vendredi 1 mars 2013

Histoire du Canada liée aux frères Zeno.

HISTOIRE 

DU CANADA 

ET VOYAGES 

QUE LES FRÈRES MINEURS RECOLLECTS Y ONT FAICTS 
POUR LA CONVERSION DES INFIDÈLES 

, DEPUIS L'AN i6i5 

PAR 

GABRIEL SAGARD THEODAT 

AVEC UN DICTIONNAIRE DE LA LANGUE HURONNE 



NOUVELLE EDITION 
PUBLIÉE PAR M. EDWIN TROSS. 



PREMIER VOLUME. 



PARIS 
LIBRAIRIE TROSS 

5, RUE NEUVE -DES -PETITS -CHAMPS, 5. 
1866 

JUL 301959 



NOTICE 



SUR 



F. GABRIEL SAGARD THÉODAT 

ET SON ŒUVRE 

PAR 

H. EMILE CHEVALIER 



Servant d'introduction à la nouvelle édition 

DE 

L'HISTOIRE DU CANADA 

Par le F. SAGARD 



PARIS 
LIBRAIRIE TROSS 

5, RUE NEUVE-DES- PETITS- CHAMPS , 5 
1866 



V Histoire du Canada et le Grand Voyage au pays des 
Murons, par Gabriel Sagard Théodat , sont en générai 
si peu connus , malgré l'excellence relative de ces 
deux ouvrages, mais vraisemblablement à cause de 
la rareté des éditions anciennes (i), que la plupart des 
biographes et bibliographes n'ont fait aucune mention 
de l'œuvre ou de l'auteur, et que le très-impartial 
historien du Canada, M. F. X. Garneau , semble 
avoir ignoré jusqu'à leur existence. 

Je ne vois pas, en effet, qu'il en parle en l'une ou 
l'autre édition de son Histoire du Canada. Il paraît 
même méconnaître l'époque exacte de l'établisse- 
ment des Récollets au Canada. D'après M. Garneau, 
ces religieux ne s'y seraient fixés que vers 1620 (2), 
tandis que cinq années auparavant ils débarquaient 
et fondaient un couvent à Québec. Dans son livre, 

(i) On a offert, durant des années, 1,200 fr. d'un exemplaire de 
VHistoire, sans pouvoir s'en procurer un seul. 

(2) Histoire du Canada, par F. X. Garneau, 2^ édition, tome I, 
pages 6]-6j\. 



IV — 

Sagard en fournit des preuves authentiques (i). L'in- 
téressant travail intitulé Les Ursullnes de Québec publie 
d'ailleurs les lignes suivantes : 

ce Le plus grand témoignage d'amour que Dieu, 
dans sa bonté infinie, puisse donner aux nations in- 
fidèles, c'est de les appeler à la connaissance de son 
admirable lumière. L'année i6i5 fut une année de 
miséricorde pour le Canada , signalée par l'arrivée 
des premiers missionnaires Récollets , le P. Denis 
Jamay, le P. Joseph Le Caron et le Frère Pacifique 
du Plessis. 

ce Ce fut, dit M. l'abbé Ferland , un beau jour 
ce pour Champlain et pour les colons réunis autour 
ce de lui, que celui où , dans la petite et pauvre cha- 
« pelle de Québec , ils assistèrent pour la première 
c< fois (le 2 5 juin i6i5) au saint sacrifice de la 
ce messe, sur les bords du grand fleuve St-Laurent, 
ce inaugurant ainsi la foi catholique dans le Ca- 
ce nada. » 

L'oubli de M. Garneau, en ne mentionnant pas Sa- 
gard, est d'autant plus regrettable qu'il savait fort bien 
que la colonisation de la Nouvelle-France fut une en- 
treprise essentiellement cléricale. Il le dit en vingt 
endroits de son Histoire. Aurait-il pu l'omettre aussi? 
Non. Quand Jacques Cartier partit, en i535, pour 
son second voyage, sa commission ne portait-elle pas 
que Francois I*''' s'était décidé à le renvoyer au Canada 
pour ce induire les peuples d'iceux pays à croire à notre 
sainte foi », et, par là, ce mieux parvenir à faire chose 

(i) Sagard, tome 1, pages 56 et suivantes. 



agréable à Dieu notre créateur et rédempteur, et qui 
fût à l'augmentation de son saint et sacré nom 
et de notre mère sainte Eglise? » 

M. Moreau (i) , à qui j'emprunte cette citation, 
ajoute avec raison : 

« Cette pensée fondamentale de la colonisation 
canadienne se retrouve également dans tous les titres 
des premiers gouverneurs de l'Acadie. Henry IV 
recommandait au marquis de la Roche spécialement 
l'agrandissement de la foi catholique (2), et, dans la 
commission de De Montz , il définissait ainsi le 
devoir principal du gouverneur colonial : « Sou- 
« mettre, assujétir et faire obéir tous les peuples de 
« ladite terre à son autorité et par les moyens d'i- 
'^ celle à toutes les voies les appeler , faire instruire, 
« provoquer et émouvoir à la connoissance de Dieu 
« et à la lumière de la foi et religion chrétienne. » 

En faisant ces remarques, je n'ai ni la prétention 

{i) Les Prêtres français émigrés aux États-Unis, par M. C. Mo- 
reau. 

(2) Dans les lettres patentes délivrées en 1598 par Henry IV 
au marquis de la Roche, il est stipulé que « le sieur de la Roche 
aura particulicrement en vue d'établir la foi catholique » ; et dans 
les lettres de Louis XIII, datées de Saint-Germain-en-Laye^ le 
20 mars 1615, on lit: v Les feu rois nos prédécesseurs ayant 
acquis les titre et qualité de Très-Chrétien en procurant l'exalta- 
tion de la Sainte Foi Catholique, Apostolique et Romaine, et en 
la défendant de toutes oppressions... et soit ainsi que nous soyons 
remplis d'un extrême désir de nous maintenir et conserver ledit 
titre de Très-Chrétien, comme le plus riche fleuron de notre cou- 
ronne... voulant non-seulement imiter en tout ce qui nous sera 



VI 



ni le désir de critiquer V Histoire du Canada par M. Gar- 
neau. Il me siérait mal de m'attaquer à ce beau mo- 
nument de l'esprit humain , à moi qui en ai fait un 
juste éloge lors de son apparition à Québec. 

Je me plais à répéter ce que j'écrivais alors dans la 
Ruche littéraire , de Montréal : 

« V Histoire du Canada de M, Garneau est une de 
ces œuvres rares qu'on ne saurait trop estimer, malgré 
de légers défauts dus à la timidité de l'auteur, qui 
parfois hésite à se prononcer contre les abus, dans 
la crainte de froisser quelque fraction de cette société 
dont il s'est fait le chroniqueur. » 

Le reproche que je me pense en droit de lui 
adresser aujourd'hui , c'est d'avoir passé sous silence 
le livre si curieux du frère Sagard ; c'est d'avoir pu- 
blié, un peu bien par ignorance j'imagine , les lignes 
que voici : 

« Il y a peu de pays, en Amérique, sur lesquels 
ont ait tant écrit que sur le Canada, et qui soient, 
après tout, si pauvres en histoires ; car on ne doit pas 
prendre pour telles plusieurs ouvrages qui en por- 
tent le nom et qui ne sont autre chose que des mé- 

possible nosdits prédécesseurs, mais même les surpasser en désir 
de faire établir la foi catholique et icelle faire annoncer es terres 
lointaines , barbares et étrangères où le saint nom de Dieu n'est 
pas invoqué... » 

En donnant cet extrait, l'auteur des Ursulines de Québec attribue 
les lettres qui le contiennent à Henry IV, sans se rappeler que ce 
monarque avait été assassiné cinq années auparavant, le \ o mai 1 6 1 o. 



VII 



moires ou des narrations de voyageurs, comme VA- 
mérique septentrionale de la Potherie (i). » 

M.Garneau, toutefois, ne ménage pas les louanges 
au père Charlevoix. A mon sens, on pourrait beau- 
coup rabattre de cet enthousiasme pour le célèbre jé- 
suite, dont V Histoire de la Nouvelle-France, très-partiale, 
très-crédule, d'une digestion laborieuse, est plutôt 
l'œuvre d'un compilateur puisant à des sources, qu'il 
n'indiquepastoujours,quecelled'un historien sérieux. 
On peut s'étonner à bon droit que le révérend Père ne 
souffle mot du frère Sagard , quoiqu'il daigne, ce- 
pendant, raconter la mort du compagnon de ce der- 
nier, le père Nicolas Vieil, qui se noya en 1625 
dans la rivière des Prairies, non loin de Montréal et 
près d'un village auquel depuis, et pour cette cause, 
on a donné le nom de Sault au Récollet. De Sagard, 
de son Histoire ou de son Voyage, rien (2). Bien plutôt, 
Charlevoix laisse percer la joie qu'il ressent de l'ex- 
clusion des PP. Récollets du Canada, en 1 63 5, et de 
leur remplacement par les PP. Jésuites. Après avoir 
raconté l'arrivée de ses confrères les PP. Brebeuf et 
Ennemond Masse, il ajoute : 

« Jusque-là, on avait plutôt préparé les voies à 
l'établissement du Christianisme parmi ces sau- 
vages que commencé une oeuvre qui demandait une 

(1) Histoire du Canada, par Garneau; préface de la deuxième 
édition. — Québec, 18^2. 

(2) Soyons juste. Il veut bien \u\ consacrer dix lignes, mais 
seulement dans ses Fastes chronologigues ! mais seulement pour le 
taxer d'ignorance! J'y reviendrai dans le cours de cette étude. 



VIII . 

plus grande connaissance qu'on n'en avait encore 
pu acquérir de leur langue, de leurs coutumes, de 
leur croyance et de leur génie. Dans le séjour que 
les PP. Récollets avaient fait parmi eux, ils en 
avaient gagné quelques-uns à Jésus-Christ, mais ils 
n'en avaient pu baptiser que très-peu (i). » 

Les PP. Jésuites furent appelés en 1625 au Ca- 
nada, sur la demande des PP. Récollets^ et principalement 
sur la proposition du P. Sagard, pour seconder ceux- 
ci dans leur mission ; on trouvera aux pages 789 et 
790 de la nouvelle édition que nous publions une 
lettre de remercîment du P. Lallemand au P. Pro- 
vincial des Récollets, datée de Kébec, 28 juillet 1625. 
Le F. Sagard parle longuement de l'arrivée des Jé- 
suites dans la Nouvelle-France. Il dit (page 784) : 
« Le choix que nous fismes desdit Pore (sic) Jésuites 
« pour le Canada fut fort contrarié par beaucoup de 
« nos amis, qui taschoient de nous en dissuader, 
« nous asseurant qu'à la fin du compte ils nous met- 
« troient hors de nostre maison et du pays , mais il 
« n'y avoit point d'apparence de croire à ceste mes- 
« cognoissance de ces bons Pères. » Il est donc -sur- 
prenant que les Jésuites soient restés muets sur le 
compte de Sagard, qu'on sache peu de chose de ce 
chroniqueur si bon, si naïf, et que même dans la 
volumineuse collection des Relations des Jésuites, depuis 
i632 jusqu'en 1673, publiée à Paris et réimprimée il 
y a quelques années à Québec, on chercherait vaine- 

(1) Histoire et description de la Nouvelle-France, par le P. de 
Charlevoix, de la Compagnie de Jésus, tome I, iiv. v, page 277, 
édition de MDCCXLIV. 



IX — 

ment des détails relatifs à l'honnête auteur du Grand 
Voyage au pays des Hurons ( i ) . 

Nous sommes pourtant assurés que le lecteur nous 
saura gré d'avoir réédité son œuvre et que l'historio- 
graphe futur de l'Amérique y puisera de précieux 
matériaux sur les régnicoles actuels et les aborigènes ; 
car, ainsi que l'a judicieusement observé M. Gar- 
neau, « les historiens de ce continent sont affranchis 
des difficultés qui ont embarrassé pendant longtemps 
ceux de l'Europe, par rapport à la question de l'ori- 
gine des races dont descendent les différents peuples 
coloniaux américains. Ils peuvent, en effet, indiquer 
sans peine le point de départ du flot d'émigrants 
dans les diverses contrées de l'ancien monde, et 
suivre leur route jusque dans la plus obscure vallée 
où un pionnier eût élevé sa hutte dans le nou- 
veau. S'ils veulent remonter au delà, ils trouveront 
tout fait par l'ardeur avec laquelle les Européens ont 
travaillé à régler définitivement la question de leur 
origine. Mais si cette grande tâche est finie pour eux, 
il en reste une autre semblable à finir pour les indi- 
gènes de l'Amérique, qui offre encore peut-être plus 
de difficultés et qui a déjà exercé l'ingéniosité de 
beaucoup de savants (2). » 

A ce propos, nous désirons soumettre ici un cer- 
tain nombre d'observations. 

(i) Fait déplorable et singulier aussi : l'abbé Ferland, ce cher- 
cheur infatigable, ce véritable et modeste savant, qui a tant fait 
pour remettre en lumière l'histoire du Canada, l'abbé P'erland 
paraît n'avoir lu jamais Sagard ! 

(2) Histoire du Canada, par Garneau : discours préliminaire, note. 



II 



Depuis quelques années les sciences ethnogra- 
phique et philologique ont heureusement accompli 
des progrès considérables, sérieux, qui permettront 
de déchirer bientôt le voile dont sont couvertes les 
pages de plusieurs grandes parties de l'histoire de 
l'univers. 

Ainsi, dernièrement encore , on entassait hypo- 
thèse sur hypothèse, erreur sur erreur, pour prouver 
que l'Amérique n'avait dû, n'avait pu être peuplée 
que par des migrations, venues d'Asie, puis d'Eu- 
rope. Qui n'a souri aux intempérances de pensée et 
de langage de l'auteur des Recherches philosophicjues sur 
Us Américains ? Ces pauvres Américains, il était bien dif- 
ficile aussi de les reconnaître, de les avouer à la société 
catholique du XV^ siècle et à celle des deux siècles 
suivants ! Ils s'affirmaient envers et contre les Ecri- 
tures. Fait inouï ! N'ayant pas pris droit de nais- 
sance à la dispersion de la tour de Babel, il leur 
était, de par l'Église, interdit ^'te, sauf pourtant 
des esclaves. On sait que, si un pape avait déclaré 
que l'Amérique ne pouvait exister, et avait, en con- 
séquence, excommunié quiconque supposerait que la 
terre possédât deux hémisphères habités par des 



XI 



« animaux raisonnables, » un autre pape (i), de par 
son autorité pontificale , fit présent de l'Amérique à 
un prince espagnol. La fine raillerie de François i*^^ 
à ce sujet est connue aussi. Quand on lui rapporta 
que les Portugais et les Espagnols faisaient, en vertu 
de cette bulle, main basse sur les immenses contrées 
transatlantiques nouvellement découvertes, il dit à 
Chabot, son premier amiral : 

« Eh quoi! ils partagent tranquillement entre 
eux toute l'Amérique sans souffrir que j'y prenne 
part comme leur frère ! Je voudrais bien voir l'article 
du testament d'Adam qui leur lègue ce vaste héri- 
tage! » 

Pour François , comme pour Isabelle , Ferdinand 
et les monarques européens , comme aussi pour la 
cour de Rdhie , les Américains étaient retranchés de 
l'humanité. A peine le saint-siége daigne-t-il les 
placer au niveau des singes ! Malgré les merveilles 
de civilisation découvertes au Mexique , au Pérou, 
au Chili, on s'obstina longtemps à leur dénier le titre 
d'hommes. Et, comme nous le disions plus haut, 
nombre de gens se refusent, même encore aujour- 
d'hui, à admettre que l'Amérique a possédé, de long- 
temps, une population indigène autochthone (2). 

(i) Alexandre VI. Qui n'a lu son étrange bulle en date de 1493, 
et commençant par ces mots : Mutu propriOj non ad vestram vcl alte- 
rius pro vobis, etc. ? 

(2) Il y a quelques années à peine, M. de Lamartine a osé 
écrire et publier cette phrase incroyable : « Le globe est la pro- 
priété de l'homme; le nouveau continent, l'Amérique, est la 
propriété de l'Europe! » 



— XII 



III 



La lumière pénètre néanmoins maintenant les té- 
nèbres que les préjugés religieux avaient épaissies, à 
plaisir, sur le berceau des Américains. Les inves- 
tigations des curieux , les considérations des savants, 
les torches du libre examen, ont porté la clarté dans 
cette nuit profonde. Pour moi , je n'hésite pas à 
me ranger à l'opinion du consciencieux explorateur 
H. B. Schoolcraft. Les Américains ne sont pas un peuple 
NEUF, mais un peuple dégénéré (i). Voilà le résumé de 
sa pensée, la pensée aussi de l'archéologue D. B. 
Warden , du professeur suédois Kalm , le premier 
(^ui ait parlé des monuments anciens de la vallée des 
États-Unis; voilà aussi l'idée de Douglass, de Carver, 
Forster, Roberston, Humbolt, de tous ceux, en un 
mot, qui se sont efforcés d'exhumer de ses forêts 
millénaires, de ses interminables prairies mouvantes, 
de ses vastes mers intérieures ou des abîmes de ses 
fleuves-rois, le passé de l'homme sur le continent 
américain. 

Nouveau monde, l'a-t-on désigné. Oui, nouveau 
pour ceux de nous qui l'ont retrouvé dernièrement , 

(i) Voyez Algie Researches, by Henry Rowe Schoolcraft. 



— xiii 



mais plus vieux que le nôtre peut-être aux annales 
des âges. S'il est vrai que le crépuscule du soir enve- 
loppe encore, pour les plus pénétrants , ces dolmens, 
ces kroumleac'hs, ces tumuli, et cette cohorte de six 
mille géants pétrifiés de la plaine de Carnac (i) , qui 
arrêtent si souvent le voyageur en France et le plon- 
gent en de longues rêveries ; s'il est vrai que l'histoire 
gaélique soit encore un livre fermé aux plus érudits 
de notre monde , quoique l'on ait ramassé , épars, 
mutilés, quelques-uns de ses feuillets , tantôt sur un 
point , tantôt sur un autre du globe, comme par 
exemple en Bretagne, en Ecosse, dans les steppes de 
la Russie, aux confins de l'océan Glacial ou à l'île 
Tinian, ou à celle de Pâques , et jusque vers le pôle 
antarctique , les mêmes ombres , mais aussi des mo- 
numents fréquemment semblables , d'une antiquité 
incalculée toujours, sedéployent sur la naissance, sur 
l'industrie, des premiers habitants de l'hémisphère 
occidental. 

J'en veux vraiment donner témoignage plus com- 
plet, plus détaillé, sans dépasser le cadre de cette 
notice. 

Dans son Hochelaga depicta, Newton Bos worth a 
condensé la meilleure partie de ce qui avait été dit 
et écrit sur les origines américaines. Empruntons-lui 
quelques lignes : 

ce Ceux, dit-il, qui ont examiné ces matières sont 
d'avis que les tribus d'Indiens trouvées ici par Co- 
lomb et les navigateurs qui lui succédèrent avaient 

(i) La Bretagne, par L. F. Jehan (de Saint-Clavien). 



XIV 



été précédées par un peuple beaucoup plus avance 
dans la civilisation et la science , sur les vestiges de 
la puissance et de l'habileté duquel le jour s'est fait 
de temps en temps. Les ruines des forts et des cités 
sous la surface actuelle du pays, les tertres et les tu 
muli au-dessus, ainsi que les ustensiles et les curio- 
sités de diverses espèces qu'on en a tirés en diffé- 
rents lieux , montrent que les arts y étaient prati- 
qués sur une grande échelle, à des périodes précé- 
dant l'origine généralement supposée de l'histoire 
américaine. On a plausiblement soutenu l'idée que 
quelques parties au moins de ce continent furent 
connues des Norwégiens et des Danois, avant d'a- 
voir été découvertes par le grand navigateur auquel 
l'honneur en a été assigné depuis des siècles.... » 

Après ces mots, Bosworth énumère ses preuves et 
ses autorités sur ce qu'il nomme, à bon droit, les 
Antiquités américaines. Si intéressante que soit sa narra- 
tion, nous ne le suivrons pas, nous bornant à ren- 
voyer à son livre le lecteur curieux d'approfondir le 
sujet, ou bien aux Recherches sur les antiquités de l'Amé- 
rique septentrionale, par D. B. Warden (i), ou encore 
au mémoire présenté à la Société Géographique de 
Paris, par M. G. F. Rafinesque, sur les antiquités 
du Yucatan et de Ghiapa (2). Gependant, il m'est 
impossible de ne pas rapporter le fait suivant, signalé 

(i) Extrait du 2^ volume des Mémoires de l'Académie des 
Sciences de l'Institut de France. 

(2) On consultera aussi avec fruit les Cités et Ruines américaines 
par D. Charnay, avec un texte par M. Viollet Le Duc. 



XV 

par Warden, et dont je fais aussi mention dans mon 
ouvrage les Indiens Rouges. 

