Godefroid de Bouillon
Chroniques et légendes, 1095-1180
Jacques Albin S. Collin de Plancy
1842
(Extraits)
XXXVI — TESTAMENT DE GODEFROID II.
Si l'histoire
générale des Pays-Bas est trop souvent décousue au moyen-âge, elle est
riche au moins en reliefs brillants, qu'il ne faut que rassembler pour
former une imposante galerie. — Telles sont les scènes du XIIème siècle
que nous allons reproduire, et dont les cœurs poétiques sentiront tout
le prix.
On lit, dans
nos vieilles chroniques, que, le 5 juin de l'année 1142, une réunion
extraordinaire de hauts personnages animait des pompes de la Cour la
sainte abbaye d'Afflighem, pieuse et austère solitude, bâtie depuis
soixante ans seulement, refuge sacré où saint Bernard disait qu'il ne
voyait que des anges, quand partout ailleurs, dans cette rude époque, il
trouvait à peine des hommes.
L'éclatante
arrivée de cette cour, qui jetait du mouvement et du bruit dans l'asile
du silence, n'amenait pourtant ni la joie, ni les fêtes. Tous ces nobles
seigneurs paraissaient dans le deuil. Les hommes d'armes qui
encombraient les avenues portaient la tristesse empreinte sur leurs
visages. Si dans les sombres corridors on entendait les pas pesants des
gentilshommes et des archers, la voix humaine semblait devenue muette;
et sans la variété des costumes, les armures étincelantes et la
multitude des hôtes, on eût pu croire l'abbaye d'Afflighem toujours
habitée par ses seuls religieux. Toutefois, l'empressement et
l'inquiétude de toutes les physionomies eussent révélé quelque chose de
terrestre et l'attente d'un événement grave.
Tout le monde
se rendait à la grande salle, attenante à la chapelle. C'était le lieu
où l'abbé d'Afflighem, qui était seigneur souverain, donnait ses
audiences et réglait sa justice, que tempérait toujours la mansuétude.
Là, en ce moment, sur un lit couvert de somptueuses draperies, où
l'aiguille avait brodé en or le lion de Brabant, se trouvait un homme
qui paraissait âgé de trente-cinq ans. Il était pâle, défait, amaigri,
et semblait s'éteindre d'une maladie de poitrine. Cet homme était
Godefroid II, dit le Jeune, duc de Brabant, marquis d'Anvers et duc de
Lotharingie. Une belle et noble dame, la jeune princesse Lutgarde, son
épouse, était assise auprès du chevet, tenant sur ses genoux un enfant d'un an, l'espoir des Brabançons.
Le
prince malade souleva sa tête affaiblie, quand l'abbé d'Afflighem
introduisit les seigneurs convoqués; et Lutgarde essuya ses yeux rouges
de larmes. Les sires de Diest, de Wemmel, de Bierbeck et de Wesemaele se
rangèrent à droite du lit, autour de la Duchesse. Arnulphe, comte
d'Aerschot, sénéchal de Godefroid II, Herzo, son chambellan, Henri
d'Assche, son porte-étendard, se placèrent en silence de l'autre côté.
On
vit entrer ensuite les sires de Dilighem, de Cobbeghem, de Zellick, de
Dilbeck , de Bodeghem, de Lorebeck, de Berseele, de Haeren, de Lennick.
de Droogenbosch, de Gaesbeck, de Ganshoren. de Masenseel, de Liedekerke,
de Ravestein, les dames d'Anderlecht, de Brandenbourg, et la plupart
des autres fidèles vassaux des ducs de Brabant.
Ceux de la
puissante maison de Berthold, seigneurs de Grimberg, avoués de Malines,
avaient été appelés aussi. Mais sachant d'avance quelles étaient les
résolutions de Godefroid II, résolutions qu'ils ne voulaient pas
approuver, ils ne se présentèrent pas. Tous leurs parents et tous les
nombreux vassaux dont ils étaient suzerains firent défaut comme eux au
rendez-vous d'Afflighem.
