I
« Une très curieuse manifestation vient de se produire à
Clermont-Ferrand, qui montre bien l'état d'esprit de la fin du siècle,
et le désir de beaucoup de ressusciter les grandes choses du passé...
Un groupe important de Clermontois s'est réuni à l'hôtel de ville, à
l'effet d'organiser des fêtes civiles, à la fin de mai 1895, en
l'honneur du huitième centenaire de la première croisade, qui fut
préparée, comme on sait, à Clermont-Ferrand. » (Hervé Breton, Libre
Parole, 31 décembre 1894.)
« Ce projet de célébrer en grande solennité le huitième centenaire de la
première Croisade, révèle, à n'en pas douter — surtout venant après les
grandes manifestations en l'honneur de jeanne d'Arc — un état d'esprit
nouveau qui nous apparaît... comme une renaissance de lame française,
longtemps engourdie et qui, brusquement, se réveille, comme la « Belle
au bois dormant », après cent ans de sommeil léthargique. Sans doute, en
ce projet, comme en tous ceux qui ont pour but de commémorer les
grandes époques historiques, les érudits, les amoureux du Passé ont leur
large part d'initiative et d'impulsion ; mais il est visible aussi que
le peuple ne demande qu'à marcher quand on l'invite à célébrer la Gloire
et l'Idéal. Après un siècle de lucre, de calcul, de lâcheté, d'égoïsme
et de honte, la France est lasse ; elle semble avide de se retremper, de
se baigner pour ainsi dire dans la grandeur de son Histoire pour
redevenir l'héroïque et chevaleresque nation. » (Libre Parole, 1er
janvier 1895 : A. de Boisandré, Le Centenaire des Croisade)
Nous, les « Amoureux du Passé » qui rêvons pour la France un avenir plus
français que son présent, nous applaudissons à cette patriotique et
justicière commémoration : venant après les publics hommages rendus à
Bayard, à Jeanne d'Arc, à Du Guesclin, au Pape Urbain II, elle
confirmera splendidement le réveil de l'âme française.
Dès 1892, j'avais eu la pensée de la préparer, de l'induire à cette
solennelle glorification du cycle des Croisades, et j'avais eu
l'allégresse et l'honneur de recueillir à Clermont même un suprême
encouragement. Les destins, comme les flots, sont changeants Au lieu
d'un grand Comité national, dont j'aurais eu à cœur d'être, s'il l'eût
voulu, l'humble mais zélé collaborateur, c'est un Comité local qui fera
les choses, et les fera bien, puisqu'il a pour Président notre honoré
collègue monsieur le docteur Pierre Hospital, chevalier de la Légion
d'honneur; et, par ainsi, le Conseil Héraldique de France aura part
encore à la célébration du 8e centenaire, — une part éminente.
Le lumineux prodrome de cette fête de gloire et de justice, nous l'avons
eu, le 21 juillet 1887, sur les ruines du château de Châtillon,
lorsqu'aux acclamations de vingt-cinq Prélats et de vingt mille
pèlerins, Urbain II, dans l'immortalité du bronze, reparaissant sur la
fière colline de son berceau, était exalté par l'éloquente parole d'un
Pontife fils de notre Alsace, le très regretté Monseigneur Freppel : «
Oui, j'aime à le dire, au Concile de Clermont, Urbain II a sacré la
France soldat de Dieu et apôtre de la civilisation chrétienne. Ce
privilège, cette consécration, cette investiture solennelle, il s'est
plu a les renouveler en vingt endroits divers, à Limoges, à Poitiers, à
Angers, à Tours, à Nîmes, partout où l'entraînait son zèle pour la
délivrance des Saints-Lieux. Et si, depuis Godefroy de Bouillon jusqu'à
saint Louis, la France est restée au poste d'honneur que lui avait
confié le Pape des croisades ; si, depuis lors, le prestige de son nom a
survécu en Orient à ses revers comme à ses fautes ; si, à l'heure
présente encore, le nom de Franc est synonyme de Catholique dans ces
contrées lointaines, c'est à Urbain II que nous sommes redevables, pour
une large part, de ce qui est demeuré pour nous une force et un titre de
gloire...
« Voilà pourquoi cous saluons aujourd'hui, sous les traits du grand
Pape, la mémoire d'un grand Français. Urbain II a tracé un sillon
lumineux dans l'histoire de notre pays, il y a laissé une empreinte
ineffaçable; et c'est l'honneur de la France d'avoir suivi la voie qu'il
lui avait marquée. Ah ! Je sais bien que cet esprit d'initiative, cette
forme d'expansion, cette puissance de rayonnement, ce don de
l'apostolat, elle n'en a pas toujours usé pour le bien des peuples. Je
le sais, et je le déplore. Mais je sais aussi que la cause de la foi et
de la civilisation chrétienne n'a jamais cessé de trouver en elle son
champion le plus dévoué ; je ne puis pas oublier que, partout où elle a
planté son drapeau, la Croix a suivi ses braves dans leur marche à
travers le monde, au Canada comme aux Antilles, à la Louisiane et aux
Indes, en Afrique, au Tonkin, à Madagascar ; non, je ne saurais oublier
que chacune de ses prises d'armes a contribué à étendre le règne de
Jésus-Christ sur la terre ; et, me rappelant ces choses, j'ai le droit
de dire, au pied de ce monument, que la France a écouté la voix d'Urbain
II, en restant jusqu'à nos jours, malgré ses défaillances passagères,
le soldat de la Providence et le missionnaire du Christ ! »
II
Dès l'aurore du moyen âge, les pèlerins affluaient en Palestine, patrie commune des fidèles du Christ.
Émus de la désolation de la terre sainte par excellence, ils
rapportaient au pays natal une pieuse et véhémente indignation, dont on
retrouve les échos, des le début du XIe siècle, chez les poètes et les
chroniqueurs.
