mercredi 7 novembre 2012

Le lion des Flandres (la Belgique mystérieuse).

Bruxelles mystérieuse.

Anvers mystérieuse.

La place Stéphanie à Bruxelles.

LA PLACE STEPHANIE A BRUXELLES ET LE CHIFFRE 13
La renommée et le prestige exceptionnels, au plan national ou international, dont jouit la place Stéphanie à Bruxelles (et plus précisément à Ixelles, en Belgique), suscitent l'étonnement depuis un certain moment. Etonnement et curiosité, parce que, en dehors d'un contexte commercial très favorable mais qui ne diffère pas sensiblement d'une certaine moyenne, rien ne semble indiquer qu'il y ait lieu d'évoquer cet endroit de manière particulièrement accentuée ou tapageuse. Pour dire les choses autrement, la place Stéphanie n'est absolument pas un lieu touristique conventionnel...Pas de monuments exceptionnels, pas de perspectives photographiables... Et pourtant, il y existe un tourisme particulier. Ou plutôt, un pèlerinage. Quelques hôtels parmi les plus réputés d'Europe, dans le quartier de la place Stéphanie, reçoivent une clientèle d'hommes d'affaire, d'ambassadeurs, de touristes et de couples romantiques à la recherche de sensations fortes et surtout riches, mais aussi d'hommes et de femmes qui partagent une même passion, ou plutôt une même obsession : le chiffre 13. Le chiffre 13, et surtout la notion de chance qui lui est liée. Car, pour une raison encore relativement obscure, la place Stéphanie à Bruxelles est en quelque sorte le haut-lieu, le point névralgique, le centre quasi absolu d'influence du chiffre 13 à travers le monde. Le chiffre 13... Que l'on y croie ou non, que l'on appelle cela de la superstition ou autre chose, ne change rien à un état de fait : des hommes et des femmes à travers le monde sont convaincus que le chiffre 13 influence leur vie. L'origine de cette croyance - ou de cette certitude ! - n'est pas aisément explicable. On fait assez facilement remonter cette origine à la Dernière Cène, moment où le Christ partage un ultime repas avec les 12 apôtres. Douze plus un égale treize... et le treizième subit, comme on le sait, un destin funeste. On évoque aussi la treizième lame du tarot, la Mort, dont l'origine est encore plus mystérieuse. Bref, cette origine supposée est sinistre. Ce qui explique sans doute qu'un certain nombre de personnes évitent le 13. Mais la particularité de ce chiffre, malgré son origine néfaste, est d'avoir conquis le coeur d'un nombre impressionnant d'hommes et de femmes. Et là, rien n'explique ce "revirement". Il faudra sans doute un nouveau Freud ou un nouveau Jung pour démonter et expliquer cet arcane vraiment très particulier de la psyché humaine. Toujours est-il que la place Stéphanie à Bruxelles est devenue l'attraction majeure des aficionados du chiffre 13. On le sait - sans trop oser le dire ! - depuis une bonne soixantaine d'années (nous sommes en 2008 au moment où sont écrites ces lignes). Les riverains sont fort discrets à cet égard... On les comprend, parce qu'enfin, tout cela relève du domaine de la superstition, et qu'il n'est avantageux pour personne, de nos jours, d'exprimer, même au seul seul titre de témoin, des considérations qui heurtent ce "rationalisme" qui est devenu comme une nouvelle "religion d'état". Une soixantaine d'années donc... Nous sommes en septembre 1944. Une division anglaise des Guards, de la 2ème Armée du général Dempsey, et à laquelle est incorporée la fameuse Brigade Piron, pénètre dans Bruxelles, remonte les artères principales d'Uccle, de Saint-Gilles et d'Ixelles, pour enfin déboucher - avant l'explosion populaire qui aura lieu à la Porte de Namur - sur la place Stéphanie... Un tankiste anglais s'écrie : "La voilà enfin, la place du 13 !" La formule est immédiatement traduite, reprise, relancée, et la foule belge reprend en choeur le motif principal : "Treize !"... répété sans fin... Les rationalistes, dont fait partie l'auteur de ces lignes, restent impuissants à expliquer un pareil phénomène. Mais l'historien, ou le sociologue, ne s'embarrassent pas de telles préoccupations : les faits sont là. C'est à partir de ce moment-là, en septembre 1944, que l'on commence à parler d'une influence du chiffre 13 à la place Stéphanie. Doit-on dire que toute l'affaire commence là, ou que le tankiste anglais était un relais par rapport à des événements antérieurs, ou que tout cela n'est qu'une énorme fumisterie ? Une fois encore, et sans juger, on ne peut que s'étonner, et en rapporter des éléments, d'une situation particulière qui prend une allure d'événement planétaire. Parce qu'enfin, "que l'on y croie ou non", le chiffre 13 et ses influences bénéfiques attire du monde à la place Stéphanie. Il semblerait, d'après plusieurs témoignages de riverains, que le point maximal des "influences" se situe dans le plan d'eau - et ses fontaines - qui relie la place Stéphanie à l'avenue Louise. Là encore, l'irrationnel le dispute au réel, puisque ce plan d'eau n'existait pas en septembre 1944, lorsque la foule belge reprend en choeur l'exclamation du tankiste anglais. Mais d'autres éléments ont frappé notre attention : dans la cour de l'un des hôtels de maître qui bordent cette place, et "peut-être sous le nom d'un quartier de Londres bien connu", on peut voir la statue d'une déesse-mère dont on se demandera quel rôle elle joue dans ce scénario... Nous n'avons pas relevé de certitudes, mais nous avons enregistré des regards en coin...! Notre enquête touche à sa fin. Il n'y a actuellement rien à dire de plus. Des hommes et des femmes se précipitent vers un lieu quelconque, là en Belgique, là à Bruxelles plus précisément, pour y communier dans une même croyance, pour y recevoir des "influences", pour y satisfaire une superstition, ou pour revivre tout simplement ?... Nous ne jugeons pas, nous ne jugeons rien... mais nous retournerons à la place Stéphanie ! Charles Saint-André

La pierre sanglante de Nierbonchera.