Le
comte d'Aerschot, au nom de son seigneur le noble duc de Brabant, ayant
invité tous les assistants à s'asseoir, Godefroid II se mit péniblement
sur son séant; puis il dit lentement ces paroles, que l'abbé
d'Afflighem écrivit, à mesure qu'elles étaient prononcées, pour
conserver ainsi l'expression formelle des dernières volontés du bon duc,
lequel entendait les donner comme son testament:
«
Chevaliers, mes fidèles vassaux et mes braves amis, j'avais espéré une
plus longue vie au milieu de vous. Le Ciel en ordonne autrement; et je
sens qu'il faut nous séparer. Il n'y a pas deux ans que mon père
Godefroid Ier est mort. Illustré dans la Croisade et dans les travaux
d'un long règne, le noble prince, qui a rehaussé son duché de Brabant
par la dignité de duc de Lotharingie. repose dans cette pieuse abbaye
d'Afflighem. J'ai voulu vous réunir ici, entre la tombe de mon père et
le berceau de mon fils, pour donner plus de solennité à notre dernière
entrevue.
"Je
vous ai connus, dans tous les temps, loyaux et fidèles. Vous m'avez
aidé à consolider dans les mains des ducs de Brabant ce titre de duc de
Lotharingie, conquis par mon père. Aujourd'hui, chevaliers, jurez-vous
de soutenir et de défendre mon fils Godefroid III, cet enfant que voici et qui va être votre prince? Car
je ne suis plus qu'une ombre. Mes fidèles, ce petit enfant que je vous
laisse et qui devient votre duc ne peut encore vous entendre. Mais Dieu
est là; et j'emporte vos serments dans son sein. »
Tous les
vassaux s'étaient levés, le cœur ému et la larme à l'œil. Ils
s'avancèrent successivement, d'un pas grave, mirent le genou en terre et
jurèrent tous, sur la tête de l'enfant, qui leur souriait dans les bras
de sa mère, de le protéger de leurs biens et de leurs vies, — de
l'aimer, — de le servir comme leur duc, — de le garder et de le
maintenir, — appelant sur eux l'anathème, si jamais ils tombaient dans
le parjure.
La figure de Godefroid II se ranima. Il reprit:
«
Que Dieu vous rende, mes fidèles, la joie que vous me donnez. Mais,
vous le voyez, nos plus puissants vassaux ont méprisé notre appel. La
maison de Berthold marcherait-elle donc à la félonie? Les deux frères,
Gauthier de Malines et Gérard de Grimberg, eussent voulu la tutelle de
mon fils. Pouvais-je confier le jeune duc de Brabant à cette famille si
ambitieuse et si puissante, qui bientôt peut-être eût convoité le trône
ducal?
»
Je souhaite que notre enfant ( car vous l'adoptez, chevaliers,) ne soit
pas enlevé à sa noble mère. C'est l'unique prière qu'elle m'ait faite.
Je lui nomme pour tuteurs, — si vous le trouvez bon, — les dignes
seigneurs Gérard de Wesemaele, Jean de Bierbeck, Henri de Diest et
Arnold de Wemmel. Je charge de gouverner son enfance le bon sire de
Gaesbeck, notre ami à tous. Approuvez-vous ces choix , mes fidèles? »
Les
vassaux du noble duc s'inclinèrent tous et jurèrent avec effusion de
faire respecter ses dernières volontés. L'abbé d'Afflighem les ayant
mises sur un parchemin, tous ceux des assistants qui savaient écrire les
signèrent; les autres y posèrent leurs sceaux. Le cachet de l'abbaye,
qui portait les clefs de saint Pierre unies aux armes ducales, ferma
l'enveloppe de ce testament.
Alors, le
malade, faisant un nouvel effort, déclara que, se sentant mourir, et ne
pouvant plus songer qu'au salut de son âme, il abdiquait en ce même
moment le pouvoir, dont il espérait n'avoir pas abusé, et qu'il le
transférait à son fils, sur qui il appelait la bénédiction de Dieu.
