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vendredi 9 novembre 2012
La tourelle cachée de l'enclos des templiers.
LA TOURELLE CACHÉE DE L’ENCLOS DES TEMPLIERS
Qui se doutait que le 73 de la rue Charlot (III e ) cachait derrière une façade ordinaire les vestiges de l’une des tours d’enceinte de l’ancien enclos des Templiers, édifiée vers 1240 ? Alerté par un riverain, Gérard Simonet, président de l’association Vivre le Marais, s’est alarmé de l’environnement délabré dans lequel se trouve ce joyau du patrimoine parisien. « C’est pourquoi j’ai voulu prévenir les habitants du Marais et la mairie du III e de l’existence de ce site exceptionnel. Il faut absolument conserver la mémoire d’un monument historique aussi remarquable. » Dernière trace matérielle du célèbre enclos des Templiers qui fut détruit en 1806 sur ordre de Napoléon, cette tour de pierre, portée par un très beau mur d’assise, fait 5 m de diamètre pour environ 10 m de hauteur. Elle est désormais au milieu de gravats accumulés pendant les travaux de rénovation entrepris depuis trois ans par la copropriété de l’ensemble immobilier. Pourtant, la rue Charlot se situe dans le quartier historique du Marais, un secteur protégé selon les règles d’urbanisme très strictes du plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV). Connue des architectes des Bâtiments de France La tourelle est connue des architectes des Bâtiments de France (ABF) qui confirment « surveiller » régulièrement l’évolution des travaux. « Le chantier en cours est conforme mais n’avance pas, regrette Sophie Hyafil, en charge des III e et IV e arrondissements pour les ABF. Il semble en effet s’être stoppé. » « De toute façon, cette tour, on ne la voit pas », prétexte le syndic de la copropriété. « Il s’agit d’une propriété privée qui n’est pas ouverte aux visiteurs », argumente encore une personne chargée du dossier. Par manque de moyens et sans doute d’intérêt, ce vestige très rare n’a jamais bénéficié d’une attention digne de son histoire. Des constructions parasites se sont greffées sur lui au fil du temps, avec, notamment, un atelier qui a été détruit ces dernières années. Ces bâtiments, qui accueillent des locataires et des activités commerciales, ne peuvent plus aujourd’hui être déconstruits. « C’est très dommage », confie Sophie Hyafil. « L’idéal aurait été de faire, au cours des travaux actuels, un grand hall qui aurait mis en valeur l’édifice. » Pour monter un tel projet, la solution serait de se tourner vers des associations telles que la Fondation du patrimoine, qui essaye de préserver le petit patrimoine situé dans des domaines publics et privés en les soutenant financièrement. Mais pour obtenir cette aide, le vestige doit impérativement être visible de la voie publique… ce qui n’est pas le cas de la tourelle. Résultat, aujourd’hui, de nombreux Parisiens passent encore chaque jour devant le 73 de la rue Charlot… sans deviner le trésor qui leur échappe.
Cet article a été publié dans la rubrique Paris III. Le Parisien.
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2 réflexions au sujet de « LA TOURELLE CACHÉE DE L’ENCLOS DES TEMPLIERS »
La France pittoresque
9 novembre 1799 : coup d’Etat du 18 brumaire an VIII et renversement du Directoire
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Nous ne nous arrêterons pas à retracer la longue série de désordres, de calamités, d’erreurs, de fautes ou de crimes qui provoquèrent et nécessitèrent la journée éternellement mémorable du 18 brumaire. Mais les moindres détails de cette journée sont précieuses pour l’histoire...
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jeudi 8 novembre 2012
Blanche de Montfort et le chevalier au panache rouge.
Photo Même combat.
Blanche de Montfort et le chevalier au panache rouge
"Les légendes du Val d'Amblève"
par Marcellin La Garde
(1818 - 1889)
I
Parmi les poétiques débris du moyen âge qui jonchent encore le sol de la Belgique, rien ne surpasse en intérêt et en beauté pittoresque les ruines de l'ancien château d'Amblève. Situation admirable, aspect imposant, antiquité reculée, souvenirs de sièges, de combats et de drames intimes, apparitions fantastiques : elles ont tout ce qui peut frapper à la fois les regards et l'imagination.
Désigné dans la contrée sous le nom de « Château des quatre fils Aymon » et dans plusieurs chartes sous celui de Château-Neuf (Novum Castellum), Amblève, qui peut fort bien avoir été une redoute romaine faisant partie du vaste système de forteresses élevées contre les barbares d'au delà du Rhin, fut positivement une résidence carlovingienne. Il est même permis de croire qu'il donna lieu à la célèbre bataille qui se livra au pied de ses murs en 717, et dont un moine de l'ancienne abbaye de Malmedy a donné une curieuse version :
Les Neustriens, soumis aux Austrasiens, ayant résolu de profiter de la mort de Pépin de Herstal pour essayer de reconquérir leur indépendance, s'attachèrent Radbod, duc des Frisons; commandés par ce chef et par Rainfroy, leur maire du palais, ils allèrent assiéger Cologne, où se trouvait la régente Plectrude.
Mais Charles Martel, ou plutôt Martin (comme la chose semble aujourd'hui démontrée), les repoussa et les poursuivit, l'épée dans les reins, à travers la forêt des Ardennes. Ils vinrent camper sur les rives de l'Amblève, tout près de Château-Neuf. Charles, résolu à les attaquer dans cette situation, rencontra heureusement sur sa route une vieille femme qui lui témoigna son étonnement de le voir, dans un pays sauvage, se hasarder avec aussi peu de monde à la poursuite d'une armée considérable : elle lui dit qu'elle connaissait un moyen infaillible de mettre l'ennemi en déroute sans aucun danger pour lui et les siens. Le jeune chef l'ayant invitée à s'expliquer, elle lui conseilla d'ordonner aux soldats d'attacher des branches d'arbres à leurs casques et à la tête de leurs chevaux, de se couvrir eux-mêmes de feuillage et d'herbe, et de s'avancer ainsi lentement et sans bruit vers l'ennemi. Charles trouva l'avis excellent. Arrivé à proximité de l'endroit où Rainfroy et Radbod avaient planté leurs tentes, il employa une partie de la nuit à faire ses préparatifs d'après le plan qui lui avait été suggéré.
Au point du jour, les Neustriens et les Frisons virent, sur le versant de la montagne voisine, une forêt qui semblait s'avancer vers eux.
