Scène 12
***
Paulus le Sage
Tiens, v'la l'abbé. Salut carriériste.
Yves
Salut misanthrope. Tu n'aimes toujours que les chiens ?
Paulus le Sage
Et toutes les autres bêtes aussi. À propos, ton abbaye est-elle encore un peu plus riche ? As-tu encore hameçonné quelques pécheurs qui t'ont acheté un arpent de Paradis ?
Yves
Les affaires vont.
Paulus le Sage
Au fond, tu es une sorte de bureau de courtage en vie éternelle pour clientèle aisée. Tu concessionnes des places au Ciel comme des villégiatures dans une île enchantée.
Yves
L'Église rencontre ainsi le souci des fortunés qui veulent reposer dans un saint lieu.
Paulus le Sage
Cesse de parler comme un vendeur d'indulgences. Faut-il être enterré dans le bas-côté d'une chapelle pour être accepté par Dieu ? N'est-il pas suffisant d'être un brave homme ?
Et pour parler d'autres idiots que nous deux, qui c'est l'ado romanticoacnéique qui se donne tant de mal pour nous faire croire qu'il est ailleurs ?
Yves
C'est le second fils du châtelain d'Ath.
Paulus le Sage
Voyez-vous ça ! Un fils d'Albert. Et la jeune bécasse qui s'accroche au bras du perdreau, qui c'est ?
Yves
C'est une brave gamine qui est éprise. C'est la fille du Philosophe.
Paulus le sage
La fille du Philosophe ? Tientiens … Je ne l'avais jamais vue. Et elle est éprise ! De ça ! Hou là là !
Yves
Cesse donc de jouer ton cynique misanthrope.
Paulus le Sage
Camarade abbé, celui qui n'est pas misanthrope en son âge mûr n'a jamais aimé les hommes.
Et tu es venu me demander quoi ?
Yves sort la loque de sa poche et la tend à Paulus. Mimiques appropriées
Paulus le sage
Mmhhh… Hémoptysie ?
Yves
Mhmh.
Paulus le sage
Lequel ?
Yves
La fille.
Paulus le sage
Et pourquoi viens-tu me parler de ça ? Tu ne sais plus reconnaître du sang sur un linge ?
Silence.
Non mais ne me dis pas … non mais ne me dis pas que tu as promis à cette gamine que j'allais la soigner. Non mais ne me dis pas que tu as osé lui promettre la guérison. Nom de Dieu !
Yves
Tu ne peux vraiment rien faire ?
Paulus le sage
Mais espèce d'imbécile, tu sais bien que non.
Yves
Tu pourrais peut-être quand même tenter quelque chose.
Paulus le sage
Quelque chose ? Quoi ?
Yves
Est-ce que je sais moi ? Quelque chose.
Paulus le sage
Y a rien à tenter.
Yves
On n'a pas fait de progrès ?
Paulus le sage
Mais camarade abbé, pour progresser il faut des moyens et les moyens sont réservés aux imbéciles. Nos politiciens dépensent des sommes folles pour faire des stades et autres granges à bestiaux et il ne reste rien pour les bibliothèques et les activités intelligentes.
Yves
Oui, bon ! Les hommes ont les idoles qu'ils méritent, on le sait, et je ne suis pas venu pour parler de ça.
Paulus le sage
D'accord, mais je te dis quand même qu'il faut être un sacré ballot pour adorer des veaux mis sur un piédestal.
Yves
Oui mais …
Paulus le sage
Yves, quand on nourrit des bœufs, on obtient des troupes de bœufs et le jour où pour ne pas mourir on a besoin d'un génie, on pleurniche parce qu'on ne trouve jamais quelqu'un d'utile parmi les bœufs à qui on a donné et l’argent et la gloire.
Et maintenant que je suis bien en colère, je vais être capable d'annoncer la terrible nouvelle. Car c'est bien pour ça que tu es venu, n'est-ce pas camarade ?
Paulus à Éliabel
Mademoiselle, le père Yves m'a cru beaucoup plus habile que je le suis. Hélas, les hommes sont impuissants à vous guérir.
Terrible silence !
Éliabel
Je suis donc condamnée, cette fois…sans appel.
Paulus le sage
Les hommes ne peuvent rien, mais il y a Dieu. Il y a le miracle.
Éliabel en ricanant
Le miracle !!!
Paulus le sage
Les guérisons miraculeuses existent.
Éliabel
Ah oui ? Comment se fait-il alors que Dieu n'ait pas encore compris que garder quelqu'un en bonne santé serait un miracle bien plus facile à accomplir que sauver un cas désespéré.
Julien
Mais vous avez la réputation d'être un saint, Monsieur l'Ermite, et de faire des miracles.