LA PIERRE SANGLANTE DE NIERBONCHERA La sorcière de la Pierre Sanglante
"Les légendes du Val d'Amblève" Par Marcellin La Garde (1818 - 1889) De même que la société, la nature se transforme chaque jour sous la main puissante de la civilisation; et telle gorge, sauvage et dangereuse jadis, est devenue aujourd'hui un honnête et riant vallon, où une grand-route a remplacé le sentier sombre et sinueux, où le torrent en fougueuses cascades s'est changé en ruisseau contenu dans un lit à berges régulières, où l'on voit, sur les flancs des coteaux, des terrains cultivés à la place de bois épais, où l'on entend le bruit des roues de voitures, le sifflement du roulier, les conversations bruyantes des voyageurs, au lieu de la voix du herdier solitaire ou du cri des bêtes fauves ou des oiseaux de proie. Qui se douterait, par exemple, que la charmante vallée dite de Nierbonchera, qui conduit de Florzé à Aywaille, a été l'un des lieux les plus sinistres de cette contrée, où le sol cependant offre des replis si nombreux et si profonds ? Qui se douterait qu'elle a vu, au XIIIe siècle, un des épisodes les plus terribles de cette guerre pour la succession du Limbourg qui eut son dénouement dans les plaines de Woeringen ? Que là, le duc Jean Ier de Brabant fit un affreux massacre des troupes ardennaises, commandées par Henri de Houffalize, bâtard de la maison de Luxembourg ? Comment croire que cet endroit avait non seulement la réputation d'être hanté par de mauvais esprits — c'était inévitable — mais qu'au milieu du XVIIIe siècle il fut le repaire d'une famille d'assassins dont tous les membres, au nombre de six, périrent sur le gibet ? Enfin qu'il fut, en 1786, le témoin d'un drame dont les personnages, par leur condition, et les incidents, par leur caractère étrange, sont de ceux qui se rencontrent bien rarement sur un pareil théâtre ? M. Jacob Kühn, célèbre avocat de Cologne — qui a lui-même écrit cette relation, que nous résumons simplement — avait dû quitter sa ville natale pour des raisons politiques et était venu se réfugier à Liège. Mais la Faculté ayant ordonné à sa fille unique l'air pur des champs, il avait loué, près d'Aywaille, une modeste habitation, adossée à la partie gauche de la montagne, où s'ouvre la vallée dont nous venons de parler. Il n'avait pas tardé à être rejoint à Liège par un jeune Allemand, nommé Rodolphe Stiemer, éperdument épris de la belle Lena, à laquelle il avait été fiancé dans leur pays. En ce moment, la sensibilité de l'âme exaltée et rêveuse des Allemands avait trouvé son expression dans les œuvres des Goethe, des Bürger, des Jean-Paul Richter, etc., et Rodolphe, doué d'une imagination portée naturellement au merveilleux, avait fait de ces lectures le principal aliment de son esprit. Aussi vivait-il à Liège dans un monde fantastique dont les deux seules réalités étaient la blonde et nuageuse image de Lena, et la rubiconde figure d'un brave compatriote nommé Fritz, qui occupait les fonctions de commis dans une maison de banque de la Ville. Rodolphe faisait deux fois par semaine les cinq lieues qui séparent Liège d'Aywaille, y arrivant quelquefois au point du jour, en partant souvent à neuf ou dix heures du soir, car le bizarre jeune homme éprouvait, disait-il, de délicieuses sensations à parcourir la nuit les champs déserts, à vivre isolé dans la nature vue à travers un crêpe funèbre. L'hiver, qui était survenu au milieu de ces voyages nocturnes, n'avait pu même l'y faire renoncer. Cependant, la santé de Lena se trouvant entièrement rétablie, il avait été décidé que le mariage aurait lieu à la fin de février. L'avant-veille de la cérémonie, vers huit heures du soir, Rodolphe, en quittant Lena pour regagner Liège, lui dit, sur le seuil de la porte, dans le style de ces ballades qu'il aimait tant : — A bientôt donc, ma bien-aimée, à bientôt notre mariage, à bientôt nos noces et à nous le bonheur toujours ! — 0 Rodolphe ! répondit la jeune fille, restez, restez!... Vous partirez au point du jour. Pourquoi vouloir, à pareille heure et par cette profonde obscurité, vous aventurer seul, pour faire plusieurs lieues, dans des chemins dangereux et solitaires ? — Non, non, Lena, je dois partir. Fritz, mon ami, mon frère, serait inquiet si je manquais à ma promesse d'être de retour ce soir même à la ville. Que me fait d'ailleurs la nuit, que me fait son silence lugubre ? Nous sommes loin encore de minuit, de l'heure des apparitions funèbres... Et cependant je ne puis craindre que les êtres surnaturels, car n'ai-je pas, pour lutter contre les bandits, mon amour au cœur et mes pistolets à la ceinture; avec de pareilles armes, on peut combattre vaillamment, Lena... A bientôt donc, ma bien-aimée, à bientôt notre mariage, à bientôt nos noces et à nous le bonheur toujours. Et le jeune homme déposa un baiser sur le front de sa fiancée et s'éloigna rapidement... Lena écouta quelque temps le bruit de ses pas, puis rentra en se disant : « Pourvu qu'il traverse sain et sauf la vallée de la Pierre sanglante ! » C'était, en effet, une de ces sombres nuits d'hiver qui,' à la campagne, jettent une mystérieuse terreur dans les âmes les moins craintives. Un morne silence régnait d'abord dans la nature, mais peu à peu le vent s'éleva, un vent froid qui, semblable aux