En l'an 1010, le monde chrétien tressaillit d'horreur en apprenant que
l'église du Saint-Sépulcre avait été saccagée, renversée par les
infidèles. La ferveur des pèlerinages s'en accrut ; des multitudes
pacifiques prirent le chemin de Jérusalem, pauvres et riches, vilains et
seigneurs, prélats et rois, hommes et femmes, et beaucoup parlaient
avec l'héroïque désir de mourir là-bas, sous le ciel qui avait vu la
divine agonie du Calvaire.
En 1035, Robert, duc de Normandie, partit pour Jérusalem avec une grande
armée de pèlerins. D'autres princes l'imitèrent ; peu à peu, germa la
filiale pensée d'arracher à l'Islam la terre de Jésus-Christ. Déjà, dans
la seconde moitié du XIe siècle, la Chevalerie de France avait pris
contact, en Espagne, avec les Sarrasins, notamment en 1087, lorsqu'à
l'appel du roi d'Aragon de nombreux volontaires français franchirent les
Pyrénées pour aller au secours d'un prince et d'un peuple chrétiens
(1). Déjà, ceux qui trouvaient le trépas dans ces expéditions contre les
ennemis du monde chrétien étaient considérés et glorifiés comme des
martyrs de la foi (2).
1. Chronique de Mallezais, ad. anno 1087 : « Qua causa multi perrexerunt in Hispaniam. »
2. L. de la Boutetière, Cartulaire de l'abbaye de
Talmond XVIe siècle : « Petierunt... orationes... ad animas parentum
suorum in primis ad animas martyrum Goscellini..., patris eorum, et
Willelmi ejusdem fratris, et Ansterii, filii ejusdem Goscellini... »
Le grand Pape Urbain II, à Clermont, réalisa le voeu de la Chrétienté
tout entière ; car la ferveur religieuse était ici d'accord avec la
volonté de la défense, avec l'instinct du salut. Plus d'une fois, le
monde chrétien avait vacillé sous le formidable effort de la barbarie
musulmane ; au VIIIe siècle, les Arabes, maîtres de l'Espagne et
débordant sur le Languedoc, lançaient déjà leur innombrable cavalerie
jusqu'en Poitou et jusqu'en Bourgogne; sans l'écrasante victoire de
Charles Martel dans les plaines de Poitiers (en 732), l'Occident leur
appartenait. Les survivants se replièrent vers les Pyrénées, puis, avec
le temps, s'essaimèrent dans la Provence et le Dauphiné ; au Xe siècle,
leurs ravages incessants, leur intolérable tyrannie soulevèrent la
révolte, inspirée et dirigée par un évêque héroïque, Izarn, qui répartit
ensuite entre les chrétiens victorieux les terres reprises sur les
Sarrasins. Plus d'un vieux fief dauphinois pouvait revendiquer cette
origine glorieuse.
Aucune plage n'était à l'abri des déprédations et des outrages de la
piraterie arabe. Au 4e concile de Narbonne, en 1134, l'Evêque d'Elne fit
pleurer de douleur la vénérable assemblée :
« Les pirates sarrasins s'emparent des fils de mon église, traînant les
uns jusqu'à leurs navires, égorgeant les autres sous mes yeux ; puis,
pour la rançon des captifs, ils demandent cent jeunes vierges,
destinées à leurs infâmes plaisirs; et, se soumettant à ces détestables
conditions, des soldats chrétiens courent le pays, cernent les villages
et les maisons, enlevant les jeunes filles et les entraînant par
violence vers les navires où elles seront immolées aux démons. Et les
mères éplorées suivent leurs filles avec de longs rugissements de
douleur (1) »
1. Cartulaire d'Elne. — Moreau, LVI, 116.
Menacée sans relâche par l'invasion sarrasine, la Chrétienté n'attendit
pas la suprême agression, et ce combat pour la vie, elle comprit qu'il
fallait se porter sur le sol même que détenaient les païens. J.-J.
Ampère n'a vu dans le grand mouvement des croisades que « la mise en
action de l'esprit chevaleresque » ; ce fut encore et surtout la mise en
action de l'instinct de conservation, induit à son paroxysme par les
accents inspirés de la Papauté.
La genèse et la synthèse des croisades, les voici, clairement, dans ces
paroles prononcées à Clermont, le 18 novembre 1095, par Urbain II : «
les hordes barbares des Turcs out planté leurs étendards aux rives de
l'Hellespont, d'où elles menacent tous les pays chrétiens. Si Dieu
lui-même, armant contre elles ses enfants, ne les arrête dans leur
marche
triomphante, quelle nation, quel royaume pourra leur fermer les portes de l'Occident ? »
C'est ce même esprit de foi, ce même instinct du salut, que nous
retrouvons dans maintes chartes des croisés, comme celle-ci, du 24 août
1096 :
« Moi Geoffroy et mon frère Guigues, allant à Jérusalem, tant pour
accomplir ce saint pèlerinage que pour éteindre, avec l'aide de Dieu, la
rage scélérate des
payens, qui déjà opprime avec une fureur barbare d'innombrables peuples chrétiens, les a réduits en esclavage ou les a massacrés (1) »
1. Guérard, Cartulaire de Saint Victor de Marseille, n, 143.
Et la charte de 1098, dans laquelle Ide, comtesse de Boulogne, note que
Godefroy de Bouillon et Baudoin, ses fils, sont partis pour Jérusalem,
conformément à la prédication du Pape, pour repousser l'invasion
sarrasine,
contra paganos incursus, ex praecepto apostolico.
Et cette autre charte de 1218 : « Moi Savary de Mauléon, prince et sire
de Talmont, ayant pris signe de la Croix vivifiante, sur le point de
partir pour la Terre Sainte en vue de confondre et d'exterminer les
ennemis du Christ (2) »
2. Cartulaire de l'abbaye de Talmond, n. 446.
III
Oui, ce furent la foi, l'honneur chevaleresque, l'instinct du salut de
la civilisation chrétienne qui poussèrent la Chrétienté vers le divin
Sépulcre.
