après avoir fait quelques centaines de pas, l'un d'eux se retourna et vit avec stupéfaction que Burnot était grimpé sur le tilleul, en train de se passer le cou dans un nœud coulant qu'il avait fait à l'aide de sa cravate. Ils coururent vers lui et arrivèrent au moment où le corps allait tomber dans le vide. Noël se trouva très contrarié de ce qu'on l'eût empêché de se pendre, déclarant qu'il en avait la plus grande envie et s'en promettait une jouissance infinie. Les braves gens qui l'avaient arraché à la mort le reconduisirent chez lui; ils ne le quittèrent que quand le curé, qu'on avait fait appelé, fut arrivé. Le pauvre Noël, qui s'était mis au lit avec la fièvre, se montra alors très repentant de sa coupable tentative, dit qu'il n'y comprenait rien et jura de ne plus recommencer. La capote qu'il avait revêtue ce jour-là était celle de son oncle... Il l'avait conservée pendant plus de quarante ans et ne s'était enfin hasardé à la porter que parce qu'un maquignon verviétois, qui était venu chez lui la veille et à qui il l'avait montrée, lui avait dit qu'un homme comme lui, ayant un aussi beau vêtement, était bien sot de ne pas s'en servir. Il y aurait eu certainement un rapprochement à faire entre ce qui venait de se passer et ce qui avait eu lieu jadis; mais les anciens événements étaient entièrement oubliés et Noël lui-même les avait toujours ignorés. A quelque temps de là, Burnot s'étant rendu à la foire de Theux, pour laquelle il s'était habillé de son mieux, éprouva encore l'envie de se pendre et il l'eût satisfaite, si son garçon de charrue, qui l'accompagnait, et à qui il avait fait des confidences, ne fût resté tout le temps auprès de lui. Il alla s'en confesser au curé. Celui-ci lui conseilla d'assister à tous les offices, certain dimanche où tombait précisément la fête de je ne sais quel saint, protecteur spécial contre les envies de suicide. Le dimanche en question, Noël qui, vu la circonstance, avait encore endossé sa capote, se rendit à la messe accompagné de plusieurs de ses voisins, ce dont il se félicita fort, car sa fatale envie lui reprit quand il passa près du même tilleul auquel il avait voulu se prendre peu auparavant. Il en fut de même à son retour; heureusement il avait encore du monde avec lui. Après son dîner, il fit sa sieste comme il en avait l'habitude le dimanche. Il s'éveilla que les vêpres étaient près de sonner et de Sedoz à Sougnez, par les hauteurs, il y a plus d'une demi-lieue ! Il se mit à courir, espérant assister encore à une partie de l'office divin. Mais comme il allait arriver à Remouchamps, il rencontra un paysan de Nonceveux, nommé Lambert Ménil, qui l'arrêta en lui annonçant que les vêpres venaient précisément de finir. Grand fut le désespoir de Noël, qui se trouvait ainsi ne pas avoir accompli son vœu. Son interlocuteur cependant mentait ; mais voulant pousser la goguenarderie jusqu'au bout, il lui dit : — II ne faut pas tant vous désoler, Noël... Je sais tout... L'affaire est facile à arranger : achetez-moi le mérite que j'ai acquis aux vêpres; je vous le céderai volontiers. Il faut savoir que de pareilles transactions ont quelquefois lieu chez nous avec une entière bonne foi. Rien de plus commun que de voir, entre autres, des gens qui font des pèlerinages pour le compte d'autrui. Noël, dont le moral était extrêmement abattu, puisqu'il y allait non seulement de sa vie en ce monde, mais surtout du salut de son âme, saisit avec empressement cette idée et demanda à Lambert de faire son prix. — Le marché sera vite conclu, dit celui-ci, qui était marchand de fruits et voyageait souvent : donnez-moi votre habit, et je vous donnerai mon sarrau, qui est de fine toile toute neuve. Le malheureux accepta avec joie et les vêtements furent échangés sur le champ. Quand les deux hommes se séparèrent, il était nuit close, car on était en février. Noël, arrivé à Sougnez, apprit, à sa grande indignation et à sa grande inquiétude, que Lambert n'avait pas assisté aux vêpres. Cependant, depuis le marché, il se sentait tout autre, il but et fit sa partie de cartes en homme parfaitement disposé à vivre. Il était sept heures quand il se mit en route, seul, pour retourner chez lui. Chaque fois qu'il passait auprès du fatal tilleul, il n'osait lever les yeux, même quand il n'avait aucune envie de se pendre, tant le souvenir de sa folie l'accablait. Ce soir-là, il résolut de regarder l'arbre en face comme pour le défier; mais à peine y eut-il porté le regard, qu'il poussa un grand cri et recula d'horreur. Le corps d'un homme pendait à la branche principale, un corps couvert d'un long vêtement noir et dans lequel il reconnut Lambert Ménil. Toutefois, une réflexion vint tempérer la vive émotion qu'il ressentait. « C'est Dieu qui l'a puni, se dit-il; il s'est joué d'une chose sainte, le coquin... Respect à la volonté de Dieu ! » Le calme et l'assurance lui revinrent peu à