Vers 1825, en creusant une cave à Fayetteville, 
sur l'Elk (États-Unis) , à une petite distance d'une 
ancienne fortification, on trouva une pièce de mon- 
naie, qui dut être frappée, comme l'indique l'in- 
scription, vers l'an i 5o de l'ère romaine. 

Elle porte d'un côté : 

Antoninus Aug. Pius P. P. Ill cos. 
Et de l'autre : 

AURELIUS CiESAR AVG. P. III COS, 

Signifiant : 
Antoninus Augustus Pius , princeps^ pontifex, tertium consul; 

Et: 

Aurelius C<£sar Augustus, pontifex^ tertium consul. 

L'authenticité de cette découverte est incontestable. 
Sans enlever à l'œuvre glorieuse de Colomb aucun 
de ses mérites, elle semble démontrer que des Eu- 
ropéens avaient abordé en Amérique bien kvant le 
hardi, pilote génois. Mais, quant à l'ancienneté de la 
civilisation américaine, elle est éloquemment et briè- 
vement frappée au sceau de la vérité dans cette ré- 
flexion d'un savant de Boston: 

« Quelque étrange que cela paraisse, l'Amérique 
possède des antiquités si considérables, si belles et si 



' — XVI — 

majestueuses qu'on les peut mettre en parallèle avec 
celles de Thèbes ou de Ninive. Des ruines d'an- 
ciennes cités de proportions colossales; des forti- 
fications , tombeaux et pyramides ; des temples bâtis 
avec des pierres taillées, indiquant un goût raffiné 
pour l'architecture, et ornés de figures d'hommes ou 
d'animaux finement sculptées ; de vastes autels dé- 
corés d'hiéroglyphes, rappelant sans doute la mémoire 
de ceux qui les ont élevés, mais que personne encore 
n'a pu déchiffrer ; des restes de palais séculaires, cou- 
verts de merveilleux spécimens de sculpture et de 
peinture , avec d'autres marques de grandeur an- 
cienne, nous prouvent que ce continent n^est point un monde 
nouveau, mais qu'un empire puissant existait ici à une 
époque très-reculée, qu'il regorgeait de populations 
profondément versées dans les arts, et jouissant avant 
la découverte des Européens d'un état de civilisation 
bien supérieur à ce que nous avons été induits à 
concevoir... » 

Plus loin, après avoir parlé des antiques cités mexi- 
caines, le même narrateur s'écrie : 

« On a des preuves suffisantes pour attester que ces 
villes étaient en ruines, il y a au moins seize ou dix- 
huit cents ans. A Palenqué, a crû un cèdre immense 
dont les racines énormes enchâssent ses ruines. 
Toute la ville est couverte d'acajous et de cèdres d'une 
grosseur incroyable. Les cercles concentriques de 
quelques-uns de ces arbres ayant été comptés, il a été 
reconnu qu'ils avaient plus de neuf cents ans, et on 
est convaincu par des indices sûrs qu'une généra- 
tion' d'arbres de même essence, de même force, les a 



— XVII — 

précédés. Qu'ils sont peu nombreux cependant ceux 
qui pensent que l'Amérique est un vieux territoire, 
siège d'un ancien et magnifique empire! Mais les 
faits se dévoilent chaque jour aux yeux du monde 
étonné, et l'on espère que l'esprit d'investigation qui 
semble animer maintenant tous les gens instruits 
répandra bientôt quelques lumières sur l'histoire 
de cette remarquable région (i). » 



ÏV 



Voilà pour l'ancienneté de l'homme civilisé dans le 
nouveau monde. Un coup d'œil à présent sur les 
modifications qu'il a reçues des migrations inté- 
rieures et des envahissements extérieurs. 

Par le nord, par le détroit de Behring, l'Amérique 
touche à l'Asie. Beaucoup de géologues pensent, 
avec une raison apparente , qu'en des temps plus ou 
moins reculés , les deux continents n'en formaient 
qu'un. Leur séparation serait le fait d'un cataclysme 
terrestre. Quoi qu'il en soit, les populations améri- 
caines et asiatiques ont eu et ont encore de nom- 
breux rapports, de profonds mélanges. Les secondes, 
toutefois, refoulées aux extrémités de leur territoire, 
sous un climat et en des régions glaciales, durent, 

(i) Voir la Ruche littéraire et politiquej imprimée à Montréal 
(Canada), n" de septembre 1854. 



XYIII 



plus que les premières , tenter des incursions chez 
leurs voisins. Si je ne me trompe, elles envahirent 
l'Amérique par deux voies et en deux courants, dont 
l'un suivit les rives de l'océan Glacial et parcourut 
le littoral jusqu'au cap Farewell , à la pointe méri- 
dionale du Groenland , tandis que l'autre, ou mieux 
inspiré, ou mieux servi par le hasard , se répandait 
vers les bords du Pacifique. Épopée bizarre peut- 
être , intéressante à coup sûr, que celle de cette 
double migration. 

Voyez-vous ces gens du Nord, ces corps durs, las 
d'étouffer dans leurs peaux de bétes, dans leurs 
yourtes, dans leurs caves de neige , s'ébranlant à la 
conquête du soleil? Et ils s'en vont sans armes, 
les pauvres pêcheurs 1 aussi bien ceux qui s'avan- 
cent par l'est que ceux qui marchent à l'ouest. 
Un canot de peau de phoque et d'ossements de ba- 
leine, — kaiak ou konè pour les hommes, ommiah 
pour les femmes, — voilà le véhicule. Instruments, 
outils, engins de guerre, point. Assurément, je ne 
donnerai pas ce titre à la lance, au javelot, flèche ou 
harpon dont ils attaquent les monstres de la mer ! 
S'ils savent les mettre, et avec une dextérité merveil- 
leuse, au service de leur prodigieux estomac (i), ils 
ignorent, ces simples, même de quelle utilité ils peu- 
vent être dans leur entreprise. Grande, difficile, pé- 
rilleuse , cette entreprise ! Qu'ils prétendent border 



(i) Sir George Simpson, gouverneur de la baie d'Hudson, dont 
la parole ne saurait être mise en doute, déclare que les habitants 
de l'extrême Sibérie estiment un homme en raison de la capacité 
de son estomac. Plus loin, il ajoute qu'ayant voulu expérimenter 



XIX 



le Pacifique ou l'Atlantique, des occupants anté- 
rieurs les verront arriver d'un œil jaloux. Les re- 
pousser, les chasser du territoire malgré son immen- 
sité, les exterminer, pour eux, sera un devoir, une 
gloire ! Et ceux-ci , ils sont chasseurs , tous ! ils ai- 
ment, ils exaltent la guerre , le meurtre de l'homme 
par l'homme ! Et parmi eux les riverains du Paci- 
fique, j'en vois d'habiles dans les arts et dans les 
sciences. Ces fastueuses cités du Mexique, dont il ne 
nous reste plus que des ruines colossales, n'auraient- 
elles pas eu alors pour les nomades de l'extrême 
Tartarie , comme de l'extrême Sibérie, l'attrait 
qu'ont aujourd'hui pour les hordes 'du Nord , les 
Northmen modernes, Paris, Londres, nos opulentes, 
nos fascinatrices capitales de l'Europe occidentale ? 

Ah ! c'est la vie , le plaisir , la joie , c'est le soleil 
qu'ils cherchent, qu'ils veulent obtenir à tout prix, 
les humains , surtout les déshérités de la nature ! 
Au littoral de la mer Pacifique, ils admirent le 
pourpre, l'or du couchant, rêvent à ses splendeurs , 
à ses mystères; sur les glaciers du Groenland, ils 
s'animent, ils se réchauffent à ses feux, à ses éblouis- 
sants rayons. Groenland, Terre verte, non; mais 



cette capacité, il choisit dans un village deux individus jouissant 
de quelque réputation [a tolerable reputation) et qu'il leur fit servir 
à chacun trente-six livres de bœuf bouilli et dix-huit de beurre 
fondu. Au bout d'une heure, ils avaient avalé environ la moitié 
du solide et du liquide sous les yeux de sir George Simpson. 
Deux témoins sûrs qu'il laissa près d'eux lui certifièrent, deux 
heures après, que ces voraces avaient alors englouti le tout. — Nar- 
rative of ajourne) round the world, etc., par Sir George Simpson. 



XX 



Grianland, Terre d'Apollon, du midi, terre du 
soleil (î). 

. Vous la trouveriez ingrate , affreuse , mortelle , cette 
terre! A nos emigrants, c'est une terre de Chanaan. 
Pied à pied , pouce à pouce , ils disputent les neiges , 
ils conquièrent les glaces. C'est qu'il y a là un 
homme, un homme terrible, le propriétaire par droit 
d'ancienneté; l'homme rouge, grand, svelte, fort, 
agile, tout muscles et nerfs, nourri des chaudes 
viandes du gibier, qui a horreur autant que jalousie 
de cet être informe, replet, lourd, repu de graisse et 
d'huile , venu , il ne sait d'où , pour usurper son 
droit exclusif à la chasse. 

Bernard O'Reilly a compris ce drame sublime, 
sanglant ; en quelques lignes il l'explique dans son 
ouvrage sur le Groenland. 

Les emigrants (Uskimè, Esquimaux, Gens de 
l'Eau, et non mangeurs de viande crue, comme l'ont 
prétendu Charlevoix et tant d'autres après lui) 
« étaient, dit-il, impropres à s'associer avec leurs nou- 
veaux voisins. Il en résulta que les Indiens rouges, 
comme on les appelle , qui vivaient entièrement des 



(i) Pendant les deux mois d'été, les feux du soleil sont brû- 
lants au Groenland ; aussi les naturels ont-ils appelé cette contrée 
Succanunga^ mot composé signifiant Terre du Soleil. Lorsqu'ils 
découvrirent le Groenland, les Celtes le nommèrent Grianlandj ce 
qui dans leur langue voulait dire Terre d'Apollon ou du Soleil, 
d'où, par corruption, les Danois firent Groenland (Terre verte;*, 
désignation qui me paraît absurde, si elle n'est fort ironique, pour 
un pays relativement aussi dépourvu de végétaux, de verdure, 
que le Succanunga. 



XXI 



produits de leur chasse, attribuaient d'ordinaire aux 
méfiants Esquimaux chaque changement défavo- 
rable de temps qui pouvait nuire à cette chasse. De 
là des guerres, lesquelles, jusqu'à ce jour, se sont 
poursuivies avec une acharnée et furieuse âpreté. 
L'aspect de l'Uski, engoncé dans ses pelleteries , la 
tête enfouie dans un capuchon , le maintien bas , sans 
aucun air belliqueux , faisait un contraste bien remar- 
quable avec l'homme rouge , de stature élevée , gra- 
cieuse , accoutumé à la guerre , impatient de l'intru- 
sion (i). » 

Cependant les Uskimè parviennent à s'imposer. La 
force latente, inéluctable, de l'inertie, les sert mieux 
que la valeur des armes. De même que la goutte 
d'eau sans cesse renouvelée creuse , perce le granit , 
de même , par leur renouvellement constant , ils 
finissent par entamer les glaces de l'Amérique sep- 
tentrionale et y implanter leur race. 



Pour la bande immigrante qui a pris par l'ouest, 
par la rive occidentale de l'Amérique, pas meilleur 
accueil. Je vois là , le long de cette côte comprise 



(i) Greenland, the adjacent seas y and the Nord-West Passage to 
the Pacific Ocean, etc., par Bernard O'Reilly, Esq. New-York, 
1818. 



XXII 



entre les Montagnes Rocheuses et la mer , depuis 
l'embouchure de la rivière Mackenzie jusqu'au 
golfe de Californie (i), une population étrange, sau- 
vage, féroce, ayant teinte et notion des arts cepen- 
dant. Pour la portion cantonnée entre l'île de Van- 
couver et le groupe des Alëutiennes , du 40° au 5 5" 
de latitude, si vous voulez, fut-elle le produit d'une 
expatriation mexicaine? Une invasion, une révolution 
inconnue, un douloureux exode, l'a-t-il poussée sous 
ce ciel dur, métallique? on ne sait encore. Des nau- 
frages l'ont-ils portée en partie de l'archipel Sandwich 
sur cette côte désolée? on le soupçonne. Rien de 
positif toutefois , rien de prouvé. Les voyageurs qui 
ont exploré lepays, Vancouver, Cook, Dickson, Pages, 
Marchand, notre si regretté La Peyrouse, sir G. Simp- 
son, tous ont été frappés de l'intelligence artistique 
des naturels à certains égards. Ils fabriquaient les 
étoffes à la manière des habitants de la Nouvelle- 
Zélande, dit Cook. « Ils savent aussi peindre, ajoute-t-il 
quelques pages plus loin ; et l'on voit sur leurs cha- 
peaux toutes les opérations de leur pêche dessinée ; 
nous avons vu deux figures peintes sur leurs meubles 
et sur leurs effets (2). » Des tableaux sur bois, des 
monuments d'iine exécution vraiment remarquable et 

(1) Voyages d'Alex. Mackenzie dans l'intérieur de l'Amérique sep- 
tentrionakf 1789-92-95. 

(2) Collection des Voyages, rédigée par M. Bancarel, tome II, 
p. 226. Consulter aussi Duflot de Mofras. Moi-même, dans le 
cours de mes voyages en Amérique, j'ai eu occasion d'admirer 
souvent l'industrie des indigènes de la Colombie et de la Nouvelle- 
Calédonie. 



XXIII 

probablement d'une haute antiquité, ont été trouvés 
chez eux. Aussi, un ethnographe, qui fait autorité 
dans la science, a-t-il cru pouvoir émettre les obser- 
vations suivantes : 

a Le lecteur curieux de remonter au principe des 
choses, étonné de voir, chez cette peuplade de Nootka 
ou du roi Georges , des meubles chargés d'ornements 
divers, de ciselures en creux et en relief, qui ne sont 
pas dépourvus d'agrément ni d'une espèce de per- 
fection; surpris de voir l'architecture , la musique , 
la peinture, presque tous les arts de l'Europe, réunis 
chez des Indiens qui , sous d'autres rapports , lui 
offrent l'état de sauvages , se demande à lui-même : 
Quelle est donc l'origine de ces habitants? MM. Jean 
Reynhold Forsteret de Fleurieu ont essayéde résoudre 
ce problème, et leurs conjectures ont le mérite de la 
vraisemblance. 

« Selon ces savants, tout semble prouver que le 
nord de l'Asie est la mère-patrie des Indiens de 
Nootka; telle était même la croyance des premiers 
Mexicains sur leur propre origine.... Anderson, qui 
était du troisième voyage de Cook , et qui a dressé le 
vocabulaire de la langue de Nootka, y trouve la 
conformité la plus grande avec plusieurs expressions 
mexicaines.... (i). » 

Je n'insisterai pas davantage sur ce sujet. Mais 
n'est-il pas évident que la lutte dut être longue aussi 
et furieuse entre les envahisseurs et les envahis, en 

(i) Bancarel, tome X, p. 232-3, note. 



XXIV 

quelque temps qu'elle eût lieu et à quelque race du 
Nord, de l'Est ou de l'Ouest qu'ils appartinssent les 
uns et les autres ? 

Néanmoins, ici, à l'Occident, comme là- bas, à 
l'Orient, la victoire resta définitivement aux mains 
des hommes du Nord. 



VI 



Fait étrangement mystérieux, fatal, pensent quel- 
ques-uns : ces hommes du Nord , ces usurpateurs , ils 
vont être un jour chassés, exterminés par d'autres 
hommes du Nord, leurs compatriotes, souvent revenus 
après de lointaines, d'immenses pérégrinations, de 
fondamentales modifications, d'un point opposé (i). 

Quelle destinée l'avenir couve-t-il , en son sein , 
pour nous habitants de l'Europe occidentale? 

Si, dès les premiers temps de l'ère chrétienne, les 
Northmen reprennent le chemin , la route de l'Amé- 
rique septentrionale; s'ils soumettent, accaparent, 
colonisent l'Islande et le Groenland, dès le quinzième 
siècle, les Anglo-Saxons, les Normands de l'Angle- 
terre et de la France , traverseront l'Atlantique , puis 

(i) Les Espagnols, les Portugais, les conquérants de l'Amé- 
rique méridionale, ne sont point mon objet, mais facilement je les 
montrerais vaincus, déjà aujourd'hui, par la race normande. 



XXV 



l'autre hémisphère , et s'élèveront bientôt en fondant 
des empires jusqu'au détroit de Behring. 

Noble tableau que celui dont je ne puis esquisser 
que bien faiblement les lignes principales 1 

A la fin du dix-septième siècle, après avoir été 
séparés, secoués, disséminés, durant des milliers 
d'années, nos gens , faisant un pas de plus, se retrou- 
veraient à leur foyer primitif , au départ de cette pro- 
digieuse carrière ! 

D'une main sûre , je crois, Forster a retracé leur 
itinéraire. Sans revenir sur les allusions de ceux que 
nous nommons les Anciens , sans rappeler ici Ono- 
macrite, Antoine Diogène , Aristote, Strabon , Pline 
et Sénèque , je résumerai succinctement les chapitres 
que consacre à l'Islande et au Groenland l'auteur de 
V Histoire des découvertes et voyages faits dans le Nord (i). 



VII 



La tradition chante la découverte de l'Islande par 
des pirates danois, dès une époque immémoriale ; et 
l'histoire affirme que « vers 86 1 , un de ces pirates, 
nommé Naddodd, fut jeté par une tempête dans une 
île inconnue et l'appela Schnee, ou Snow-Land (pays 

{]) Histoire des découvertes et voyages faits dans le Nordy par 
J.-B. Forster, mise en français par M. Broussonet. Deux vol. 
Paris, M.DCC.LXXXVIII. 



XXVI 

des neiges), a cause des ntiges dont les hautes mon- 
tagnes de cette île étaient couvertes. » Des naviga- 
teurs suédois la visitent ensuite; l'un d'eux, Flock, 
change son nom en celui d'Iceland (Islande), île de 
glace, « qu'elle a toujours porté depuis. » Enfin, 
dans l'année 874, deux Norwégiens, Ingolf et son 
ami Lief, entreprennent de s'y établir et réussissent à 
y jeter les bases d'une colonie (i). 

La subjugation dé l'Islande par les Européens 
entraînait naturellement celle du Groenland , c'est-à- 
dire de la partie la plus septentrionale de ce continent 
que six siècles plus tard on appellera Nouveau - 
Monde ou Amérique. 

Forcés par leur situation et le besoin de demander 
leur subsistance à la mer , les Normands avaient fait 
de grands progrès dans l'art maritime, alors même 
qu'il se traînait dans l'enfance chez les peuples les 
plus civilisés de l'Europe. 

« La construction des vaisseaux du Nord était 
totalement différente de celle que les Grecs et les 
Romains avaient adoptée. Les vaisseaux du Nord 
étaient construits du plus fort chêne qu'on pouvait 



(1) « Ceux qui découvrirent cette île y trouvèrent des livres 
irlandais, des crosses d'évêque, etc., ce qui leur fit croire que 
quelque peuple d'Irlande y avait autrefois habité. Mais il me pa- 
raît plus probable que des pirates normands auront fait une 
descente en Irlande, d'où ils auront remporté un grand butin, et 
que, surpris par la tempête, ils auront été poussés en Islande, 
comme Naddodd, et qu'ils y auront laissé ces différents objets. » 
(FORSTER, tome I, pag. 84-8 j.) 



XXVII 



trouver, et ils avaient la proue et la poupe très- 
élevées. Ceux de la Méditerranée, au contraire» 
étaient bas et plats et principalement poussés par des 
rames. Toute leur structure semblait aussi plus 
légère que celle des vaisseaux du Nord. Ceux-ci, 
destinés à faire de longues expéditions , étaient tou- 
jours pontés , tandis que ceux qu'on employait dans 
la Méditerranée ne l'étaient que dans quelques cas 
particuliers. C'est pourquoi les écrivains de Rome ne 
manquent jamais de nous apprendre s'il y a des vais- 
seaux pontés dans une flotte, et de distinguer avec 
soin ceux qui le sont de ceux qui sont découverts. 

a Ces connaissances dans la navigation que possé- 
daient les nations du Nord , jointes à une fréquente 
pratique, rendaient ces peuples remuants, très- 
propres à vivre sur mer, et favorisaient infiniment 
leur goût pour les excursions maritimes. Les immenses 
richesses que la plupart des aventuriers de cette 
nation avaient acquises par leurs pirateries, la célé- 
brité qui accompagnait toujours les vaillantes actions 
sur mer, leur religion même, qui savait si bien 
inspirer le courage et l'intrépidité, donner l'espoir 
d'une récompense délicieuse à ceux qui mouraient 
dans les combats, et le bonheur d'être réunis à 
Othine, dans le Walhalla, où ils boiraient dans les 
crânes de leurs ennemis l'hydromel et la bière que 
verserait la belle Walkyriurs, et de manger la chair 
rôtie du sanglier sauvage Scrimner , tout cela était 
bien fait pour inspirer aux hommes du Nord la con- 
fiance la plus audacieuse et le courage d'entreprendre 
les plus dangereuses expéditions navales dès qu'ils 
avaient l'espérance d'acquérir de la gloire. » 



XXVIII 



C'est de la sorte qu'en 982 le bannissement de l'un 
d'eux, Eric Rauda (le Rouge) amène la découverte, 
puis le peuplement par les Européens, de la plage 
groënlandaise. Environ vingt ans après, Leif, fils 
d'Eric, trouva le Vinland (Terre de la Vigne), c'est- 
à-dire Terreneuve. Snoro Sturleggen nous l'apprend 
dans sa Saga ou Chronique du roi Olaus (i). 