Aussitôt les hérauts-d'armes proclamèrent le petit enfant duc sous le
nom de Godefroid III. Tous les seigneurs et tous les chevaliers lui
firent l'hommage accoutumé dans les mains tremblantes de sa mère et en
présence des quatre tuteurs.
La
réunion se rendit ensuite au réfectoire des moines, où une collation
était préparée. Le petit enfant fut assis à la place de son père; et
tous les assistants burent dans la même coupe — à son avenir!
Le
bon duc Godefroid II, à qui le dévouement de ses vassaux fidèles avait
causé une vive joie, se fit transporter à Louvain. Il y mourut huit
jours après.
A
la nouvelle de cette mort, les deux frères de la maison de Berthold,
qui, depuis quatre cents ans fiers et riches , se regardaient comme
souverains indépendants de Malines, quoique vassaux du duc de Brabant,
et qui possédaient à Grimberg, près de Vilvorde, une forteresse réputée
imprenable, les deux frères Gauthier et Gérard, furieux de ce qu'ils
étaient exclus de la tutelle du jeune duc, quoiqu'ils se fussent
attendus à cette mesure, annoncèrent qu'étant les plus puissants du pays
et par conséquent les plus intéressés à la paix publique, ils allaient
réclamer, les armes à la main, cette tutelle, qui ne pouvait leur être
ôtée sans injure, ni remise en d'autres mains sans troubles.
Ils
ne parlaient plus comme vassaux. Au contraire ils profitaient de
l'occasion pour nier le devoir qui les liait au duché de Brabant, disant
qu'ils tenaient de Pépin-le-Bref la seigneurie de Malines, et qu'ils
n'en devaient qu'un hommage de forme à l'évêché de Liége, qui autrefois
avait protégé leur fief.
Lutgarde, la
duchesse veuve, âgée de vingt-quatre ans, était une femme douce et
timide. Elle s'épouvanta pour son fils. Le Brabant, épuisé par la
Croisade, n'avait pas alors les grandes ressources qu'il eut depuis; et
les domaines populeux de la maison de Berthold s'étendaient jusqu'à
l'Escaut. Mais les tuteurs du petit duc étaient des hommes dignes du
choix honorable que le Souverain avait fait d'eux; ils ne se troublèrent
point. Ils firent sommer les chefs insoumis de venir rendre le serment
féodal et jurer la foi de service qu'ils devaient à leur prince. Leur
message ayant été repoussé formellement, ils déclarèrent Gauthier de
Malines et Gérard de Grimberg félons et rebelles.
XXXVII – LA BATAILLE DE RANSBEECK
Des deux côtés on courut donc aux armes.
Les seigneurs
de Malines, dont l'opulence s'accroissait tous les jours par un vaste
commerce, entretenaient des archers et gens de guerre en tel nombre, que
leur ville s'appelait alors Malines-la-Belliqueuse. Ils rassemblèrent à
la hâte tous les chevaliers qui leur étaient attachés comme parents,
comme alliés, comme vassaux, et tous ceux qui dépendaient de leur maison
par des intérêts de commerce. Ils eurent bientôt une armée trois fois
plus nombreuse et plus formidable que celle de l'enfant-duc.
Lutgarde et
les quatre tuteurs, que des actes d'hostilité et de rébellion, commis du
vivant même de Godefroid II, avaient mis sur leurs gardes, venaient
aussi de lever toutes leurs forces. Le nombre de leurs hommes de guerre
était petit.