Pendant qu'ils s'interrogent avec trouble et inquiétude, la forêt continue à marcher, comme poussée par une puissance invisible. Enfin, un grand bruit retentit, les arbres se penchent, tombent et découvrent une foule de guerriers qui se précipitent dans le camp neustrien où nul ne s'attendait à cette brusque attaque. Vigoureusement chargées par la petite bande de Charles, les armées neustrienne et frisonne sont taillées en pièces.
Les noms de Rabot-rive et de Martin-rive, restés à deux endroits situés au bas de la montagne sur laquelle le château est assis, désignent les deux camps; des débris d'armes, une foule d'ossements qui y ont été découverts à différentes époques, ne laissent aucun doute sur le lieu où se livra cette mémorable bataille qui fut le prélude des victoires de Vincy et de Soissons, lesquelles donnèrent définitivement la suprématie à la France de l'Est sur celle de l'Ouest. Or, ne peut-on présumer avec vraisemblance que les Neustriens et les Frisons, quand Charles les attaqua, étaient occupés à faire le siège de la forteresse d'Amblève, qu'ils devaient avoir intérêt à posséder, et qui aurait été ainsi le pivot d'un grand événement historique ?
Quoi qu'il en soit, après la mort de Charles, des différends ayant éclaté entre ses successeurs, Pépin le Bref et Carloman d'un côté, et son fils naturel Griffon de l'autre, celui-ci, vaincu par ses frères, fut enfermé dit le chroniqueur Aimoin « in Novo Castello quod juxta Arduennam situm est ». Plus tard, en 862, Lothaire de Lorraine y signa le diplôme confirmant la donation faite, par l'empereur son frère, de la terre de Sprimont, aux moines de Stavelot, qui se trouvèrent ainsi posséder Amblève, chef-lieu de la dite terre.
Mais en 1085, l'abbé Rudolphe céda celle-ci, à titre d'engagerai et hormis les dîmes, au sire Mazon de Roanne, moyennant « un cheval et une charretée de vin, le tout d'une valeur de six marcs ». Ce fief étant venu à relever de la maison de Brabant, le château fut assiégé par les adversaires de Jean 1er pendant la guerre pour la succession du Limbourg; mais le Brabançon les força à la retraite à la suite d'un combat sanglant qui eut lieu dans la gorge de Nierbonchera, entre Aywaille et Florzé.
Un drame affreux, qui s'accomplit à Amblève à la fin du XIVe siècle, engagea le dernier des Roanne à renoncer au inonde, et Jeanne de Brabant fut, comme suzeraine, mise en possession du manoir tombé en déshérence; mais plus tard, cession en fut faite par Antoine de Bourgogne au sire de Montjardin, des mains duquel il passa, toujours par engagère, dans celles de la famille de Lamarck, qui le posséda jusqu'en 1587, où les habitants de Sprimont mirent la somme nécessaire à son rachat à la disposition de Philippe II, à condition de pouvoir le démolir. Et le géant de pierre, qui avait résisté à tant d'attaques, tomba misérablement sous la pioche de quelques centaines de manants !
Depuis l'année 1400 jusqu'à l'époque de sa destruction, le château d'Amblève ne fut jamais habité par ses possesseurs, qui se bornèrent à y mettre des soudards en garnison; et le terrible Sanglier des Ardennes lui-même, après y être resté quelques jours pendant sa lutte avec l'évêque Jean de Horn et Maximilien d'Autriche, déclara qu'il préférait avoir à combattre à lui seul toute une bande de malandrins plutôt que de passer une nuit de plus dans ce maudit castel.
Que s'y passait-il donc de si effrayant, alors qu'il était debout ? Et aujourd'hui encore, qu'il n'offre plus que des pans de murs croulants et des souterrains effondrés, que s'y passe-t-il pendant certaine nuit d'automne pour que, à cette date, on craigne tant d'en approcher ?
Le récit qu'on va lire donnera la clef de ce sombre mystère.
II
Dans une salle du château de Montfort-sur-1'Ourthe, un soir de la fin d'octobre de l'année 1399, trois personnes étaient assises sous le vaste manteau d'une cheminée où pétillaient de gros rameaux de chêne : un vieillard, une jeune fille et un page de seize à dix-sept ans.
Le vieillard était le châtelain, sire Hugues de Montfort. Les nombreuses cicatrices qui sillonnaient son crâne chauve, le tronçon de bras qui s'agitait à son épaule et qu'il masquait dans la manche d'un vaste pourpoint, le trophée de lances et de glaives brisés appendus à son foyer, prouvaient qu'il avait parcouru avec honneur la carrière des armes.
Il gardait un silence austère et paraissait écouter avec attention une lecture que lui faisait le page, dans un manuscrit sur parchemin aux enluminures brillantes. Quand la lecture fut terminée, le vieillard passa la main sur son front et fit entendre un long bâillement. La jeune fille, encore sous l'émotion que les événements narrés dans la chronique avaient fait naître en elle, posa sur une table l'écharpe qu'elle brodait et s'écria :
— Oui, ce fut une vengeance bien terrible, mais elle fut juste !...
Sire Hugues la regarda d'un air sévère.
— La vengeance n'est jamais juste, Blanche, lui dit-il. Toutes les méchancetés, toutes les trahisons dont nous sommes souvent victimes, nous devons les prendre comme venant de la main de Dieu, qui veut éprouver notre résignation et nous accorder, dans l'autre monde, la récompense des maux que nous souffrons dans celui-ci. Je vous vois toujours sourire aux idées de vengeance, Blanche. Chaque fois que Bernard nous lit une des chroniques écrites par Mandulphe, l'ancien ménestrel, je vous vois trépigner et bondir lorsqu'il est dit qu'une demoiselle, éprise d'un fol amour, se venge d'une rivale ou d'un amant infidèle, ou qu'un châtelain tue sa dame dans les bras d'un ravisseur. Bernard, continua-t-il en s'adressant au page, je vous défends de lire désormais à la veillée le livre de Mandulphe : les aventures qui y sont racontées sont dangereuses pour les jeunes têtes. Lisez-nous plutôt le Miroir des Nobles de Hesbaie, que j'ai reçu en don du brave chevalier de Hemricourt.
Le page échangea avec la jeune fille un regard d'intelligence et serra précieusement le manuscrit dans son sein.