murmures d'âmes en peine, faisait entendre un sourd gémissement en traversant les branches des arbres dépouillés de leurs feuilles et couverts de givre, un vent qui éveilla le chat-huant dans son trou, lui fit pousser des cris prolongés et agiter l'air de ses ailes, un vent qui faisait tourbillonner les nuages, sans qu'aucune étoile, sans qu'aucune lueur n'apparut derrière eux. Parfois, il est vrai, un coin de cette sombre voûte semblait vouloir s'éclairer, mais d'une lumière jaune terne, plus effrayante encore que l'obscurité, car elle apparaissait à la terre comme un présage sinistre, comme le reflet d'un lointain incendie. On pouvait alors vaguement distinguer les objets, mais tous se revêtaient d'une forme étrange. Et les noirs nuages, que le vent chassait dans le ciel, faisait bientôt disparaître cette lueur crépusculaire, qui revenait par intervalles. Bientôt Rodolphe regretta de s'être mis en route et surtout de n'avoir pas pris par le thier des Gattes, au risque d'allonger le chemin. A sa gauche, des rochers qui se dressaient comme des fantômes géants; à sa droite, une côte couverte de chênes séculaires au pied de laquelle, dans un sombre abîme, un torrent roulait avec fracas; devant lui, un chemin montant, sinueux, parsemé de fondrières. Tout à coup, il entendit un bruit qui n'était ni celui du torrent, ni celui du hibou hululant dans le creux des rochers, ni celui du vent gémissant dans les arbres nus. Non, c'était un bruit de pas. Il écouta, le bruit approchait, approchait de plus en plus. Il se colla contre le roc et retint sa respiration pour ne pas trahir sa présence. En ce moment, la lune apparut soudain dans tout son éclat et Rodolphe vit, à quelques pas de lui, une femme dont l'aspect le fit frissonner... Son visage ridé, son teint jaune, la cape noire qui couvrait sa tête, lés mèches de cheveux gris qui se dressaient sur son front comme autant de serpents, les dents ébréchées qui sortaient de sa bouche au souffle empesté, sa robe noire et déguenillée lui donnaient l'aspect d'une de ces hideuses sorcières écloses sous le pinceau fantastique des anciens peintres germains. De ses bras nus et osseux, elle serrait fortement contre sa poitrine un jeune enfant à la figure d'ange, à la chevelure blonde et bouclée, dont la bouche bâillonnée arrêtait l'expression d'une terreur qui se révélait chez lui par d'énergiques contorsions. La vieille fit halte devant un énorme bloc de forme bizarre roulé de la montagne et sur lequel, en passant par là en plein jour, Rodolphe avait souvent remarqué de nombreuses tâches de sang que rien ne pouvait effacer, ce qui avait donné lieu, dans la contrée, à une foule de récits lugubres. Elle étendit l'enfant sur cet espèce d'autel druidique, le saisit par les cheveux, tira de son sein un long couteau et d'un seul coup lui trancha la gorge. Elle recueillit dans une coupe le sang fumant qui jaillissait à flots, puis précipita le cadavre dans les eaux du torrent, qui l'entraînèrent vers la rivière. Le jeune homme vit tout cela sans pouvoir faire un mouvement; il semblait anéanti, les cheveux se dressaient sur son front, d'où ruisselait une sueur froide; ses mâchoires se heurtaient convulsivement et son cœur battait avec violence. Il ne reprit quelque empire sur lui-même qu'au moment où l'affreuse créature se préparait à s'éloigner. Il saisit un des pistolets dont il était armé et voulut s'élancer sur ses traces; mais ses jambes défaillirent et il tomba la face contre terre. Le ciel se couvrit d'un voile plus épais qu'auparavant, et il entendit un éclat de rire strident, que répétèrent les échos d'alentour. Il était une heure après minuit quand Rodolphe frappa à la porte de la maison du faubourg d'Amercœur, où il demeurait avec Fritz, qui avait veillé en l'attendant et qui descendit lui ouvrir, le sourire sur les lèvres, car c'était une bonne, franche et joyeuse nature que la sienne. Notre héros, couvert de boue et se soutenant à peine, entra sans mot dire, monta péniblement l'escalier et se jeta sur une chaise sous l'empire d'une profonde émotion. - Par Méphistophélès ! s'écria Fritz en riant et en voulant parodier le langage de son ami ; quelle bête apocalyptique as-tu rencontré sur ta route pour que tu sois en pareil état ? Tu es pâle comme un déterré.., Un feu follet t'aurait-il attiré traîtreusement dans quelque marécage ? Aurais-tu dansé une sarabande avec quelque affiliée de messire Satanas ? Des voleurs t'auraient-ils pris ta bourse ou volé le portrait de ta belle ? Ou plutôt celle-ci te ferait-elle défaut et ton mariage serait-il rompu ? Allons donc, dégaine ta langue, raconte-moi tes nocturnes aventures. — C'est pis que tout cela, dit Rodolphe d'une voix faible et entrecoupée. — Pis que tout cela !... Peste ! c'est fort. — Oui, mais tu vas me traiter encore de visionnaire, si je déroule devant tes yeux l'effroyable spectacle dont j'ai été témoin dans cette maudite gorge de Florzé, que j'ai dû traverser. — Conte toujours, dit Fritz d'un air sardonique; s'il y a lieu de te plaindre, sois sûr que je mêlerai mes lamentations aux tiennes; mais s'il y a lieu de rire, tu me permettras, j'espère, de me donner cette satisfaction. Rodolphe raconta ce qui lui était arrivé. Lorsqu'il eut terminé son récit, Fritz se mit à