Comme on vit
bien qu'avec de telles ressources on ne pourrait soutenir une lutte qui
devait être sérieuse et longue, Lutgarde, qui était une princesse de la
maison de Luxembourg, rappela à ses fidèles conseillers que sa sœur
Gertrude était femme de l'empereur Conrad III; que sa sœur Germaine
était l'épouse du prince héréditaire de Constantinople, Manuel-Comnène;
que le jeune duc de Brabant, par elle ou par son père, était allié aux
cours de France, d'Angleterre, de Hollande, de Flandre et de Hainaut:
— Il faut,
ajouta-t-elle, réclamer les secours de tous ceux qui tiennent à nous.
Ils ne laisseront pas l'orphelin sans défense. Si le comte de Luxembourg
et de Namur, notre cousin, n'était occupé à nous remettre en paix avec
le Limbourg, il viendrait à notre aide. Mais du moins envoyez des
messagers à tous nos autres parents.
Des émissaires
furent expédiés sur-le-champ. Conrad III promit des troupes qui ne
vinrent point. Manuel-Comnène ne donna que des paroles. Le roi de France
et les autres princes s'occupaient uniquement des Croisades. Thierry
d'Alsace, comte de Flandre, quoiqu'il se livrât aussi avec ardeur aux
devoirs de la guerre sainte, fut le seul qui prit intérêt à la cause de
l'enfant. Mais les secours qu'il donna d'abord n'étaient pas capables de
sauver le Brabant. Il avait sur ses terres une de ces bandes
indisciplinées, que l'on voit dans le même temps en France, en
Allemagne, en Angleterre et dans les Pays-Bas, sous les noms de
Routiers, de Compagnies-Franches , de Grandes-Compagnies et de
Brabançons, parce que le Brabant fournit au douzième siècle beaucoup de
ces aventuriers. C'étaient des hommes de tous pays; échappés à la glèbe
dans les Croisades, ils se réunissaient en bandes nombreuses, vendaient
leurs services au premier prince qui avait besoin de troupes et vivaient
de guerre et de pillage. On en vit de très-vaillants dans les
batailles. Mais ils étaient souvent gens de bruit et de désordre plutôt
que bons guerriers. Ceux que Thierry d'Alsace envoya comme soutiens du
berceau de Godefroid III venaient de quelque expédition lointaine. Leur
petit nombre et le mauvais renom qu'ils s'étaient fait dans le pays
rassurèrent mal les chefs du Brabant.
Les troupes
aguerries et disciplinées des seigneurs de Malines s'étaient emparées de
Vilvorde et des villages voisins, qu'elles avaient livrés aux flammes.
Elles portaient la dévastation dans les campagnes et jetaient la terreur
jusqu'aux portes de Bruxelles. Les quatre tuteurs, renforcés de la
bande fournie par Thierry d'Alsace, marchèrent à l'ennemi. Gérard de
Wesemaele, qu'on trouve nommé dans quelques titres d'alors maréchal de
Brabant, était chargé du commandement de l'armée ducale. Il disposa
habilement ses troupes, qui prirent confiance quand les aventuriers,
voulant montrer qu'ils valaient mieux que leur renommée, demandèrent à
marcher à l'avant-garde et à soutenir le premier choc. La bataille se
livra entre Vilvorde et Bruxelles. La poignée des auxiliaires intrépides
se fit tailler en pièces; et la petite armée nationale du Brabant fut
repoussée par le nombre jusque dans Bruxelles, dont on se hâta de fermer
les portes. La consternation devint générale.
Il fallait une
prompte résolution. Tout le monde sentait que Thierry seul, dont les
états touchaient au Brabant, pouvait assez tôt donner d'autres secours.
Mais comment les lui demander, après l'extermination si rapide du
premier renfort qu'il avait envoyé ? Les quatre tuteurs, remettant la
garde de Bruxelles et du jeune duc à Lutgarde et aux sires de Gaesbeck
et de Horn, montèrent à cheval et se rendirent à Alost. Le comte
souverain d'Alost se montrait favorable au Brabant. Ils trouvèrent chez
lui Thierry d'Alsace, qui était son frère d'armes, car les deux princes
s'étaient croisés ensemble. Ils lui exposèrent l'affreuse extrémité où
étaient réduits les Brabançons. Mais malgré leur démarche, leurs
supplications et les instances du comte d'Alost qui les appuyait
chaudement, Thierry déclara qu'il ne leur permettrait de lever des
hommes dans les Flandres qu'à une seule condition expresse et formelle;
c'était que le jeune duc, lorsqu'il serait en âge, se reconnaîtrait son
vassal, et que présentement ses quatre tuteurs jureraient et
signeraient, scellé de leur sceau, cet engagement pris en son nom.