«Dès lors, écrit Chateaubriand, le Vinland est 
fréquenté des Groënlandais. Ils y font le commerce 
des pelleteries avec les sauvages. L'évêque Eric, en 
1 1 2 1 , se rend du Groenland au Vinland pour prêcher 
l'Évangile aux naturels du pays. 

« Il n'est guère possible de méconnaître à ces détails 
quelque terre de l'Amérique du nord, vers les 49° 
de latitude, puisqu'au jour le plus court de l'année 
noté par les voyageurs , le soleil resta huit heures sur 
l'horizon. Au 49^ degré de latitude on tomberait à 
peu près à l'embouchure du Saint- Laurent. Le 49^ 
degré vous porte aussi sur la partie septentrionale de 
l'île de Terreneuve (2). » 

Roberston et Pinkerton étaient d'opinion que 
Terreneuve fut d'abord colonisée par lesNorwégiens, 
et le dernier pense que les Indiens Rouges qui habi- 
taient cette île, à l'arrivée de Cabot, en 1497, des- 



f i) Voir le Speculum Rcgaky attribué par Torfœus à ce vieux 
chroniqueur. On peut aussi consulter M. X. Marmier, Lettres sur 
ilslande. 

(2) Chateaubriand, Voyage en Amérique, préface. 



— XXIX 

cendaient de ces Norwégiens qu'Eric , évêque du 
Groenland, vint réformer au Vinland en 1221 (i). 

Ces colonies prospérèrent pendant de longues 
années ; elles s'étendirent à l'Ouest , s'éparpillèrent 
sur les bords de la baie d'Hudson, du golfe Saint- 
Laurent, y jetèrent les germes de la religion chré- 
tienne (2), puis elles disparurent, détruites sans 
doute par les naturels, les Skrelling, ces hommes de 
souche tartare , les maîtres du sol alors, « Et quoi- 
que une communication fût encore conservée pendant 
des siècles entre la côte orientale du Groenland et 
quelques parties du territoire danois , cependant cette 
communication fut interrompue vers la fin du qua- 
torzième siècle par des masses accumulées de glaces 
qui formèrent une impénétrable barrière autour de 
la rive (3). » 

L'effroyable peste de i3 5o contribua fatalement 
peut-être aussi à la ruine de ces florissants établisse- 
ments, dont on retrouve encore des vestiges dans 
le Vieux et le Nouveau-Groenland. 

Les îles de Friesland, — avec ces cent villes aujour- 
d'hui englouties dans l'océan, — et d'Estotiland, sont 

(1) Voyez Montgomery Martin, Colonies of the British Empire, 
Voyez aussi mes Indiens Rouges (collection des Drames de l'Amé- 
rique du Nord). 

(2) Quand les Français découvrirent la Gaspésie et l'Acadie, ils 
trouvèrent encore des croix plantées sur les hauteurs. Voir la 
Nouvelle relation de la Gaspésie, par le père Chrestien Le Clercq. 
Paris, M.DC.XCI. 

(5) Description du Groenland, par le missionnaire Hans Egède. 



XXX 



reconnues vers ce temps. Une escadre de douze bar- 
ques, dépêchée de Friesland , explore un vaste pays 
appelé Drogio. Drogio est certainement un nom nor- 
mand, dit un auteur américain célèbre (i), car nous 
voyons que Drogo était un chef des Normands contre les 
anciennes baronies de l'Italie vers 787. On présume 
que Drogio était le continent de l'Amérique. Le 
voyage de l'escadre eut lieu, paraît-il, vers i354, 
plus de cinquante ans après la découverte de l'aiguille 
magnétique, arrivée en i3oo. 

Une tempête jeta la flottille sur la côte de Drogio. 
Les naturels étaient cannibales. Ils n'épargnèrent les 
naufragés qu'à cause de leur habileté à la pêche. 
Ceux-ci remarquèrent que Drogio était un pays d'une 
immense étendue , ou plutôt un nouveau monde ; que les 
habitants étaient nus et barbares , mais que plus au 
Sud-Ouest, il y avait une région plus civilisée et un 
climat tempéré où les naturels avaient connaissance 
de l'or et de l'argent , vivaient dans des villes , éle- 
vaient des temples splendides aux idoles et leur 
sacrifiaient des victimes humaines.... (2). 

A ce tableau, qui ne reconnaîtra le Mexique, la 
Floride ou la Louisiane ici, la Nouvelle- Ecosse ou 
la Nouvelle- Angleterre plus haut ? 

Autour de ces découvertes , il se fit si peu de bruit 
cependant, on y attacha si peu d'importance, qu'elles 

(1) Washington Irving, Vic de Colomb. 

(2) Pour plus amples détails, je renvoie à la relation des frères 
Zeno, imprimée en 1 5 $8 à Venise, dans un recueil intitulé Décou- 
verte des îles de Frieslanda, Eslanda, eic.j reproduite dans le Recueil 
des navigations dé Ramusio. 



XXXI 

ne nous apparaissent qu'à travers la pénombre 
légendaire. Mais bientôt , comme une éclatante fan- 
fare allait retentir dans le vieux monde étonné, ravi, 
la nouvelle de l'entreprise merveilleuse conçue et 
exécutée par Christophe Colomb. 



VIII 



« Ne disputons point à un grand homme l'œuvre 
de son génie , dit Chateaubriand dans son magnifique 
langage. Qui pourrait dire ce que sentit Christophe 
Colomb lorsque, ayant franchi l'Atlantique, lorsque 
au milieu d'un équipage révolté, lorsque prêt à 
retourner en Europe sans avoir atteint le but de son 
voyage , il aperçut une petite lumière sur une terre 
inconnue que la nuit lui cachait 1 Le vol des oiseaux 
l'avait guidé vers l'Amérique; la lueur du foyer d'un 
sauvage lui découvrit un nouvel univers. Colomb 
dut éprouver quelque chose de ce sentiment que 
l'Écriture donne au Créateur, quand, après avoir 
tiré la terre du néant, il vit que son ouvrage était bon : 
Vidit Deus quod esseî bonum. Colomb créait un monde. 
On sait le reste : l'immortel Génois ne donna 
point son nom à l'Amérique ; il fut le premier Euro- 
péen qui traversa, chargé de chaînes, cet océan dont 
il avait le premier mesuré les flots. Lorsque la gloire 
est de cette nature qui sert aux hommes, elle est 
presque toujours punie. » 



— XXXII — 

Réflexion bien amère , trop vraie , hélas ! On sait 
l'odyssée de Colomb ; on l'a entendu frapper, épuisé 
de fatigue, de faim, au couvent de la Rabida, proche 
Palos ; on a écouté ses savants entretiens avec le moine 
Juan Perez, le médecin Garci Fernandez et le hardi 
navigateur Martin Alonzo Pinzon; puis on 'l'a vu 
s'embarquer sur le Pinto et aborder dans cette féconde 
terre d'Amérique à laquelle l'ingratitude de ses con- 
temporains lui refusa même l'honneur de donner son 
nom. Puis on a admiré sa persévérance, sa fermeté 
dans l'affliction , comme la hauteur de son génie. 
L'homme privé s'est montré aussi grand peut-être 
que l'homme public. Ce n'est pas moi, assurément, 
qui tenterai jamais d'arracher une feuille à la noble 
couronne que la postérité a si justement placée sur la 
tête de Christophe Colomb. La plupart de ses compa- 
gnons : Alonzo de Ojeda, Pedro A. Nino, Christ 
Guerra , Vicente Yanez Pinzon , Vasco de Balboa , 
Ponce de Léon, sont dignes aussi, malgré leurs 
fautes, de grands éloges. Je me sens prêt à endosser 
les paroles de Pierre Martyr (i) : « Pour déclarer ici 
mon opinion, tout ce qui a jusqu'à présent été décou- 
vert par les fameux voyages de Saturne et d'Hercule 
et de ceux que l'antiquité honorait comme dieux pour 
leurs actes héroïques , semble affreux , petit et obscur , 
si on le compare avec les victorieux travaux des 
Espagnols. » 

On les a violemment accusés, et en toute justice, 
d'avoir, par rapacité, porté la flamme, le glaive, la 

(i) P. Martyr, Décad. III, c. 4. Je n'ai pas le texte sous les 
yeux, mais la traduction anglaise de Loke. 



XXXIII — 

destruction dans ces riches contrées, au milieu de 
ces populations douces, hospitalières pour la plupart, 
— toutes incapables de résister aux armes des Euro- 
péens. Mais peut-être les accusateurs n'ont-ils pas, 
dans leur réquisitoire, tenu assez compte de l'esprit 
qui dominait le monde catholique à cette époque. 
Un observateur très- fin, un historien consciencieux, 
Washington Irving, a fort nettement esquissé la so- 
ciété espagnole au temps de Colomb. 

Écoutons-le. 

« La conquête de Grenade mit fin aux guerres de 
la Péninsule entre les chrétiens et les infidèles : 
l'esprit de la chevalerie espagnole fut soudainement 
ainsi privé de sa sphère accoutumée d'action ; mais 
il avait été trop longtemps nourri et stimulé pour 
s'eflacer soudainement aussi. La jeunesse delà nation, 
encouragée aux aventures audacieuses, aux exploits 
héroïques, ne pouvait se réduire aux occupations 
tranquilles et régulières de la vie commune ; mais 
elle soupirait pour un nouveau théâtre d'entreprises 
romanesques. 

« C'est alors que le vaste projet de Colomb fut 
effectué. Son traité avec les souverains fut, en quel- 
que sorte , signé de la même plume qui avait souscrit 
la capitulation de la capitale mauresque ; et l'on peut 
presque dire que sa première expédition partit de 
dessous les murs de Grenade. Beaucoup de jeunes 
cavaliers qui avaient essayé leur épée dans cette mé- 
morable guerre , encombrèrent les navires des décou- 
vreurs , pensant qu'une nouvelle carrière leur était 
ouverte dans les armes, — une sorte de croisade dans 
des régions d'infidèles splendides et inconnues. » 



XXXIV 

Croisade I voilà la révélation , et , pour ces fana- 
tiques Espagnols, la justification d'une partie des 
monstruosités dont ils se souillèrent dans les Indes 
occidentales. Et voilà aussi pourquoi ils échouèrent, 
avec les gens du Sud , à fonder des empires durables 
dans ces régions privilégiées , tandis qu'à une autre 
extrémité du nouveau monde , froide , déshéritée , 
pour laquelle la nature semblait s'être montrée une 
marâtre , les hommes du Nord arrivaient insensible- 
ment, s'établissaient, et, à travers les neiges, les 
glaces , à travers les sombres forêts , jetaient dans le 
sol d'indestructibles racines. Aux brillants enfants 
du Midi il fallait de l'or, des pierreries, quelques 
fruits délicats et rafraîchissants ; aux grossiers Nor- 
mands , il fallait de rudes vêtements , une nourri- 
ture forte. Ils ont colonisé ceux-ci , ils ont cultivé 
la terre , ils l'ont rendue productive : la terre les a 
aimés , ils sont restés ; les autres l'ont dépouillée , ra- 
vagée : elle, lasse, irritée, a fini par les repousser (i). 

(i) L'idée de colonisation, les Espagnols l'eurent-ils? J'en laisse 
juges ceux qui liront le document suivant, a proclamation adoptée, » 
dit W. Irving, par les découvreurs espagnols dans leurs invasions 
des pays indiens. 

a Moi, Alonzo de Ojeda, serviteur des puissants rois de Castille 
et Léon, civilisateurs des nations barbares, leur messager et capi- 
taine, vous notifie et fais connaître, en la meilleure manière que 
je puis, que notre Dieu et Seigneur, seul et éternel, a créé les 
cieux et la terre, et un homme et une femme, dont vous et nous 
et tous les peuples de la terre avons été et sommes les descendants 
procréés, et tous ceux qui viendront après nous ; mais le vaste 
nombre de générations qui ont procédé d'eux, dans le cours de 
plus de cinq mille ans qui se sont écoulés depuis la création du 



XXXV 



IX 



J'en voulais venir là. 

N'eût-elle pas été favorisée par la puissante et géné- 
reuse initiative d'Isabelle de Castille, n'eût-elle pas 

monde, fait qu'il est nécessaire que quelque race humaine se dis- 
perse dans une direction et une autre dans une autre^ et qu'elles 
se divisent en beaucoup de provinces et royaumes, parce qu'elles 
ne pourraient se nourrir et conserver dans un seul. Tous ces peu- 
ples ont été mis à charge par Dieu notre Seigneur à une seule 
personne, nommée saint Pierre, qui a été ainsi fait seigneur et 
supérieur de tous les peuples de la terre et chef de toute la famille 
humaine, à qui tous doivent obéir, partout où ils vivent et quelle 
que soit leur loi, secte ou croyance ; il lui a aussi donné tout le 
monde pour son service et sa juridiction, et quoiqu'il ait désiré 
qu'il établît sa chaire à Rome, comme un lieu très-convenable 
pour gouverner le monde, cependant il a permis qu'il établît sa 
chaire en toute autre partie du monde, et jugeât et gouvernât 
toutes les nations Chrétiennes, Mauresques, Juives, Gentiles et 
toute autre secte ou croyance qui puisse exister. Cette personne 
est dénommée Pape, c'est-à-dire admirable, suprême, père et gar- 
dien, parce qu'il est le père et gouverneur de tout le genre humain. 
Ce Saint Père fut obéi et honoré comme seigneur, roi et supé- 
rieur de l'univers par ceux qui vécurent de son temps, et, de la 
même manière ont été obéis et honorés tous ceux qui ont été élus 
au pontificat ; et ainsi il en a été jusqu'au jour présent et il en sera 
jusqu'à la fin du monde. 

« Un de ces pontifes, dont j'ai parlé comme seigneurs du monde, 
a fait donation de ces îles et continents de la mer océane et de tout 
ce qu'ils contiennent aux rois catholiques de Castille, qui, à cette 



XXXVI 



été accomplie par le vaste génie de son protégé , la 
découverte du nouveau monde, aurait encore été 
pour nous , Européens occidentaux , réalisée vers la 
fin du XV^ siècle; car, alors que, opiniâtrement, 
Christophe Colomb postulait à la cour d'Espagne, 
son frère Barthélémy se rendait en Angleterre , chez 
les hommes du Nord , pour les convertir à l'idée de 



époque, étaient Ferdinand et Isabelle, de glorieuse mémoire, et à 
leurs successeurs, nos souverains, suivant la teneur de certains 
papiers rédigés à cet effet (que vous pouvez voir si vous le dési- 
rez). Ainsi, Sa Majesté est roi et souverain de ces îles et continents 
en vertu de ladite donation, et presque tous ceux à qui cela a été 
notifié ont reçu Sa Majesté , ont obéi et servi Sa Majesté et lui 
obéissent et la servent à présent. Et, en outre, comme bons sujets, 
et avec bon vouloir, et sans résistance ou délai, du moment où ils 
ont été informés de ce qui précède, ils ont obéi aux religieux en- 
voyés parmi eux pour prêcher et enseigner notre sainte foi ; et de 
leur franche et agréable volonté, ils sont devenus Chrétiens et 
continuent de l'être. Et Sa Majesté les a reçus obligeamment et 
bienveillamment et a ordonné qu'ils fussent traités comme ses 
autres sujets et vassaux. Vous êtes aussi requis et obligés de faire 
de même. C'est pourquoi, de la meilleure manière que je puis, je 
vous prie et je vous conjure de bien considérer ce que je dis et de 
prendre tout le temps nécessaire pour comprendre le sujet et en 
délibérer, et de reconnaître l'Église pour souveraine et supérieure 
du monde universel, et le suprême pontife, appelé le Pape, en son 
nom, et Sa Majesté en sa place, comme supérieur et souverain roi 
de ces îles de terre ferme en vertu de ladite donation, et consentir 
à ce que ces pères religieux vous prêchent les choses susdites ; et 
si vous faites ainsi, bien vous ferez, et ferez ce à quoi vous êtes 
tenus et obligés, et Sa Majesté, et moi en son nom, vous recevrons 
avec tout l'amour et la charité dus, et vous affranchirons vous, 
vos femmes et vos enfants de la servitude , afin que vous puissiez 



— XXXVII 

Christophe. Mais il est pris par des pirates, pillé, et 
n'arrive sur les côtes de la Grande-Bretagne que 
privé de toute ressource pécuniaire. Il ne se décou- 
rage pourtant pas, se met au travail et achève, le 
21 février 1480, une carte qu'il présenta plus tard 
avec les vers suivants à Henry VII : 

Terrarum quicumque cupis féliciter oras 
Noscere, cuncta decens docte pictura docebit, 
Quae Strabo affirmât, Ptolemaeus, Plinius atque 

faire d'eux et de vous ce qu'il vous plaira et ce que vous penserez 
convenable, comme ont déjà fait les habitants des autres îles. Et, 
en outre, Sa Majesté vous donnera beaucoup de privilèges et 
d'exemptions et vous octroyera beaucoup de faveurs. Mais si vous 
ne faites pas cela, ou différez malignement et intentionnellement 
de le faire, je vous certifie que, par l'aide de Dieu, je vous enva- 
hirai violemment et vous ferai la guerre de tous côtés et toutes 
les manières que je pourrai, et vous soumettrai au joug et obéis- 
sance de l'Église et de Sa Majesté, et vous prendrai vos femmes 
et vos enfants et en ferai des esclaves, et les vendrai comme tels 
et disposerai d'eux comme Sa Majesté pourra commander ; et vous 
prendrai vos effets et vous ferai tout le mal et nuisance en mon 
pouvoir, comme vassaux qui refusent d'obéir ou recevoir leur sou- 
verain, lui résistent et lui font opposition. Et je proteste que les 
morts et désastres qui pourront être occasionnés seront votre faute 
et non celle de Sa Majesté, ni la mienne, ni celle des cavaliers qui 
m'accompagnent. Et de ce que je vous dis ici et requiers de vous, 
je somme le notaire ici présent de me donner ici son témoignage 
signé. » 

Telle est la curieuse formule que les Espagnols faisaient lire 
aux Indiens avant d'envahir leur territoire. Plaisantait-il le philo- 
sophe qui s'écriait : « Comment recevrions-nous les habitants de 
la lune ou d'une autre planète s'ils venaient un jour nous signifier 
un manifeste de cette sorte ? » 



XXXVIII 

Isidorus ; non una tamen sententia cuique. 
Pingitur hie etiam nuper sulcata carinis 
Hispanis zona ilia, prius incognita genti 
Torrida, quae tandem nunc est notissima multis. 

Un peu au-dessous de cette inscription placée sur 
la carte , on lisait celle-ci : 

Pro autorCf sivc pictore. 

Genoa cui patria est, nomen cui Bartholomaeus, 
Colombus de terra rubra opus edidit istud, 
Londiniis, An. Dom. 1480, atque insuper anno, 
Octava decimaque die cum tertia mensis 
Febr. Laudes Christo cantentur abunde. 

L'avare et cupide Henry VII, plus soucieux de 
trésors que de gloire, pressentit peut-être la gran- 
deur des vues de Colomb , mais il ne risqua rien en 
sa faveur. Dégoûté , après plusieurs années de sup- 
pliques infructueuses , Barthélémy « vint, dit Forster, 
trouver à Paris Charles VIII ; ce prince fut le pre- 
mier qui lui donna connaissance des importantes 
découvertes de son frère. » Les Anglais prétendent 
le contraire. D'après leur version, Henry VII aurait 
accepté les propositions de Barthélémy et dépêché 
celui-ci à la « recherche de son frère avec une invi- 
tation pour se rendre à la cour d'Angleterre. » Mais 
une rivalité d'amour-propre, seule, semble avoir 
donné naissance à cette assertion , qui ne repose 
sur aucun document authentique. L'esprit inquiet 
d'Henry VII fut éveillé peut-être par les démonstra- 
tions de Barthélémy. Ces démonstrations le prépa- 
rèrent, le disposèrent à accueillir, quinze ans plus 
tard environ, la demande des Cabot, alors que l'Eu- 



XXXIX 



rope résonnait déjà au bruit des richesses rappor- 
tées par Christophe des îles qu'il avait découvertes. 
Je suis cependant porté à croire que le monarque 
anglais traita alors les Colomb et leur projet comme 
Napoléon I*"" traita plus tard l'application delà vapeur 
à l'industrie et ceux qu'il appelait des idéologues. 