rire aux éclats. — Je me doutais de quelque chose de semblable, dit l'homme positif. C'est, il est vrai, une vilaine nuit pour courir les champs, surtout pour traverser le fond en question; mais ton imagination, s'élançant toujours vers le surnaturel, l'aura peuplée d'une foule de choses peu réjouissantes, et nécessairement d'une vieille sorcière dévorant de petits enfants et buvant le sang à pleine coupe. Je te l'ai dit souvent, Rodolphe : ta cervelle s'est ressentie de tes lectures; elles ont porté le trouble dans ton esprit naturellement rêveur et romanesque; tu ne vois plus que spectres, cadavres, cimetières, apparitions diaboliques; ton front est devenu aussi sombre que celui d'un vieux quaker; tu blasphèmes la vie que je trouve, moi, une excellente chose; tu te crois marqué fatalement du signe du malheur; que sais-je ? Il est vrai que toutes ces extravagances, dans lesquelles tu dépasses de mille coudées ce fou de Werther, t'ont gagné le cœur d'une jeune fille exaltée, à laquelle tu as fait croire qu'elle était l'ange dont les ailes diaphanes — je parle ton langage, tu vois — doivent chasser la fatalité de ton front pâle et maudit. — Mon bon ami, dit Rodolphe, je suis depuis longtemps habitué à tes sermons et à ton plat matérialisme. J'étais persuadé d'avance que le récit fidèle de ce que j'ai vu, réellement vu, n'obtiendrait de toi qu'un rire incrédule et ironique. Tout ce qui sort du cercle banal des idées reçues .est pour vous autres, hommes positifs, traité de roman, de vision. Votre esprit a une porte à demi-ouverte sur 1e "monde visible", et c'est là tout, mais le monde invisible... — Il est deux heures, interrompit vivement Fritz en saisissant la lampe, tu semblés oublier que c'est demain que tu vas t'engager dans les liens du mariage, et qu'il te reste encore bien des préparatifs à faire. Il faut que nous soyons levés de bonne heure. Couchons-nous donc et surtout ne vas pas voir encore en songe ton horrible vieille et ce qui s'ensuit; ne vas pas grouper dans ton fiévreux sommeil toutes les monstruosités du monde réel et métaphysique, comme cela t'arrive souvent, mon brave ami. Après la cérémonie du mariage, qui avait eu lieu dans l'église de Dieupart, M. Kùhn réunit, dans un modeste banquet, le curé, le mayeur, deux ou trois autres notables de l'endroit et une dizaine d'Allemands qui habitaient Liège. La réunion fut gaie, mais les tendres sourires de Lena, les joyeuses plaisanteries de Fritz ne-purent dérider le front de Rodolphe, qui semblait livré à de sombres préoccupations. Il avait imposé brusque ment silence à son ami, chaque fois que celui-ci avait voulu faire allusion à la scène de l'avant-dernière nuit. Ce fut à peine s'il fit attention aux paroles de Fritz quand celui-ci s'écria : — A la santé des nouveaux époux ! et que la coupe de leur existence ne présente pas plus de lie que celle-ci! Et, en disant cela, il vida son verre d'un seul trait. La nuit commençait à tomber, quand le père de Lena tira sa montre : — Il est près de six heures, dit-il, et puisque vous tenez à être à Liège aujourd'hui, mes enfants, hâtez-vous de tout arranger pour votre départ. Je vais faire atteler le carrosse. Pendant que Rodolphe et Lena faisaient les préparatifs du voyage de noces qu'ils avaient projeté, Fritz, que le vin avait rendu de la plus belle humeur, conduisit ses amis au jardin. — Nous avons, dit-il, plusieurs lieues à faire à pied, dans l'obscurité, et nous devons essayer de passer le temps joyeusement. Voici ce que je vous propose : comme nous sommes précisément en carnaval, j'ai fait venir des costumes et des masques; nous allons nous travestir et nous escorterons ainsi la voiture des nouveaux mariés, au grand ébahissement des bons habitants des villages que nous aurons à traverser. Ils croiront voir une légion de démons. -C'est un excellent moyen de charmer les ennuis de la route. Tous accueillirent cette proposition par des acclamations enthousiastes. Fritz introduisit ses amis dans un réduit, où il leur montra les costumes les plus bizarres, les masques les plus grimaçants. — N'est-ce pas que ce sera flatter agréablement ses goûts? Il aime l'imprévu et l'extraordinaire. Nous allons lui en fournir. Prenez donc. Quant à moi, voici comment je vais m'accoutrer : attention ! Il passa par dessus ses vêtements une robe noire en guenilles, se couvrit la tête d'une cape brune, sous laquelle il glissa des mèches de crins gris; il posa sur sa figure un masque hideux de vieille femme, jaune, ridé, et dont la bouche entrouverte laissait voir deux dents longues et ébréchées. Puis il se munit d'une espèce de coupe en grès rouge et d'une lanterne qu'il avait allumée. — Si ce costume n'égale point les vôtres en originalité, dit-il, soyez convaincus qu'il fera beaucoup .plus d'effet sur Rodolphe, à cause de certain souvenir qu'il lui rappellera. — Quel souvenir ? demandèrent plusieurs voix. — Vous le saurez tout à l'heure... je veux vous laisser le plaisir de la surprise. — Mais, fut-il objecté, s'il s'agissait cependant de l'émouvoir par trop !... — Il s'agit de l'obliger à rire lui-même de ses imaginations extravagantes, et de lui donner ainsi une leçon salutaire, voilà tout. Allons, suivez-moi. Nous allons le précéder. Il importe que nous ne nous montrions