Les bons
chevaliers sentirent leur cœur se serrer; de grosses larmes roulèrent
dans leurs yeux, à cette proposition qui froissait l'orgueil de leur
maître. Dans ces siècles où la fidélité commençait à devenir
héréditaire, on donnait déjà ce nom à un enfant. D'un autre côté, ils
considéraient avec effroi les pressants dangers de la patrie. Après les
avoir laissés quelques instants, le comte d'Alost les prit à part et
leur dit:
— Vous ne
pouvez hésiter. Les Berthold sont les plus forts; ils seront vainqueurs.
Aimez-vous mieux que votre duc soit détrôné ou vassal des avoués de
Malines, que vassal du noble comte de Flandre? D'ailleurs, ajouta-t-il
tout bas, vous vous engagez seuls. Le jeune duc n'a pas deux ans. Avant
qu'il soit majeur, seize années s'écouleront. En ce moment, Thierry
d'Alsace, dont vous devez apprécier l'âme héroïque et loyale, est dans
toute sa force et dans tout son orgueil. Il va reprendre le chemin de la
Palestine; il puisera, dans les saints lieux, des sentiments plus
chrétiens: et quand le temps sera venu, vous obtiendrez de lui quelque
transaction généreuse. Aujourd'hui, songez à sauver le pays et le trône.
Les tuteurs ne
balancèrent plus. Ils jurèrent, quoique en gémissant, et signèrent,
sous leur responsabilité personnelle, une promesse de vasselage.
Dès le
lendemain, un appel fait aux Flamands par leur vaillant comte mit sur
pied en peu de jours une petite armée qui se dirigea sur Bruxelles.
Plusieurs chevaliers et bons personnages de la noblesse flamande,
engagés par Frédéric d'Alsace, frère de Thierry, tinrent à honneur de
marcher à cette guerre.
La Duchesse et
les seigneurs du Brabant soupirèrent amèrement, lorsqu'ils apprirent
les conditions imposées aux quatre tuteurs. Mais personne ne leur en fit
reproche, tant leur fermeté et leur sagesse étaient révérées.
Les Berthold,
ayant su l'arrivée des Flamands, se retirèrent dans Grimberg et dans
Malines, concentrant dans ces deux places toutes leurs troupes. Le sire
de Wesemaele sortit avec quelques détachements pour les harceler. Par
représailles des dévastations qu'ils avaient semées autour de Bruxelles,
il saccagea les environs de Grimberg et les faubourgs de Malines. Il
irrita ainsi les deux frères, à qui il voulait montrer que les
Bruxellois n'étaient ni abattus, ni effrayés. Les deux seigneurs
rebelles s'ébranlèrent donc; et on apprit tout à coup que leur armée,
appuyée sur la redoutable forteresse de Grimberg, se déployait en avant
de Vilvorde et prenait position dans les plaines de Ransbeck, près de
Trois-Fontaines. Cette armée était plus considérable encore que celle du
petit duc, malgré ses auxiliaires flamands.
On trouva que
les frères Berthold étaient un peu plus prompts qu'on ne l'eût voulu.
Ils avaient appris que le comte d'Alost, qui avait promis son secours
aux quatre tuteurs, levait des troupes à la hâte et se disposait à
venir. Ils voulaient livrer bataille avant l'arrivée de ce renfort.