Déjà les Normands, les Bretons, quelques Basques ( i ) 
même, dit-on, font la pêche de la morue sur un banc 
que bientôt nous nommerons Terreneuve. Quoi de 
sûr en ce récit? Rien. Quoi d'invraisemblable? Rien 
non plus. Mais il se trouve, en une ville maritime 
de l'Angleterre, à Bristol, un marchand vénitien, 
Gaboto, enrichi par son commerce dans la Médi- 
terranée, très-entreprenant, très-influent, qui am- 
bitionne, jalouse peut-être la gloire de Colomb. Ce 
que les Génois ne purent obtenir d'Henri VII, les 
Vénitiens l'achetèrent, — singulière fortune toute- 
fois pour les Italiens. 

Les Gaboto — nous disons Cabot aujourd'hui , — 
partirent, sous pavillon anglais, en aventureuse expé- 

(i) Suivant le rapport de Lescarbot. — Il dit que lors de son 
voyage, en 1606, la langue des habitants de la côte orientale de 
Terreneuve était à demi biscayenne. Les Antiquitates americana 
vont bien plus loin , car elles affirment que, dès l'an mil, les 
Normands avaient exploré la plus grande partie de l'Amérique 
septentrionale. 



XL 



dition. Leur origine, le lieu de leur embarquement, 
la date de leur découverte, tout, jusqu'à leur nom, a 
été sujet de contestation. Maintenant, néanmoins, le 
jour s'est à peu près fait sur la vie de ces habiles na- 
vigateurs. Warden a élucidé la question. Les Cabot 
étaient quatre: Jean, le père, et trois fils : Louis, 
Sébastien, Santius. Le second, Sébastien, paraît 
devoir être le héros. C'est lui qui découvrira le 
Labrador, Terreneuve, le 24 juin 1497, et s'élèvera 
jusqu'au 56^ degré de latitude N., sur son navire, le 
Mathew. 

Trois ans ne s'étaient pas encore écoulés depuis 
que Christophe Colomb avait, le premier Européen, 
salué cette île de Guanahani qu'il nomma San-Sal- 
vador, et qui fut comme sa première étape sur la 
route du nouveau monde 1 

Cabot a amené les Anglo-Saxons , les Northmen , 
dans la Terre Promise : moins de trois cents ans 
après, ils seront les maîtres du pays (i). 



XI 



De nouveau la carrière est ouverte, large, longue, 
incommensurée , fascinatrice tout ainsi que l'In- 

{i) A Memoir of Sebastian Cabot, etc. London, 183 1. Non 
signé, mais attribué à D. B. Warden. C'est l'œuvre la plus com- 
plète et sans doute la plus vraie qui ait été écrite sur ce sujet. 

Le Traité de Paris (la Paix honteuse) fut signé le 10 février 
1763. 




XLI 

connu. Les compétiteurs, les rivaux, les jaloux, les 
aventuriers de partout s'y vont précipiter à l'envi. 

S'il en fallait croire un ancien manuscrit intitulé "• 
Abrégé des découvertes de la Nouvelle-France, en i 5o4, les 
Normands et les Bretons trouvèrent, les premiers, le 
Grand-Banc et les Terre-Neuves (i) ; mais l'expédi- 

(i) Ce manuscrit se trouve aux Archives de la Marine, à 
Paris. 

Dans une note, que j'aime néanmoins à reproduire, à titre de 
renseignement, M. Garneau dit que c'est un extrait de l'ouvrage 
qui a pour titre : Us et Coutumes de la mer. Quand le grand banc 
de Terre-Neuve a-t-il été découvert par les Basques, les Bretons 
et les Normands ? 

Article 44 des jugements d'Oléron , n^s p et suivants. L'auteur 
des Us et Coutumes de la mer, ouvrage estimé, rapporte ce que les 
grands profits et la facilité que les habitants du cap Breton, près 
Bayonne, et les Basques de Guyenne, ont trouvés à la pêcherie de 
la baleine, ont servi de leurre et d'amorce à les rendre si hasar- 
deux en ce point, que d'en faire la quête sur l'Océan par les lon- 
gitudes et latitudes du monde. A cet effet, ils ont ci-devant 
équipé des navires pour chercher les repaires ordinaires de ces 
monstres. De sorte que, suivant cette route, ils ont découvert, 
cent ans avant les navigations de Christophe Colomb, le grand 
et petit banc des morues, les terres de Terre-Neuve, de cap 
Breton et de Bacaléos {<]ui est à dire morue en leur Ungue), le 
Canada ou Nouvelle-France; et si les Castillans n'avaient pris à 
tâche de dérober la gloire aux Français, ils avoueraient, comme ont 
fait Christophe Witfliet et Antoine Magin, cosmographes flamands, 
ensemble, Fr. Antoine de Saint-Roman , religieux de saint Benoît 
{Historia general de la India, liv. I, ch. ij, p. 8), que le pilote, lequel 
porta le premier la nouvelle à Christophe Colomb et lui donna la 
connaissance et l'adresse de ce nouveau monde, fut un de nos 
Basques terreneuviers. » 



XLII 

tion de Cabot et son succès, dès 1497, ^^^^ aujour- 
d'hui hors de doute. Soyons justes envers l'Angle- 
terre; cette gloire lui revient de droit : elle donna 
l'éveil à l'Europe occidentale. Les sujets de Louis XII 
se prirent de belle émulation avec ceux d'Henry VII ; 
et , trois siècles durant presque , le Français et l'An- 
glais firent assaut d'audace, de bravoure, de témérité 
pour l'exploration et la domination des contrées nou- 
vellement reconnues (i). 

Il est peu douteux qu'après le premier voyage de 
Cabot s'élancèrent pour les Terre-Neuves , des côtes de 
la Manche ou du canal Saint-Georges, des troupes 
nombreuses , mais obscures , d'aventuriers , avides, 
eux aussi, de sonder ce grand mystère d'outre- Atlan- 
tique : la plupart, toutefois, cherchant, comme leurs 
devanciers, le fameux passage du nord-ouest pour se 
rendre au Cathay (2), ce féerique empire dont Marco 
Paolo avait, moins de deux siècles auparavant, laissé 
de si merveilleux récits. Colomb y voulait aller, 
Cabot aussi. Que d'autres ensuite! N'est-ce point 
La Salle qui, étant parti, vers 1680, sur le Saint- 
Laurent, pour cette expédition, fit, par pure raillerie, 
donner le nom de La Chine à un petit village où il 
s'embarqua près de Montréal ? De nos jours, on l'a 



(1) Dans sa judicieuse et sâVânte American Biography, le D^ Bel- 
knap place même Charles VIII (monté sur le trône en 1483, mort 
en 1498) au nombre « des souverains des nations européennes qui 
ont eu des possessions ou des relations en Amérique. » 

(2) On peut, entre autres, consulter un Mémoire sur un nouveau 
passage de la mer du Nord à la mer du Sud, par M. Martin de la 
Bastide. Paris, M. DCCXII. 



XLIII 



cherché encore à grand'perte d'or et de vie humaine, 
cet introuvable passage ! 

Cependant, si les navigateurs du XIX'^' siècle 
semblent enfin avoir abandonné cette idée, tous ceux 
des XV« et XVI« la professèrent. Elle fut leur inspi- 
ratrice, le plus puissant auxiliaire de leurs admi- 
rables travaux. Un seul, peut-être, et l'un des plus 
distingués pourtant, aurait eu, suivant quelques his- 
toriens, un mobile peu avouable (i) : c'est le Portu- 
gais Caspar Cortereal, qui, en i5oo, visita Terre- 
Neuve , l'embouchure du Saint-Laurent et une côte 
qu'il appela Terra de Labrador^ ou Terre de Labour. 

L'année d'après , Cortereal entreprend un second 

(i) « Le caractère de ce voyage fut moins honorable à la cause 
des découvertes, dit Hawkins, qu'aucun des précédents, car il ne 
fut apparemment entrepris que pour l'avancement de la cause de la 
science. Cortereal ramena en Portugal cinquante indigènes qui furent 
froidement destinés à l'esclavage, et dont les aptitudes supérieures 
pour le travail paraissent avoir été un sujet de grande satisfaction 
pour les spéculateurs. Dans une lettre écrite, huit jours après leur 
arrivée, par l'ambassadeur vénitien à la cour de Lisbonne, ces 
malheureux sont ainsi décrits : « Ils sont extrêmement propres à 
(c supporter le travail, et deviendront probablement les meilleurs 
a esclaves qu'on ait découverts jusqu'à ce jour. » 

N'accusons pas trop les Portugais, nous, Français, car, une 
année avant la triste Révocation de l'Edit de Nantes, un de nos 
rois, Louis XIV, surnommé Le Grand, écrivit à Labarre « qu'il 
lui importait de diminuer /^ nombre des Iro^juois, et qu'il fallait 
les réduire en esclavage pour les faire servir sur ses galères ! » 

Banvard affirme cependant, mais j'ignore d'après quelle auto- 
rité, qu'un « des objets de Caspar Cortereal était de découvrir ce 
passage nord-ouest à la Chine et aux Indes orientales [Spicc 
Island). » 



XLIV 

voyage : l'on n'entend plus parler de lui. Son frère 
Miguel court à sa recherche. Il disparaît aussi. Les 
Portugais s'attribuent l'honneur d'avoir découvert 
l'entrée du golfe Saint-Laurent. Prétention fort con- 
testable. 

Toutefois , à dater de cette époque , nous entrons 
de plain-pied dans l'histoire. En i5o2, des mar- 
chands de Bristol, Hugh Elliott et Thomas Ashurt, 
excités par l'exemple de Cabot, sollicitent et obtien- 
nent d'Henry VII des Lettres Patentes pour établir 
des colonies à Terre-Neuve. Une pêcherie est installée 
sur l'île. Nos Normands s'implantent dans le sol amé- 
ricain. 

J'emprunte encore quelques lignes à Forster : 

« En i5o6, Jean Denis partit d'Honfleur pour 
Terre-Neuve avec son pilote, Camard, de Rouen. 
On dit qu'il leva et publia le premier la carte de ces 
contrées. En i5o8, un navigateur, nommé Aubert, 
partit de Dieppe pour Terre-Neuve sur un vaisseau 
appelé la Pensée^ et amena de là les premiers sauvages 
qu'on eût encore vus de ce pays. Le vaisseau appar- 
tenait au père du capitaine Jean Ango, vicomte de 
Dieppe. » 

Vient ensuite la tentative du baron de Léry. Forster 
n'en parle point; il l'a ignorée sans doute; mais, bien 
que Léry ait échoué, la chronique lui a consacré une 
mention honorable. Cette tentative prend place dans 
l'année i5i8. Cinq ans après, François I^"" prononce 
le mot caractéristique que nous avons rapporté plus 
haut, et dépêche, avec quatre vaisseaux, Verrazzani, 



— XLV — 

un noble Florentin (i) à sa solde, vers les Terres- 
Neuves. Ce Verrazzani, qui, le premier, nomma 
Nouvelle-France le territoire qu'il découvrit, n'a point 
encore, que je sache, trouvé son biographe. Il le 
mérite cependant (2). Espérons que la postérité le 
posera sur le piédestal auquel ses actes l'ont appelé. 
Il fait deux voyages et périt dans le deuxième, dévoré 
par les sauvages, assurent le romanesque Lahontan, 
la Potherie , Le Beau , Hakluyt et leurs plagiaires, 
mais plus vraisemblablement englouti dans les flots. 

« Le roi fut si content du rapport qu'il fit à son 
retour en France, dit M. Garneau, qu'il le chargea 
de préparer une nouvelle expédition; le célèbre et 
infortuné voyageur se remit en route suivant l'ordre 
de son maître et n'a pas reparu depuis (3). » 

(i) Il était né vers 147^, et avait déjà beaucoup voyagé en Syrie 
et en Egypte. Son départ pour l'Amérique eut lieu près de Ma- 
dère, le 17 janvier 1 524, sur le Dauphin. 

(2) a Ses découvertes donnèrent à la France droit à de vastes 
portions du nouveau monde. Il avait longé toute la côte des 
Etats-Unis et d'une partie considérable de l'Amérique britanni- 
que. » — Novelties of the New-World. 

(3) « Cet aventureux navigateur fit naufrage et périt. » — British 
America, par John Mac-Gregor. 

« Je ne trouve, dit Charlevoix, aucun fondement à ce que quel- 
ques-uns ont publié qu'ayant mis pied à terre dans un endroit où 
il voulut bâtir un fort, les sauvages se jetèrent sur lui, le massa- 
crèrent avec tous ses gens et le mangèrent. » 



— XLVI 



XII 



« Ac A NAD A ! (i) ici rien! s'étaient écriés les Espagnols, 
qui, dit-on, entrèrent les premiers dans la rivière 
de la Grande-Baie (le Saint-Laurent). L'Amérique 
du Nord n'offrait pas des mines d'or à l'avidité san- 
guinaire des Espagnols, des pierreries à la cupidité 
des Portugais, des épices précieuses aux Hollan- 
dais (2). 

Et les Espagnols et les Portugais ont fui cette 
plage ingrate pour eux, laissant à la race normande 
le soin de la venir fertiliser par ses sueurs, l'enrichir 
par son patient labeur, lui faire produire, par son 
ingéniosité, des trésors bien autrement précieux et 
bien autrement durables que ceux ramassés au prix 
des plus affreuses cruautés, des hontes les plus infa- 
mantes dans les mines du Mexique, du Pérou, ou 
dans les jungles des Indes orientales. 

Osez comparer aujourd'hui l'Amérique méridio- 
nale avec l'Amérique occidentale, le nouveau monde, 
— j'entends celui du Nord , — avec ces royaumes 

(1) Cette etymologic, empruntée au père Hennepin, est fort 
hasardée. Pour moi, je me range à l'opinion de ceux qui, comme 
Duponceau, tirent le nom Canada du terme iroquois Kannata, 
signifiant « amas de cabanes», et se prononçant canada: a Commt 
les sauvages le répétaient souvent, dit M. Cunat, Jacques Cartier 
pensa que ce nom était celui de la contrée et le lui donna. « 

(2) Tableau statisti^jue et politique des deux Canadas^ par G. Le- 
brun. 



XLVII — 



d'Asie, naguère étouffant dans le faste et l'opulence î 

Bien plutôt saluez avec moi, saluez, je ne 
dirai pas le premier découvreur, mais le premier co- 
lonisateur français, — un Breton , homme de forte 
souche , de cœur haut et droit, — qui ait baisé la 
terre d'Amérique 1 

Jacques Cartier! une de nos illustrations. Ah! le 
mot est chétif : un de nos génies, devrais-je dire. Et 
pas une statue ne lui a été érigée chez nous ! A lui 
pas un monument, pas une inscription, un symbole 
de la reconnaissance générale ! O Athéniens ! Athé- 
niens ! En France, il n'y a peut-être pas mille per- 
sonnes sachant qu'il a existé un Jacques Cartier ! 

Un jour, je me suis pris du pieux désir d'aller 
visiter la ville natale de ce hardi marin, à qui nous 
devions la moitié de l'Amérique. Je m'attendais à ce 
que là, au moins, à Saint-Malo, je rencontrerais 
quelque chose , un buste, un morceau de pierre, à 
l'angle d'une rue, un signe qui me rappelât notre 
Jacques Cartier, lui que connaissent, que vénèrent 
les plus ignorants des Canadiens-Français , à qui 
tous bnt élevé un autel dans leur cœur, lui dont 
j'avais vu le portrait, le nom en vingt endroits, dans 
les édifices publics, sur les places, les routes, les na- 
vires, soit à Montréal, soit à Québec ; et à Saint-Malo, 
rien! je n'ai rien trouvé!... Si..., dans la cour d'une 
auberge, vous apercevez une misérable effigie en 
plâtre, qui se dégrade et demain tombera en pous- 
sière... Athéniens! Athéniens! 

Et cette cour d'auberge, qu'est-ce encore ? La cour 
de l'ancien hôtel de Chateaubriand ! 

Douleur sur douleur ! 



XLVIII — 

A une heure de distance , si votre âme n'est pas 
navrée assez, vous pourrez voir, enfouie dans le 
fumier, les immondices, une ferme, une masure s'en 
allant, elle aussi, de décrépitude. On la nomme les 
Portes-Jacques-Cartier, 

C'est là tout ce qui reste de l'habitation, de la mé- 
moire du grand homme (i), de celui que François I^'" 
n'appelait jamais que « nostre cher et bien amé Jaque 
Cartier. » 

XIII 

Je ne referai pas ici l'histoire de la vie et des dé- 
couvertes de Jacques Cartier (2). Récemment encore 
ses voyages ont été publiés avec de nouveaux et 
intéressants documents (3). Et ses œuvres, si long- 
temps négligées, parlent éloquemment pour lui. On 
sait aujourd'hui qu'il fit trois, peut-être quatre (4) 
voyages, « croyant s'avancer vers la Chine, » re- 

(i) Justice à qui de droit. Dans un excellent ouvrage^ Saint- 
Malo illustré par ses Marins, M. Ch. Cunat a rendu à Jacques 
Cartier un éclatant hommage. 

Une rue sur le port de Saint-Malo porte aussi, depuis quel- 
ques années, le nom de Jacques Cartier. 

(2) J'ai composé ce travail. Il paraîtra prochainement. 

(3) Voyage de Jacques Cartier au Canada. Librairie Tross, 
Paris, 1863. 

Voyage de Jacques Cartier au Canada , avec deux cartes, publié 
par M. H. Michelant, avec documents inédits par M. Alfred 
Ramé. — Librairie Tross, Paris, 1865. 

(4) Du quatrième il ne nous reste aucune relation. Mais Les- 
carbot déclare qu'il eut lieu, et Roberval le donne à entendre. 



XLIX 



monta le Saint- Laurent jusqu'à Hochelaga, qu'il 
nomma Mont-Royal (Montréal) (i), jeta les fonde- 
ments d'une colonie, la première d'un caractère sé- 
rieux dans l'Amérique du Nord, ne l'oublions pas, 
et qu'il vint mourir, en sa soixantième année, à sa 
propriété seigneuriale, au village de Limoilou, près 
de Saint-Malo (2). 

J'aime entendre un Canadien s'écrier, en termi- 
nant l'esquisse de cette existence si belle, si bien 
remplie : « Pour récompense de ces découvertes, on 
dit que Cartier fut anobli par le roi de France, 
Mais sa gloire la plus durable sera toujours d'avoir 
placé son nom à la tête des annales canadiennes et 
ouvert la première page d'un nouveau livre dans la 
grande histoire du monde. » 

Qui furent les compagnons de Cartier, les pion- 
niers du Canada ? Qui , sinon les descendants de ces 
Northmans, dont le flot puissant, invincible, inonda, 
dès le V*' siècle, les côtes de la Bretagne et de la 
Gaule romaine (3) ? 

Ah! leur origine apparaît clairement partout et 
jusque dans « l'incertion desdicts maistres, compai- 
gnons mariniers et pillotes, » que M. A. Ramé vient 
de mettre au jour (4). 

(i; Dans son livre, assez estimé, Cinq années de séjour au Ca- 
nada, L. A. Talbot affirme gravement que Cartier remonta le 
Saint-Laurent jusqu'aux chutes du Niagara^ et redescendit de là 
à Hochelaga! Quelle absurdité! 

(2) Voyez l'ouvrage de M.Ch. Cunat. 

(3) V. l'Histoire des Invasions des Normands, par M. Depping. 

(4) On trouve cette curieuse nomenclature dans VAppendice au 
voyage de Jaques Cartier, publié par la librairie Tross. 

4 



PVançais ou Anglais à présent, ce sont les jfils de 
Nadodd et d'Eric le Rouge qui ont défriché, peuplé 
l'Amérique septentrionale, qui, tôt ou tard, l'absor- 
beront tout entière. 

Oui , oui , Lebrun est dans le vrai quand , de sa 
plume mordante, mais sûre, mais précise, il trace ces 
mots : 

« Le Canada avait à espérer des colons, seulement 
des provinces dont les marins déjà s'étaient comme 
acclimatés à Terre-Neuve; aussi les Basques et les 
Bretons ne s'éloignent pas de leur pays sans esprit de 
retour. Mais les descendants des hommes du Nord, 
après avoir envahi la Neustrie, vendu chèrement leur 
amitié à la France épouvantée de leurs exploits, font 
la conquête de l'Angleterre, après avoir ravagé la 
Guyenne. Quand ils allaient combattre en Palestine, 
comme à leur retour de la Terre Sainte, ils déposèrent 
quelques-uns de leurs guerriers sur les bords de l'Italie 
méridionale pour y fonder le royaume de Naples. 
Les Normands, aussitôt que dans le nouveau monde 
le commerce s'offrit à eux avec ses aventures et ses 
spéculations, furent les plus empressés à explorer 
l'Amérique du Nord et à s'y établir. » 

Une nature d'élite, François de la Roque, sei- 
gneur de Roberval , celui que François I^' appelait 
plaisamment le petit roi de Vimeux, partage avec 
Cartier l'honneur de ses dernières opérations. Leur 
établissement (i543) est jeté près de Québec, proba- 
blement non loin de cette rivière Sainte - Croix , 
quelque peu plus tard nommée Petite-Rivière-Saint- 



LI 



Charles, du nom de Charles des Boues, grand vicaire 
de Pon toise, fondateur et protecteur de la première 
mission des Récollets dans la Nouvelle- France. 