— Bernard, ajouta Hugues en se levant, prête-moi ton épaule pour regagner ma chambre, je me sens fatigué et j'ai envie de me coucher, quoique la soirée soit à peine au milieu de son cours.
Au moment où Bernard exécutait cet ordre, le vieillard aperçut sur la table l'écharpe que brodait Blanche.
— Ma fille, pour qui est cette écharpe que depuis si longtemps tu embellis de fleurs d'azur et d'or ? Blanche rougit et ne répondit pas.
— Oh ! je le sais, va, reprit Hugues; mais brûle cette écharpe et laisse ton amour s'éteindre, car Dieu sait si celui auquel tu l'as destinée reviendra jamais vers toi.
— Quoi ! s'écria Blanche en pâlissant, auriez-vous appris que quelque malheur était advenu à Raoul ?
— Non, répondit le vieillard, rien de fâcheux n'est sans doute arrivé au sire de Renastienne ; seulement, comme voilà quinze grands jours qu'il ne nous a fait visite, et que nous sommes même absolument sans nouvelles de lui, cette absence permettrait de supposer... qu'il t'a oubliée... Mais je suis peu expert aux choses d'amour. Viens, Bernard.
Et il sortit de la salle, appuyé sur le bras du page.
Dès que son père se fut éloigné, Blanche se leva et alla s'accouder sur l'appui d'une fenêtre d'où l'on apercevait le château de Renastienne, situé en face de Montfort. C'est par cette fenêtre qu'elle voyait venir Raoul, qu'elle le voyait descendre la colline, traverser l'Ourthe et aborder avec sa nacelle au pied du rocher gigantesque servant de base au manoir. Mais ce soir-là, comme les précédents, le chemin qui conduisait à Renastienne était désert, aucune nacelle ne fendait les flots, et l'heure à laquelle venait d'ordinaire Raoul était passée.
La châtelaine de Montfort demeura ainsi longtemps immobile, absorbée dans ses pensées. Elle prit son mouchoir et sembla essuyer une larme. Tout -à coup elle sentit une douce main se poser sur son épaule et, se retournant avec précipitation, son regard voilé de pleurs aperçut la gracieuse figure de Bernard.
— Oh ! Bernard, dit-elle, mon ami chéri, tu fais bien de me consoler. Toujours quand je souffre, tes paroles enfantines et naïves me sont si douces à entendre; j'aime tant à te voir enfant, heureux, calme et sans que ton cœur entre pour rien dans tes émotions. Oh ! va, je regrette bien les jours où j'étais enfant comme toi, et à l'abri des passions qui déchirent et torturent l'âme.
Le page la regarda et sourit avec dédain et ironie.
— Eh ! qui vous dit donc, noble damoiselle, que mon cœur est calme ? Qui vous dit que, sous l'enveloppe d'un enfant, Dieu n'a pas mis un cœur d'homme, qui gémit en silence, et que les passions aussi déchirent et torturent ?
Blanche regarda avec étonnement son page qu'elle entendait ainsi parler pour la première fois. Un tremblement convulsif agitait le jeune homme; son regard, d'ordinaire si pur, si doux, jetait un reflet étrange.
— Eh quoi ! mon gentil page, dit Blanche en sou riant, te serais-tu épris d'amour pour quelqu'une de mes chambrières ? Confie-moi cela, enfant, et je te rendrai heureux en te fiançant à celle que tu aimes.
— Une chambrière ! Oh non !... s'écria Bernard.
Et il s'avança vers Blanche, saisit sa main et voulut courber le genou.
Mais il s'arrêta court. Dans le silence du soir, on entendait le bruit des pas d'un cheval qui galopait avec rapidité sur le pavé de l'avenue.
Le coursier s'arrêta à l'entrée du pont-levis, qui fut levé aussitôt, et Blanche, regardant à travers une fenêtre s'ouvrant sur la cour, vit avec joie briller l'armure du sire de Renastienne qui, peu d'instants après, fut introduit dans la salle. Le page voulut sortir et lança à Raoul un regard plein de haine; mais Blanche lui ayant fait signe de demeurer, un éclair de bonheur brilla sur ses traits et il se plaça dans un coin où il se mit à jouer avec une levrette.
Le sire de Renastienne s'avança vers Blanche qui le salua froidement. Après avoir échangé quelques mots, ils s'assirent près du foyer. Blanche se plaça du côté opposé à Raoul et il se fit entre eux un long silence que ce dernier interrompit enfin en disant :
— Blanche, je m'aperçois que vous êtes mécontente de moi. Mais il n'a pas dépendu de ma volonté d'agir autrement à votre égard. Voyez, d'ailleurs...
Et entrouvrant son pourpoint, il montra sur sa poitrine une blessure qui commençait à se cicatriser. La jeune fille poussa un cri d'effroi, et ses traits perdirent l'expression de froideur et d'indifférence simulée qu'ils avaient prise jusque là.
— Ah! Raoul, dit-elle, pourquoi toujours ainsi mettre votre vie en péril ? Malheur vous adviendra certainement un jour.
— Ce n'est point en combattant pour mon bon plaisir que cela m'est advenu, répondit le chevalier. Les Liégeois sont en guerre avec leur évêque, Jean de Bavière, et j'avais cru que je ne serais pas de trop parmi eux; mais un larron d'archer, au moment où je m'y attendais le moins, m'a porté avec une force telle le coup dont vous voyez la trace, que ma cuirasse a été outrepassée. Il allait m'achever lorsque le vaillant Humbert de Roanne, sire d'Amblève, qui était à mes côtés, lui asséna un coup si violent sur le casque que la cervelle du soudart vint souiller mon armure. Voyant que j'étais blessé, le comte m'a donné les soins les plus touchants, et lorsque enfin Jean de Bavière a été obligé de pactiser avec les Liégeois vainqueurs, il a voulu que j'allasse passer quelques jours à son bon château d'Amblève; j'y suis depuis avant-hier, et c'est de là que je viens à la hâte vous présenter mes hommages, car Humbert est un hôte qui ne laisse guère de loisir à ses invités. Mais il se fait tard, et l'obscurité est grande ce soir. Je vais vous souhaiter une bonne nuit et des songes riants.
— A demain, sans doute ? dit Blanche d'un air interrogateur.
— Demain... non, répondit le chevalier avec embarras, Humbert désire que je joue un rôle dans une pièce qu'il a montée.
— Quelle pièce ? Un mystère, une sotie ?