Paulus le Sage
Je ne fais pas de miracles, ce sont les guéris qui crient au miracle. Moi, je donne des remèdes, et parfois ça marche.
Julien
Pouvez-vous faire quelque chose pour Éliabel ?
Silence pesant
Paulus le Sage
Avant vingt ans d'ici, il n'y aura pas de solution. Peut-être dans quinze ans, si on a de la chance. Peut-être dans dix ans, si on avait un fabuleux coup de bol, mais il est certain qu'avant l'an 1340, personne ne pourra guérir la tuberculose au stade de l'hémoptysie.
Le Philosophe
Il y a des moments où on devrait pouvoir bondir dans l'avenir.
Yves à Paulus le Sage
Oh dis donc …! Tu cherchais justement …
Paulus le Sage
Non !
Yves
Mais si ! Tu m'en as parlé …
Paulus le Sage
Non je te dis !
Yves
Mais si. Il n'y a pas plus de trois semaines. Quand tu es resté souper à l'abbaye. Rappelle-toi.
Paulus le Sage
Je t'ai dit non. Tu es sourd ?
Le Philosophe
Qu'est-ce qui se passe encore ?
Yves
Il se passe que Paulus a trouvé quelque chose qui permet de traverser le mur du temps.
Le Philosophe
De traverser le mur du temps !!! Sans blague ?
Paulus le Sage
Rien du tout.
Le Philosophe
L'un ou l'autre de vous a raison, mais pas les deux ensemble.
Yves
Moi je vous assure qu'il m'en a parlé.
Le Philosophe
Mais c'est complètement barjot !
Yves au Philosophe
Peut-être qu'il m'a mené en bateau, mais je ne crois pas.
Yves à Paulus
Oui ou non, as-tu cherché dans ce sens-là ?
Paulus le Sage
Mmmmm … Ouiiii … un peu … quasiment pas.
Yves
Oui ou non, as-tu trouvé quelque chose ? Tu me l'avais dit.
Paulus le Sage
Plus ou moins.
Yves
Plus oui ou plus non ?
Paulus le Sage
Quelque chose.
Yves
Quoi ?
Paulus le Sage
Une potion.
Yves
Ben voilà ! Je ne l'avais pas rêvé. Et ça marche ?
Paulus le Sage
Bof !
Yves
La potion a-t-elle fait ses preuves ? Oui ou non.
Paulus le Sage
Bah ! Je ne dirais pas que…
Yves
Tu allais la tester sur un animal. L'as-tu fait ?
Paulus le Sage
Oui, sur un rat.
Yves
Et alors ?
Paulus le Sage
Tout ce que je sais, c'est qu'il faut la consommer. Je le sais à cause du chat de Marie du Malin, ma voisine.
Yves
Qu'est-ce qui est arrivé au chat de Marie du Malin ?
Paulus le Sage
J'avais réussi à badigeonner de ma potion un rat, mais ça ne lui a rien fait du tout. Une seconde de distraction, le rat s'échappa de la cage et le gros matou de Marie qui guettait mon rat l'attrapa, le croqua et pfouitttt …le chat s'effaça. Résultat : plus de chat et plus de rat.
Yves
Ça c'est intéressant ! C'est fabuleusement intéressant !
… Et on ne va pas faire un drame pour un chat et un rat.
Paulus le Sage
Nous, non. Mais Marie du Malin, si. Elle menace maintenant de couper les génitoires de Marcel le marchand de vaches, qu'elle accuse d'avoir tué son chat.
Yves
Allez toi !
Paulus le Sage
Tu vois l'enchaînement des événements : j'arrose un rat, Marie n'a plus de chat et les glandes de Marcel sont en sursis.
Yves
Tu n'as qu'à tout avouer.
Paulus le Sage
C'est complètement impossible !
Yves
Ah bon ! Pourquoi ?
Paulus le Sage
Si les gens apprennent que je fais pfouittt disparaître des rats, des chats et Dieu sait tout quoi, ils me brûleront pour magie, sorcellerie et diablerie. Laisse tomber.
Yves
Hh Hh. Tu as peut-être bien raison.
Sidoine sort le bonnet de nuit de sa poche et se mouche très bruyamment
Yves le fixe d’un œil de feu.
Yves
Un peu de tenue, mon frère !
Sidoine indigné
Oufti (en mettant bien l’accent tonique sur le ouf) ! Un peu d’tenue ! Mais c’est VOTRE bonnet de nuit, nom de Dieu ! Et il jette le bonnet de nuit dans le public puis se retourne vers Yves (jeu très rapide ici)
Yves criant
Frère Sidoine ! De la décence !