qu'à certain endroit de la vallée... La bande joyeuse gagna la route sans avoir été vue de personne et arriva à la Pierre sanglante, derrière laquelle Fritz se blottit en recommandant à ses compagnons de se cacher dans un ravin, de bien regarder ce qui allait se passer et de ne se montrer que lorsqu'il les appellerait. Peu d'instants après, le carrosse — dont le cocher était devenu facilement le complice de Fritz — s'engagea péniblement dans le chemin de Nierbonchera, le seul qui, si peu praticable qu'il fût, reliait Aywaille à Liège. Lorsque la voiture arriva près de la Pierre sanglante, Fritz fit tout à coup son apparition à la portière. Deux cris, l'un rauque, guttural, l'autre déchirant retentirent tout à coup. Rodolphe avait là, devant lui, cette même – hideuse vieille qu’il avait rencontrée dans la nuit fatale et dont le souvenir avait assombri et empoisonné son riant jour d'hymen. Elle tenait encore d'une main la coupe où elle avait recueilli le sang de l'enfant qui avait servi à ses conjurations et, de l'autre, une lumière funèbre dont l'éclat rappelait le pâle rayon de lune qui avait éclairé cette épouvantable scène. Tout prêtait à une funeste illusion. — Ah ! fille de l'enfer, s'écria-t-il, tu ne m'échapperas pas, cette fois ! II saisit un des pistolets de voyage dont il s'était muni et fit feu. Fritz tourna sur lui-même et alla s'affaisser sur la Pierre sanglante. Les masques, à ce bruit, s'élancèrent tous de leur cachette. Rodolphe, de son côté, avait sauté de la voiture en proie à un délire furieux, et il sentit encore sa rage redoubler lorsque cette horde infernale vint l'entourer. Après avoir tiré une seconde fois sans toucher personne, il se mit à frapper de droite et de gauche avec la force de la folie et du désespoir. On parvint, enfin, à se rendre maître de lui. Pendant que les plus vigoureux le contenaient, on releva Fritz. Hélas! ce n'était plus qu'un cadavre. Alors, ce furent des exclamations de douleur et de colère. — Rodolphe ! criait-on de toutes parts, c'était Fritz ! — Tu as tué Fritz! Mais Rodolphe jetait des regards fixes et hébétés sur le corps inanimé de son ami et semblait ne pas comprendre. Peu à peu, cependant, la conscience de la réalité parut lui revenir; il poussa un soupir qu'on eût pris pour le râle d'un mourant, prononça d'une voix faible le nom de Fritz et tomba affaissé sur le sol. On le plaça dans la voiture à côté de Lena évanouie. On fit à l'aide de quelques branches d'arbres un brancard sur lequel on déposa le cadavre de Fritz et ce cortège funèbre reprit tristement le chemin d'Aywaille. Les rives de l'Amblève n'ont point vu le dénouement de cette histoire. Pour en connaître la suite, nous devons franchir l'espace d'une année et nous transporter à Cologne, dans une maison d'aliénés. Là, dans un de ces cabanons affectés aux fous dangereux, la relation de M. Kühn nous fait retrouver Rodolphe et Lena. Lena, veuve avant d'avoir connu le mariage, veuve d'un vivant ! Elle et le vieux prêtre qui avait guidé l'enfance de l'infortuné Rodolphe venaient seuls le visiter dans ce triste lieu. Ce soir-là, comme il paraissait plus calme que d'habitude, elle s'approcha de lui, en disant de sa voix la plus douce : — Me reconnais-tu, mon bien-aimé Rodolphe ? Je suis ta Lena, ta femme. Soudain, il l'attira vers lui comme l'hyène attire dans sa cage la proie qui vient de lui être livrée. — Ah ! oui, je te reconnais, s'écria-t-il, je te reconnais, ma belle fiancée... Nous allons donc, enfin, passer ensemble notre nuit d'hymen. Voici ta couche nuptiale, dit-il à la jeune femme tremblante en lui montrant son grabat infect : viens que je te presses sur mon cœur, viens, ma bien-aimée ! Et en effet, il l'étreignait avec une telle force que des cris déchirants s'échappèrent bientôt de la poitrine de la pauvre femme terrifiée, tandis que lui — contraste affreux ! — s'exhalait en paroles de bonheur et d'amour. Le gardien qui était présent à cette scène, et qui avait cru d'abord à une simple explosion de tendresse, comprit enfin l'épouvantable vérité. Il arracha Lena des bras de l'insensé, mais il était trop tard. Elle était morte, morte étouffée... L'infortuné jeta alors les yeux sur sa victime et sa folie parut se dissiper; car, chose étrange, Dieu donne souvent aux fous, après leurs plus terribles accès de monomanie homicide, un éclair de raison qui leur permet de contempler toute l'étendue de leur malheur... Rodolphe se frappa le front, se tordit les bras et poussa dé sourds gémissements en s'écriant : — Fritz !... Lena !... Oh ! je me rappelle, je suis maudit. On lui mit la camisole de force et on le laissa seul. Que se passa-t-il alors en lui ? C'est le secret de Dieu. Mais le matin, on le trouva mort. Il s'était brisé le crâne contre les murs de son cabanon. Quant à la Pierre sanglante, le lendemain du jour où la nouvelle de l'horrible événement que nous venons de raconter parvint à Aywaille, elle avait disparu : ses débris jonchaient la vallée de Nierbonchera, et comme ils étaient noircis par le feu, il y eut bien des commentaires... La vérité, c'est qu'une main inconnue y avait pratiqué une mine et l'avait fait sauter, à la grande satisfaction des gens du pays, à qui elle rappelait tant de lugubres souvenirs.

La fontaine aux loups.