Wesemaele essaya en vain de gagner deux ou trois jours. Les Bruxellois,
piqués par les sarcasmes des guerriers de Malines, déclarèrent qu'ils
voulaient le combat. Les Flamands ne témoignaient pas moins
d'impatience. Donc le 24 septembre, après qu'elle eut entendu la sainte
messe, toute l'armée du petit duc de Brabant, qui formait près de six
mille hommes, fut passée en revue dans les rues de Bruxelles.
Comme tous ces
guerriers, par de grands cris, demandaient à voir l'enfant pour qui ils
allaient combattre, sa mère l'apporta dans ses bras et le présenta aux
troupes qui défilèrent devant lui. Il parlait à peine; mais sa beauté et
les petits saluts gracieux qu'on lui avait appris à faire avec
gentillesse suffirent pour exciter un enthousiasme général.
— Son berceau verra une victoire! disait-on de toutes parts.
Tandis qu'on disposait tout pour sortir le lendemain matin avant le jour, le vieux sire de Gaesbeck vint trouver la Duchesse.
— Madame, lui
dit-il, vous avez entendu les cris de l'armée. La journée de demain, si
vous le voulez, sera décisive. Il faut pour cela que le jeune prince
soit présent sur le champ de bataille.
La Duchesse
pâlit à ce mot. Elle pressa son fils contre son sein, comme si elle eût
craint qu'on ne le lui ravît à l'instant même.
— Y
pensez-vous? dit-elle avec effroi. Sur le champ de bataille un enfant!
Oubliez-vous que ce champ de bataille peut devenir un champ de mort?
— Nos ennemis
n'approcheront jamais du jeune duc, reprit le vieillard. Les Brabançons
ne reculeront pas, lorsqu'ils verront au milieu d'eux le berceau de leur
prince.
— Nous irons donc, dit Lutgarde.
Le jour
suivant, aux premières lueurs de l'aurore, l'armée alliée, brabançonne
et flamande, sortit de Bruxelles en bon ordre. Elle s'alla ranger
au-dessus de Strombeck, s'appuyant sur la Senne, devant l'autre armée
qui, dans son développement, occupait tout le fond de la plaine. Le
hameau de Ransbeck, dépendant de Vilvorde et qui a donné son nom à la
bataille, fut presque entièrement détruit dans cette affaire.
Il y avait.
près de l'endroit qu'on appelle la Maison-aux-Cailles (Kwakkelhuys), en
un lieu que traverse à présent le canal de Vilvorde, qu'on a percé
depuis, un bouquet d'arbres devant lequel s'arrêta le cortége qui
amenait l'enfant-duc au champ du combat. Un jeune chêne très-élancé
s'avançait comme une vedette sur la plaine. Le sire de Gaesbeck ôta le
petit prince aux embrassements de sa mère; on suspendit aux branches du
chêne le berceau portait l'enfant; l'étendard de Brabant fut déployé
au-dessus de cette jeune tête sacrée. La mère inquiète resta au pied de
l'arbre, gardée par le sire de Gaesbeck et par quelques serviteurs
dévoués qui, à cheval et bien armés, portaient de grands boucliers pour
protéger le berceau.
L'armée s'étendait au-devant de ce petit groupe et semblait ainsi commandée par un enfant.
Avant de tirer
l'épée, le sire de Horn alla proposer encore aux seigneurs de Malines
de remettre la décision de la querelle au jugement de douze vieux
seigneurs choisis par les deux partis.
— Pourquoi,
leur dit-il, voulez-vous ensanglanter la couronne naissante d'un enfant
qui est votre suzerain et qui ne vous a fait aucune offense?
Mais les frères de la maison de Berthold répondirent fièrement que l'affaire ne pouvait plus se vider que par les armes.
