L'Angleterre normande au XIe et XIIe siècles
La conquête normande introduit une rupture dramatique dans l'histoire
de l'Angleterre médiévale. Son déroulement et ses conséquences restent
encore matières à polémique parmi les historiens britanniques. Au XIXe
siècle, s'est forgé le mythe d'une liberté anglo-saxonne, perdue sous le
joug normand. En réalité, l'Angleterre a connu deux conquêtes au cours
du XIe siècle, celle du Danois Cnut en 1017, et celle de Guillaume de
Normandie en 1066. Sophie Cassagnes-Brouquet, auteur d'une Histoire de
l'Angleterre médiévale (Ophrys, 2000), a accepté de nous expliquer
quelles furent les conséquences de la conquête normande sur la société
anglo-saxonne.
La conquête de l'Angleterre
Guillaume de
Normandie se présente en 1066 comme l'héritier légitime d'Édouard le
Confesseur, son parent. Il est vrai que le dernier roi anglo-saxon, dont
la mère était normande, a toujours vécu entouré de Normands. Le règne
d'Harold débute dans un contexte difficile : il doit faire face à une
révolte de la Northumbrie, puis à la menace du roi de Norvège. En
septembre 1066, Guillaume réunit sa flotte à Saint-Valéry-sur-Somme ; au
même moment, Harald de Norvège attaque le nord de l'Angleterre ; Harold
le repousse le 25 septembre, mais quelques jours plus tard, à York, il
apprend la nouvelle du débarquement de Guillaume en Angleterre. Son
armée doit parcourir en quelques jours une longue distance et arrive
épuisée à Hastings où elle est défaite le 14 octobre 1066 par les
Normands. Harold est tué au cours de la bataille et les chroniqueurs
normands présenteront sa mort comme celle d'un usurpateur, puni par
Dieu. Guillaume marche sur Londres et se fait couronner à Westminster.
Cependant, son autorité reste fragile, la résistance anglo-saxonne est
forte, les révoltes se multiplient. Ce n'est qu'en 1070 après des années
de campagnes de pacification et une répression violente que les
Anglo-Saxons sont définitivement soumis. Le gouvernement devient plus
autoritaire et se concentre sur les intérêts normands ; l'anglais est
remplacé par le latin dans les textes officiels et il est banni de la
cour où le français s'impose jusqu'au XIIIe siècle. Après la conquête,
Guillaume distribue les terres des vaincus morts ou exilés à ses fidèles
en échange de leur soutien militaire. Les vassaux du duc de Normandie
constituent une véritable armée d'occupation qui quadrille le pays. La
terre concédée par le roi s'appelle l'honneur, en son cœur se trouve le
château dont la famille prend souvent le nom. Les barons qui bénéficient
de la conquête ne sont pas tous normands, on compte aussi parmi eux des
familles nobles venues de Picardie ou de Bretagne.
À sa mort, le 9
septembre 1087, Guillaume laisse trois fils : Robert, Guillaume et
Henri. L'aîné, Robert Courteheuse, hérite de la Normandie et du Maine,
Guillaume le Roux de l'Angleterre. Il est sacré roi le 26 septembre 1087
à Westminster. Quant à Henri, son père ne lui laisse qu'une modeste
somme d'argent. Le 2 août 1100, Guillaume meurt d'un accident de chasse
dans la New Forest, sans laisser d'héritier ; quant à Robert de
Normandie, il est loin, en Terre Sainte. Henri agit vite, s'empare du
trésor royal et se fait couronner le 5 août à Westminster. Lorsque
Robert revient en Normandie, il menace son frère, mais Henri attaque le
duché et s'en empare en 1106. Il reconstitue ainsi l'empire créé par son
père. Henri Ier dit Beauclerc est un roi puissant et redouté, que ses
contemporains ont surnommé « le lion de justice ». Son règne voit
l'apogée de la puissance normande, mais il est assombri en 1120 par le
désastre de la Blanche Nef, un naufrage au cours duquel périssent ses
fils. Sa seule héritière, Mathilde, est mariée au comte d'Anjou Geoffroi
Plantagenêt qu'Henri désire voir lui succéder sur le trône
d'Angleterre. Il meurt le 1er décembre 1135.
La monarchie normande et la société anglaise
Le roi normand a hérité des traditions anglo-saxonnes, il est sacré. À
l'instar de ses rivaux capétiens, Henri Ier met en avant ses pouvoirs
thaumaturgiques, il guérit les écrouelles. Le roi règne et gouverne,
nomme les officiers, dirige la politique étrangère, déclare la guerre,
mène l'armée au combat et conclut les trêves. À l'origine,
l'administration royale se distingue mal de la maison du roi, elle est
itinérante comme la cour. La spécialisation des fonctions progresse sous
Henri Ier. Le conseil du roi forme le noyau de l'administration
centrale, ses membres, qui appartiennent à la noblesse et au clergé,
sont choisis par le souverain. Le Grand Conseil se réunit pour les
grandes fêtes de l'année : Noël, Pâques et Pentecôte ; il sert à
maintenir le contact entre le roi et ses grands vassaux. Sous Henri Ier,
deux organes du gouvernement prennent leur essor, la chancellerie et
l'Échiquier qui gère les finances royales et reçoit les sommes versées
par les sheriffs.
Les châteaux dominent désormais le paysage
anglais, ils sont occupés par les « tenants en chefs », les grands
vassaux qui tiennent directement leurs fiefs du roi et lui doivent
l'hommage. Ces fiefs s'organisent en manoirs, dominés par la résidence
seigneuriale et entourés par les terres cultivées par les paysans.
