Quelle
affreuse guerre ! Il est temps que cet horrible cauchemar finisse. La
folie finirait par monter aux cerveaux de Paris entier. Jamais plus
épouvantable crise n'a éclaté dans une grande ville.
On
commence à saisir dans son ensemble le plan d'attaque qui a présidé à
la prise de Paris. Les nouvelles qui circulent sont toujours aussi
confuses, aussi fausses. Mais il est permis de trier les vérités des
mensonges et d'arriver logiquement aux choses possibles et réelles. […]
Avant
de s'emparer du centre de Paris, il fallait être maître de Montmartre ;
sans quoi on laissait à la Commune une retraite naturelle, une
forteresse très forte qui aurait été défendue par des hommes désespérés
et acculés. Aussi, hier matin, l'effort des troupes a-t-il porté avant
tout sur les Buttes. Une lutte acharnée de huit heures les a enfin fait
tomber entre les mains de l'armée ; trois colonnes avaient réussi à les
cerner ; mais que de morts, quel épouvantable vacarme ! Les Batignolles
ont été pris rue par rue ; heureusement que le canon ne pouvait tirer
dans ce dédale de petites voies ; les maisons ont eu peu à souffrir.
Quand le drapeau tricolore, vers trois heures, a été arboré sur le
Moulin de la Galette, le quartier a poussé un soupir de soulagement.
Voilà
donc ce terrible berceau de l'émeute au pouvoir de nos soldats. C'est
là un résultat excellent, qui coupe la guerre civile dans ses racines
mêmes. Je vous avoue que j'ai été ravi quand j'ai vu le mouvement se
prononcer ainsi sur la gauche. On isolait les farouches, on les
enfermait dans une souricière, dont pas un maintenant ne sortira que
mort ou prisonnier.
À la gare du Nord
se livrait aussi un combat acharné, qui s'est terminé naturellement par
l'occupation de la gare. Un combat violent d'artillerie avait également
lieu près de la Madeleine, sur le boulevard Malesherbes. Les insurgés,
refoulés jusqu'à la mairie de la rue Drouot, s'y sont battus avec la
rage du désespoir.[…]
Pendant ce
temps, sur la rive gauche la lutte continuait avec une égale violence.
il n'y a eu que deux points défendus sérieusement par les insurgés, la
gare de l'Ouest et le carrefour de la Croix-Rouge. À la gare de l'Ouest,
l'affaire a été horriblement sanglante. C'est là que les cadavres sont
les plus nombreux ; des hauteurs du Trocadéro, on distingue autour de la
gare ces points noirs qui sont autant de victimes couchées dans la
poussière blanche des grandes voies. […]
Maintenant,
il est aisé de se rendre compte du plan général. La journée d'hier a
été décisive. L'armée, se séparant en deux immenses colonnes, a ouvert
une sorte de pince formidable sur le centre de Paris ; les deux branches
de cette pince se sont avancées, l'une vers le nord, où elle s'emparait
de Montmartre et de la Chapelle, l'autre vers le sud, où elle arrivait
jusqu'au pont Saint-Michel. La pince n'a plus, à présent, qu'à se
refermer pour écraser les débris de l'insurrection. Comme je l'ai dit,
pas un émeutier ne peut échapper à cette étreinte terrible.
L'émeute
est enfermée dans cette bande de Paris comprise entre les boulevards et
les quais, la place de la Concorde et l'Hôtel de Ville. Il ne faut pas
se dissimuler qu'ils sont là dans une forteresse, s'appuyant sur les
deux places d'armes de l'Hôtel de Ville et des Tuileries. Personne ne
doute du succès, et on espère même que ce soir, demain au plus tard,
tout sera fini ; mais on tremble en pensant que le noyau des farouches
est là, au centre de Paris, pouvant commettre toutes les folies. Depuis
ce matin, la fusillade ne cesse pas. Le temps est superbe. La fumée
monte toute droite, comme un panache superbe. Le canon tonne du côté des
Tuileries. Les Champs-Élysées, absolument déserts, sont sillonnés par
une grêle de boulets. Une batterie versaillaise, établie à la place de
l'Étoile, bat les Tuileries, qui répondent furieusement et qui
endommagent les bas-reliefs de l'Arc de Triomphe. À l'autre extrémité,
devant l'Hôtel de Ville, la canonnade est aussi très bruyante. Le
Trocadéro bombarde le palais communal, que des batteries, placées sur la
rive gauche, prennent en écharpe. La ville tremble, fris[s]onne jusque
dans ses fondements. Si j'osais hasarder cette comparaison, je dirais
qu'on la frappe au cœur en ce moment, et que toutes ses entrailles en
frémissent. Le râle de cette Commune maudite est horrible.
L'aspect
de Paris ne peut se raconter. La ville est dans le rêve. Des courants
de panique traversent des quartiers entiers qui se vident en un instant.
On a fêté les soldats avec frénésie : des dames apportent dans les rues
des bouteilles de vin, des pains, des saucissons, qu'elles distribuent
aux libérateurs. C'est une véritable entrée triomphale. Sur d'autres
points, le spectacle est absolument différent. Aux endroits où la lutte
s'est engagée, il a fallu déployer une grande sévérité. On me raconte
que les habitants de certaines rues ont été faits prisonniers en masse
et envoyés à Versailles, non pas qu'on songe à sévir contre eux, mais
parce qu'il a paru nécessaire de faire le vide dans certains coins.
C'est la part du feu. Les abords de Montmartre, tout le haut des
Batignolles ont été ainsi dépeuplés, pour permettre au canon de tirer en
plein dans le tas des insurgés. Vous pensez bien que ces quartiers ne
sont guère animés aujourd'hui. On dirait de petites villes mortes. Le
soleil s'y abat lourdement comme dans des cimetières abandonnés. Les
maison dorment ; de loin en loin, une persienne trouée de balles pend
sur ses gonds, une porte grande ouverte laisse voir une maison
affreusement bouleversée. Pas un promeneur. Des cadavres qui rêvent,
aplatis, le nez sur le trottoir.
On aurait fusillé, séance tenante,
quelques membres de la Commune pris dans le bataille. Ces exécutions
immédiates seraient le fait de soldats exaspérés.
Il
faut attendre pour savoir l'exacte vérité. Mais une des grandes
craintes, c'est le sort des otages. Depuis l'entrée des troupes dans
Paris, le Comité de salut public n'a pas donné signe de vie. Ce silence
épouvante, on craint que les misérables aient agi. Ce matin, j'ai même
entendu dire que la Préfecture de police brûlait. Le feu y aurait été
mis par une bande de scélérats, pour y étouffer vifs les nombreux
prisonniers arrêtés depuis deux mois. Je crois les fanatiques capables
de tout. S'ils ont commis un tel crime, l'armée, qui est déjà furieuse
contre eux, les massacrera jusqu'au dernier sur la place de l'Hôtel de
Ville. À ce moment de justice suprême les chefs ne seront plus maîtres
des soldats.
Que l'œuvre de purification s'accomplisse !
( Source:
ZOLA (Émile),
Œuvres Complètes (Tome 4), Paris, Nouveau Monde, 2002.
)