LA FONTAINE AUX LOUPS "Les légendes du Val d'Amblève" Par Marcellin La Garde (1818 - 1889)
I Quel est celui qui, - attiré à Spa par l'amour des belles promenades et des frais paysages, ou par le soin de sa santé , - n'a pas visité le Coo, pour y admirer une véritable merveille alpestre, - l'Amblève, au milieu d'un cadre des plus splendides et des plus variés, précipitant avec fracas une partie de ses eaux dans un fond, où l'autre partie vient silencieusement la rejoindre, après avoir formé une longue et brillante ceinture autour d'une île escarpée ? Or, à peu de distance de la cascade du Coo, en allant vers Spa par Roanne, se trouve, tout près du chemin, la Fontaine aux loups, qui n'offre rien de remarquable par elle-même, mais à laquelle, si vous passez par là, vous jetterez assurément un regard, et dont vous goûterez peut-être l'eau fraîche et limpide, quand vous connaîtrez les circonstances auxquelles elle doit son nom, et les propriétés qu'on lui a prêtées longtemps. La cascade a vu passer deux ou trois générations depuis qu'un riche cultivateur du Coo, Gilles Benoît, donna un bal à tous les jeunes gens du village, à l'occasion du mariage de sa fille unique avec le fils d'un de ses voisins. C'était au cœur d'un hiver rigoureux, la rivière était en partie prise par les glaces, la bise soufflait, et une neige épaisse emplissait la vallée et blanchissait le sommet des montagnes. On avait fait venir un ménétrier de Stavelot, mais comme il n'avait pas paru au repas de noces, on supposa bien qu'il n'avait osé se mettre en route par un pareil temps, et on dut recourir à celui de la Gleize. Dès que six heures sonnèrent, le violon se mit à préluder à la contredanse qui allait commencer, à la grande joie des invités. Au moment où chacun recrutait sa danseuse, Benoît dit à un grand garçon qui restait immobile sur le banc placé le long du mur: — Quoi ! Bertrand, tu ne danses pas, toi qui es aussi vaillant des jambes que des bras, c'est tout dire : serais-tu malade, compère? Bertrand rougit et balbutia quelques mots inintelligibles. — Ah! père Benoît, dans quel embarras vous le mettez lui dit une jeune fille à la mine éveillée. Ne savez-vous donc pas qu'il ne peut danser qu'avec Louise Gilet, et gare à lui, s'il se montrait désobéissant! — Alors il pourra se reposer pendant toute la soirée, ajouta la nouvelle mariée, qui était présente à l'entretien ; car, pour sûr, Louise ne viendra point. — Pourquoi? —Mais vous ne savez donc pas dans quel chagrin l'on se trouve à la métairie d'Antoine Gilet ? Antoine, parti pour Verviers il y a quatre jours, devait revenir le lendemain, et, à cette heure, on est encore à l'attendre. Comment veut-on que Louise et sa sœur Thérèse aient le cœur de s'amuser quand leur pauvre père est peut-être mort dans les fagnes? — Ainsi, reprit une troisième jeune fille d'un air narquois, tu vas être obligé, Bertrand, de faire galerie avec les vieilles mères et les vieux papas. Voilà ce que c'est de jurer qu'on ne fera pas ceci ou cela pour plaire à sa belle : on s'en repent après. — Allez toujours, allez toujours, dit Bertrand ; je danserai autant que pas un ici, car Louise viendra, et je suis surpris qu'elle ne soit pas encore arrivée. —' Elle ne viendra pas ! s’exclamèrent plusieurs voix en même temps. — Je vous dis que si, moi ; j'en suis sûr. Cette affirmation si positive excita des murmures; un vieillard prononça même ces paroles : — Son devoir de brave fille est de ne pas venir. Une discussion allait s'engager, quand le ménétrier, juché dans l'embrasure d'une fenêtre, après avoir accordé à grand'peine son instrument, prononça d'une voix de stentor le: « Prenez vos dames! » qui était le signal si vivement attendu. A peine la contredanse avait-elle commencé, qu'on entendit la porte extérieure s'ouvrir avec fracas, et un paysan, la tête enveloppée dans un bonnet de coton bleu qui lui descendait jusque sur les yeux, s'élança au milieu du quadrille et tomba plus mort que vif sur la première chaise qui se trouva à sa portée. Cette singulière irruption avait jeté le trouble et l'inquiétude dans l'assemblée; mais le nouveau venu ayant levé son bonnet, on fut bientôt rassuré. — Tiens! s'écria-t-on de toutes parts, c'est Jean-Noël qui a voulu nous effrayer. — Vous effrayer, dit Jean-Noël d'une voix entrecoupée, non pas, mes amis, non pas; je suis trop ému moi-même pour songer à rire!... Si vous saviez... — Quoi donc? parle! — Je viens de me trouver en face de deux grands loups... — Des loups! dirent les jeunes filles en pâlissant d'effroi; conte-nous vite cela, Jean-Noël... Que tu es heureux d'avoir échappé! car, d'après tout ce qu'on raconte, ils sont bien méchants cet hiver. — Oui, très-heureux, en effet, comme vous allez voir. J'ai quitté le moulin du Ruy à la nuit tombante, parce que je voulais m'arrêter à Roanne pour y dire une prière sur la fosse de ma grand'mère, comme je le dois en qualité de fils et de chrétien. Arrivé devant le cimetière, le diable sans doute m'a inspiré l'idée de passer outre, parce qu'il faisait froid et que la fosse était cachée sous la neige. J'ai failli payer cher l'oubli de ce devoir, car, arrivé à mi-chemin, entre Roanne et le Coo, je vois, sur le rebord delà route une masse immobile dans laquelle je reconnais un loup qui semblait à l'affût. Bah! me dis-je, je me priverai de danser chez le père Benoît, et m'en retournerai tranquillement au Ruy. Mais voilà qu'à peine ai-je tourné les talons, je vois un autre loup s'avancer vers moi. J'étais, comme on dit, entre deux feux. Vous expliquer ce que je sentais, la chose est inutile, je pense : vous le comprendrez en vous mettant à ma place. Que j'avance ou que je recule, me dis-je, je me jette toujours dans la gueule du loup. Tout à coup il me vient une idée : c'est de ne faire ni l'un ni l'autre, de me frayer un passage dans la neige, le long de la descente, à droite du chemin, et de tourner ainsi les terribles ennemis que j'avais devant et derrière