Rien ne saurait donner une idée de l'enthousiasme qui embrasa le monde
lorsqu'éclata le signal de la croisade ; après le sublime sacrifice des
martyrs, c'est l'épisode le plus héroïque du Christianisme, l'épopée la
plus magnifique qui se rencontre dans l'histoire des nations.
Lisez cette page d'un contemporain célébrant « l'immortel Concile de
Clermont », dans lequel le Pape Urbain II décréta la guerre sainte, «
une expédition générale contre les payent, qui alors occupaient
Jérusalem et avaient envahi de nombreux pays chrétiens, A sa parole,
comme par une divine admonition, vous auriez vu la Chrétienté tout
entière, debout contre les payens, frémissante de marcher à la vengeance
de Dieu. Les grands de la terre, tous les peuples, tous les princes,
les jeunes hommes et les vierges, les vieillards et les adolescents,
abandonnent leurs foyers. (1) »
1. Guérard. Cartulaire de Saint-Bertin, LXVII, 271.
Ainsi commença, par l'impulsion d'un Pontife génial, cette épopée
grandiose, cette sainte et libératrice entreprise que se léguèrent et
soutinrent dix générations de héros. La Noblesse,
Nobilitas terre (1)
donna l'exemple au peuple, aliénant généreusement ses domaines, ses
droits et jusqu'à ses chasses (2), pour la dépense d'un si long voyage,
ad adjutorium tanti itincris (3) pour s'équiper,
ad Dei servitium faciendum (5), pour aller faire service à Dieu.
Puiske vous estes chevallier,
Vous devés avoir gentil, cuer. (5)
1. Guérard. Cartulaire de Saint-Bertin, LXVII, 271.
2. Cartulaire de Molème, I, 14, « Ascelinus de Castro Censorio,
Profecturus Hierosolyman, dedit medietatem venationis pro XXVII libris
denariorum, quos, in expensis suae perigrinationis, Hierosolimis
detulis. »
3. M. Quentin, cartulaire de l'Yonne, II, 28.
4. Charte de Raoul II, sire.de Coucy, année 1248. Voir aussi la charte
de P. de Courtenay, « Hierusalem in Dei servitio proficiscens », année
1179.
5. Legrand, Fabliaux, II, 215 : Du chevalier au barizel.
Durant près de deux cents ans, elle campa, pour ainsi dire, sur la
brèche, à mille lieues de la patrie, prodiguant et son or et son sang.
Qu'un chevalier tombât, son fils accourait pour le remplacer, jaloux de
recueillir cet héritage de sacrifice et de gloire, hier, sire de Toucy,
ayant péri au siège de Jérusalem, ses jeunes frères Hugues et Narjod
allèrent le remplacer dans les rangs des croisés (1). Ceux que
retenaient la maladie, les infirmités, d'inviolables obligations,
donnaient de l'argent pour que d'autres, amis ou alliés, se croisassent
et partissent à leur place ; tel, Jean de Ville, en 1188 ; tel, le duc
de Bourgogne, envers Jean, sire de Choiseul, son cousin.
1. Gall. Christ., XII, instrum., Auxerre, VII.
Les femmes de France ne restaient pas en arrière : elles aussi prenaient
la croix, partant seules, comme Emmeline de Flandre, comme en 1140
Adélaïde, femme de Pierre Bérenger, ou suivant leurs vaillants époux,
leurs fils, leurs frères, comme Marie de Vorges ou Alix de Chambray, —
futures Soeurs de Charité des soldats de Jésus-Christ.
Bientôt, ce fut un élan général des fiefs ; Godefroy de Bouillon — le
croisé fils de la sainte (1) — et Robert Courteheuse, duc de Normandie,
aliénèrent les premiers leurs domaines ; les offres étant innombrables,
la terre tomba à vil prix, et la vente d'une seigneurie put à peine
payer l'équipage d'un chevalier. L'or devint d'un prix extrême ; les
Rois eux-mêmes ne savaient comment suffire aux dépenses de la guerre
sainte.
1. Sainte Ide de Lorraine.
« Je ne peux penser, écrivait Philippe-Auguste, qu'un croisé veuille
m'acheter mes domaines ; il vendrait plutôt sans délai ceux dont il est
possesseur. »
Innombrables sont les chartes dont le préambule porte que c'est pour
aller a Jérusalem que tel seigneur vend ses terres. Combien, dans les
vieux cartulaires, j'ai relevé de noms de chevaliers, ainsi croisés, qui
ne figurent pas à Versailles !
Tel qu’en 1147, Ebale, vicomte de Trigny,
in expeditionem Ierosolimitanam profeciurus, vendant sa vicomté aux moines de Saint-Thierry-lès-Reims
ut haberet unde in via sitstentaretur (2). .
2. Moreau, LXIII, 71.
Toutes les salles du château du grand Roi, d'ailleurs, ne suffiraient
pas à les contenir. — Combien aussi, pour se rendre favorable le Dieu du
Golgothae, font aux abbayes, avant de partir pour la Terre
Sainte, des donations qu'elles devront employer en oeuvres pies, en
aumônes, en prières pour le croisé.
Tel qu’en 1096, un des chevaliers de Rillé, Herbert de Champmarin,
volens pergere in Ierusalem cum exercitu Christianorum secundo, donnant aux moines de Rillé « afin que Dieu le conduisît et le ramenât sain et sauf (1) »
1. P. Marchegay, Archives d'Anjou, tome II, Chartes de Rillé, IX.
Tel qu’au même temps, Milon le grand, sire de Montlhéry, du glorieux sang de Montmorency,
Iherosolimam petere cupiens, venant demander des prières aux religieux de Longpont,
petens pro se orari.
Tel qu’en 1112, Robert, sire de Sablé, en route pour Jérusalem,
s'arrêtant à Marmoutier et faisant de nouveaux dons aux moines assemblés
en chapitre
ut orationibus suis ad Deum mei memores forent. (2)
Tel que vers 1138, Girard de Rotangy,
cum ad Sanctum Domini Sepulcrum Iherosolimis ire pararet, donnant à Saint-Lucicn de Beauvais
ut sibi Dominus prosperam hanc faceret peregrinationem (3).