Ainsi, on
sonna les trompettes. Les soldats frappèrent leurs boucliers de leurs
glaives et de leurs lances; on vit briller les haches d'armes; des
grêles de pierres, lancées par les frondes, se croisèrent en tous sens
avec les flèches et les bâtons aigus, espèces de javelines encore
fréquentes alors. La Duchesse tremblante couvrait de ses regards humides
le berceau de son fils. La mêlée devint si ardente, si acharnée, si
terrible, que la nuit seule put séparer les combattants; et l'on
reconnut que la présence du petit duc avait ce jour-là balancé la
victoire. Les Brabançons, quatre fois repoussés, avaient quatre fois
reculé jusqu'à l'arbre où était le berceau; on n'avait pu les pousser
plus loin.
Cette
bataille, reprise le lendemain , dura trois jours entiers, furieuse et
opiniâtre; et pendant ces trois jours, le berceau où siégeait le petit
prince resta suspendu aux branches
du chêne, bannière vivante, caressée par le vent, toujours en vue de
l'armée. Le Ciel, touché des angoisses de la mère, protégea l'enfant
dans ces longs périls. La victoire, après une lutte si constante, après
des flots de sang versé, ne se décidait pas encore. Vers le milieu du
troisième jour, le comte d'Alost arriva sur le champ de bataille avec
les siens. Alors l'ennemi plia; et à la fin de la journée, le petit duc
fut salué par les cris de triomphe des Brabançons. Les rebelles avaient battu en retraite.
XXXVIII. - LE MANNEKEN-PIS.
Mais la part
que le prince enfant avait prise à la bataille de Ransbeck, avec des
circonstances si naïves et si piquantes, devait rester dans les
souvenirs. Les Bruxellois plusieurs fois avaient remarqué que leur petit
duc, semblant se plaire au grand spectacle qu'on lui donnait, n'en
avait témoigné ni effroi, ni impatience. Seulement, de temps en temps il
s'était levé ; et se tenant debout, le visage tourné vers l'ennemi, il
avait satisfait fièrement à ce léger besoin que l'enfance ressent au
moins sans rougir. Chaque fois que cet incident s'était reproduit, il
avait été accueilli par de joyeuses et bruyantes clameurs. On voulut
garder la mémoire de ces choses singulières. Sur le champ de bataille
même, on décida qu'un monument en conserverait la trace. Il fut résolu
qu'une petite statue serait élevée au noble enfant, dans la position
ingénue où il avait semblé le plus clairement laisser tomber ses mépris
sur les rebelles. Le vote fut unanime et spontané.
On fit plus;
on enleva le jeune chêne qui avait porté le berceau, et qui devenait
ainsi cher et vénéré. On l'emporta à Bruxelles. On le replanta à
l'entrée d'une rue, appelée depuis la rue du Chêne; et ce fut tout à
côté qu'on éleva la statue d'un enfant haut d'un pied et demi. — Ce
monument, en pierre jusqu'à l'année 1648, et alors jeté en bronze par
l'habile sculpteur Duquesnoy, se voit toujours à Bruxelles , dans la
même place qu'il occupe depuis le XIIème siècle, protégé par une niche
en coquille où l'on reconnaît encore la vieille prétention de rappeler
un berceau. C'est le Manneken-Pis, dont l'action produit une
petite fontaine au moins fort originale, le Manneken-pis, à qui les
traditions confuses ont fidèlement conservé le nom de Godefroid, mais
sur lequel on a fait tant de contes et tant de suppositions, et que le
peuple appelle toujours le plus ancien bourgeois de Bruxelles.
Retournons cependant à l'année 1142.
Si la victoire
de Ransbeck avait affermi les droits et la puissance de l'enfant-duc.
elle ne termina pas la guerre. On ne put prendre la forteresse de
Grimberg, où l'ennemi s'était réfugié et d'où il faisait de temps en
temps des sorties qui désolaient le pays et le couvraient d'incendies et
de brigandages.
Gauthier
Berthold partit en 1147 pour la Croisade prêchée par saint Bernard. Mais
son frère Gérard, que l'on disait le plus mauvais, resta et maintint
les hostilités. Ce cruel état de choses devait durer jusqu'à la majorité
de Godefroid III.
(…)
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