— Non. Vous saurez cela... Le sire d'Amblève a des desseins cachés... Les lois de l'hospitalité et de la reconnaissance veulent que je lui obéisse aveuglément. Il s'agit de l'aider à déjouer adroitement certain plan qui ne lui sourit pas... «
— Soit, je vous laisse vos secrets. Mais quand nous reviendrez-vous ?
— Ma foi, je ne puis le dire... Bientôt, j'espère.
— Dites un jour ou l'autre, reprit Blanche, cruellement blessée de ces réponses évasives.
Le chevalier resta silencieux, rajusta son armure, passa la main sur le tranchant de sa bonne dague pour sentir si rien ne l'avait émoussé et, après s'être incliné profondément devant la damoiselle, il gagna la cour du manoir, remonta sur son coursier et reprit le chemin qui devait le conduire vers Amblève.
Blanche, dès que Raoul de Renastienne se fut éloigné, demeura consternée. Il ne lui avait pas parlé de son amour comme autrefois; pas un mot de tendresse n'était sorti de sa bouche, il était resté froid et indifférent et n'avait fait que deviser de ses combats et du sire d'Amblève; puis ses dernières paroles, comment les interpréter ? Elle répéta plusieurs fois avec désespoir :
— Il n'a plus d'amour pour moi! Il a donné son cœur à une autre et peut-être sa visite avait-elle pour objet de me préparer à cette révélation !
Comme elle allait se retirer, Bernard s'avança vers elle et lui dit :
— Noble damoiselle, voici un parchemin que je trouve à la place où le sire Raoul s'est assis.
Blanche prit le parchemin et y aperçut les armes des seigneurs d'Amblève : deux lions sur fond de sable. Alors une curiosité invincible la poussa à ouvrir ce billet et à prendre connaissance de ce qu'il contenait. Elle l'ouvrit donc et lut ces mots :
« Sire chevalier, ma fille a fait la promesse qu'elle n'accorderait sa main qu'à celui qui se serait distingué par sa vaillance et la force de ses armes. Donc si vous l'aimez d'amour vrai, venez au tournoi que je donne pour célébrer l'anniversaire de sa naissance, le 29 du présent mois d'octobre, et où doivent combattre tous les nobles chevaliers de nos contrées qui recherchent Mathilde en mariage, et si vous parvenez à les vaincre, elle sera à vous. »
Au bas se trouvait une date, vieille de quinze jours déjà, et cette signature : « Humbert d'Amblève ».
Blanche alors comprit tout.
Mathilde était la fille unique et chérie du sire d'Amblève; comme la châtelaine de Montfort, elle était surtout renommée dans le pays par l'esprit bizarre qu'elle avait puisé dans les poésies des trouvères et dans les romans de la chevalerie dont elle faisait sa lecture favorite. Raoul, en la voyant, avait été captivé par ses charmes; il avait oublié pour elle les serments qui le liaient à Blanche; le lendemain, il allait combattre aux joutes pour obtenir sa main, et sa présence à Montfort, ce soir-là, jointe au langage mystérieux dont il s'était servi, avait peut-être un double but : en cas de succès, elle préparait une rupture; en cas de défaite, elle ouvrait les voies à un raccommodement.
— S'il allait être vainqueur ! pensa Blanche avec angoisse. Oh ! mon Dieu; et pas un adversaire pour lutter contre lui avec chance de succès, aucune valeur à opposer à la sienne, aucun bras pour faire plier son bras!
Elle versa des larmes de rage; sa poitrine s'oppressa, un feu sombre jaillit de ses yeux noirs, des paroles de vengeance tombèrent de ses lèvres.
De terribles passions se livraient en elle un furieux combat, car c'était une nature ardente que la sienne. Tout à coup, elle se frappa le front, une idée subite parut s'y faire jour.
— Raoul ! Raoul ! s'écria-t-elle, chevalier indigne de mon amour, lâche et félon, tu ne seras pas vainqueur! Mathilde ne sera point à toi! Dieu ne viendra point en aide à pareille trahison!...
— Non ! dit avec énergie une voix derrière elle. Elle se retourna vivement.
— Encore vous, Bernard, encore vous, dit-elle avec humeur. J'ai besoin d'être seule, laissez-moi; allez vous reposer, je vous en prie.
Le page laissa tomber sur elle un regard triste et résigné et, le cœur gonflé de larmes, il regagna sa chambre dans la tourelle en murmurant ces mots :
— Si elle voulait, pourtant !
III
Raoul ne tarda pas à se féliciter d'avoir eu la précaution de revêtir son armure et de se munir de sa meilleure dague; à peine eut-il fait une lieue de marche qu'un bruit, dont il ne put se rendre compte de la nature, se fit entendre derrière lui. Il se retourna et ne vit rien; la nuit était devenue de plus en plus sombre... Le même bruit se répéta longtemps encore, mais le chevalier crut que c'étaient les arbres de la route qui s'entreheurtaient au souffle du vent d'automne, ou des partisans du prince fuyant secrètement Liège, ou une troupe de bohémiens maraudeurs marchant de nuit pour mieux se livrer à leurs déprédations. Il fit doubler le pas de son cheval qui jusque là avait marché très lentement; enfin il parvint près d'Amblève et déjà il voyait poindre dans la nuit le donjon du château.
Il s'arrêta un instant à l'endroit où des préparatifs, avaient été faits pour le tournoi du lendemain.
— C'est donc ici, pensa-t-il, que va se décider ma destinée, que je devrai déployer une valeur surhumaine, vaincre tous mes rivaux ou perdre à jamais celle sans laquelle mon bonheur est désormais impossible en ce monde.
Il était encore livré à ces pensées lorsqu'il lui sembla que le bruit qu'il n'avait cessé d'entendre devenait plus distinct.
Il se retourna de nouveau : la lune venait de sortir des nuages qui l'entouraient, et il vit enfin un cavalier armé de toutes pièces et dont le casque était ombragé d'un panache couleur de feu. Raoul, croyant qu'il en voulait à sa vie, l'attendit en se raidissant sur ses arçons; mais le personnage inconnu fit prendre le galop à son cheval et passa outre, en levant sa lance en signe de défi et en la dirigeant vers le champ du tournoi. Le sire de Renastienne voulut suivre son provocateur, mais celui-ci avait une grande avance sur lui et finit par se perdre dans l'éloignement. Tout en songeant à cette rencontre, Raoul arriva devant la porte du château d'Humbert.