Tel encore, vers 1136, — scène naïvement touchante, — Gui de Vaugrigneuse, chevalier, faisant une donation aux mêmes religieux,
cum profecturus esset Ierosolimis, et saluant et embrassant tout le couvent,
totum conventum salutans et osculans (4).
Et lorsqu'ils cheminent vers la Terre Sainte, les croisés sèment encore
les bienfaits sur leur route, pensant n'avoir jamais assez fait pour
s'assurer la protection du Dieu qu'ils vont défendre.
2. Cartulaire de Marmoutier, II, 434.
3. Moreau, LVIII, 39.
4. Cartulaire de Notre-Dame de Longpont, p. 184, n. 202, et p. 109; n. 69.
Tel qu’en 1108. Gautier, sire de Montsoreau, qui, se trouvant à Melfi, dans la Pouille,
pergens Ierusalem, accrut ses dons aux moines des Noyers (1).
1. Collection d'Anjou et Touraine, IV, 1245.
Ceux des croisés que la mort n'a point fauchés là-bas et qui regagnent
le pays, dans l'allégresse du retour, sèment non moins les bienfaits,
témoins éloquents de leur reconnaissance envers Dieu.
Tel que vers 1100, Grimaud, chevalier breton,
rediens ab itinere Hierosolimitano, passant par un monastère célèbre, lui fit le don immédiat d'une once d'or et celui de tous ses biens après sa mort (2).
2. Archives du C. H. de France, 1479 73.
C'est par leurs pieuses libéralités, et par les emprunts contractés au
cours de la croisade, que nous connaissons les noms de la plupart des
volontaires de la Croix.
C'est aussi par de prudents repentirs, car pas un croisé n'eut voulu
prendre la mer avant d'avoir mis sa conscience en règle ; c'est le temps
des remords intimes, des loyales restitutions, car « bien fol hardy qui
se ose mettre en tel péril avec le bien d'aultruy ou en péché mortel.
(3) »
3. Joinville, XXVIII, 127.
Raoul le Flameng avait usurpé des biens appartenant aux moines
d'Ourscamp. « Puis, dit la charte, au moment de partir pour Jérusalem,
il vint, repentant, renonça à ses prétentions et, de plus, donna deux
bouverées de terre. (4) »
4. Cartulaire de l'abbaye d'Ourscamp.
Eustache de Brion, en 1212,
volens ire in Yspaniam contra Sarracenos, fit une donation aux moines de Léoncel pour compenser les graves dommages qu'il leur avait causés (1).
1. U. Chevalier, Cartulaire de Notre-Dame de Léoncel, n.73.
Les ancêtres de Savary de Mauléon avaient usurpé sur le prieuré de
Fontaines : « Ayant pris la Croix, dit-il dans une autre charte de 1218,
voulant partir pour Jérusalem, et pourvoyant attentivement à ce que
rien ne pût empêcher le salut de mon âme, j'ai voulu supprimer pour moi
et mes successeurs cette cause de péché,
materiam amputare peccandi (2).
2. P. Marchegay, Cartulaire de Fontaines, p. 112.
Gaucher de Blonay, 1116,
tempore quo signum Crucis accepit, vint supplier les moines d'Hauterive de lui pardonner ses torts envers eux,
petiit cum omni supplicatione, sibi, quod injuste commiserat, misericorditer indulgeri. (3)
3. Moreau, tome 905, f. 136 v.
Les grands coupables allaient chercher en Palestine l'absolution de leurs fautes.
Tels, Pierre de Milly et Robert de Vilette, dont on chercherait en vain
les noms à Versailles, et en 1258 le vicomte de Lautrec, détenu dans les
prisons du Roi pour suspicion de meurtre et à qui saint Louis octroya
son pardon sous diverses conditions, notamment d'aller servir pendant
deux années outre mer (4). Les donateurs stipulaient parfois qu'ils
rentreraient en possession de leurs biens-fonds, s'ils revenaient de la
croisade : en marge de leur charte de donation, souvent cette mention
glorieuse se lit : « Mort en Terre Sainte. »
4. Vaissette, III. Preuves, n. 328.
Tel, par exemple, Jacques de Plainval, chevalier, fils de croisé et
croisé lui-même. Ceux qui revenaient étaient couverts de lauriers, de
reliques (1) et d'indulgences, surtout hélas ! — les plus grands même —
criblés de dettes. Lisez ce préambule d'une charte de Geoffroy, comte du
Perche, en 1l92 : « A mon retour des contrées d'outre-mer, me trouvant
chargé de grandes dettes, j'ai, pour satisfaire mes créanciers, requis
les religieux de Saint-Denis de Nogent d'avoir la charité de venir à mon
secours. »
1. Robert, comte d'Alençon, revenait de Palestine,
donna à l'abbaye de Perseigne plusieurs saintes reliques avec des
parcelles du bois de la vraie Croix. (G. Fleury, Cartulaire, de
Perseigne, p. 24.)
Les fiefs, les principautés et les royaumes que les croisés s'étaient
taillés, en Asie, à grands coups d'épée, étaient plus brillants
qu'avantageux, plus sonores que solides. Mais que leur importait ? «
L'honneur, a dit Montesquieu, est pour ainsi dire l'enfant et le père de
la Noblesse. » On avait l'honneur, et l'ambition était satisfaite. On
rapportait en France, comme un trophée héréditaire, quelque surnom de la
Croisade, presque toujours acquis au prix du sang ; cela valait
infiniment mieux que l'argent, c'était la gloire ! Les plus grands
seigneurs se paraient de ces chevaleresques sobriquets : Robert, comte
de Flandre, n'était appelé que « le Jérosolymitain » ; de même des
chevaliers du nom de Mainard, Richard, Durand, Pineau, Hamelin. On
trouve, en 1205, Robert le Jérusalmier, chevalier ; Herbert de Dancevoir
est surnommé « de Jérusalem » ; Hugues de Jerusalem est un des
chevaliers de Poitou, en 1119 ; Gautier du Saint-Sépulcre apparaît sur
la fin du onzième siècle.