A leur suite, en dépit ou à cause des troubles qui 
agitent l'Europe, des révolutions et des persécutions 
religieuses qui l'ébranlent, s'avance aussitôt une lé- 
gion de navigateurs , colonisateurs , chasseurs , cher- 
cheurs, coureurs d'aventures, esprits inquiets, re- 
muants, avides de changement, de mouvement, 
amalgame étrange, hétérogène, incroyable, de gens 
vertueux et de coquins, de noblesse et de crapule, 
tiré des palais ou des sentines, mais gens du Nord 
presque tous, — oh! j'y tiens, — qui, dans ce vaste 
creuset ayant désignation nouveau monde, finiront 
par se fondre, à la flamme de la liberté, en un tout 
harmonieux , et le disputeront tantôt à la patrie-mère 
par la puissance matérielle tout aussi bien que par 
l'activité, la grandeur, la droiture intellectuelle. 
Ces gens, ils arrivent sous le commandement de : 
Jean Ribault (i562), qui tente un établissement 
dans la Floride et y bâtit un fort ; Laudonnière 
(1564), collaborateur et continuateur de Ribault; 
Gourgues, le brave, le héros, vengeur des Français 
(i568) (i) ; Martin Frobisher (i 576-7-8); les neveux 
de J. Cartier (même époque), poursuivant l'œuvre de 
leur oncle ; sir Francis Drake abordant au nord de 
la Californie (même époque encore) ; sir Humphrey 



(i) Hélas! encore un oubli! Son nom ne figure même pas dans 
les Fastes militaires delà France. Mais ceux qui ont lu Champlain 
savent pourtant qu'il lut valeureux à l'égal de Bayard et patriote 
comme d'Assas, le chevalier de Gourgues! 



LU 



Gilbert, prenant formellement possession de Terre- 
Neuve au nom de la couronne d'Angleterre (1579- 
83-84); John Davis (i585-6-7), explorateur du dé- 
troit qui porte son nom; sir Richard Grenville 
(i 585-6), débarquant des colonies dans la Floride; 
John White (i 587-90), faisant de même en Virginie ; 
Juan de Fuca (1592); Henry May (i593), recon- 
naissant la Bermude; George Weymouth (094); le 
marquis de la Roche et sa malheureuse expédition 
à l'île de Sable (1598); Bartholomeo Gornald dou- 
blant le cap Cod (1602); de Montz, obtenant, en 
i6o3, de Henri IV, des Lettres Patentes pour coloni- 
ser l'Acadie et le Canada ; Samuel Champlain, re- 
montant le Saint- Laurent la même année, et revenant, 
en i6o3, avec de Montz, Champdore et Poutrincourt, 
former un établissement agricole. 

Ils commencent leurs plantations dans l'Acadie, à 
Port-Royal, Saint-Jean et Sainte-Croix. L'Angleterre 
s'inquiète. Elle veut sa part aux conquêtes, aux 
usurpations des Français. George Weymouth, par elle 
dépêché, découvre la rivière Kennebec, en 160 5; 
trois ans plus tard , en 1 608 , fondation de Québec 
par Champlain. « J'arrivay, dit-il, à Québec, le 3 
juillet, où estant, je cherchay lieu propre pour nostre 
habitation ; mais je n'en pus trouver de plus com- 
mode ny mieux situé que la pointe Québec... Proche 
de ce lieu est une rivière agréable où anciennement 
hyverna Jacques Cartier (i). » Presque en même 
temps, Hudson remonte le beau fleuve auquel il a 

(i) La librairie Tross a sous presse une nouvelle édition du 
Voyage de S. Champlain. 



Lin 



servi de parrain; en 1610-11-12, les Anglais se for- 
tifient à Terre-Neuve, en Virginie, dans la Floride 
Leurs sentiments d'hostilités contre les Français per- 
cent, sur divers points de l'Amérique, comme ils font 
explosion en Europe; la guerre est bien près d'éclater 
entre les rivaux. Et c'est alors (161 5) qu'arrivent au 
Canada les premiers Récollets ; c'est alors aussi que 
commence V Histoire de frère Sagard dont nous avons 
entrepris la réédition. 



XIV 



Loin, trop loin vous l'avez laissé, me dira-t-on. De 

grand cœur je confesse mon tort; de grand cœur 

aussi j'aurais pris ce brave Récollet au berceau pour 

le conduire sur son « champ de labour; » et, pas à 

pas, nous l'eussions suivi à l'école, au séminaire, à 

travers les études, les émotions de la cléricature, puis 

au monastère. En sa cellule, devant sa lampe fumeuse, 

sur ses veilles, silencieusement, avec profond intérêt 

pourtant, nous nous serions penchés. Mais, je l'avoue 

encore, j'ai cherché, scruté, fouillé, remué, ressassé 

livres, manuscrits, papiers, et, de lui, je ne sais que 

son œuvre : l'Histoire et le Voyage, imparfaitement 

encore, car sa candeur ne manque pas de finesse; et, 

sous une bonhomie charmante, on démêle, sans les 

pouvoir préciser toujours, certaines cachotteries, 

quelques traits aigus au possible, et visibles à peine. 

L'abeille confit en miel le suc des fleurs , mais sans 

perdre, sans émousser son aiguillon. 



LIV 

Il est crédule, grandement : de très- bonne foi dans 
sa crédulité, cela n'est pas douteux. Pour lui, le 
diable et sa démoniaque légion sont d'existence autre 
qu'idéale. S'il ne les a pas vus, il a été témoin de leurs 
œuvres matérielles (i); et vous seriez mal venu de dis- 
cuter avec lui sur ce point. Frère Sagard se montre 
intraitable. Ses notions en histoire naturelle feront 
sourire un oublieux de l'époque où écrivait notre 
digne Récollet. Mais je suis convaincu que la plupart 
des lecteurs reconnaîtront qu'il était à peu près au 
niveau de la science du XVI I^ siècle, et qu'il joignait 
à un véritable talent d'observation et à une instruc- 
tion solide, un esprit d'une vivacité allant parfois 
jusqu'à la malignité. Déjà frondeur à ses moments, 
du reste, et même légèrement rabelaisien. « Il n'y 
a pas, dit-il (p. ii), iusqu'a de certaines devotes et 
de petites servantes de Jésus-Christ, qui veulent pin- 
dariser et faire les scavantes en matière de bien 
dire. Il vaudroit bien mieux , disoit saincte Thérèse, 
qu'elles usassent du langage des hermitresses, sceus- 
sent peu parler et bien opérer, que de s'amuser à ces 
cajoleries ou discours affetez. » 

Voulez-vous un échantillon de son libéralisme, 
lisez sa véhémente apostrophe aux rois, aux grands, 
aux juges de la terre, laquelle débute ainsi : « Le 
iuste pâtit et le réprouvé se resiouit. L'un est touiours 
heureux et l'autre touiours malheureux , etc.. (2). » 

L'obéissance lui pèse aux épaules. Sa robe est celle 



(i) Voir entre autres le tome II, chap, xxxiv, de l'Histoire du 
Canada. 



(2) P. 49-30. 



LV 

de Nessus à son corps. On le voit bien aux efforts 
involontaires que lui arrache de temps en temps la 
nature pour l'en dépouiller. Mais lui ne le pouvait ni 
ne le voulait, je crois, quoique secrètement il se 
révoltât contre quelques misérables exigences de sa 
profession. 

Il faut se souvenir que Sagard pensa et écrivit ses 
ouvrages vers 1 633-4, juste au moment où Rome 
condamnait Galilée pour avoir, d'après Copernic, 
affirmé le mouvement de la terre et l'immobilité du 
soleil. Il faut se souvenir encore qu'il n'avait ni le 
droit ni le pouvoir de contrôler les lois, règles ou 
préjugés conventuels. 

Très-serrante fut sa gène , très-puissants les enne- 
mis que lui suscitèrent ses livres. On le sent dès les 
premières pages de son avis Au lecteur, dans ï Histoire 
du Canada. 

« Je peux donc, à bon droit, dire que ce volume 
peut profiter non-seulement aux déuots et personnes 
portées à la piété, mais à tous ceux qui ne sont portez 
que d'une simple curiosité de cognoistre les choses 
étrangères et non communes. Pour les esprits blessez 
ou enyurez du mal- heureux péché d'enuie qui perce 
iusques aux plus fortes et secrètes merueilles du 
monde , il m'est indifférent qu'ils m'ayent en consi- 
dération ou en mespris : suffit que l'on sache que ce 
sont personnes qui ne sçauraient souffrir en autruy 
le bien qu'ils ne peuvent faire eux-mesmes. » 

En maintes autres lignes, Sagard laisse voir un cœur 
ulcéré, sans toutefois que sa franchise, sa candeur et 



I.VI — 



sa tendresse pour l'humanité en soient altérées. De 
lui, on peut dire en vérité, et c'est son plus bel éloge : 
il croit, il aime, il espère. Assurément, il commet de 
plaisantes erreurs en zoologie, en botanique ou en mi- 
néralogie. Vous le verrez prendre, par exemple, des 
cristaux de quartz pour des diamants, « et peux dire, 
écrit-il, en avoir amassé et recueilly moy-mesme 
vers nostre couuent de Nostre-Dame-des-Angesdont 
quelqu'uns semblaient sortir de la main du lapidaire, 
tant ils estoient beaux, luisants et bien taillez;» mais 
il ne se trompe sans doute pas quand il rapporte avoir 
vu ou trouvé d'abondantes mines de cuivre, de fer, et 
même de l'or : car, si l'on a pu le railler jadis au sujet 
de cette dernière assertion, il est notoire aujourd'hui 
que l'or se rencontre en quantité assez considérable 
dans le Bas-Canada, principalement aux environs de 
Québec (i). 

Ce qui m'a paru , à moi , en le lisant , c'est que 
Sagard était un homme simple et bon , franc du col- 
lier, — je demande bien pardon pour l'expression, — 
et qui se peint tout entier dans le chapitre I^^ du 
livre second de son Histoire. Il me semble les voir, lui 
et son compagnon de route, le P. Vieil, cheminant, 
le froc au dos, le bourdon à la main, quand, après leur 
entrevue avec le nonce du pape, il dit : « Munis de 
sa bénédiction , des conseils et de l'authorité d'un si 
grand prélat, nous receumes aussi celle de nostre 
reverend père prouincial et partismes de notre cou- 
uent de Paris le i8^ iour de mars l'an i623, à l'apos- 

( i ) Rapports de la Commission géologique du Canada pour 1855- ] 
4-5-6-7-8, traduits par H.-E. Chevalier. 



LVII 

tolique, à pied et sans argent, selon la coustume des 
pauures mineurs Recollects, et arrivasmes à Dieppe 
en bonne santé, où à peine pusmes-nous prendre 
quelque repos qu'il nous fallut embarquer le mesme 
iour peu auant my-nuit, etc.. » 

De recherche là dedans, il n'y en a pas. C'est ron- 
dement dit. Tout est sur ce ton. Et l'on voudrait que 
je fisse à Sagard un procès parce que, çà et là, il fait 
craquer cette chemise de force que nous appelons 
correction grammaticale ; et l'on voudrait que je dres- 
sasse un réquisitoire contre ses petites erreurs, ses 
menues superstitions monacales ? Non certes. Comme, 
d'ailleurs , ils sont compensés , ces défauts , par un 
style aimable, un pinceau délicat, une palette fré- 
quemment chargée des plus brillantes couleurs! A 
moi, Gabriel Sagard rappelle assez souvent le spiri- 
tuel frère Jehan, de Monteil, alors même que l'un 
ou l'autre s'évertue à nous raconter les fredaines de 
monsieur Satanas : 

« Frère, nous avons le diable dans la maison. 
Tous les soirs il entre dans la cellule d'un jeune no- 
vice, dès qu'il est endormi. Le novice, qui est fort et 
vigoureux , se débat avec lui et finit par le terrasser. 
Mais aussitôt il se change en une belle demoiselle 
vêtue de satin blanc, etc., etc. (i). » 

Voilà un bref récit emprunté à frère Jehan. Sagard 
en a, de pareils, besace pleine. Parcourez plutôt le 
chapitre XXXII de V Histoire du Canada^ lequel porte 

(i) Histoire des Français, par A. Monteil, t. I, ép. IV. 



— LVIII — 

pour titre : De la sainte Oraison. De l^apparition des Esprits 
et du grand capitaine Auoindaon. Mais la mine, le trésor 
en ce genre, il est dans le Grand voyage du pays des 
H tirons. 

Je veux réparer complètement mon tort envers 
Charlevoix, tort grave, on en va juger : j'ai presque 
affirmé qu'il avait voulu écraser frère Sagard sous le 
poids silencieux de son Histoire de la Nouvelle- France. 
Cependant, tout à la fin et en un coin de cette his- 
toire, dans ce qu'il intitule Fastes chronologiques, le 
R. P. Charlevoix sacrifie quelques lignes à Y Histoire du 
Canada f par Sagard (i). 

Je les cite textuellement : 

« L'auteur de cet ouvrage avait demeuré quelque 
« temps parmi les Hurons et raconte naïvement tout 
« ce qu'il a vu et ouï dire sur les lieux ; mais il n'a 
« pas eu le temps de voir assez bien les choses, encore 
(c moins de vérifier tout ce qu'on lui avait dit. Le 
ce vocabulaire huron qu'il nous a laissé prouve que 
(c ni lui ni aucun de ceux qu'il a pu consulter ne 
« savaient bien cette langue, laquelle est très-diffi- 
ic cile; par conséquent, que les conversions des sau- 
« vages n'ont pas été en grand nombre de son temps. 
«' D'ailleurs, il paraît homme fort judicieux et très- 
« zélé, non-seulement pour le salut des âmes, mais 
" encore pour les progrès d'une colonie qu'il a vue 
" presque étouffée dans son berceau par l'invasion 

(i) Histoire de la Nouvelle-France, par le P. F.-X. de Char- 
levoix. — Paris, Didot, 1744, in-12, vol. IV, p. 396. 



— LIX — 

({ des Anglais. Du reste, il nous apprend peu de 
« choses intéressantes. » 

Ici Boileau exprime ma pensée : 

Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots ? 

Qu'avait-il fait aux Jésuites pour en être si ra- 
broué, ce pauvre Sagard? Il vous l'a dit au com- 
mencement de cet article : il avait aidé à les intro- 
duire en la Nouvelle-France. Toujours et éternel- 
lement la déplorable histoire de la Lice et de sa 
Compagne. 

Voici donc Charlevoix qui l'accuse non-seulement 
d'avoir écrit un livre insignifiant, mais même d'avoir, 
comme missionnaire, médiocrement servi les intérêts 
du catholicisme. Telle n'est point notre opinion, 
quant au premier chef du moins. L'ouvrage de Sa- 
gard embrasse une période de quinze années à peu 
près, et il dessine dans ses détails comme dans son 
ensemble un portion intéressante de l'histoire de 
l'Amérique septentrionale. Je n'en voudrais pour 
preuve que la lettre du P. Denis Jamet (t. I, p. 68 et 
suiv.),oii, par la minutieuse et saisissante description 
du premier monastère des Récollets, sur les rives du 
Saint-Laurent, on peut fort bien se rendre compte de 
l'état de la colonisation canadienne au commencement 
du XVII® siècle. Tableau frais, net, accentué comme 
ceux de Rembrandt que celui-là! Mais ce n'est point 
tout. Sagard, je le dis hautement, nous a fourni, sur 
les Hurons, lesMontagnais,les Iroquois et une partie 
des tribus indiennes du nouveau monde, des ren- 
seignements de la plus grande précision. Il les a 



LX 



étudiés sincèrement, patiemment, avec un soin par- 
ticulier. Il les connaît. Il sait leur langage comme 
leurs habitudes, leurs mœurs. Charlevoix proteste 1 
Sur quoi appuie-t-il son protêt? Il s'est, ma foi, bien 
gardé de nous le dire. Lui qui des Hurons n'a 
guère connu que les métis réfugiés au village de 
Lorette, tout près de Québec, il déclare gravement 
que a Sagard ni aucun de ceux qu'il avait pu con- 
sulter ne connaissaient la langue huronne. » Où Char- 
levoix l'a-t-il apprise? Je voudrais vraiment entendre 
sa réponse. Où donc se trouvait-elle, l'ancienne et 
formidable peuplade des Hurons, quand il arriva 
au Canada? Détruite, annihilée, ou abâtardie. Elle 
essayait de s'affirmer encore dans les Bois-Brûlés de 
Lorette, peut-être; dans quelques débris épars sur 
les îles de Manitoulin, dans le lac Huron et aux 
alentours. Mais, dès le milieu du XVI 11^ siècle, son 
identité originelle n'était plus. Miscégénéaîion! c'est le 
mot nouveau pour exprimer en Amérique le mélange 
des races. C'eût été, au temps de Charlevoix, le mot 
applicable à la race huronne. La langue? Elle avait 
suivi la veine qu'avait prise le sang; elle était obli- 
térée, adultérée ( i ) . Le témoignage ? Je l'ai même dans 
la comparaison du Dictionnaire de Sagard avec les 



(i) Sagard lui-même se plaint des modifications que, dès son 
temps, recevait chaque jour la langue huronne : 

« Nos Hurons, et generallement toutes les austres nations, ont 
la mesme instabilité de langage, et changent tellement leurs mots 
qu'à succession de temps, l'ancien huron est presque tout austre 
que celuy du présent, et change encore... » T. II, Dictionnaire de 
la Langue huronne, p. 9. 



LXl 



quelques mots en langue huronne que le baron de 
Lahontan nous livrait cinquante ans après les publi- 
cations de notre savant Récollet ( i ) . 



XV 



Sans m'arrêter plus à ce sujet, je détacherai de la 
Biographie universelle quelques passages de juste appré- 
ciation relatifs à Sagard. 

ce II a, dit Michaud, soigneusement décrit les 
mœurs des sauvages parmi lesquels il avait vécu ; il 
raconte naïvement tout ce qu'il a vu et ouï dire... 
Les renseignements donnés par Sagard, de même que 
tous ceux que contiennent les relations données par 
les Missions, sont intéressants en ce qu'ils donnent 
l'état social de peuples aujourd'hui détruits ou réduits 
à un petit nombre d'hommes. La relation de Sagard 
fut bien accueillie. Il en publia une nouvelle édition 
et y donna l'histoire du Canada, depuis quinze ans 
que les Récollets étaient allés y établir des missions. 

« Il voulut joindre à ce volume des pièces touchant 
les missions, avec des dictionnaires et des dialogues 
en langue canadoise, algoumequine et huronne. 
« Mais, dit-il, l'ayant vu grossir suffisamment sous 
« ma plume, j'ai cru, au conseil de mes amis, qu'il 
«. valait mieux laisser toutes ces pièces et ces diction- 

(i) Nouveaux Voyages de M. le baron de Lahontan dans l'Amé- 
rique septentrionale. La Haye, M. DCCIX. 



LXII 

« naires pour un tome à part. » Ce tome n'a point 
paru. Le livre est intitulé Histoire du Canada. Paris, 
i636, in- 12. Cet ouvrage est divisé en quatre livres : 
le premier contient les travaux des Récollets au Ca- 
nada avant l'auteur ; le second, le voyage de Sagard : 
il offre quelques particularités nouvelles sur les 
mœurs des sauvages; le troisième traite de l'histoire 
naturelle, il renferme aussi le retour de l'auteur en 
France; le quatrième apprend comment les Jésuites 
succédèrent aux Récollets dans la mission du Canada 
et comment les Anglais s'emparèrent de Québec en 
1629. Tous les religieux qui étaient au Canada furent 
amenés en Angleterre. » 



X,VI 

Ajoutez à ï Histoire du Canada le Grand Voyage du pays 
des HuronSy et vous avez l'œuvre complète de frère 
Gabriel Sagard Théodat, car ces « Dictionnaires et 
Dialogues, » qu'il avait annoncés et qui nous seraient 
aujourd'hui si précieux, ou n'ont pas été terminés, 
ou n'ont pas été retrouvés. 