moi. Le moyen n'était pas mauvais, puisque me voici. Mais quand j'ai été à une certaine distance, je suis monté sur un arbre pour voir ce qu'étaient devenues les deux vilaines bêtes : elles n'avaient pas changé de place... de sorte qu'il ne fera pas bon pour ceux qui auront à passer par là ce soir, car il y a trois jours, la fille du maçon du Sart a été... Pendant que Jean-Noël parlait, une vive émotion s'était peinte sur le visage de Bertrand, qui, aux derniers mots du narrateur, s'écria vivement: — Voyons! il ne faut pas que ces loups restent là. Nous devons aller leur faire la chasse. Qui m'accompagnera? Tous les hommes se regardèrent, mais personne ne souffla mot. Bertrand reprit d'une voix frémissante: — Allons donc! qu'on se décide; il est peut-être déjà trop tard!... L'intérêt de tout le village est d'ailleurs ici en jeu. Il ne fut pas plus répondu à ce second appel qu'au premier. — Puisque c'est ainsi, j'irai seul, dit-il en jetant un regard de mépris vers l'assemblée. Dieu me tiendra compte de mon action, comme, en cas de malheur, il vous tiendra compte, à vous, de votre refus. Et il s'élança hors de la maison avant que personne eût songé à le retenir, tant cette brusque et hardie résolution avait bouleversé tout le monde. Deux ou trois jeunes gens, après s'être consultés, voulurent suivre le courageux Bertrand; mais les mères, les sœurs, les fiancées intervinrent, et force leur fut de rester. — C'est l'amour qui le pousse, dit-on; comme il l'aime, cette Louise! On forma des vœux pour Louise et pour Bertrand, et les danses recommencèrent. Mais chacun était visiblement ému et inquiet, et plusieurs même éprouvaient un secret remords d'avoir laissé le jeune homme partir seul pour une si dangereuse expédition. II Antoine Gilet, cultivateur aisé, qui habitait avec ses deux filles, Louise et Thérèse, une maison isolée entre Roanne et le Coo, avait projeté, depuis plusieurs semaines, de faire le voyage de Verviers, où l'appelaient des affaires pressantes. Un matin, voyant que le temps était favorable et que la gelée avait durci la neige, il se mit en route, avec promesse d'être de retour le jour d'après. Mais, dans la nuit qui suivit son départ, la température changea tout à coup, et il recommença à neiger de plus belle. Le soir, on attendit vainement Antoine. Le surlendemain, ses filles obtinrent à grand'peine que deux habitants du village, moyennant trois couronnes, iraient jusqu'à Verviers, à la recherche de leur père. Assise au coin du feu, Thérèse attendait avec anxiété leur retour, tandis que sa sœur Louise était occupée à repasser une collerette. Les deux jeunes filles n'avaient en elles rien qui pût faire deviner qu'elles étaient sœurs : Thérèse, pâle, frêle et blonde, annonçait la douceur et la mélancolie; Louise, l'aînée, était une brune piquante dont la physionomie avait quelque chose de dur et d'impérieux. — Comme tu te presses, Louise! dit Thérèse en voyant que sa sœur, après avoir fini de repasser la collerette, allait entreprendre de plisser un bonnet. — Eh! répondit celle-ci, voilà déjà qu'il est cinq heures; on m'attend au Coo, chez Gilles Benoît, pour six heures. — Comment, ma sœur, dans un pareil moment, tu songerais à aller danser? — Pourquoi pas? reprit sèchement Louise. — Alors que peut-être notre pauvre père... Thérèse n'acheva pas; les sanglots étouffèrent sa voix. — Qu'est-ce que ça peut y faire, que je danse ou non? dit Louise. C'est quand on a du chagrin qu'il faut chercher le plaisir. En ce moment on frappa à la porte; Thérèse, au comble de l'émotion, alla ouvrir en chancelant. Deux hommes entrèrent. La jeune fille regarda avidement derrière eux pour voir si personne ne les suivait. Elle ne vit rien. Elle interrogea les nouveaux venus d'un regard plein d'angoisse. — Il a quitté Verviers avant-hier, vers trois heures... c'était tard, dit l'un d'eux. Thérèse se sentit défaillir. — Mais, se hâta de reprendre le second en faisant un signe à son compagnon, il parlait aussi, avant son départ, de se rendre à Herve... il y sera bien sûr allé, et on l'aura retenu. Thérèse tomba accablée sur sa chaise en s'écriant: — Non! non! c'est un vain espoir... Pauvre père! pauvre père! il sera mort dans la neige... Et elle sanglota à se briser la poitrine. Pendant ce temps, il eût été difficile de saisir ce qui se passait dans l'âme de Louise; ses sourcils s'étaient bien froncés, mais le reste de son visage était resté calme. — Allons, allons, Thérèse, dit-elle, tu es désolante avec tous ces airs... Quand on t'affirme qu'il est bien sûr allé jusqu'à Herve... pourquoi veux-tu absolument voir les choses du mauvais côté? — Insensée, reprit Thérèse , crois-tu qu'il nous laisserait dans cette inquiétude?... Ah! tu devrais mieux connaître son cœur... Elle ne put en dire davantage. Les deux hommes se retirèrent silencieusement, émus eux-mêmes de cette poignante douleur. Louise se remit à son repassage. Quand elle eut fini, elle se rendit dans la chambre voisine, et au bout d'un quart d'heure, elle reparut en costume des dimanches. Thérèse, qui s'était tenue assise près du foyer, la tête dans ses mains et le visage inondé de larmes, fit un geste de profonde surprise en voyant sa sœur: — Est-ce possible, tu songerais encore à aller danser après les tristes nouvelles que nous venons d'apprendre ?... Ce serait un grand péché! La promise de Bertrand se mordit les lèvres rougit et balbutia quelques mots pour dire qu'elle était engagée, et qu'il n'était pas certain, d'ailleurs, qu'elle danserait. — N'importe, observa Thérèse; se montrer dans un bal, en un tel moment, cela ne peut pas être... Je ne sais pas comment tu peux même y songer; puis tout le monde te jettera la pierre, sois-en persuadée. — Mais, répondit Louise avec un embarras croissant, c'est toi qui t'imagines qu'un malheur est arrivé à notre père... Nous ne savons rien, et tu veux que nous fassions comme si c'était réel! Tu es ridicule, après tout. — Soit, mais le doute seul n'est-ce