Beaucoup de croisés adoptent pour nom héréditaire celui-ci : « de la
Croix ». D'autres prennent des noms de villes ou de fiefs de Terre
Sainte : Girelme le Chananéen. Gautier de Chanaan, Guillaume de
Nazareth, Pierre Nazarène, Eustache de Tibériade, Philippe de Naplouse,
Anfridus de Syun,
Gautier de Jéricho, Sarrasin, Payen (1), Albéric de Byzance, Jean de
Chypre, écuyer de Pierre de Breteuil, Hugues d'Antioche, vavasseur de
Simon de Pierrecour. Comme Scipion contre les Africains, Enguerrand le
Turc, Mathieu le Turcois ont certainement combattu contre les Turcs, La
preuve que ce sont bien là des « noms de guerre », des noms de gloire,
c'est qu'on trouve en 1138 un français en portant triomphalement deux,
Johannes Turcus et Bulgarus (2)..
Quelques-uns ont des surnoms qui sonnent comme des salves de victoire :
Bernard de la Massoure, Jean de Damiette, Africain de Mont-Thibaud,
Guillemet d'Acre, Nicole de Constantinople. D'autres se parent de noms
orientaux, empruntés aux musulmans et qui rappellent peut-être des jours
de gloire, peut-être des jours de captivité : Werry, dit Satrape,
chevalier, apparaît en 1100 dans le cartulaire d'Homblières ; puis voici
Geoffroy Sultan, fils de Bouchard de Massy ; Sultan de Vitry, Sultan
Gastinel,
Soutin de Villette, Aimery Sodans, Souldan de Pussac,
Soudan d'Angle ou de Langle,
Sodunus
de Courson (3) Geoffroy de Mahomet, Laurent Saladin, Saladin
d'Anglure, Osman de la Mare, Henri Noureddin, autant de noms ottomans
que rapportent de valeureux croisés, ou que perpétue jalousement leur
postérité.
L'onomastique des croisades serait vraiment curieuse à étudier ; ce rapide aperçu doit suffire pour le démontrer.
1. Sarracenus et Paganus, termes synonymes pour
désigner les Sarrasins, les infidèles. De là le nombre considérable de
chevaliers surnommés Paganus ; le surnom commémorait leur présence, ou
cello d'un ascendant, à quelque croisade.
2. Chartes de Notre-Dame de Lieu-restauréé. — Moreau, LVIII, 19.
3. Cartulaire de Talmond, n. 274, vers 1129.
IV
Aujourd'hui que nous allons au Saint-Sépulcre en chemin de fer, —
Jérusalem ! Tout le monde descend !... — nous ne pouvons que très
imparfaitement nous rendre compte de l'immensité du sacrifice des
chevaleresques pèlerins d'autrefois, délaissant tout, famille, domaines,
patrie, — la douce France ! (1) — pour aller au-devant de la mort,
presque certaine, le coeur transfigé, saignant, mais enthousiaste,
impavide, prêts à tout endurer, à tout braver pour l'honneur de leur
race, de leur patrie, de leur religion, affamés de mâles prouesses,
ayant la foi de la victoire, — comme dans le vieux roman de
Mélusine,
le roi criant à ses vaillants, au moment de se ruer sur l'ennemi :«
Avant, barons, seigneurs ! Ne vous esbaissez mie, car la journée est
nostre ! »
1. Galla, dulce solum, super omnes terra beata ! Poésie
du commencement du XIIe siècle, sur la France et la Flandre,
Bibliothèque de Reims, 7430, fol. 186.
Quel généralissime admirable que Godefroy de Bouillon, sublime
d'héroïsme, de ferveur et d'humilité, « ayant, — dit-il dans une charte
de 1099, peu après la prise de Jérusalem, — pour la rémission et
l'expiation de mes péchés, orné mon cœur et mes épaules du signe de la
Croix du Sauveur crucifié pour nous ! (1) »
1. Jac. Bosio Historia della S. Religione di S. Giovanni Gerosolimitano. Rome, 1594, tome I, p. 8.
« Sans doute, dans l'armée croisée, tous les chefs n'avaient pas une âme
aussi désintéressée et aussi pieuse ; mai en proclamant Godefroy le
premier d'entre eux, ne prouvaient-ils pas, par le fait, que tous
devaient s'efforcer de lui ressembler et qu'ils reconnaissaient en lui
l'idéal personnifié du caractère chevaleresque le plus accompli ? (2) »
2. Le chevalier Jacob, Rech. Hist. sur les croisades, 1828, in-8, p. 27.
Il personnifiait si parfaitement l'esprit des croisades que ses
expressions mêmes se retrouvent en des chartes de croisés, un
demi-siècle après.
Tel qu’en 1147, Etienne, comte de Bourgogne, faisant une fondation
pie in honore sancte Crucis quam ego... IN CORDE AC VESTE gerebam. (3)
3. Chifflet, p. 134, n. 116.
Comme leurs aïeux, les volontaires des guerres saintes avaient dans le
sang la folie de l'Honneur, et, comme l'Apôtre, dans l'âme « la folie de
la Croix », symbole sacré de la civilisation chrétienne et de la
dignité patriale ; tous auraient pu s'approprier le vieil écu des sires
de la Porte d'Eydoche,
de gueules, autant dire de sang à la croix d'or, et leur preuse devise : Pour Elle tout mon sang !
Pourtant, combien de douleurs au jour du départ, combien de déchirements
en s'arrachant à tout ce qu'ils chérissaient, abandonnant, sans la
confortante certitude du revoir, l'épouse adorée, la fille tendrement
aimée, la gente fiancée, la vieille mère vénérée, toutes noyées de
larmes et condamnées à l'angoisse infinie !