Le Grand Voyage est, quoi qu'il en soit, plus curieux 
peut-être encore que ï Histoire du Canada. Les grandes 
promesses de son titre, il les tient entièrement : mœurs, 
coutumes, usages des Indiens, y sont (c pourtraic- 
turés » avec une fidélité extrême, et parfois avec une 
élégancede langage à laquelle les chroniqueurs du com- 
mencement du XVI P siècle ne nous ont guère accou- 
tumés. La topographie ne manque pas d'exactitude ; 



LXIII 



et ce que j'ai vu du pays et des aborigènes pendant 
les dix années que j'ai passées dans l'Amérique 
septentrionale m'autorise à dire que Sagard se trompe 
rarement dans ses peintures ou. ses relations, quand 
le bigotisme ne lui ferme pas les yeux. Mais il 
était venu au Canada pour y prêcher l'Evangile. 
Il demeure attaché à son mandat, comme la 
hampe au drapeau. Aussi, dès qu'il s'agit de reli- 
gion, frère Gabriel oublie son rôle d'historien très- 
véridique, d'annaliste impartial, de narrateur sé- 
rieux , et se laisse aller aux suppositions les plus in- 
vraisemblables, aux réflexions les plus étranges, aux 
assertions les moins admissibles. La première partie 
du Grand Voyage du pays des Hurons est d'ailleurs une 
reproduction un peu trop servile de son Histoire du 
Canada. Hormis cela, il mérite plus de louanges que 
de reproches. Parti pour porter chez les sauvages 
l'étendard de la foi romaine, Sagard a inauguré, avec 
les Récollets, le triomphe du catholicisme sur le pro- 
testantisme dans la Nouvelle-France. C'est là, pour 
beaucoup, un de ses meilleurs titres à la célébrité. 
Si le succès eût couronné les desseins de Coligny 
avant la Saint-Barthélémy, d'odieuse mémoire, la 
colonisation européenne au Canada aurait été essen- 
tiellement liée à la Réforme. L'introduction des Ré- 
collets en i6i5 a imprimé, dans ce pays, au mou- 
vement religieux, la vigoureuse direction catholique 
qu'il a conservée, sans dévier presque, jusqu'à la 
prise de Québec, en lySg. 

Sagard fut un des apôtres, un des serviteurs dévoués 
de la cour de Rome. Il le dit, le répète, le montre à 
chaque instant; il s'en fait honneur et gloire. Pour- 



LXIY 

quoi non? Ne serait-il donc pas de mauvais goût, 
d'injustice criante, de le traduire au tribunal de 
la critique pour son honnêteté, pour sa franchise, 
pour sa foi ? * 

Je me résume. Quels que soient les lecteurs de 
son œuvre , elle leur commandera l'estime comme 
elle commande l'intérêt : car c'est l'œuvre d'un 
esprit instruit, sagace, primesautier , lumineux 
souvent, d'un cœur simple, aimant et croyant 
toujours (i). 

H.-E. CHEVALIER. 

Paris, 27 décembre 1865. 

(1) On remarquera, dans l'édition que nous publions, les quatre 
pages de musique à quatre voix , qui se trouvent uniquement dans 
l'exemplaire de la bibliothèque du Jardin des Plantes, à Paris. 



Nota. — Par une regrettable omission typographitjue, la note 
suivante n'a pas été placée sous la page I de cette notice. 

En son chapitre IV, M. Garneau dit bien : « Le Canada fut dans 
l'origine un pays de missions, desservi d'abord par les Franciscains, 
qui y vinrent en 1615. » Mais cette assertion (p. 170) arrive après 
coup et laisse l'esprit dans la confusion. Sagard, au contraire, 
déclare positivement fp. 38-39) que, des le 25 juin 1615, les Ré- 
collets avaient v< tout leur petit faict disposé dans l'habitation » 
de Kébec. 



2026 — PARIS, IMPRIMERIE JOUAUST, RUE SAINT-HONORÉ , Jj8. 



HISTOIRE DU CANADA. 



HISTOIRE 

DU CANADA 

ET VOYAGES 

QUE LES FRERES MINEURS RECOLLECTS Y ONT FAICTS POUR 
LA CONUERSION DES INFIDELLES 

DIVISEZ EN QUATRE LIURES 

Où eft amplement traidé des chofes principales arriuées 
dans le pays depuis l'an i6i5 iufques à la prife qui en 
a efte faide par les Anglois. — Des biens & commoditez 
qu'on en peut efperer. — Des mœurs, ceremonies, créan- 
ce, loix & couftumes merueilleufes de fes habitans. — 
De la conuerfion & baptefmedeplufieurs, & des moyens 
neceflaires pour les amener à la cognoiffance de Dieu. 
L'entretien ordinaire de nos Mariniers, & autres parti- 
cularitez qui fe remarquent en la fuite de Thiftoire. 

FAIT ET COMPOSÉ PAR LE 

F. GABRIEL SAGARD THEODAT, 

Mineur Recoiled de la Prouince 
de Paris. 



A PARIS 

Che:^ Claude SONNJUS, rue S. Jacques à VEfcu de 
Basle & au Compas d'or. 

M. DC. XXXVI 

Auec Priuilege & Approbation. 



A TRES-AUGUSTE 



ET 



SERENISSIME PRINCE 



Henry de Lorraine, Archeuefque & Duc de Rheims, 
premier Pair de France, nay Légat du S. Siege &: 
Abbé des deux MonafteresS. Denis & S. Remy, &c. 



Monseigneur , 



// ny a rien qui charme tant les affeâions des 
hommes ^ & qui les attache plus puijfamment aux 
grands Princes que la vertu & bon exemple qu'ils 
doiuent \\ àleursfuiets. Vojlre naijjance de la très- iv 



— 6 — 

ancienne^, tres-AugiiJîe & royalle maîfon de Lor- 
raine, vous eft dhin fi grand advantage que ie ne 
m'eftoiîne point de V opinion de plufieurs que voftre 
grandeur fera un iour un fainâ. La perfeâion 
peut eftre petite au commencement ^ mais elle s^ef- 
leue comme les Cèdres du Liban^ & va toufiours croif- 
fant à mefure qu^elle eft arroujée des henediàions 
du Ciel ^ que le Seigneur ver Je abondamment en 
vous dont on en voit tous les iours des effeâs. 

Uhiftoire nous apprend (Monfeigneur) qu'autre- 
fois il n* eft oit pas permis à aucun dialler faluer les 
Roys de Perje^ que Von n'euft quelque chofe à leur 
donner^ non pour les enrichir : car ils eftoient des 
plus grands & puift^ans Princes de toute la terre, 
mais feulement pour obliger les fuiets à reiidre 
quelque tefmoignage de Vaffeâion \\ qu'ils portoient 
à leur Prince. C^eft pourquoy conftderant les gran- 
des obligations & bienveillances tres-eftroites que 
voftre fainâ e & Royalle mai [on, a acquis fur tous 
les Religieux du monde dont elle a touftours efté le 
fupport & Vafyle affeuré , Vai pris la hardieffe de 
pref enter aux pieds de voftre grandeur ceft ouvra- 
ge avec [on Autheur, qui fera s^il vousplaift pourun 
affeuré tefmoignage de Vaffeâion que i'ai à voftre 
fervice, & une foible recognoiffance de V obligation 
que vous ont les Recolleâs de voftre ville de fainâ- 
Denis, & moy en particulier m'ayant autrefois fait 
Vhonneur me commander de luy dif courir des mœurs 
des Sauvages, & du pays de Canada. 

S''en eft un traiâé (Monfeigneur) & des chofes 
principales qui s'y font paffées pendant quatorze 



— 7 — 
ou qinn:(e || années que nos Peres y ont demeuré vi 
pour la conuerjîon du pays. Si vojire grandeur le 
reçoit comme ie Venjupplie en toute humilité (orné 
fur f on front ifpice de vofire Augufîe nom) il fera 
bien venu &chery de tout le monde , & verra-on qiâa 
Vimitation de tous les Princes de vofire maifon, 
vous cheriffe:;^ la conuerfion des infîdelles comme ils 
ont toufiours efîé porte:{ pour Vaccroiffement de 
V Empire de le fus-Chrifî j V extirpation des herefies, 
la paix & le falut des peuples. 

Ce font ces vertus là (Prince tres-illuflre) qui 
vous acquereront un grand Empire dans le Ciel, & 
vous feront aymer de tous les court if ans du Para- 
dis. Laterren'ejî qu^un petit pointy & ce petit point 
diuifé en tant d'^ autres que ie m^eftonne comme les 
Princes, à qui Dieu a donné un cœur fi relevé puif- 
fent mettre leur affeâion à chofe \\ fi baffe., & vu 
comme un néant deiiant les yeux de Dieu. 

La vofire n^y efi point attachée (Monfeigneur) 
vos penfées font toutes autres, & croy pour moy 
ayant confidere la douceur & bonté de vofire na- 
turel, qu'un iour on dira le cœur de ce Prince efioit 
tout en Dieu, ce n' efi point ma croyance feule, mais 
de beaucoup d^ autres qui fcavent qiCil efi permis aux 
grands de paroifire avec un grand efclat extérieur, 
tandis que leur intérieur traide de paix auec ce 
Dieu duquel ils font les images. 

Aggree^ donc, Monfeigneur, sHl vous plaifi, mes 
bonnes volonte^^ & receve:{ ce petit prefent de la 
mefme affeâion que ce grand Prince receut le verre 
d'eau dhin pauvre villageois: ce Ji^e/i point à la va- 



— 8 — 

leur du don qu'on regarde, mais à Vaffeâion du 
VIII cœur d'oïl il part , mon hijîoire mal polie ne \\ mé- 
rite pas de vous ejîre offerte n'y qui employe au- 
cune heure de vojîre loijir^ la leâure vous enferoit 
ennuyeufe comme mon Jîile groffier trop importun^ 
mais puis que vofîre clémence ne def daigne perjon- 
ne pour petit qu'il foit & ne mefprife le donneur 
pour f on petit don^fuffit que vojîre grandeur luy 
faffe Vhonneur de le recevoir auec un doux accueil, 
& le protege à rencontre de tous f es enuieux, & les 
langues mefdif antes de ceux qui comme des arai- 
gnes veneneufes tirent du venin de la fleur d'où Va- 
beille fucce le miel. C'ejî la tres-humble prière que 
ie fais à vojîre excellence qui efî la fageffe, la honte 
& la courtoifie mefme , & tellement accomplie que 
pour faire un Prince auffi parfait que vous ejîes, il 
faudroit recueillir cefîe perfeâion de plujîeurs. Ce 
font dons que Dieu vous a faits lef quels ie prie fa 
IX divine \\ bonté vous accroifîre^ & conferuer fes be- 
nediâions en vofîre Augufîe mai/on, qui fuis 



Monfeigneur^ 
A Paris ce i Septembre i636, 



Voftre tres-humble & tres-affeftionné 
feruiteur en I. C. F. Gabriel 
Sagard Recoiled. 



AU LECTEUR. 



Ce grand Appelles (amy Lecteur) que la venerable 
antiquité a admiré entre tous les plus excellens Pein- 
tres de fon temps eftoit tellement amateur de la per- 
fection de fes œuures qu'il les expofoit à la cenfure 
d'un chacun pour en cognoiftre les fautes _, & en cor- 
riger tous les deffauts^ mais comme il arriue ordinai- 
rement que les plus impertinens s'emportent facile- 
ment en toutes chofes_, il arriua que le cordonnier fut 
de fort bonne grace repris par cet admirable Appelles 
qu'ayant iugé du foulier^ il vouloit encor controller le 
refte du vertement. 

A l'exemple de cet excellent || Peintre i'ai libre- xi 
ment prefenté au publique le premier crayon de mon 
voyage des Hurons dédié au tres-valleureux & puif- 
fant Prince Monfeigneur le Comte d'Harcourt Ge- 
neraliflime de l'armée Nauale du Roy^ lequel a eflé 
parfaitement bien receu, & veu en diuerfes nations ef- 
trangeres_, car tant s'en faut que les perfonnes fages & 
de bon efprit, & ceux qui ont quelque cognoiiTances 
dans le pays y ayent trouvé à redire, qu'au contraire 
ils m'ont fupplié de l'amplifier, & de defcrire l'hif- 
toire entière des chofes principales qui fe font paflees 



10 



en tout le Canada^ pendant quatorze ou quinze an- 
nées que nos frères y ont demeuré pour la conuerfion 
du paySj la le6lure de laquelle vous fera d'autant plus 

xn utile qu'elle vous || portera à une recognoiflance en- 
uers ce Dieu de tout le monde qui vous a fait naiftre 
dans un pays Chreftien, & de parens Catholiques. Les 
plus deuots y trouueront de quoy occuper leurs bon- 
nes œuures & charité à l'endroit de tant de pauures 
âmes efgarées & esloignées du chemin de falut. Les 
affligez leur confideration endurant pour le Paradis, 
où les pauures barbares ne foufîrent que pour l'enfer. 
Les efprits curieux ^ & qui n'ont autre but que leur 
propre diuertiflement y verront de quoy fe fatisfaire 
alléchez par l'aggreable afped & diverfité des chofes 
y contenues , & ceux qui ont voyagé dans le pays 
comme a fait depuis moy le R. P. Brebeuf, léfuite, 
pourront auoir le mefme fentiment que ce bon Père 

xni tefmoigna de || mon premier Liure, lequel il iugea 
non feulement digne de voirie iour, mais s'offrit d'en 
donner fon approbation s'il eut elle neceffaire. 

Je peux donc à bon droit dire que ce Volume peut 
profiter non feulement aux deuots^ & perfonnes por- 
tées à la pieté^ mais à tous ceux qui ne font portez que 
d'une fimple curiofité de cognoiftre les chofes étran- 
gères & non communes. Pour les efprits blelTez ou 
enyurez du mal-heureux péché d'enuie qui perce iuf- 
ques aux plus fortes & fecretes murailles du monde, 
il m'eft indifferent qu'ils m'ayent en confideration ou 
en mefpris, fuffit que l'on fçache que ce font perfon- 
nes qui ne fçauroient fouffrir en autruy le bien qu'ils 
ne peuuent faire eux-mefmes. 



I 



— 1 1 



II On me pourra dire que ie devois auoir emprunté xiv 
une plume meilleure que la mienne pour polir mes 
efcrits, & les rendre recommandables^ mais c'eft de 
quoy ie me foucie le moins^ & vous affeure que quand 
bien ie I'aurois pu faire ie ne I'aurois pas fait^ car il 
n'eft pas raifonnable qu'un pauure frere mineur 
comme moy^ le pare des riches threfors de l'éloquence 
d'autruy, & puis ie n'ay pas entrepris de contenter 
les amateurs de beaux difcours, mais d'édifier les 
bonnes âmes qui verront en cette Hifloire une grande 
exemple de patience & modeftie en nos Saunages, un 
cœur vrayement noble^ & une paix & union admira- 
ble, car que feruent tant de mots nouueaux & inuentez 
àplaifirlinon pour uider l'âme de la deuotion || & la xv 
remplir de vanité. Il n'y a pas iufques à de certaines 
denotes & de petites feruantes de léfus-Chrift^ qui 
veulent pindarifer & faire les fçavantesen matière de 
bien dire. Il vaudroit bien mieux, difoit fainde The- 
refe^ qu'elles ufaflent du langage des hermitreffes, 
fceuflent peu parler & bien opérer^ que de s'amufer à 
ces cajoleries ou difcours affetez. 

On demanda un iour à Demofthenes par quel 
moyen il efloit plus excellent que les autres en l'art 
de bien parler, il refpondit en confommant plus d'huyle 
que de vin. le pourrois rendre la mefme refponce à 
ceux qui m'interrogeroient du moyen d'auoir pu tra- 
uailler à mon Hiftoire, eftant û occupé d'ailleurs en 
d'autres commiffions. Que la lampe m'a feruy || de xvi 
Soleil^ & qu'a peine fes rayons m'ont ils veu compo- 
fer mes efcrits qui portent le pardon de mes fautes 
s'il s'en trouue dans le corps de ce Liure^ car il eft 



12 — 



bien difficile qu'ayant l'efprit partagé en tant d'en- 
droits & préoccupé de tant de différentes affaires il ne 
s'y foit glifTé quelques redites ou trop de fentences 
& d'exemples_, qui portent la rougeur au front de 
ceux qui fe qualifient du nom de Chreftiens^ & 
viuent prefque en payens. Tout le monde abonde en 
fon fens & en fes fentimens, quelqu'un me dira que 
i'ay pluftoft allégué les fentences des fages payens 
que non pas des vertueux Chreftiens. le I'ay fait pour 
ce qu'elles me fembloient plus à noftre confufion_, 
car quand ie confidere la vie & mœurs d'un Phocion 
XVII ou 11 d'un Socrates^ ou les riches documensd'un Marc- 
Aurelle_, & d'un Seneque Payens_, ie fuis plus efmeu 
pour la vertu que non pas par la confideration d'un 
fain6l Iean-Baptifte_, ou les bellesfentencesde quelque 
autre Sain6l qui n'ayent point eu de vices. De mefme 
ie refte plus confus en lapenféede la vie d'une fain6te 
femme_, que d'un fain6t homme, à raifonde la fragilité 
du fexe feminin_, qui me donne quelque efperancede 
pouuoir paruenir à la vertu_, l'homme ayant naturel- 
lement plus de courage^ & la femme moins de refo- 
lution. 

Mon intention a toufiours efté bonne_, & ne vou- 
drois pour rien avoir offence qui que ce foit^ car pour 
la reprehenfion que ie fais aux vices^perfonnenes'en 
xviii peut II offencer que les vicieux mefmes defquels ie 
ne dois pas craindre le mefpris_, n'y appeter les louan- 
ges : Si i'ay parlé aduantageufement pour mes Sau- 
uages contre ceux qui negligeoient leur conuerfion^ 
c'a efté par deuoir^ & non pour intereft que de ce- 
luy de mon Dieu. I'ay blafmé le peu de foin qu'on 



— i3 — 

a eu du pays_, & ie les ay deu faire pour la mefme 
intention_,& faire veoir les chofes comme elles fe font 
paffées pour y apporter les remèdes^ car c'a efté une 
chofe bien deplorable que quelques Marchands des 
Compagnies anciennes^ auant cette nouuelle^ qui a 
pris tout un autre efprit y ayent apporté fi peu de 
foin,& pluftofl: nuits que favorifez nos pieux deffeins 
de les conuertir_, rendre fedentaires, & peupler le 
païs. 

Il Je remonftre avec raifon combien il feroit necef- xix 
faire pour le bien du public d'imiter en quelque 
chofe les loix Chinoifes^ & régler les panures & va- 
gabondsj non contre la charité que ie dois aux vrais 
panures & membres de Iefus-Chrift_, mais pour re- 
médier aux abus qui fe glilfent fous ce nom de pan- 
ures ; car en vérité il fe trouue en beaucoup de chofes 
de la tromperie^ qui feroit befoin de cognoiftre pour 
le foulagementdes vrays pauures_, & corriger les abus. 

le fais mention des trois Ordres eftablis par fain6l 
François j non pour en releuer le luftre; car il parle 
affez de foy-mefme^ mais pour noftre repos & conten- 
ter ceux qui en défirent fçauoir les diftindions i'auois 
auffi defléin d'inférer en ce jj volume plufieurs pieces xx 
importantes touchant noftre eftabliffement & miffion 
es terres du Canada auec nos Di6lionnaires & phrafes 
de parler es langues Canadoife_, Algoumequine, & 
Huronne ; mais l'ayant veu groftir fuffifammentfous 
ma plume_, i'ay creu avec le confeil de nos amis qu'il 
valloit mieux laillér toutes ces pieces & ces Diélion- 
naires pour un autre Tome à part^ que de groffir in- 
confiderement ce liure^ autrement il m'euft fallu 



— 14 — 
contre le fentiment de plufieurs retrancher de mon 
liure de belles authoritez_, lefquellesfi elles ne plaifent 
aux unSj pourront contenter les autres_, car il y a des 
efprits qui fe dele6lent au meslange, & en la dluerfité^ 
XXI principalement les fimples pour lefquels i'efcris & || 
non pour les do6tes qui n'ay de quoy leur fatisfaire. 

Voyla^ amy Lecteur, mon petit labeur^ l'Hiftoire 
du Canada que ie vous prie d'aggréer & prendre en 
bonne part: Si elle ne mérite voftre entretient*^ qu'elle 
aye part à voftre amitié qui la deffendra contre tous 
fes enuieux. La bonne vefue au temple ne fut pas 
mefprifée pour fon petit denier, ie n'ay pu faire mieux, 
ou il m'euft fallu du temps pour rappeller mon efprit, 
& mes penfées fouuent esloignées du cours de ma 
plumej& embaraffées auxdeuoirsde l'obeiffance que 
i'ay toufiours préférés à mes propres interefts^pourueu 
que Dieu foit loûé^&mes panures Canadiens affiftez^ 
c'eft tout ce que ie demande ^ & puis fouhaiter auec 
XXII vos bonnes || prières^ lefquelles i'implore à ce que 
Dieu me faffe la grace de pratiquer pour fon amour 
les mefmes vertus que les barbares exercent pour l'a- 
mour d'eux mefmes^ & qu'à la fin ie vous puiflevoir 
dans le Paradis, où nous conduife le Père^ le Fils^ & 
le Sain6l Efprit. Amen. 

xxiii II APPROBATION DES DOCTEURS. 