pas déjà une bien grande douleur, et ne commande-t-il pas de nous recueillir et de prier?... — Ce sont de mauvaises raisons, dit Louise d'un ton qui trahissait une sourde colère de se voir contrariée; si tu aimes à vivre comme une béguine, fais-le; seulement laisse agir les autres à leur goût : je ne vois pas qu'il y ait du mal à rechercher la société, parce qu'on aurait quelque raison d'être triste; bien au contraire. Et en disant cela, elle se dirigea vers la porte. — Ainsi, Louise, tu es décidée? — Oui. — Oh! ma sœur, je t'en supplie, reste avec moi; prions pour que Dieu nous rende sain et sauf notre père bien-aimé, s'il est encore en vie, ou qu'il le reçoive en sa divine miséricorde, s'il est mort sans secours, abandonné dans la fagne, mort de faim et de froid, peut-être sous la dent des loups... Mais Louise tenait déjà en main le pommeau de la porte. — Songe au moins à toi alors, reprit Thérèse. Faire seule, à cette heure, un trajet de plus d'une demi-lieue, le long d'un bois... Louise n'entendit pas les dernières paroles de sa sœur : elle avait franchi le seuil de l'habitation et courait déjà vers le Coo. — Sainte Vierge, pardonnez-lui, car elle ne sait ce qu'elle fait! s'écria la bonne Thérèse en se jetant à genoux devant une image de la mère du Christ. Il y avait à peu près vingt minutes que Louise avait quitté la maison paternelle, lorsque Thérèse entendit frapper violemment sur le volet de la fenêtre. Elle demanda qui était là. — Moi, Bertrand, répondit une voix haletante, ouvrez vite. En effet, c'était Bertrand, armé d'un fusil à deux coups et d'une fourche. — Jésus! s’exclama Thérèse, pourquoi êtes-vous ainsi armé? — Où est Louise? demanda vivement le jeune homme en parcourant la chambre des yeux. — Elle a voulu absolument aller au Coo, malgré mes instances. — Au Coo! dit Bertrand d'un air consterné. Mais non, c'est impossible !... — Certainement qu'elle y est allée... Mais qu'avez-vous donc ? vous pâlissez, vous tremblez... Et, en effet, Bertrand s'était jeté sur une chaise comme si ses jambes ne pouvaient plus le supporter. — Les loups ! les loups ! s'écria-t-il ! ô mon Dieu!..' — Que dites-vous là, Bertrand, expliquez-vous, de grâce? — Je suis accouru, parce que Jean-Noël, du Ruy, est arrivé chez Gilles à moitié mort de peur pour avoir rencontré sur sa route deux énormes loups. Je ne les ai pas vus, mais je n'ai pas rencontré Louise non plus. Comprenez-vous?... Un jour affreux se fit soudainement dans l'esprit de Thérèse. Elle prit un jupon, le plaça sur ses épaules en forme de mantelet, et dit à Bertrand: — Vite, vite, partons! — Mais j'irai seul; à quoi bon vous exposer? Vous ne pouvez m'être d'aucun secours. Pour toute réponse, l'héroïque jeune fille prit une longue épée suspendue près de la cheminée, trophée que gardait son père, qui avait été au service de l'Autriche. Quelqu'effort que fît Bertrand, afin de la retenir, elle voulut absolument l'accompagner pour aller à la recherche de sa sœur. Ils prirent le chemin qui conduisait au Coo, et comme la lune venait de se lever, ils s'efforcèrent de découvrir dans la neige les traces des pas de Louise. Ils y parvinrent et les suivirent jusqu'à une grande distance. Puis ils les perdirent tout à coup de vue, mais ils remarquèrent, avec un indicible serrement de cœur, que la neige, à gauche du sentier, semblait avoir été balayée... Tout à coup Bertrand, qui marchait en avant, entendit un bruit étrange dans les taillis, a quelque distance: il se mit a crier : - Louise, est-ce toi? Personne ne répondit, mais le bruit continua, bruit inexplicable et qui ne ressemblait a aucun de ceux qui peuvent troubler le silence des solitudes ardennaises. Bertrand fit alors signe a sa compagne de ne pas bouger et s'avança en rampant. Puis soudain deux coups de feu, tirés presque simultanément, retentirent dans les profondeurs de la vallée, et le jeune homme disparut derrière les cépées, où se fit entendre aussitôt un cri rauque, désespéré, effrayant. Thérèse se hâta d'accourir. Qu'on juge de l'horreur du spectacle qui frappa ses regards : Dans un enfoncement, le long de la côte, près d'une fontaine , elle vit , étendus sur le sol et formant un groupe sans nom, un groupe indescriptible, Bertrand évanoui, deux animaux monstrueux qui râlaient, et le corps de sa sœur, affreusement déchiré, au milieu d'une mare de sang A la fonte des neiges, on trouva dans la fagne, au-dessus de Spa, des ossements épars, mêlés à des lambeaux de vêtements qu'on reconnut appartenir au malheureux Antoine Gilet, qui, selon toute vraisemblance, avait été attaqué et dévoré par des loups affamés. Toujours est-il qu'on prétendit que le ciel, en faisant mourir Louise de la même manière que son père, avait voulu la punir de son manque de piété filiale. Quant à Thérèse, elle épousa Bertrand, et la Fontaine aux Loups devint pour eux un but de pèlerinage, et pour la contrée un lieu célèbre, — à tel point que, pendant bien longtemps, les bonnes femmes eurent pour coutume de faire boire à leurs enfants de l'eau de cette fontaine, de préférence à toute autre, parce qu'elle leur donnait, prétendaient-elles, du courage et plus de cœur pour leurs parents. — La drôle de superstition, n'est-ce pas, monsieur? me dit en riant le malin paysan de Roanne qui me raconta cette histoire, qu'il tenait de son aïeul; mais, heureusement, ajouta-t-il, qu'elle est aujourd'hui tout à fait déracinée! — Tant pis, répondis-je, car c'était là, au fond, un touchant hommage rendu à la mémoire de Bertrand, l'homme courageux, et de Thérèse, la fille pieuse.

mardi 6 novembre 2012

Mme Victoire-Louise-Marie-Thérèse de France.

Jean-Philippe de Villembreuse
Un magnifique tableau de Mme Victoire-Louise-Marie-Thérèse de France,agée de 15 ans .. dite Madame Quatrième puis Madame Victoire (1745), née à Versailles le 11 mai 1733 et morte à Trieste le 7 juin 1799, fut l'une des huit filles de Louis XV et Marie Leszczynska. Le tableau est de Jean-Marc Nattier 1748