Ah ! Les mères, Dieu seul a mesuré l'intensité de leur souffrance et
connu ce que recelait d'indicibles meurtrissures leur résignation,
héroïque aussi ! Car, au fond de leur âme, ces Cornélies chrétiennes
maudissaient les guerres ;
bella matribus detestala, chantait
Horace plus de dix siècles avant la première croisade. Ce que fut leur
souffrance, jugeons-en par ce seul fait; à la nouvelle que son fils
avait pris la Croix, un duc de Souabe expira de douleur, malgré les
éloquentes et pieuses consolations que lui prodigua saint Bernard (1).
1. Barre, Hist. d'Allemagne, règne de Conrad III.
Si telle était la douleur des pères, que n'était pas celle des mères, à l'heure des adieux déchirants !
En 1096, Geoffroy de Saint-Savin et ses trois frères partent avec Godefroy de Bouillon (1).
En 1222, Jean Foucher et ses deux fils servent ensemble dans la
glorieuse milice de Saint-Jean de Jérusalem (2), comme de nos jours, M.
de la Carte et ses deux, fils dans les rangs des Croisés de Pie IX (3);
Les cinq fils de Guy III, sire de Laval, partent en 1097 pour la
Palestine, d'où ne doit revenir que l'aîné (4); Artaud de Chastellux
part avec ses cinq fils (5); Gérard de Bournonville, en 1096, avec ses
six fils (6); En 1250, huit frères et leur sœur Anceline vont au secours
du roi saint Louis (7).
Ah! Les pauvres mères, quelle tombe anticipée que leur solitude
poignante dans la demeure vide, peut-être pour jamais ! La plus stoïque
s'abîmait dans la prière sans relâche, multipliant les aumônes à
l'intention des chers absents, — comme la sainte mère de Godefroy de
Bouillon (8), — et si Dieu les rendait enfin à sa tendresse, devenus
chevaliers et couverts de gloire, veut-on savoir ce que leur disait la
mère admirable ?...
1. Histoire généalogique de la Maison de Brisav, I, 34.
2. U. Chevalier, Cartulaire de Saint Paul près Romans, n. 98.
3. Voyez ci-après le n° 163 de ma liste.
4. Cab. historique XIX, Catalogue p. 67.
5. Cartulaire de l'abbaye de Rigny.
6. Salles des Croisades, à Versailles.
7. Archives du C. H. de France, 1500 89.
8. 1098 « Ego Ida, Boloniencium Dei gratia comitissa..., pre
incolumitate filiorum meorum Godefridi et Balduini qui contra paganorum
incursus, ex precepto apostolico, Hierosoliman profecti sunt... »
(Guérard, Cartulaire de Saint-Bertin, page 228.)
Exactement, n'en doutez pas, ce qu'après Castelfidardo et avant Loigny
la digne mère des six Charette leur dit, lorsqu'ils revenaient de Rome,
tout allègres de revoir la patrie et de la revoir, Elle, de qui le grand
coeur frémissait de joie et d'orgueil maternel : — Mes enfants, je n'ai
jamais demandé à Dieu de vous revoir sains plutôt que blessés, ni
officiers plutôt que soldats ; je ne lui ai demandé qu'une chose : c'est
que vous fussiez dignes de vous présenter devant Lui le jour où il Lui
plaira de vous rappeler à son tribunal.
Soyons fiers de notre race : pour quiconque en connaît le passé, les
pages les plus héroïques de nos fastes modernes n'apparaissent que comme
la naturelle continuation d'une traditionnelle épopée. Soyons fiers de
notre patrie : pour nier ses vieilles gloires, il faut, en vérité
n'avoir rien appris ou bien avoir tout oublié ; pour les renier, il faut
n'avoir pas te coeur français. En ce temps-là, le patriotisme n'était
pas le sang des autres, et la France, dans sa fécondité prodigieuse,
pouvait se prodiguer sans compter, sans avoir à redouter de devenir
exsangue : dans un acte du XIIe siècle on voit figurer quinze frères :
Hec sunt signa fratrum Willelmi quatuor decimi (1)
Onze frères du nom de Fautrières périrent dans les guerres de Louis XIV
; le douzième quitta le service, criblé de blessures (2). Les treize
fils aînés de Gervais Auvé et de Guillemette de Vendôme furent tués à
Azincourt (3).....
1. Moreait, LII, 145 ; charte de Saint-Hilaire de Poitiers.
2. L'Impôt du sang, II, 1-3. — O. de Poli, Royal-Vaisseaux, p. 48.
3. Pièce Originale, Auvé, p. 31.
Et voilà comme quoi les « Nobles » n'avaient que la peine de naître !
Ils avaient aussi la peine d'aller mourir au loin pour sauver la Patrie,
la Chrétienté, l'humanité du joug de l'islam ; car les guerres
d'outre-mer ne furent pas « une sublime folie », mais bien une sublime
raison, et, d'ailleurs, s'il en était besoin, le génie des croisades se
trouverait réhabilité par le génie de Napoléon. Et quelle peine, quels
navrements au départ, dans ce brisement stoïque des plus doux liens,
pour aller affronter « les dangereuses fatigues d'un long voyage en des
contrées peu connues, et les hasards d'une guerre implacable contre une
nation courageuse ! (1) »