Sidoine parlant très fort
Oooh mais quand vous étiez à l'armée, vous n’aviez pas des manières de baronne et vous ne parliez pas aussi sucré que maintenant. Je me souviens bien qu'il vous arrivait souvent de jurer comme un Templier qui devrait porter sur son dos son cheval fainéant.
Yves
Je t'interdis de tenir de pareils propos devant les gens.
Sidoine
Mais … ça alors ! Vous le dites vous-même à tout le monde.
Yves
Ce n'est pas parce que je le dis à tout le monde que tu peux te croire autorisé à le répéter à qui que ce soit !
Sidoine
Ça fait que c'est vous qui publiez les nouvelles et vous me traitez, moi, de racusette !
Julien
Tiens ! Vous étiez à l'armée ensemble.
Yves
Oui, Frère Sidoine était mon ordonnance.
Sidoine
Eh oui ! Je cirais ses bottines et je beurrais ses tartines. Et après l'armée, le maître est devenu abbé et le valet d'armes est devenu convers, autrement dit moine-domestique : je cire ses sandales et je beurre ses tartines. C'est ce que l’armée et la religion appellent donner une chance égale à chacun.
Julien très ferme
Ainsi, Maître Paulus, vous avez vaincu le Temps …
Paulus le Sage
Ce n'est pas impossible.
Le Philosophe
Vous ne seriez pas en train de vous vanter ? La vantardise est un péché, Monsieur l'Ermite.
Yves
Pardon, Philosophe ! La vantardise n'est pas un péché : c'est une grosse erreur d'appréciation.
Julien à Paulus
Maître Paulus, s'il vous plaît, faites quelque chose pour Éliabel.
Paulus le Sage
Je suis désolé. Elle va devoir s'arrêter de vivre.
Julien
Vous ne voulez donc pas la soigner ?
Paulus le Sage
Parmi toutes les activités humaines, la médecine est celle qui amène le plus souvent à devoir renoncer.
Julien
Je comprends que la voie est risquée et je ne vous fais pas grief de vos scrupules, mais je vous demande quand même d'intervenir ?
Paulus le Sage
Nous n'en sommes pas aux applications pratiques, et qui plus est sur des humains.
Julien
Y a-t-il une si grande différence entre un chat et un homme ?
Paulus le Sage
Ça dépend. Parfois oui, parfois non.
Julien
Nous pouvons au moins parier sur la chance.
Paulus le Sage
On vous a donné de faux espoirs. Ma découverte n'en est qu'aux premiers balbutiements. Je ne sais même pas si le chat a avancé ou reculé dans le temps.
Éliabel
Qu’importe ! Moi, je vous demande d'entreprendre. Vu l'état où je suis, je vous demande d'aller au-delà de vos certitudes.
Paulus le Sage
Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous dites.
Éliabel
Si Monsieur. À défaut du certain, le peut-être est de mise. En l'absence de "voici la guérison", le "on ne sait jamais" est encore une voie et je veux maintenant exercer mon droit de décider que quelque chose encore arrive dans ma vie plutôt que rien.
Yves
Paulus ! Imaginons. Je dis bien "imaginons". Je ne fais qu'imaginer qu'ils aient avalé ta potion et qu'ils se trouvent transposés dans l'avenir. Que devraient-ils faire une fois arrivés à destination ?
Paulus le Sage
Changer de vêtements, de goûts, d'esprit, de langue, de démarche, de coiffure, d'argent. Ne jamais parler du temps d'avant car on les réputerait fous. Et n'essaie pas de m'influencer !
Yves
Je ne fais qu'imaginer.
À quelle époque les enverrais-tu ?
Paulus le Sage
Comment le saurais-je ?
Yves
C'est moi qui te pose la question.
Paulus le Sage
Comment arriver à viser juste dans le temps ? La durée est un ruisseau qui tantôt devient marais et plus loin se fait torrent.
Yves
On pourrait imaginer d'essayer. On ne sait jamais.
Paulus le Sage
Illusoire illusion du profane.
Julien
Nous ne pourrions donc pas savoir où nous allons.
Paulus le Sage
Impossible. Mais dans le fond, quelle importance ? Vous changeriez de temps mais peut-être pas de lieu.
Julien
Je ne comprends pas bien. Nous resterions donc tous ensemble ?
Paulus le Sage
Certainement pas. Supposons que vous, vous fassiez un bond dans le temps et que vous restiez ici même, vous ne nous verriez pas et nous ne vous verrions pas. Mieux : supposons que vous marchiez à ma rencontre, vous me traverseriez comme si j'étais moins qu'une fumée et je ne vous sentirais pas. Ce mur, je le verrais tel qu’il est maintenant et vous le verriez plus vieux. En dehors de notre temps, nous ne sommes même pas du vide, nous sommes du néant digéré dans le Grand Tout.