À
la Noël 1085, Guillaume le Conquérant annonce au Grand Conseil son
intention de faire procéder à une enquête sur tout le royaume ; ses
résultats sont consignés dans le Domesday Book, « le Livre du Jugement
dernier ». Tous les hommes du royaume, après avoir prêté serment devant
le sheriff, doivent répondre à une liste de questions : le nom du
village, combien de terres sont cultivées, combien il compte de bois, de
prairies, de moulins, de paysans libres, dépendants et d'esclaves. La
précision de cette enquête et l'extraordinaire diversité des situations
qu'elle révèle en font un instrument unique entre les mains des
historiens du Moyen Âge anglais ; aucun autre pays européen ne dispose
d'une telle mine de renseignements pour cette époque.
Cet
inventaire montre une Angleterre profondément rurale, peuplée en partie
d'esclaves, de paysans dépendants, ou serfs, – 45 % de la population
rurale –, et d'homme libres. Les villes et les bourgs y sont rares et
peu peuplés, mais ils connaissent une amorce de croissance ; l'artisanat
et le commerce se développent, en particulier celui de la laine en
direction des Flandres et l'artisanat.
L'Église, les réformes et l'art roman
L'Église anglo-saxonne avait été le principal agent de l'identité
nationale avant la conquête. Pourtant, elle n'était pas isolée et les
liens des archevêques de Cantorbéry avec Rome étaient très étroits. En
1066, Guillaume de Normandie jouit du soutien du pape. Le pontife lui a
confié la bannière de saint Pierre pour mener à bien sa conquête. En
effet, le duc s'est montré favorable à la réforme grégorienne entreprise
par la papauté, il l'a même encouragée en Normandie. Guillaume remplace
les évêques anglo-saxons par des évêques réformateurs, dominés par la
forte figure de Lanfranc. Originaire de Pavie, il a été abbé du Bec en
Normandie, puis de Saint-Étienne de Caen, la fondation de Guillaume le
Conquérant. Le roi le nomme archevêque de Cantorbéry en 1070. Lanfranc
domine l'Église anglaise et la réforme en profondeur. Il veut une Église
universelle et s'attaque à son caractère national ; il supprime les
saints anglais du calendrier et la liturgie locale au profit de celle de
Cluny. Aucun évêque ou abbé anglais n'est élu sous sa prélature. Tous
ne sont pas normands, mais étrangers à l'Angleterre, ce sont des hommes
cultivés, de fort tempérament, méprisant les clercs et les coutumes
anglaises.
Son successeur, Anselme de Cantorbéry, a la même origine
italienne, il a succédé à Lanfranc comme abbé du monastère du Bec en
Normandie en 1078 où il jouit de la réputation d'être le plus grand
théologien de son temps. Il devient en 1093 archevêque de Cantorbéry et
se heurte tour à tour aux volontés de Guillaume le Roux et d'Henri Ier
dans sa volonté de rester fidèle à Rome. À sa mort, en 1109, Henri Ier
se garde bien de nommer un personnage aussi brillant.
Une même
volonté de grandeur unit les nouveaux prélats d'Angleterre qui se
lancent dans la construction de grandes cathédrales et abbatiales dans
le style roman venu du continent. Presque toutes les cathédrales du
royaume sont reconstruites à partir de 1070, les chantiers avancent à un
rythme d'autant plus impressionnant que les édifices sont en général de
très grande taille, comme la très belle cathédrale de Winchester. La
cathédrale de Durham dans le Nord de l'Angleterre, commencée en 1093 et
consacrée en 1133, est sans doute le plus bel exemple de cette floraison
architecturale. Ces églises sont décorées de sculptures aux motifs
géométriques apportés par les Normands, auxquels vient se mêler un
dessin local, celui des chevrons. Les sculptures historiées, en
particulier sur les tympans, sont plus rares et ne se développent
vraiment qu'au XIIe siècle. Le meilleur témoignage de cette sculpture
romane anglaise est fourni par les chapiteaux de la crypte de la
cathédrale de Cantorbéry (vers 1100) qui allient un décor végétal à des
représentations d'animaux.
La réforme clunisienne est introduite en
Angleterre sous l'égide des rois normands. Entre 1066 et 1135, le nombre
de religieux passe de mille à quatre ou cinq mille, celui des abbayes
de soixante à presque trois cents. Cluny compte vingt-quatre
abbayes-filles en Angleterre. Adèle, comtesse de Blois et fille de
Guillaume le Conquérant a joué un rôle important dans cette évolution ;
devenue moniale clunisienne après son veuvage, elle encourage son frère
Henri Ier à fonder l'abbaye de Reading en 1121. L'influence de Cluny est
contestée en Angleterre dès 1129 par celle de l'ordre de Cîteaux dont
les principales abbayes sont celles de Rielvaux, de Fountains et de
Kirkstall. À la mort de saint Bernard, en 1153, les Cisterciens
possèdent une cinquantaine de maisons dans le royaume. Les Templiers
s'installent en Angleterre à partir de 1137. Les monastères anglais
demeurent de riches centres d'enluminure. Cet art connaît son apogée au
début du XIIe siècle avec ces chef-d'œuvre de la miniature romane que
sont le psautier de Saint-Albans, la Bible de Bury Saint-Edmunds et
celle de Winchester.
Sophie Cassagnes-Brouquet