1. Maxime de Choiseul-Dailecourt, p. 13.
« Après la Pasque, — dit Villehardouin, — en tor la Pentccostc (2 juin
1202), encommencièrent à movoir li pèlerin de l'or pais, et sachiez que
mainte lerme y fu plorée de pitié, al départir de ior pais, par lor genz
et lor amis. »
Et le bon sire de joinville, ayant reçu l'écharpe et le bourdon des
mains du saint abbé de Cheminon, avalant ses larmes et s'en allant
rejoindre l'armée des croisés :
« Lors, je me parti de Jomvillé, et, pendant que je aloie à Blécourt et à
Saint-Urbain, je ne voulus onques rétourner mes yeux vers Joinville, de
peur qui le coeur ne me attendrisist don biau chastel que je laissois
et de mes dous enfants. »
Un conteur du XIVe siècle (1) nous fait assister au départ d'un
chevalier croisé ; la scène conjugale semble prise sur le vif : « Quand
le temps fixé pour le départ des Chrétiens fut arrivé et qu'on faisait
partout de grands préparatifs, messire Thorel,
malgré les prières et les larmes de sa femme,
résolut de suivre la foule des croisés. Ayant arrangé ses affaires et
étant prêt à monter à cheval : — Mon amie, dit-il à sa femme, je vais
suivre les chevaliers chrétiens,
tant pour mon honneur que pour le salut de mon âme
; je te recommande nos biens et nos intérêts. Comme mille accidents
peuvent rendre mon retour très incertain, très difficile, et même
impossible, je te demande une grâce quelle que soit ma destinée, si tu
n'as pas de mes nouvelles, attends-moi un an un mois et un jour, à dater
de celui où je pars.
— Je ne sais, mon ami, répondit l'épouse éplorée, comment je supporterai
la douleur où me laisse votre départ, mais si je n'y succombe pas, que
vous viviez ou que vous mouriez, soyez sûr que je serai fidèle à mes
engagements et à la mémoire de messire Thorel.
— Je ne doute point de la sincérité de tes promesses, je suis assuré que
tu feras tout ce qui dépendra de toi pour les tenir, mais tu es jeune,
belle, noble, vertueuse et connue pour telle : il est donc très probable
qu'au moindre bruit de ma mort, plusieurs gentilshommes des plus
recommandables s'empresseront de te demander à tes frères et à tes
parents ; quand tu voudrais, tu ne pourrais résister à leurs ordres.
Voilà pourquoi je te demande un an et n'en exige pas davantage.
1. Boccace, Décaméron. Journal X, nouvelle IX.
— je ferai ce que je pourrai, répondit cette tendre épouse pour tenir ce
que je vous ai promis ; mais, si j'étais enfin contrainte d'agir
autrement, soyez sûr qu'il n'y a rien qui puisse m'empêcher d'obéir à ce
que vous me prescrivez aujourd'hui. En attendant, je prie Dieu qu'il
nous préserve de vous perdre.
« A ces mots, qu'elle entremêlait de larmes et de sanglots, elle tira un
anneau de son doigt et le mit au doigt de son époux, en disant : — S'il
advient que je meure avant de vous revoir, que ceci me rappelle à votre
souvenir !
« Messire Thorel monta à cheval, dit adieu à tout son monde et partit. »
La scène conjugale, ai-je dit, semble prise sur le vif ; allez, le bon époux était dans, le vrai !
Relisez plutôt cette autre scène dans Joinville ; ce lendemain de combat
contre les Sarrasins a l'air d'être l'épilogue de la première : « Ce
jour là, fut mis en terre Mgr Hugues de Landricourt, qui était avec moi
portant bannière. Comme il était en bière dans ma chapelle, six de mes
chevaliers étaient appuyés sur des sacs pleins d'orge; et parce qu'ils
parlaient haut dans ma chapelle et qu'ils faisaient du bruit au prêtre,
je leur allai dire qu'ils se tussent, et que c'était vilaine chose que
des chevaliers et des gentilshommes qui parlaient tandis que l'on
chantait la messe. Et ils commencèrent à rire et me dirent en riant
qu'ils lui remariaient sa femme. Et je les réprimandai et leur dis que
de telles paroles n'étaient ni bonnes ni belles, et qu'ils avaient
bientôt oublié leur compagnon. Et Dieu en tira telle vengeance que le
lendemain fut la grande bataille de Carême-prenant, où ils furent tués
ou blessés à mort ; à cause de quoi leurs femmes durent se remarier
toutes six. »
Mais revenons à la première croisade.
Quel délirant hosanna dans toute la Chrétienté, lorsqu'elle apprit la
victoire de Jérusalem ! On en retrouve les échos dans les chartes du
temps, pieusement enthousiastes et glorifiant l'héroïsme des vainqueurs.
La ville sanctissime fut prise le l5 juillet 1099 : il semble que le
Pape des Croisades ne dût pas mourir sans avoir eu cette allégresse
infinie, cet éblouissement de gloire dans lequel il s'éteignit, quatorze
jours après — en cette Jérusalem d'Occident où Pierre l'Ermite était
venu l'implorer pour la Terre Sainte, — sans doute en murmurant, les
yeux au Ciel qui l'attendait :
Nunc dimittis servum tuum, Domine !...
V
La grande époque des croisades finit avec le dernier soupir de saint
Louis mourant sur les ruines de Carthage ; mais jusqu'en 1396 l'esprit
des croisades subsista, réveillant par accès la sollicitude des rois et
des princes chrétiens et conduisant outre-mer, ou par-delà les Pyrénées,
maints fils des croisés, jaloux de continuer leurs traditions de foi,
d'honneur et de gloire. En 1275, Philippe III envoya un corps
d'arbalétriers au secours des chrétiens d'outre-mer, sous le
commandement de Guillaume de Roussillon. En 122, Philippe V réunit à
Paris les principaux prélats et les grands du royaume, en vue
d'organiser une croisade ; mais à la mort du monarque, advenue peu de
temps après, le projet fut abandonné. Le Dauphin Humbert II, en 1346, se
fit le chef d'une croisade où le suivirent un assez grand nombre de ses
chevaliers ; de même, en 1365, Amédée VI, comte de Savoie.
Dans la seconde moitié du XIVe siècle, la croisade dite de Prusse dure
presque sans interruption, attirant de nombreux chevaliers et écuyers
français au secours des chevaliers teutoniques, placés à l'avant-garde
de la chrétienté et sans trêve assaillis par les Turcs. En 1357, le
comte de Poix contracte un emprunt « pour la guerre de Prusse », où il
était (1). En 1372, une véritable armée part de France pour aller à
l'aide des Teutoniques. Puis c'est la croisade suprême du comte de
Nevers (Jean Sans Peur), terminée par le désastre de Nicopolis (1396).