Nous foubfignez Douleurs en Théologie de la Fa- 
culté de Parisj certifions auoir leu le liure intitulé, 
Hijîoire de Canada, compofé par le Frère Gabriel, 



— ID — 

de l'Ordre des Recolleds^ auquel nous n'auons rien 
trouué contraire à la Foy Catholique, Apoftolique & 
Romaine^ ny aux bonnes mœurs_, en foy de quoy 
nousauons figné le prefent tefmoignagejCeunziefme 
luillet mil fix cent trente fix. 

Le Maijîre 

Pean. 



Il Permijfîon du P. Commijfaîre xxiv 

géi7éraL 

Nous foubfignez Frère Chérubin de Marcigny de 
rOrdredesFr. Mineurs RecolleclsjPere des Prouinces 
de S. François, & de S. Bernardin en France^&Com- 
miiTaire General en cette Prouince de S. Denys du 
mefme Ordre^ permettons àFr. Gabriel Sagard^ Pro- 
fez dudit Ordre_,& de ladite Prouince^ de faire impri- 
mer un liure intitulé ^ Hifioire du Canada ou les 
voyages que les FF. Mineurs Recolledsy ont f aids 
en diuers temps pour la conuerjion des Saunages^ 
auec un Didionnairedes langues Françoife , Huron- 
nê& Canadienne. En gardant ce qui eft déterminé par 
le facré Concile de Trente^ Ordonnances du Roy_, & 
Conftitutions de l'Ordre touchant rim.prefTion des 
liures. Fai£l en noftre Conuent de l'Annunciationde 
la glorieufe Vierge à Paris, fous noftre fein^ & feau 
de la Prouince, le 19. iour du mois de May l'an de 
grace i635. 

De Chérubin de Marcigny 
Commijfaîre General. 



— i6 — 

XXV II Permijfîon des Supérieurs. 

Pay foubfigné Frere Antoine Des Moynes_, Diffi- 
niteur de la Prouince de Paris_, Ordre de S. François 
des FF. Mineurs Recolle6ls_, certifie avoir veu_, & 
leu par le commandement de noftre Reverend P. 
Prouincialj le R. P. Ignace Legault^ un liure inti- 
tulé,, Hijîoire du Canada, ou les voyages que les 
FF. Mineurs Recolleâs ont faits en diuers temps 
pour la conuerjion des Sauuages en V Amérique , 
avec un Diâionnaire des langues Francoife^Algou- 
mequine, Huronne,& Canadienne : faiâ & compojé 
par Fr. Gabriel Sagard , Religieux de la me/me 
Prouince & du mejme Ordre , & n'y auoir trouué 
rien de contraire à noftre fainde Foy^ nyaux bonnes 
moeurs^ ains l'ay iugé fort utile & profitable d'eftre 
mis en public^ pour exciter les cœurs des fidels Ca- 
tholiques^ Apoftoliques & Romains ^ à aflifter ces 
panures idolâtres, touchant leur conuerfion au vray 
Dieu. Fai6l en noftre conuent de S. Germain en 
Laye^ ce jour S. Denys Areopagite 9. Octobre i635. 

Fr. Antoine des Moynes. 

XXVI II Pay foubfigné Théologien ^ Prédicateur & Con- 
feffeur des Peres Recolle6ls de la Prouuince de fain6l 
Denys en France^ certifie avoir leu le liure intitulé 
Hijîoire du Canada & voyages que les FF. Mineurs 
Recolleâsy ont faiâs pour la conuerfion des Sau- 
uages, avec un Diâionnaire des langues Françoife, 
Canadoife,Algownequine, & Huronne :faiâ & com- 



— 17 — 

^ofé par le Frère Gabriel Sagard , Religieux de 
nojîre me/me Ordre & Injîitut. Auquel ie n'ay rien 
trouué contraire à la Religion Catholique ^ Apoflo- 
liquCj & Romaine^ la ledure duquel fera recognoiftre 
aux âmes chreftiennes l'extrême obligation quelles 
ont à Dieu du don de la Foy^ voyans la barbarie es 
mœurs prophaneSj& brutalité de vie de ces peuples : 
cequelesChreftiens feroient li Dieu ne les avoit po- 
lis par la cognoiiTance de fon nom & lumière de la 
foy. l'ai iugéqueceliure pourroit eftre utile au pu- 
blic. En foy de quoy i'ay figné de ma main^ ce vingt 
feptiefme iour de Décembre 1634. A noftre Conuent 
de Paris. 

» F. Ange Carrier 

quifiipra 



Il EXTRAICT DU PRIUILEGE DU ROY. xxvri 

Par grace & priuilege du Roy_, donné a Paris le 17 
iour de May i635. figné par le Roy en fon confeil_, 
Croifetj & fcellé du grand fceau de cire jaulne^ il eft 
permis à Fr. Gabriel Sagardj Theodat^ Religieux 
Recolleél^ de faire imprimer un liure intitulé^ Hif- 
toire du Canada, ou les voyages que les Frères Mi- 
neurs Recolleâs y ont f ai as en diuers temps pour 
la conuerfion des Sauuagesavec iing diâionnaire des 
langues Francoife, Huronne & Canadienne. Et def- 
fenfes à tous Imprimeurs & libraires de ce Royaume,, 
pays & terres de noftre obeylTance d'imprimer ledit 
liurCj d'en vendre, ny diftribuer d'autre imprelfion 



— i8 — 

que celle que ledit Fr. Gabriel Sagard Theodatj aura 
fai6l imprimer durant le temps de fix ans^ à compter 
du iour que la premiere impreffion fera acheuée^ fur 
peine de confifcation des exemplaires^ de deux mille 
liures d'amende_, & de tousdefpens^ dommages & in- 
terefl:s_, ainfi que plus au long eft contenu audit Pri- 
vilege. 

Acheué d'imprimer pour la premiere fois le dernier 
Aouft i636. 

xxvni II Et ledit Fr. Gabriel Sagard^, a tranfporté le droi6t 
de fon Priuilege à Claude Sonnius Marchand Libraire 
à Paris_, pour en iouyr felon la teneur d'iceluy. 



HISTOIRE 

DU CANADA 

ET 

VOYAGES DES PERES RECOLLECTS 

EN LA 

- NOUVELLE FRANCE. 



LIVRE PREMIER. 

Diiiers motifs des voyageurs & de Vintentîon des 
FF. Mineurs Recolleâs à Ventreprinfe de leurs 
voyages e^ pais des Canadiens & Hurons. 

Chapitre I. 

La pratique de voyager d'un païs en un autre eft 
fondée fur diuers motifs & deffeins. Les uns y font 
poulTez par une certaine inftabilité & inquietude d'ef- 
prit qui ne leur permet d'arrefter long temps en un 
mefme lieu comme un Caïn || lequel après auoir com- 2 
mis ce mefctiantacte de fratricide_, qu'il tua par enuie 
de ce qu'il eftoit plus homme de bien que luy, •& fa- 
uori de Dieu, en demeura tout troublé & plein d'in- 
quiétude (effe6t du péché) qui le rendit vagabond & er- 
rant par le monde, fans fçauou' où il alloit que pour 
penfer éuiter le courroux & la vengeance de Dieuauec 



— 20 — 

la mort, qui * à toute heure il apprehendoit & luy 
aduint en punition de fon forfaid. 

Les autres voyagent par neceffité comme un Abra- 
ham & fon fils Ifaac pour euiter la famine^ fortent de 
la terre de Chanaan, l'un pour aller en Egypte, & 
l'autre en la terre des Philiftins, car la famine & la 
neceffité eft une maraftre fi preflante & facheufe^ 
qu'elle conduit les plus foibles au tombeau & con- 
traint les plus robuftes à de longs voyages pour trou- 
uer remède à leur neceffité. 

Les autres fortent de leur païs attirez par le profit 
& gain temporel , comme les Marchands qui courent 
d'un polie à l'autre, la mer & la terre, l'Orient & 
l'Occident, le Septentrion & le Midy, pour paruenir 
à leur defir infatiable d'amaffer richeffes. 

D'autres font portez d'un defir d'apprendre en voya- 
geant, comme Epimenide Peintre, lequel partit de 
Rhodes, & s'en alla en Afie, la oii il demeura long- 
temps, puis s'en reuint à Rhodes, fans que iamais 
perfonne luy entendit dire aucune chofe de ce qu^il 
auoit veu & fai6l en Afie, de quoy s'es || merueil- 
lant les Rhodiens, le prièrent qu'il leur voulfift con- 
ter quelque cas de ce qu'il auoit veu , aufquels il ref- 
pondit en telle forte : i'allay dix ans fur la mer pour 
me faciliter à patir, ie demeuray autre * dix ans en 
Afie pour apprendre à peindre, & fix autres eftudiay 
en Grèce pour accouftumer à me taire, & partant n'ef- 
perez pas grand difcours de moy; ce qu'ayant dit il 
fe teut; & laifTa les autres dans leur bon appétit, ce 
qui me fait refouuenir de ce qui m'a efté dit depuis 
peu, que la Roy ne d'Efpagne à prefent régnante, ayant 



21 



efté pour entrer dans l'un de nos Conuents & fceut 
qu'il efloit l'heure du filence, fe donna la patience d'at- 
tendre dans l'Eglife que les Religieux l'appellaflent^ 
fans s'en plaindre d'un petit mot. 

Il y en a d'autres qui veulent courir les mers & la 
terre pour fe rendre plus illuftres & diuins entre les 
hommes, parla cognoiffance des chofes les plus belles 
& magnifiques de l'uniuers, comme un Apollonius 
Thianeus_, lequel ayant tournoyé toute l'Afie^ l'Afri- 
que & l'Europe, depuis le pont du Nil où fut Alexan- 
dre _, iufques en Gades où font les colomnes d'Hercu- 
les^ eftant arriué en Ephefe au Temple de Diane, les 
Preftres de la Deelfe luy demandèrent qui efloit la 
chofe de laquelle il s'efmerueilloit plus par le monde : 
car il eft certain que Phomme qui a beaucoup veu^ 
note plus une choie que l'autre. 

Et combien que ce Philofophe fuft || plus eftiméen 
faid qu'en parolle^ fi leur fit-il cefte refponce digne 
d'eftre nottée. Preftres facrez, i'ay cheminé longue- 
ment parles Royaumes des Gaulois, des Anglois, des 
Efpagnols, des Germains, des Latins, des Lidians, 
des Hébrieux,des Phrigiens, des Corinthiens, &des 
Perfes, mefme par le grand Royaume des Indiens, 
que l'appelle le Royaume fur tous les autres Royau- 
mes, car luy feul vaut mieux que tousles autres ioinds 
enfemble : mais ie vous aduife qu'ils font tous diffe- 
rens; à fçauoir en langages, perfonnages, beftes, mé- 
taux, eaux, chairs, couftumes, loix, terres, edifices, 
veftemens, contenances, & fur tout en Dieux & en 
temples, pour ce qu'il y a autant de differance d'un 
langage à autre,comme les Dieux & les temples d'Eu- 



— 22 



rope font differens à ceux d'Afie. Toutesfois entre tou- 
tes les chofes que i'ay veuës_, de deux feules fuis ef- 
merueillé. La premiere eft, que partout ou i'ay efté, 
i'ay toufiours veu le fuperbe commander à l'humble, 
le querelleux au pacifique_, le tyran au iufte, le cruel 
au pitoyable , le couard au hardy, l'ignorant au fça- 
vant; & le pis encores, i'ay veu les plus grands lar- 
rons pendre les plus innocens. La féconde chofe dont 
ie me fuis efmerueillé^ eft qu'en tant de païs que i'ay 
trauerfé, ie n'ay fceu parler à ung homme perpétuel, 
ains les ay trouué tous mortels, prenans fin auffî toft 

5 le moindre j que le plus || grand; car maints font mis 
du foir en la fepulture que le iour penfoient auoir la 
vie plus aft'eurée. 

Il y en a d'autres qui voyagent par une fainde 
deuotion de viiiter les fainfts lieux^ comme un S. 
Hierofme la terre Sain6le. Et les autres pour porter 

• le flambeau de l'Euangile partout lemonde^ fuiuant 
le commandement que le SauueurdonnaàfesApoftres. 
Allez par tout le monde^ & prefchez l'Euangile à 
toute creature. C'eft ce dernier motif qui fous la 
fainde obediance nous a fait entreprendre le voyage 
des Hurons & Canadiens_, non à la manière d'Appo- 
loniusj pour y polir nos efprits & en deuenir plus 
fages & confiderables entre les hommes_, mais pour 
en fecourant nos frères du Canada^ y porter le flam- 
beau de la cognoiflance du fils de Dieu^ & en chaffer 
les ténèbres de la barbarie & infidélité^ afin que comme 
nos pères de noftre Seraphique Ordre de S. François 
auoientles premiers porté l'Euangile dans les Indes 
Orientales & Occidentales^ & arboré l'eftendart de nof- 



— 23 — 

tre redemption es peuples qui n'enauoient iamais ouy 
parler ny eu cognoilTance^ à leur imitation nous y 
portaiïions noftre zele & deuotion^ afin de faire la 
mefme conquefte^ & ériger les mefmes trophées de 
noftre falut_, où le diable auoit demeuré paifibleiufques 
à prefent. 

Ce n'a donc pas efté pour aucun autre intereft que 
celuy de Dieu & la conuerfion des || Saunages ^ que 
nous auons vifité ces larges Prouinces_, où la barbarie 
& la brutalité y ont pris tels advantagesj que la fuitte 
de ce difcours vous donnera en l'âme quelque com- 
palTion de la mifere & aueuglement de ces panures 
peuples^ où ie vous feray voir quelles obligations nous 
auons à noftre bon Iefus_, de nous auoir délivrez de 
telles ténèbres & brutalité^ & poly noftre efprit iufques 
à le pouuoir cognoiftre^aymer&efperer l'adoption de 
les enfans : vous verrez comme un tableau de relief & 
en riche taille-douce_, la mifere de la nature humaine ^ 
vitiée en fon origine^ priuée de la culture de la foy^ 
deftituée des bonnes moeurs^ & en proye à la plus 
funefte barbarie que l'esloignement de la lumière ce- 
lefte peut grotefquement conceuoir. Le récit vous en 
fera d'autant plus aggreable par ladiuerfité deschofes 
que ie vous raconteray auoir remarquées pendant plus 
de quatorze années que nos frères y ont demeuré^ 
que ie me promets que la compaffion que vous pren- 
drez de la mifere de ceux qui participent avec vous 
de la nature humaine^ tireront de vos cœurs des vœux, 
des larmes, & des foufpirs, pour coniurer le ciel à 
lancer fur ces cœurs des lumières celeftes, qui feules 
les peuuent affranchir de la captiuité du diable, em- 



— 24 - 

bellir leurs raifons de difcours falutaires^ &polirleur 
rude barbarie de la politeffe des bonnes mœurs ^ 
afin qu'ayant cognu qu'ils font hommes_, ils puiflent 
Il deuenir ChreftienSj & participer auec vous de cette 
foy qui nous honore du riche tiltred'enfans de Dieu^ 
cohéritiers auec noftre doux lefus^ de l'héritage qu'il 
nous a acquis au prix de fon fang_, où fe trouuera cette 
immortalité veritable _, que la vanité d'Appolonius 
après tant de voyages^ n'auoit peu trouver en terre _, 
où aulTi elle n'a garde de fe pouuoir trouuer. 



Comme les Religieux ont partout ejîé les premiers 
emploj^e^ à la conquejîe des âmes, & de la Mijfion 
des Peres Recolleâs en Canada. 

Chapitre II. 

La diuine prouidence a difpofé ainfi des chofes^ que 
tous ceux qu'il a enuoyé à la conquefle des âmes fi- 
delles^ ont efté Apoftres ou gens Apoftoliques. La doc- 
trine & fainéleté defquels il a pieu à Dieu de confir- 
mer par miracles authentiques & irréprochables ^ & 
depuis l'an 600 à paine fe trouuera il aucune conuer- 
fion dépeuples infidelles^ qui n'ait efté entreprife par 
des ReligieuXj faifansprofefriond'obeifrance_,pauure- 
té & chaffeté^ & fi vous prenez la peine de lire les 
hifforiens vous verrez qu'il n'y a coin où l'Euangile 



— 2^) — 

ait efté prefché depuis [| quatre cens ans^ que ce n'ait 8 
efté des Religieux de Sain£t François qui en ayent 
fai6l l'ouverture aux defpens de leur propre vie. 

Les Religieux ont donc cet aduantage & prerogative 
pardelTus tous les Ecclefiafliques feculiers^ qu'ils ont 
partout efté les premiers à pafler les mers^ s'expofer aux 
perils & porter l'Euangile de Noftre Seigneur en toutes 
les nations de la terre habitable^ oii ils ont exercé indif- 
féremment toutes les fonctions de Curé ou Pafteur^ 
adminiftrant les Sacremens^ comme il eftoit bien ne- 
ceflaire^ puifqu'eux feuls s'eftoient employez & s'em- 
ploient à laconuerfion des infîdelles & barbares^ de 
forte que l'on peut dire que fans les Religieux les deux 
IndeSj & le refte des peuples barbares conuertis^ fe- 
roient encores à conuertir_, & que les Euefchés qui y 
font à prefentj y ont efté eftablies de l'authorité des 
Papes par les Religieux qui y ont eflé les premiers 
EuefqueSj comme ils y auoient efté les premiers Pré- 
dicateurs après les Apoftres_, & où les Apoftres mefmes 
n'auoient point pénétré. 

A la vérité le temps qui deuoit nous auoir rendu 
fageSj n'a pu qu'après de longues années faire co- 
gnoiftre à nos Marchands François^ qui auoient la 
traide & le gouuernement du grand fleuue de Canada 
(defcouvert depuis l'an i535 par Jacques Cartier) que 
fans l'ayde de quelques colonies de bons & vertueux 
CatholiqueSj ils n'y pouuoient || rien aduancer. La 9 
feule auarice leur faifoit paffer la mer pour en rap- 
porter des pelleteries, & les huguenots & hérétiques 
participoientegallementduprofitauec les Catholiques; 
Il les Catholiques auoient un Prertre_, les huguenots 



— 26 — 

auoient un Miniftre^ & pendant qu'ils s'amufoient à 
leur difpute^ les Saunages reftoient confirmez dans 
leur irreligion pour voir & fe fcandalizer desdifputes 
de religion_, car ils ne font pas beftes iufques là_, qu'ils 
ne voyent bien nos différents & ceux qui font le ligne 
de la S. Croix ou non^ comme ils m'ont eu dit quel- 
quefois. 

En cescommencemensque les François furent vers 
l'Acadie; il arriua qu'un Preftre &unMiniftre mou- 
rurent prefque en mefme temps^ les matelots qui les 
enterrèrent _, les mirent tous deux dans une mefme 
folîe^ pour veoir û morts ils demeureroient en paix^ 
puifque viuants ils ne s'eftoient pu accorder^ toutes 
chofes fe tournoient en rifée^ les Catholiques fans de- 
uotion s'accommodoientavfement à l'humeur des hu- 
guenots^ & ces hérétiques malicieux fe maintenoient 
dans leur vie libertine^ point d'obftacle nyd'empefche- 
ment à leur tirannie qui forçoit mefme les Catholiques 
d'affifler à leurs prières & chants de Marot^ autrement 
ils n'eftoient point admis dans leurs vaifTeaux ny em- 
ployez en leurs manufactures^ de quoy ie me fuis fou- 
10 uente fois plaint_, mais en vain^ car || Dieu n'eft pas 
refpedé iufques là_, que fon Eglife ait partout le def- 
fus. 

G'efloit une chofe digne de compafïïon de veoir 
tant de defordres_, la terre ne fe cultiuoit point_, le païs 
ne s'habituoit *pas_, & point du tout de conuerfionny 
d'eniaie de conuertir^ & neantmoins à ouyr les Mar- 
chands vous eufïiez dit qu'ils n'afpiroient rien tant 
que la gloire de Dieu^ la conuerfion des Saunages & 
le bien du païs^ ie veux bien croire qu'ils euilent 



i 



— 27 — 

quelque bonne volonté & euffent efté bien ayfe d'y 
veoir de l'aduancement^ mais toufiours fans effeft^ à 
caufe de leur interefl temporel auquel ils eftoient 
attachez principalement. 