peu, et il finit par se dire qu'il serait bien fou de ne pas profiter de l'occasion pour rentrer secrètement en possession de sa capote, qui lui avait été extorquée à l'aide d'un si odieux moyen. Après d'assez longues hésitations, et non sans frissonner, il opéra, avec le cadavre de Lambert, la contrepartie de l'échange qui avait eu lieu dans l'après-dîner, et il se hâta de regagner Sedoz. Mais lorsqu'il arriva à la première maison du hameau, il entendit une femme pousser un grand cri et la vit rentrer chez elle en fermant la porte avec bruit; plus loin, deux jeunes filles s'enfuirent comme à l'approche d'un fantôme; plus loin encore, des enfants tombèrent la face contre terre. Devant cette terreur inexplicable dont il était l'objet, il se sentit tellement troublé qu'il ne songea à interroger personne, et se dirigea vers sa maison. Sa servante se sauva en le voyant, mais son domestique, qui avait été soldat, osa le regarder en face. — Ma foi, maître, dit-il, je vois que c'est bien vous en chair et en os; mais que vous en soyez revenu, c'est plus difficile à comprendre. — Que me débites-tu là ? — Voilà plus d'une heure que les fils à Bléret ont annoncé que vous étiez pendu au tilleul de là-haut. Nous sommes allé voir à plusieurs : c'était effectivement vous, et il a fallu, pour m'empêcher de couper la corde, les prières de mes compagnons et la peur que j'ai de la justice, qui ne veut pas qu'on touche aux pendus avant son arrivée. Enfin, vous revenez bien portant, c'est le principal. Mais que va dire le mayeur, qu'on est allé quérir ? Noël, à cette nouvelle qui compliquait sa situation, tomba accablé sur sa chaise... Puis il sentit que ses idées se troublaient et, en proie à une sorte de délire, il s'échappa de sa maison et se mit à courir avec une telle rapidité que son domestique ne put le suivre. Il erra quelque temps dans les bois, ensuite il remonta la côte dans la direction de Remouchamps. Il était à quelques pas du tilleul lorsqu'il vit une lumière qui précédait un groupe d'hommes. Il se coucha à terre et reconnut le mayeur et ses échevins, suivis de leurs assesseurs et d'autres personnes. Il entendit pousser des cris de surprise et prononcer ces mots : — Ce n'est pas lui!... C'est Lambert Ménil!... Qu'est-ce que cela signifie ? — Le voilà ! le voilà ! dit quelqu'un qui avait aperçu sa forme noire, étendue sur la terre grisâtre. — Où donc ? où donc ? demandèrent plusieurs voix. Le pauvre Noël se leva, tandis que les justiciers, effrayés, s'enfuyaient de toutes parts. Il se mit à courir dans la bruyère, les yeux fermés, à travers les ronces et les genêts. Après un quart d'heure de cette course désordonnée, il se heurta contre un obstacle : c'était le fatal tilleul, vers lequel il était revenu sans le savoir. Il sentit alors que des mains s'abattaient sur lui et entendit des voix qui s'écriaient : — Nous le tenons enfin ! Noël comparut devant la cour de justice de Remouchamps, qui se trouva dans la position du juge de l'Avocat Patelin, placé entre les moutons et le drap du bonhomme Guillaume. Il avoua tout ce qui s'était passé entre lui et Lambert et la cour fut avec lui d'avis que le Ciel, en donnant à Ménil l'envie de se pendre, avait voulu le punir de son action malhonnête et sacrilège. La séance finie, Noël, loin d'être heureux de cette issue, se montra sombre et abattu. Ses amis le firent boire pour l'égayer un peu et le retinrent jusqu'assez avant dans la soirée. Le lendemain, on le; trouva pendu au tilleul de Nonceveux, et bien mort cette fois. Inutile de dire qu'il était vêtu de la capote de Léonard Wixhou, laquelle échut, on ne sait comment, au greffier de la cour de Remouchamps, François Bonhomme, qui, à l'aide de ses archives, en reconstitua l'histoire telle que nous l'avons racontée d'après son manuscrit. Ce vêtement de malheur resta, comme une curiosité, dans la famille Bonhomme jusqu'en 1819, où un Anglais, lord S..., qui était venu de Spa passer quelques jours sur les bords de l'Amblève, désira le voir et en fit l'acquisition à la suite d'une visite au Tilleul des Pendus. Le lord avait une jeune et belle femme, dont il était fort jaloux, et qu'un de ses compatriotes recherchait particulièrement. Que se passa-t-il entre les deux gentlemen, qui semblaient être très liés ? On l'ignore. Mais un jour on trouva l'amant supposé pendu à un arbre dans le bois de Géronstère, et le Journal de Liège, en rapportant ce fait sous la date du 27 août de l'année précitée, ajoute ceci : « Outre que rien ne faisait prévoir chez M. B.... une aussi fatale détermination, on a été très surpris de le trouver, lui, qui était un type d'élégance, affublé d'une vieille capote de forme gothique, au sujet de laquelle il court, du reste, à Spa, des bruits que leur absurdité nous empêche de reproduire. Toujours est-il qu'à la suite de ces bruits, un autre Anglais, lord S..., s'est empressé de quitter la ville. »