En 1464, Louis XI, d'accord avec le Pape, projette « de conquester la
Terre Saincte (2) », mais le projet ne se réalise pas.
1. Collection Doat. LXXXV, 115.
2. Inventaire omm. des archives de Laon, AA, 27.
Bientôt les croisades pacifiques refleurissent et se perpétuent, à travers les âges, jusques à nos temps.
On n'obtenait autrefois la belle décoration du Saint-Sépulcre que si
l'on avait fait le plus sacré des pèlerinages : à aucune époque, le
berceau et le tombeau du Sauveur ne furent oubliés par la nation très
chrétienne ; j'ai recueilli des épitaphes de bourgeois de Paris qui, aux
XVIe et XVIIe siècles, sont qualifiés « chevaliers voyagiers de Terre
Sainte. »
Paris envoie encore, et chaque année, ses « chevaliers voyagiers »
monter la garde au divin Sépulcre. Beaucoup, j'en suis sûr, à l'exemple
de leurs précurseurs des âges de foi vive, ne s'effraient pas à la
pensée de mourir là-bas sans avoir revu la France, et jettent a Dieu ce
cri patriotique des chrétiens de Terre Sainte, leurs ancêtres de 1157,
lorsqu'ils étaient persécutés par les Musulmans, dépouillés, traînés en
captivité, menacés de mort : « Seigneur, nous sommes prêts à mourir,
mais sauvez le Roi !... »
C'est pour célébrer à ma manière le 8e centenaire de la première
croisade que j'ai dressé la Liste qui va suivre : elle ne comprend que
des noms représentés au Conseil Héraldique de France. Je ne me suis
préoccupé que de l'homonymie, sans vouloir induire que mes honorés
collègues soient de l'estoc de leurs homonymes ; sur ce point, je ne
garantis rien, pas même pour les miens. Ce n'est donc pas un travail
généalogique, mais simplement onomastique que j'ai la satisfaction de
leur présenter. Aux intéressés de faire le reste ; mais je crois me
pouvoir flatter que plus d'un y trouvera son compte.
J'y ai compris les croisés de 1095 à 1270, et en général tous ceux qui
de Pierre l'Ermite et Godefroy de Bouillon à Jean Sans peur, ont pris
part aux guerres saintes ; tous ceux que, depuis la prise de Jérusalem
jusqu'à la fin du XIVe siècle, j'ai trouvés possessionnés ou vivant dans
les royaumes de Jérusalem et de Chypre, car ceux-là, c'étaient des
croisés permanents, comme aussi les Patriarches et les Évêques de ces
royaumes : les pasteurs des croisés partagèrent leurs nobles luttes, ils
furent avec eux à la peine, il convient qu'ils soient avec eux à
l'honneur. De même, les Chevaliers Hospitaliers et Templiers,
magnanimi heroes ; enfin les Grands-Maîtres ou dignitaires de ces deux Ordres périllustres dont les noms sont nôtres par la confraternité.
Ma récolte n'a pas été sans quelques difficultés. J'avais d'abord à me
défier des croisés apocryphes, résultant d'une méprise singulière : le
fameux « Manuscrit de Bayeux », autrement dit
l'Armoriai du héraut Navarre,
rédigé vers 1396 et pris pourun armorial des croisés de 1096 ; erreur
accréditée par Gabriel du Moulin dans son Histoire de Normandie. (1631),
et acceptée par maints auteurs, notamment P. Roger et M. de Fourmont.
Ensuite, Michelet, dans son édition du Procès des Templiers, a
déplorablement estropié un trop grand nombre de noms. Enfin, il y avait à
identifier les vieux noms français latinisés dans les chartes, par
exemple Audax, le Hardy, Médicus, le Mire, Faber, Fabre, Favre, Faure,
le Fèvre, etc. — Notez que c'est une erreur inepte que de croire que les
Nobles aient seuls pris part aux guerres saintes ; erreur propagée par
l'ignorance du siècle philosophique.
« Croisés, dit l'Encyclopédie (1) : On entend encore par ce terme tous les Nobles qui se croisèrent,
Cruce signati, c'est-à-dire se consacrèrent aux guerres entreprises pour le recouvrement de la Terre Sainte. »
1. Édition de 1773, Yverdon, in-4°.
C'est déposséder la Nation Française d'une de ses gloires les plus pures
que de faire honneur de cette merveilleuse et patriotique épopée à la
seule Noblesse. Une charte de Thibaut, comte de Blois se termine ainsi :
« Fait à Rosnay l'an de l'Incarnation du Seigneur 1147, en l'an même
où, moi et mon fils Henri, avec une multitude de nobles et de plébéiens,
cum multo comitatu baronum et PLEBIS, nous avons pris la Croix,
Jerosolimam ituri ad domandam Turcorum contumaciam (2)
» Les Croisades furent, en réalité, de grandes guerres nationales, —
guerres de géants auxquelles participèrent tous les Français, les plus
humbles comme les plus grands. C'est ce que savent tous ceux qui ont
fouillé les antiques cartulaires ; j'y ai trouvé des bourgeois, des
paysans, des artisans, des ouvriers, des cordonniers, des barbiers, des
marchands vendant ce qu'ils avaient pour aller au secours de leurs
frères d'outre-mer.
2. Cartulaire de Marmoutier, II, 387.
C'est ce que Vallet de Viriville a proclamé dans cette phrase marquée au
coin de la vérité historique et du patriotisme : « Nous sommes tous
fils des Croisés, tous ! Tout Français a eu un ancêtre à la croisade ;
quelques-uns peuvent l'établir, les autres ne le peuvent point, voilà la
seule différence ! »
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Sources: Les Croisés de France (1095-1395) -
Oscar de Poli - Annuaire du Conseil Héraldique de France, huitième
année, Paris 1895 - BNF