Le cavalier au panache rouge, lui, s'arrêta dans un pré au bord de l'Amblève, sauta en bas de son coursier, le laissa paître, se coucha au pied d'un arbre et s'enveloppa dans son manteau en attendant le jour.
Un tournoi, à une époque où ces sortes de jeux étaient devenus rares dans le pays de Liège, un tournoi dont une riche héritière, renommée par sa beauté et son savoir, recherchée par de nombreux soupirants, avait voulu elle-même être le prix, c'était, on le conçoit, un événement capital dont toute la noblesse s'entretenait.
Les uns accusaient Mathilde de présomption et son père de faiblesse pour avoir consenti à une chose qui n'était plus dans les usages; les autres, au contraire, trouvaient qu'il était louable d'en revenir aux nobles et aventureuses traditions de la vraie chevalerie.
Toujours est-il qu'au jour fixé, un grand nombre de jeunes chevaliers arrivèrent de toutes parts, suivis de pages et d'écuyers, armés de pied en cap, la lance haute, l'estoc à la ceinture et portant les couleurs de Mathilde alliées à leurs couleurs.
Parmi eux se trouvait celui qui, la veille, avait chevauché derrière Raoul. La visière de son casque était baissée et cachait entièrement ses traits; il ne portait sur son écu ni devise ni armoiries; le mystère dont cet inconnu s'entourait, et que les règles du tournoi autorisaient, ajoutait un vif intérêt à la fête.
Les champions se rendirent sur le terrain où les joutes allaient avoir lieu et où avait été établie une arène vaste, entourée de loges et de gradins destinés à recevoir les spectateurs, et que surmontaient des banderoles et des écussons.
Peu après, Mathilde arriva, étincelante de parure et de beauté, accompagnée d'une suite nombreuse de damoiselles.
Le sire de Renastienne marchait à côté d'elle, lui parlant bas et souriant. Lorsqu'elle fut au pied de l'estrade, préparée peur 1er dames et pour la famille d'Humbert, Raoul ôta son gantelet et l'aida à monter. Elle lui octroya, en récompense, la grâce Je prendre un baiser sur sa main blanche et couverte de pierreries fines; puis il alla se mêler aux combattants.
On remarqua que, pendant ce temps, une agitation extraordinaire se manifestait chez le chevalier au casque empanaché; sa cuirasse semblait trembler, sa main étreignait avec force la garde de son épée et il tourmentait de ses éperons les flancs de sa monture.
Enfin, un héraut d'armes s'avança et, suivant la coutume, déclara d'une voix vibrante le tournoi ouvert et invita tout preux chevalier, guidé par l'amour et la gloire, à prendre part à la lutte. Il annonça ensuite que noble et haute damoiselle Mathilde de Roanne et d'Amblève accorderait sa main au plus vaillant des jouteurs, à celui dont le bras et le cœur auraient triomphé de tous. Puis les fanfares résonnèrent et la barrière s'ouvrit.
Deux chevaliers entrèrent d'abord en lice, les sires de Renastienne et de Louveignez. Le premier portait son blason de gueules à l'aigle d'argent, le second portait le sien losange d'argent et d'azur. Une haine ardente les animait l'un contre l'autre : le sire de Louveignez aimait de longue date la jeune comtesse d'Amblève, et il considérait Raoul, dont la valeur s'était maintes fois signalée, comme le seul obstacle qui s'opposait à ce qu'elle lui appartint.
Aussi, dans les coups qu'ils se portèrent, s'éloignèrent-ils plus d'une fois de la courtoisie imposée dans les joutes de ce genre. Même adresse et même vigueur se développaient de chaque côté, et l'issue fut longtemps douteuse. Enfin, le sire de Louveignez sentit ses forces décliner et un vigoureux coup de lance que lui appliqua son adversaire le désarçonna tout à fait; la rage dans le cœur, il fut forcé de rendre les armes et de reconnaître sa défaite.
C'était l'antagoniste que Raoul redoutait le plus. Aussi, le sire de Renastienne eut-il ensuite facilement raison de ceux qui s'avisèrent de répondre à son défi. La joie la plus vive rayonna dans son regard. Tous ses adversaires étaient vaincus; ses armes s'étaient couvertes de gloire. Mathilde allait être à lui !
Raoul s'abandonnait aux illusions les plus riantes, lorsqu'il se trouva en face du chevalier qui avait trouvé bon de ne pas se faire connaître, comme du reste il en avait le droit d'après les règles établies. En effet, lui seul n'avait point pris part au tournoi et l'heureux jouteur pâlit sous son heaume. Le défi que ce chevalier lui avait porté au sein de la nuit, le mystère inexplicable dont il s'entourait remplirent son âme d'une terreur superstitieuse et un pressentiment funeste vint l'assaillir; il frémit en pensant que le bonheur qu'il avait rêvé, qu'il avait cru tenir, pouvait lui échapper...
Il se mit en défense et s'arma d'une main mal assurée. Son adversaire avait une façon toute particulière de combattre, mais ses coups tombaient juste et frappaient rudement... Déjà, depuis longtemps, ils étaient en lutte, un grand nombre de lances avaient été rompues, et Raoul, à plusieurs reprises, avait failli perdre les arçons.
La fureur, le désespoir s'emparèrent alors de lui et il ne mit plus de mesure, dans ses coups; il frappait, frappait comme s'il se fût agi de défendre sa vie. Déjà quelques chevaliers se proposaient de lui faire des remontrances, déjà les juges du tournoi voulaient s'interposer entre les deux champions, déjà les femmes se sentaient prises d'un intérêt pour l'inconnu qui paraissait si frêle sous son armure et qui pourtant luttait avec tant de vaillance, quoique épuisé et haletant, lorsque celui-ci poussa un faible cri et tomba sur le sol, en abattant toutefois le casque de son adversaire et en lui faisant au front une légère blessure.
Alors un hourra s'éleva, les fanfares résonnèrent de nouveau et les chevaliers s'empressèrent à l'envi de louanger Raoul, de le reconnaître pour le plus brave entre tous.
Pendant ce temps, le vaincu s'étant relevé, marcha droit à Mathilde.