Julien
Vous ne pourriez pas nous envoyer un message non plus ?
Paulus le Sage
Nous serons séparés par un gouffre plus béant que l'abîme qui sépare la Terre des étoiles. Quand tu cries, crois-tu que le Soleil t'entend ? Pas plus qu'on ne peut être en deux endroits en même temps, on ne peut être de deux époques à la fois.
Julien
Maître Paulus, s’il vous plaît… Pour Éliabel…
Paulus le Sage
Je n'ai pas le droit.
Julien
C'est celui qui va mourir qui a tous les droits. Maître Paulus, je vous en supplie. Si vous ne nous aidez pas et si vous êtes un être humain, un jour vous aurez honte.
Silence général.
Paulus va chercher une canne ou un cruchon et deux chopes en grès. Il tend les tasses aux jeunes mais ne les remplit pas.
Paulus le Sage
Prenez garde : vous serez plus étrangers aux hommes d'alors que les habitants des antipodes. Vous ne serez pas autrement que deux aveugles qui marchent sans leur chien.
Yves
Justement ! Quelqu'un de nous doit les accompagner. Déjà qu’ils sont inexpérimentés, trop confiants et presque désarmés dans leur monde de naissance, nous ne pouvons pas les abandonner seuls dans un monde étranger.
Le Philosophe
C'est vrai ça, on ne peut pas les envoyer seuls.
Paulus va prendre une troisième chope. Il la tend à Yves.
Yves
Ooofff… Tu sais, je suis fatigué, trop fatigué et trop vieux. Si je dois faire un grand voyage, ce sera vers le grand repos.
Paulus tend la chope au Philosophe
Le Philosophe
Je n'ai pas peur. Mes rides sont la dureté du chemin gravée sur mon visage. Mais je n'ai plus de forces ici et je n'en aurai pas plus là-bas. Je serai une charge, un ennui, pas une aide, je ne serai pas un secours mais au mieux une inutilité.
Yves
Et toi Paulus ?
Paulus le Sage
Qui ? Moi ?
Yves
Oui, toi. C'est ton invention après tout.
Paulus le Sage
Voyons ce que j’ai à offrir : je suis vieux, je n’ai pas de force, ma santé est mauvaise et je n’ai jamais été bon diplomate. Je serai comme le Philosophe : une charge.
Tous trois se tournent vers Sidoine
Yves
On demande un volontaire.
Sidoine Très sèchement et très vigoureusement
Je ne suis pas volontaire.
Yves
On pourrait se contenter d'un bénévole.
Sidoine sur le même ton
Un bénévole est toujours un benêt volé.
Yves
Voyononons … Comporte-toi en soldat d'élite que tu étais.
Sidoine
Ouaisouais ! Je me souviens. Engagez-vous qu'on m'avait dit, à l'armée tu verras du pays. Et j'ai vu beaucoup plus de pays que je voulais en voir. On ne m'aura pas deux fois.
Yves lui met la chope dans la main et Paulus verse. Sidoine regarde dans la chope.
Sidoine à Yves
Ça n'a pas une belle couleur.
Yves
On ne va pas se mettre maintenant à critiquer les tons et les nuances. Bois !
Sidoine. Il renifle
Ça n'a pas une bonne odeur.
Yves
Ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Bois !
Sidoine plonge son doigt dans le gobelet et le suce
Ça n'a pas bon goût non plus.
Yves
Paulus est pharmacien, pas chef-coq. Bois !
Sidoine
Et si jamais ça faisait du tort au foie ?
Yves
C'est étudié pour que ça ne fasse rien au foie. Bois !
Sidoine
Et à l'estomac ?
Yves
C'est étudié pour aussi.
Sidoine
Sûr ?
Yves
Sûr.
Paulus le Sage
N'oublie pas ça. Il tend trois fioles et deux pièces d'or.
Sidoine ouvre des yeux comme des soucoupes
Sidoine
Deux besants d'or ! Oufti ! Qu’est-ce que je vais faire avec tout ça ? Y en a assez pour acheter une maison !
Paulus le Sage
Peut-être que dans ce monde-là tout est hors de prix. Sait-on jamais ?
Sidoine
Et les fioles ?
Paulus le Sage
C'est pour le retour. Pour le cas où vous voudriez venir raconter.
Sidoine
Bon ! Si faut y aller, faut y aller et maintenant qu’on est riche, on n’a plus peur de rien ! Les enfants : un … deux … trois.
Chacun vide longuement son pot. Il ne se passe rien. Chacun devient dubitatif. Ça dure très longtemps, jeux de mimiques suffisamment longtemps pour que tous les spectateurs croient que c'est raté, puis brusquement tout devient noir.
(à suivre)