— Damoiselle, lui dit-il à demi-voix et d'un accent qui trahissait une profonde émotion, soyez heureuse ! Je vous aimais d'amour vrai, je viens de vous en donner la preuve. Adieu, je ne dois donc vous revoir jamais... Et cependant, si vous aviez quelque pitié pour moi, si, d'un autre côté, vous étiez curieuse de connaître un secret d'où dépend votre bonheur en ce monde et peut-être votre salut dans l'autre, je serai entre onze heures et minuit dans l'allée des hêtres qui conduit à Martin-Rive.
Lorsqu'il eut prononcé ces mots, il s'éloigna avec rapidité par des chemins entourés de haies, s'enfonça dans les bois, et en un instant eut disparu aux regards stupéfaits des spectateurs, parmi lesquels cet incident avait jeté naturellement un grand trouble.
Cependant, Humbert conduisit le sire de Renastienne près de sa fille et dit à celle-ci :
— Mathilde, voilà votre époux, et il est digne de ce titre, car il a conquis glorieusement le droit de le porter.
Raoul offrit la main à sa fiancée et ils gagnèrent le château où un splendide banquet attendait les invités.
IV
On conçoit que, pendant le festin, il fut généralement question de l'étrange adversaire que le sire de Renastienne avait eu à combattre en dernier lieu.
D'où venait-il ? Qui était-il ? Pourquoi avait-il voulu rester inconnu? Que s'était-il passé entre lui et Mathilde dans le court entretien qu'ils avaient eu ensemble ? C'était là des questions que chacun se faisait et auxquelles répondaient une foule de conjectures différentes.
Tout à coup, le sire de Louveignez, qui était resté morne et sombre et jetait sur le vainqueur des regards annonçant qu'il était loin de s'être résigné à son sort, adressa à voix basse à un de ses voisins un mot qui aussitôt circula à la ronde, prononcé mystérieusement. Deux ou trois des chevaliers sourirent d'un air d'incrédulité, mais un tressaillement visible se manifesta chez tous les autres.
Le Burdinal ! Tel était le mot qu'avait prononcé le sire de Louveignez. Que signifiait donc ce mot qui avait produit un effet si magique ?
Depuis des siècles régnait, dans la Hesbaye, l'Ardenne et le Condroz, la tradition que voici : les anciens racontaient que jadis, quand presque chaque semaine était signalée par un tournoi, il arrivait souvent qu'un personnage à la sombre armure, portant quelque signe bizarre et tenant baissée la visière de son heaume, semblait sortir de terre au moment où le vainqueur allait recevoir le prix de sa valeur et engageait avec lui une lutte acharnée dont le mystérieux combattant ne sortait jamais sans avoir renversé et même blessé son adversaire. Il disparaissait ensuite comme il était venu, et plus tard, on acquérait toujours la preuve que son intervention avait eu pour but d'empêcher une injustice ou de punir une félonie; car on finissait par découvrir que celui qu'il était venu combattre avait violé quelque grande loi divine ou humaine, et était indigne des faveurs de la fortune. Aussi l'apparition du Burdinal, qui semblait personnifier le génie de la pure chevalerie, était-elle grandement redoutée et ceux qui se mêlaient aux joutes avaient-ils bien soin de n'y paraître qu'après un sérieux examen de conscience.
Or, les convives d'Humbert n'ignoraient pas que Raoul avait été admis au foyer de Hugues de Montfort, son voisin, père d'une jeune fille en âge d'être courtisée...
Le Burdinal n'avait-il pas voulu donner un avertissement au chevalier, peut-être infidèle à sa parole, et la marque que celui-ci avait reçue au front n'avait-elle pas sa signification ? Voilà ce qu'insinua adroitement le sire de Louveignez et cette opinion fut bientôt celle de presque tous les assistants.
Cependant, Mathilde paraissait rêveuse et laissait sans réponse et sans sourire les doux propos de Raoul. Ce jeune homme qui avait si vaillamment combattu pour l'amour d'elle, qui s'entourait de tant de mystère, qui lui avait parlé d'une révélation importante, occupait toutes ses pensées... Elle se demanda si elle devait se rendre au lieu qu'il lui avait indiqué. Elle hésita longtemps; mais cédant à une attraction puissante, qu'aucune considération ne put vaincre, elle se décida à hasarder une démarche qu'elle s'ingénia à trouver d'ailleurs innocente et nécessaire, et de plus conforme à ce qu'avaient fait, en pareil cas, beaucoup de damoiselles dont elle avait lu les aventures.
Dix heures sonnèrent et Mathilde annonça qu'elle allait se retirer; alors le sire d'Amblève se leva et, s'adressant à son chapelain, placé à côté de lui :
— Mon révérend père, dit-il d'une voix solennelle, demain vous unirez ma fille au sire Raoul de Renastienne, et vous terminerez la cérémonie nuptiale par une messe en l'honneur de Notre-Dame pour qu'elle répande ses bénédictions sur les jeunes époux.
Quelques instants après, Mathilde et les damoiselles quittaient la salle du banquet.
La fille d'Humbert se sépara de ses compagnes et entra dans sa chambre à coucher, où elle se mit à rêver en attendant le moment du rendez-vous.
— C'est donc demain, pensa-t-elle, qu'un lien éternel va m'attacher à Raoul. Plaise à Dieu que je ne doive jamais maudire l'instant où un bizarre caprice ne m'a plus laissée libre de choisir celui qui doit partager ma destinée !
En ce moment, la grosse cloche de la tour du moutier d'Aywaille bourdonna onze fois... Mathilde se leva avec précipitation et s'affubla d'une mante noire.
— Voilà l'heure! dit-elle. Je vais donc le voir. Oh! mon Dieu, quelle agitation j'éprouve!... Mais je le connaîtrai sans doute; je saurai quel est ce secret, d'où dépend mon avenir ici-bas et dans l'autre vie, m'a-t-il assuré.
Elle ouvrit une porte secrète, descendit de nombreuses marches et se trouva dans le jardin du château, disposé en terrasse. Elle s'avança vers la rivière et vit une ombre se mouvoir parmi les arbres de l'allée. Son cœur battait à lui rompre la poitrine, de son front coulait une sueur froide, et il lui paraissait que le sang manquait à ses artères. Elle allait rebrousser chemin lorsqu'à quelques pas d'elle, on s'écria sur le ton de la joie :
— Ah ! noble damoiselle, vous voilà donc !
La châtelaine d'Amblève se trouvait en présence du chevalier au panache couleur de feu, vêtu exactement comme il l'était le matin du même jour.
A ce moment un nuage passa sur la lune et en intercepta entièrement la lumière; l'obscurité devint complète et l'inconnu, qui ne devait plus craindre qu'on aperçut ses traits, leva la visière de son heaume pour pouvoir sans doute respirer et parler plus à l'aise. Il prit la main de Mathilde, de plus en plus émue, et lui dit d'une voix dont le timbre harmonieux avait quelque chose de strident :
— Oh ! je ne m'étais donc pas trompé en espérant dans la bonté de votre âme ! Soyez bénie, vous qui n'avez pas voulu laisser en proie au désespoir un homme qui ne respire qu'amour pour vous.
— Messire, interrompit Mathilde, vous m'avez conjurée de venir ici parce que vous aviez un secret important à me confier... C'est ce motif seul qui m'a déterminée à répondre à votre désir : parlez-moi donc, de grâce, de l'objet pour lequel, uniquement je me trouve en ce lieu.
— Cette première entrevue que j'ai avec vous, continua le chevalier, sera en même temps la dernière, car si demain vous appartenez corps et âme au sire de Renastienne, moi j'appartiendrai à la tombe... Oui, ajouta-t-il après une pause, cette nuit même je quitterai la terre car vous seule, Mathilde, m'attachiez à l'existence... Depuis longtemps je suis vos pas, sous toutes les formes; depuis longtemps vous êtes tout pour moi, le songe de mes nuits, la pensée qui m'attend au réveil, qui me poursuit pendant toute la durée du jour...
— Sire chevalier, dit Mathilde, entraînée comme malgré elle sur cette pente, pour que je croie aux sentiments que vous m'exprimez, dites-moi, de grâce, qui vous êtes et en quel lieu vous m'avez vue, car parmi les jeunes nobles du pays, je n'en sait aucun qui ait votre tournure. Il a été beaucoup parlé de vous aujourd'hui, et nul ne vous connaît.
— Eh ! que vous importe de savoir qui je suis, que vous importe de voir mon visage puisque nous ne devons plus nous rencontrer en ce monde ? Ah ! si l'autel ne voyait pas demain votre hyménée, je me montrerais à découvert, je prouverais à la face de tous que je n'avais d'autre désir que de vous consacrer ma vie. Et il sembla essuyer une larme. Mathilde, attendrie, garda un silence rêveur.
— La nuit s'avance, dit-elle enfin, je dois quitter ce lieu où peut-être je n'aurais jamais dû venir... Mais j'ai une prière à vous adresser, messire : éloignez les sinistres pensées qui vous assiègent; supportez la vie, oubliez-moi, continuez à déployer votre valeur dans les champs clos, et quelque jeune damoiselle, m'effaçant en beauté, en savoir et en noblesse, vous rendra le bonheur que ma vue vous a ravi, dites-vous.
— Du bonheur pour moi sur la terre! répliqua amèrement le mystérieux chevalier, quand je vous saurai la compagne de Raoul, d'un lâche et d'un félon qui vous trahira, qui vous délaissera tôt ou tard...
— Ne parlez pas ainsi de celui qui va devenir mon époux ! dit Mathilde en se redressant fièrement. Vous le calomniez, c'est un brave et loyal chevalier, qui m'aime et qui saura toujours respecter ses devoirs.
— Il t'aime! s'écria l'inconnu d'une voix frémissante, il t'aime!... Mais tu ne connais donc rien de son caractère, de sa vie passée?... Ecoute : il y avait une jeune fille, comme toi belle, tendre et de haut lignage; il lui avait aussi juré tendresse et fidélité pour la vie... Il n'y a pas un mois qu'il était encore près d'elle, presque chaque soir, devisant d'amour et faisant des projets d'avenir... Et pourtant il a recherché ta main et il va devenir ton époux.
— C'est là, sans doute, reprit Mathilde, le secret que vous aviez à me révéler ?... Mais quel est le nom de celle à qui Raoul aurait déjà engagé sa foi ?
— Blanche de Montfort !
— Oh ! dit la jeune fille rassurée et souriant d'un air incrédule, ce bruit était déjà venu jusqu'à moi, et aujourd'hui à table, j'en ai parlé à Raoul; il m'a dit que les visites qu'il faisait au vieux Hugues étaient simplement des visites de bon voisinage et que c'était calomnie de prétendre qu'elles visaient Blanche, qu'il a qualifiée de tête folle.
— L'infâme! murmura l'inconnu, les serments les plus solennels le lient à celle envers laquelle il joint la calomnie à la trahison.
— Et quelles preuves, continua Mathilde, avez-vous de la vérité de votre langage ?
— Des preuves ! Jure-moi par ta mère, dont les cendres reposent non loin d'ici, que si je t'en fournis d'évidentes, tu refuseras de donner ta main au sire de Renastienne.
Mathilde réfléchit un instant et prononça résolument ces paroles : — Non, rien au monde ne me fera manquer à la promesse solennelle que j'ai faite de donner ma main, pour prix d'un tournoi auquel sont venus, pleins de confiance, tant de nobles et vaillants chevaliers. Le cœur humain est d'ailleurs un profond abîme... Blanche est plus belle, plus riche que moi : pourquoi donc Raoul l'aurait-il abandonnée s'il ne m'eût aimée d'amour vrai?
A ces derniers mots, l'étrange personnage qui se trouvait devant elle fut pris d'un accès de rage effrayant, qui se traduisit par une exclamation farouche. En ce moment, une éclaircie se fit entre deux nuages, et laissa voir à Mathilde terrifiée, sous la visière levée de son interlocuteur, un visage pâle comme celui d'un fantôme et deux yeux qui semblaient jeter des étincelles.
La damoiselle, au comble de l'épouvante, poussa un cri et recula en se voilant la face, sous la puissance de ce regard qui la fascinait. Quand ses esprits lui revinrent, elle se trouvait seule.
V
Le lendemain matin, Raoul et Mathilde étaient agenouillés, pour recevoir la bénédiction nuptiale, devant l'autel de la chapelle du château d'Amblève, où se pressait une foule brillante et nombreuse. La fiancée était pâle, agitée et distraite; et quant au sire de Renastienne, il semblait être mal à l'aise. Au point du jour, alors qu'il était encore au lit, plongé dans cet état qui n'est ni la veille ni le sommeil, il avait cru voir la figure de Blanche de Montfort penchée vers lui, et cette rapide vision avait éveillé dans son âme des remords et de sinistres appréhensions.
Ce fut d'une voix mal assurée qu'il répondit aux questions du chapelain et, au moment où il prononçait le serment qui le liait pour toujours à Mathilde, la pierre sépulcrale sur laquelle ils étaient agenouillés parut trembler, et toute la chapelle retentit d'un bruit sourd. Raoul regarda avec anxiété sa femme, qui tomba à demi-évanouie dans ses bras, en même temps que lui-même avait peine à se soutenir.
L'apparition du matin, jointe à ce bruit lugubre, sorti d'une tombe, lui semblait un double avertissement du Ciel. Mais quelle fut sa stupeur lorsqu'il entendit ceux qui l'entouraient prononcer le nom de Burdinal qui dans la disposition d'esprit où il se trouvait, fut pour lui une terrible révélation et acheva de troubler sa raison chancelante.
Toutefois, l'effet que cet événement inexplicable avait produit sur les invités se dissipa peu à peu, au milieu des réjouissances de tous genres qui signalèrent la journée.
Les nouveaux époux seuls continuaient à paraître profondément abattus.
Pourtant, vers le soir, les nuages qui couvraient le front de Raoul semblèrent s'évanouir sous l'influence des nombreuses libations auxquelles il s'était livré, pour s'étourdir sans doute. Pendant le souper, il parla avec amour à Mathilde, toujours distraite, et les varlets avaient peine à remplir sa coupe à mesure qu'il la vidait.
Les vapeurs du vin agissant de plus en plus sur lui, il fit peu attention à la disparition de Mathilde, qui se rendit sur une terrasse pour rafraîchir, à l'air du soir, son front qui brûlait.
Elle y était à peine qu'elle vit passer devant elle, comme une ombre rapide, le chevalier au panache rouge. Il lui avait fait un geste qui pouvait se traduire à la fois par une pensée de désespoir ou par une énergique menace.
La jeune femme, au comble de l'émotion, se hâta de rentrer dans la salle où son état n'échappa pas à l'œil de son père. Le vieillard l'interrogea, mais pour toute réponse elle prétendit éprouver un grand accablement et annonça qu'elle allait prendre du repos.
Elle s'opposa à ce qu'on arrachât Raoul à ses compagnons et elle gagna la couche nuptiale, accompagnée de-deux de ses suivantes qui se retirèrent dès qu'elle fut couchée.
A peine Mathilde était-elle au lit que la porte de ea chambre s'ouvrit brusquement...
A la vue de l'apparition inattendue qui s'offrit à ses regards, elle se leva sur son séant et s'écria, pâle d'effroi:
— Lui, toujours lui !
Et, impassible comme le destin, il leva sa visière et montra une figure qui ne pouvait appartenir à un homme; puis son casque se détacha et une longue chevelure noire roula à flots sur ses épaules puis, comme par enchantement, le reste de son armure tomba et laissa voir un riche costume de femme.
Une belle jeune fille apparut aux yeux de Mathilde qui, en présence de cette transformation, croyait être sous l'influence d'un cauchemar.
— Tu t'étonnes, Mathilde, et tu crois rêver, n'est-ce pas? dit-elle enfin avec un ricanement et l'œil en feu. Tu ne peux croire que le chevalier qui a si bien combattu au tournoi pour te disputer à Raoul, qui, sous les hêtres de Martin-Rive, t'a si bien parlé de son amoureux désespoir pour te faire renoncer à ton mariage, tu ne peux croire que ce chevalier soit une femme, soit Blanche de Montfort... Pourtant, tu as dû lire, dans les histoires que tu aimes comme moi, dit-on, beaucoup d'aventures pareilles, et tu sais comment elles se sont terminées.
Et ce disant, elle lira de son sein un poignard.
— Oh! mon Dieu, dit Mathilde à demi-morte et en joignant les mains. Grâce, grâce au nom de votre vieux père !
— Mon père, dis-tu! Mon père qui ne m'a pas trouvée hier à son réveil, qui me cherche, qui me pleure... Ah! tu me fais rougir aux angoisses qu'il éprouve à cause de toi.
Et Blanche, folle, rugissante, se rua sur sa rivale et la frappa au cœur en disant :
— C'est ici que j'ai voulu t'avoir pour mourir, toi qui m'as ravi mon amour, afin que ton lit d'hymen devint ta couche funèbre... Et à lui, maintenant...
A cet instant, Raoul entra, le front radieux, le sourire du bonheur sur les lèvres.
Il s'approcha du lit, se pencha vers sa jeune femme et lui adressa de tendres paroles. Mais comme elle lui semblait pâle et immobile, il regarda avec plus d'attention et, à la faible lueur de la lampe qui éclairait la pièce, il la vit nageant dans une mare de sang.
En proie à un sentiment d'horreur, il se précipita vers la porte et poussa un cri qui retentit lugubrement dans les profondeurs de l'escalier.
Mais au même moment, il se sentit frappé par derrière et tomba sur le sol. De son regard mourant, il put voir Blanche, la figure affreusement crispée, l'éclair de la rage dans les yeux, penchée sur lui et tenant encore à la main son arme ensanglantée.
Cependant, l'appel de Raoul avait été entendu. La chambre fut aussitôt envahie par une foule de personnes : elles virent une forme humaine s'élancer par une fenêtre ouverte, rouler le long du rocher à pic et tomber dans l'Amblève, dont les eaux bouillonnèrent longtemps... Puis leurs pieds heurtèrent des pièces d'armure éparses sur le plancher.
— Le chevalier au panache rouge ! s'écria-t-on de toutes parts.
Depuis lors, on raconta que le château d'Amblève était souvent parcouru, la nuit, par une femme aux vêtements ensanglantés, au regard farouche, tenant à la main un poignard et traînant derrière elle deux cadavres attachés aux pans de sa robe. Et aujourd'hui encore, dans la croyance populaire, la même apparition a lieu. L'avant-veille de la Toussaint, les taillis qui recouvrent les ruines s'agitent et se courbent bruyamment devant la marche désordonnée du fantôme de Blanche de Montfort qui, après s'être promenée avec l'horrible fardeau qu'elle est condamnée à traîner une fois par an en expiation de ses crimes, s'élance du haut du rocher dans l'Amblève, au moment où s'annoncent à l'horizon les premières lueurs du matin.
Roman de la Rose.
Marco Spínola Barreto
Roman de la Rose (Romanzo della Rosa)
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