Ces belles apparences firent refoudre le Sieur Houel^ 
fecretaire du Roy^ perfonnagetres-afFectionné au fer- 
vice de Noftre Seigneur d'eflre de la partie^ & s'af- 
focier avec eux_, mais comme il eftoit homme iudi- 
cieux & dans le deffein d'une perfonne qui ne refpi- 
roit rien moins que fes propres interefts^ il recognut 
auffitoft les deffauts de la Compagnie ^ à laquelle il 
propofa que fans Religieux rien ne fe pouuoitaduan- 
cer nyefperer_, & que leur intention principale deuoit 
eftre la gloire de Dieu & la conuerfion des Sauuages_, 
autrement Dieu ne bénirait point leur labeur_, car il 
faut premièrement chercher le Royaume de Dieu & 
fa iuftice_, & puis toutes chofes nous feront adminif- 
trées 

Il Cesmeiïieurs trouuerent ces proportions bonnes^ 1 1 
aduoûerent leur manquement^ & le prièrent de faire 
choix avec eux_, des Religieux les plus utils & de 
moindre charge à la Compagnie pour cette Miffion. 
La mémoire encore toute récente des plus grands 
fruits que les Recollects auoient opéré dans l'Amé- 
rique Orientale & au Royaume du Toxu que d'autres 
difent Voxu_, qu'ils auoient depuis nagueresconuerty 
à la foy^ leur fift ie6ler l'œil fur eux & s'adreffer au 
R. P. Chapoin^ Prouincial Recolle6ls * de la Pro- 
uince de S. Denis^ pour obtenir de luy quelque * Re- 
ligieux pour une fi neceflaire & glorieufe Miffion. 

S'addreffant à un Père ii zelé_, ils n'en pouuoient 



— 28 — 

efperer que tout contentement^ aufïï en receurent ils 
les fruits qu'ils efperoient^ i'auois l'honneur pour 
lors d'eflre fon compagnon & d'auoirpart à fes foins^ 
auiïi me fift-il la faueur de m'en communiquer fes 
fentimens_, & la bonne volonté qu'il auoit pour le 
fervice de noflre Seigneur en cefte affaire^ i'eulTe bien 
defiré deslors d'eflre de la partie_, fi ma bonne vo- 
lonté & mon infuffifance euffent mérité cette grace^ 
mais il en falloit de meilleurs que moy & capables 
d'un plus grand fervice^ & par ainfi il me fallut auoir 
patience iufqu'en un autre temps_, que Dieu couurit 
d'un voile mes imperfe6tions & furent nommez pour 
laMifïion^ le R. Père Denis Iamet_, pour CommilTaire 
12 le II P. lean DolbeaUj pourfucceffeur en cas de mort_, 
le P. JofephleCaron_, &le P. F. Pacifique du PleiTis^ 
qui furent les quatre premiers Religieux qui pafle- 
rent la mer pour la conuerfion des peuples du Canada . 

Mais pour ce que la chofe eftoit d'importance & 
qu'elle ne pouuoit eftre bien faicte que par les voyes 
ordinaires & bien feantes aux Religieux de S. Fran- 
çois_, nous eufmes recours à Sa Sainteté pour en auoir 
les permiffions neceffaires, lequel agréant noftre zèle 
en efcriuit à fon Nonce refidant en Cour de France, 
duquel nofdits Religieux deflinez pour la Million re- 
ceurent avec fa benediftion, une permifTion verbale 
d'aller dans les terres infidelles & Canadiennes pour 
trauailler à leur conuerfion , en attendant le Bref que 
par negligence on ne receut que deux ou trois ans 
après noftre entrée au Canada comme il fe verra cy 
après. 

Guydo Bentivole , par la grace de Dieu & du S. 



— 29 — 

Siege Apojîoîique Archeiiefqiie de Rhodes, de la 
part de nojîre S. Père le Pape Paul cinquiefme au 
Tres-Chrejiien Roy de France & de NauarreLouys 
trei:[iefme, Nonce Apojîoîique &c.^ & fpécialement 
choiji, commis & député de par nojîre S. Père Paul 
cinq , pour luge ou Commijjfaire en ces quartiers. 
A N. bien aimé \\ le Venerable Père lofeph le Ca- i ^ 
ron Prejîre, Religieux profe^ Recoiled de V Ordre 
de S. François, Prouince de Paris , ou S. Denis, & 
à tous autres Peres & Frères Recolleâs profe\ du- 
dit Ordre de S. François co7tJîitue^ en Vordre fa- 
cré de Prejîrife & Confejfeurs approuue\ par V or- 
dinaire, le/quels font fur le point de receuoir Mif- 
fion & obedience de leur Père Prouincial, pour s'a- 
cheminer auec vous en quelques contrées des Pay ens 
& injîdelles pour moienner leur conuerjion à la 
vrayefoy & Religion Catholique, où que vous pou- 
vez prendre aiiec la permijfion & licence dufufdit 
Père Prouincial, falut & fine ere diledion en nofîre 
Seigneur. Vous pourrez fçauoir qu^autrefois le Re- 
uerendijjîme Archeuefqiie Comte de Lyon, Ambaf- 
fadeur de Sa Maiefîé Tres-Chrefîienne vers Nofîre 
S. Père j ayant requis le S. Siege Apofîolique & 
fupplié fa Sainâeté , que fous le bon plaifir de fa- 
dite Saincîeté , & auec les conditions cy deffous ef- 
crites, il fut loifible au Reuerend Père Prouincial 
des Religieux Recolleâs du fufdit Ordre S. Fran- 
çois, d'^enuoyer quelques Religieux du mefme Ordre 
& de fa Prouince de S. Dejzis en France, lefquels 
fuffent fuffifans & idoines pour \\ pre [cher & efîen- 14 
dre lafoy Catholique dans les terres & regions inji- 



— 3o — 

délies, & d^autant que cejî œuiire ejîoit de foymeri- 
toire, & qiCil auoit pieu àfadite Sainâeté de nous 
donner plein pouuoir de concéder les moyens com- 
petens & necejfairès pour V execution de tout ce que 
de [fus par les cauf es & raifons fus alléguées , par au- 
thorité & commiffwn Apojîolique, nous auons donné 
& accordé, donnons & accordons à voftre R. P. Pro- 
uincialj& à vous qui aue:{ ejié nomme^, ckoifis & de- 
pute:{ par luy, les faculté:^ & priuileges fuiuants^ 
de/quels vous pourre:{ vous feruir & preualoir au 
cas que dans ces lieux ^ il ne Je trouue perfonne qui 
en aye defemblables & dont le temps ttefoit encore 
expiré , & pour le temps feulement que vous, frère 
lofeph Caron & vos affocie^ demeurerez dans ces 
pays de pay ens & infidelles^ & font les fuf dit* Pri- 
uileges de la teneur , vertu & pouuoir qui s'enfuit, 
fcauoir eft, de receuoir tous les enfans nais de pa- 
rens fidelles & infidelles, & tous autres de quelque 
condition qui foyent^ lef quels après auoir promis de 
garder & obferuer tout ce qui doit eftre gardé & 
obferué par les fidelles ^ voudront embraffer lave- 
i5 rite de lafoy Chrefîienne & Catholique^ de bap- [j 
ti:(er mefmes hors les Eglifes en cas de necef/ité^ 
d^entendre les confeffions des penitens, & icelles 
diligemment entendues , après leur auoir impofé 
une penitence falutaire felon leurs fautes, & enioint 
ce qui doit eftre enioint en confcience, les deslier & 
ab foudre de toutes fentences d^ excommunication & 
autres cenfures Ecclefiafîiques ^ comme auffi de 
toutes fortes de crimes, exce^ & délias ^ mefme des 
referue^ au Siège Apofîolique & de ceux qui font 



— 3i — 

contenus dans les lettres le/quelles ont accoiijîumé 
d'ejîre leiiës le iour du leudy fainét , d^adminif- 
trer les Sacremens d^ Eucharijîie , Mariage & ex- 
trême Onâion, de bejiir toute fortes de paremens, 
vafes & ornemens où Vonâion facrée n'ejîpas necej- 
faire, de difpenfer gratuitement les nouueaux con- 
uertis quiauroient contraâé ou voudroient contrac- 
ter Mariage en quelque degré de confanguinité & 
cffinité que ce f oit, f au/ au premier & fécond, ou 
entre afcendans & defcendans , pour v eu que les 
femmes n'^ayent point efîé rauies, que les deux 
parties qui aur oient contraâé ou voudroient con- 
trader foient Catholiques , & qu'il y ait iufïe caufe 
tant pour les mariages des-ja contraâé^ , || que pour 1 6 
ceux que Von defire contraâer, declarer & pronon- 
cer les enfans nais & iffus de tels Mariages legi- 
times. D^auoir un Autel que vous pui(fie:{ porter auec 
bienfeancCj & fur iceliy célébrer es lieux decens & 
honeftes oii la commodité des E glif es vousmanquera. 
Enfoy & tefmoignage de tout ce que dejfus, nous 
auons commandé les pref entes lettres foubfcrittes & 
foubfignées de nofîre main, efîre faites , fignées & 
fcellées de nofîre [eau par nos aime^ Louys Saua- 
nutius^noflre Auditeur & Doâeur en Viin & Vautre 
droiâ & meffire Thomas Gallot clerc à Paris licen- 
cié es droids canon & civil, Notaire public & iuré 
tant de Vautorité Apofiolique que de la venerable 
cour Epifcopale de Paris, & fuiuant VEdit du Roy 
defer it & immatriculé es Regifîres de VEuefché & 
Cour de Parlement de Paris , demeurant aufdit * 
Paris , rue Neuue Nofîre-Dame, & nofîre Notaire en 



— 32 — 

ce quartier. Donné à Paris Van de Noftre Seigneur 
mille fix cens dix-hiiiâ: le vingtiefme du mois de 
Mars .Ainfi figné G.Archeiiefque de Rhodes^Nonce 
Apojîolique & plus bas par commandement dufiifdit 

1 7 lllujirijfime \\ ReiierendiJJîme Seigneur^ Nonce Apof- 
toliqiie & Comjnijfaire délégué, Th. Gallot Notaire 
public comme deJJ'us, & LouysSauanutius Auditeur. 

En fuitte de la permiffion de fa Saindete donnée à 
nos PereSj i'ay trouué coppie d'une lettre patente du 
Roy_, par laquelle fa Maiefte donne la mefme per- 
miffion à noftre R. P. Prouîncial de la Prouince de 
S. Denisj privatiuement à tous autres_, de pouuoir 
envoler des Religieux Mineurs Recolle6ls dans les 
terres duGanada pour laconuerfion des Sauuages_,& 
qu'aucun autre du mefme Ordre n'y puifle aller qu'a- 
uec fa permiffion & fous fon obedience^ pour euiter 
aux defordres & confufions que la diuerlité des com- 
miffiions & fuperiorité pourroit apporter^ dont voicy 
la teneur de la patente. 

Louis par la grace de Dieu, Roy de France & de 
Nauarre. A tous ceux qui ces prej'entes lettres ver- 
ront falut. Les feu:{ Roys nos predecejjeurs Je font 
acquis le tiltre & qualité de Tres-Chrejiien en pro- 
curant ï exaltation de la fainâe foy Catholique, 
Apojîolique & Romaine, & en la deffendant detoutes 
opprejfions, maintenant les Ecclejiajîiques en leurs 

1 8 droits, & recevans en leur Royaume tous les Ordres 
de Religieux, qui auecune pureté de viejemettoient 
à enjeigner les peuples & les endoâriner, tant de 
viue voix que par exemple. Et Joit ainji que nous 
l'oyons remplis dhin extreme dejir de nous maintenir 



— 33 — 

& conferuer ledit tiltre de Tres-Chrejiien, comme 
le phis riche fleuron de nojîre couronne^ & avec le- 
quel nous ef ferons que toutes nos aâions profpere- 
ront, voulans non feulement imiter en tout ce qui 
nous fera pofjible nofdits predeceffeurs, mais mef- 
mes les furpaffer en defir d^e/iablir ladite foy Ca- 
tholique^ & icelle faire annoncer es terres loing- 
taineSj barbares & eftrangeres où le S. nom de Dieu 
n'efl point inuoqué. Nofîre cher & deuot Orateur ^ 
le Père Prouincial de la Prouince de S. Denis en 
France, des Religieux de S. Francois de Vefîroiâe 
obferuance vulgairement appelle^ Recolleâs , fe foit 
cy-deuant ^ & en fécondant nos defirs , offert d^en- 
uoyer es pais de Canada des Religieux dudit Or- 
dre, pour y pre f cher le fainâ Eiiangile & amener 
à lafainâefoy, les âmes des habitants dudit pais, 
qui font errantes & vagabondes dans leurs fan- 
tafieSj n^ayans aucune cognoiffance du vray Dieu, 
& à ceft effeâ y en ayant en \\ uoyé nombre, leur la- 1 9 
beur (par la grace de Dieu) n^auroit point efîé 
inutil, au contraire quelqu'uns ^ defdits habitants 
de Canada recognoiffans leur viel erreur ont em- 
braffé auec ardeur la fainde Foy & y ont receu le 
faind Baptefme , nouuelle qui nous a efîé aufji ag- 
greable qu^aucune qui nous peuft arriuer, & ne refîe 
à prefentqu^à affermir ce qui a efîé commencé par 
lefdits Religieux, ce qui ne peut mieux eftre qiCen 
permettant aufdits Religieux de continuer enfemble 
de s'' habituer audit pays &y baflir autant de con- 
uents quHls iugeront efîre neceffair es felon les temps 
& lieux, tous lefquels conuents, monajieres & Reli- 

3. 



— 34 -■ 

gieitx feront Jouh s Vobedience dudit Pere Prouin- 
cial de la Pj'ouince de S. Denis en France & non 
d^autre, & ce pour empefclier toute confujion qui 
pourroit Juruenir, Ji chaque Religieux à fon pre- 
mier mouuement je portoit de pajfer audit pays de 
Canada, à quoy defirans remédier pour Vaduenir^ 
nous auons dit & declare^ difons & déclarons par 
ces prejentes fignées de nojîre main , nojîre inten- 
tion & volonté ejîre que le Pere Prouincial de la- 
dite Prouiuce de S. Denis en France feul , puijfe 
20 <^ luy foit loifible d'enuoyer audit pays de Ca \\ 
nada, autant de fes Religieux Recolleâs qu'ail in- 
géra eJîre neceffaire ^ & quand bon luy femblera , 
au/quels Religieux Recolleâs nous auons permis & 
permettons par ce/dites prefentes de foy habituer 
audit pays de Canada, & y faire conflruire & bafiir 
un ou plufieurs conuents & monafieres, felon & ainfi 
quails iugeront eftre à faire & auquel pay s de Cana- 
da aucuns autres Religieux Recolleâs ne pourront 
aller, fi ce n eft par Vobedience qui leur fera donnée 
par ledit Prouincial de laditte Prouince de fainâ 
Denis en France, & ce afin d^euiter toute diffention 
qui pour r oit furuenir, faifant deffence à tous les 
maiftres des ports &haures de permettre qiû aucuns 
Religieux de VOrdre de S. François s'^embarquent 
pour paffer & aller audit pays de Canada ^ fin on 
foubs Vobedience dudit Prouincial & de celuy qu'il 
commettra pour fuperieur. Et en tefmoignant plus 
particulièrement nofîre affeâion enuers lefdits Re- 
ligieux, nous auons ic eux, enfemble leurs conuents 
& monafieres pris en nofire proteâion & fauuegar- 



— 35 — 

de. Si donnons en mandement à nojîre très-cher & 
aymé coiifin lefieur de Montmorency Admirai de 
France ou fes Lieutenants fur tous les ports \\& 21 
haures de ceftuy nojîre Royaume , & à tous nos 
autres iujîiciers, & officiers qu'il appartiendra, que 
le contenu cy-dejfus ils ayent à faire garder & 
obferuer de point en point felon la/orme & teneur^ 
& faire publier ces ipref entes par tous les ports & 
haures^ & lieux de leurs iurifdiâions, fans permet- 
tre qiCil y foit conireuenu. Mandons en outre à 
noftre Viceroy de Canada , fes Lieutenants ou 
autres nos officiers des lieux, qu'ils ayent à main- 
tenir lefdits Religieux Recolleâs de ladite Prouincc 
de Sainâ Denis en France audit pay s ^ fans qu'ils y 
en puijfent receuoir aucuns qui n' ayent Vobedience 
dudit Prouincial de la Prouince de France tenant 
au furplus la main à Vexecution de cefîe nofîre 
volonté^ non obftant quelconque * lettres à ce con- 
traires, auf quelles nous auons defrogé & defrogeons 
par cefdites prefentes. Car tel eft nofîre plaifîr. 
En tefmoing de quoy nous auons f aid mettre nofîre 
feel à cefdites prefentes donné. 

Voila toutes les pièces principales & neceflaires^ que 
l'on pouuoit defirerdes puilîancesfouverainesiointes 
à l'authorité de noltre R. P. Prouincial _, pour pou- 
voir affermir & rendre alleu rée une fi glorieufe & mé- 
ritoire Il MifTion^ de laquelle le Saint-Efprit auoit efté 22 
le premier autheur&infpirateur comme d'une œuure 
qui eftoit toute de luy & non des hommes_, car qui 
peut aller à lefus fi Dieu ne l'attire.' 



36 — 



De rembarquement des quatre premiers Recolleâs, 
qui annoncèrent la paroi le de Dieu en Canada. La 
manière de cabaner des Montagnais , où le P. 
Dolbeau hyuerna & le P. lofeph aux hurons. 

CHAPITRE III. 

Ces bons Peres s'eftant tousdifpofez par fréquentes 
oraifons & bonnes œuures à une entreprile fi pieufe 
& méritoire^ ie mirent en chemin pour commencer 
leur glorieux voyagera pied & fans argent à PApofto- 
lique felon la couftume des vrais frères Mineurs^ & 
s'embarquèrent à Honfleur l'an i6i5_, le 24 d'Auril 
enuiron les cinq heures du foir que le vent & la ma- 
rée leur efloient fauorables. 

Dieu qui leurauoit donné ce bon fentiment & la vo- 
lonté d'entreprendre ce pénible voyage^ leur fift aufïi 
la grace de paffer ce grand Occean & d'arriuer heu- 
reufement à la Rade de Tadoulîac où ils prirent quel- 
ques heures de repos^ & de là coulèrent dans le port 
23 à la fa || ueur de la marée 011 ils mouillèrent l'anchre 
le 25 de May iour de la translation de noftre Père S. 
Francois qui fut pris à bonne augure. 

Si-toft que ces bons Peres furent à terre ils ren- 
dirent graces à Dieu de les auoir aiïifté & conduit li 
à propos au port de falut ^ & ayant donné un peu de 
refpis à leur corps fatigué des tourmentes & vapeurs 
de la mer_, ils confiderent * la contrée, laquelle ils 
trouuerent d'abord fort fterile, feiche^ deferte & pleine 



de montagnes & rochers auecurie folitudefi profonde 
qu'il leur fembioit eftre au milieu des deferts de l'A- 
rabie pierreufe_, ils auoient defia veûs plus de cent 
cinquante lieues de pais aufïi miferable & affreux^ & 
doutoient encore que le refte du Canada fut de mefme^ 
neantmoins à tout euenement ils fe refolurent d'v 
demeurer fous l'efperance que Noftre Seigneur leur 
feroit defcouurir quelque lieu propre pourfi eftablir_, 
comme il a faid auec le contentement & confolation 
intérieure de tous ceux qui vont fai61: quelque feiour. 

Il me fouuient que lors que i'eftois en mer pour le 
mefme voyage, que plufieurs Huguenots fembloient 
auoir pris àtafchede me defcrier la laideur du païs^ 
& difoient qu'à la premiere veuë l'en conceurois un 
defplaifir fort grand à l'encontre de tous ceux qui 
n'auoient porté à un fi laborieux voyage où rien n'ef- 
toit capable de pouuoir contenter en fon obieft^ les 
yeux ny l'efprit de qui que ce fut; mais au contraire 
ie m'y trouuay fort fatisfait & pre- || nois un fmgu- 24 
lier plaifir de voir ces folitudes^ comme i'eufle peu 
faire les afpres deferts de la Thebayde où refidoient 
anciennement ces grands pères Hermites & Anaco- 
rettes. 

Le R. P. Dolbêau après auoir feiourné un iour ou 
deux à Tadouflac^, partit pourKebec dans la premiere 
barque qui fe mit à voille_, & les autres pères cinq 
ou fix iours après dans d'autres vaifTeaux pour le 
mefme lieu. Dès qu'ils arriuerent au Cap de Tour- 
mente & veu ces belles prairies efmaillées en Efté de 
quantité de petites fleurettes, les bonnes terres de 
Kebec, & l'agréable contrée où eft à prefent bafti 



Ô6 — 



noflre petit conuent^ ils reprirent nouueau courage, 
iugerent la contrée bonne & capable d'y baftir^ non 
feulement un Monaftère de panures frères Mineurs^ 
mais d'y eftablir des Colonies voir de très-bonnes 
villes & villages s'il plaifoit au Roy d'y contribuer 
de fes liberalitez royales & aux marchands une par- 
tie du profit qu'ils en retirent tous les ans^ qui leur 
vaudroit au double à l'aduenir. 

La premiere chofe que ce bon Père fifteftantarriué 
à KebeCj fut de rendre graces à Dieu^ difpofer une 
chapelle pour y célébrer la S. Mefle^ & des cham- 
brettes pour fe loger^ mais comme en un païs tres- 
pauure beaucoup de chofes luy manquans * il auoit 
recours à la patience du pauure lefus dans la creiche 
de Bethléem. Il y dit la premiere Meffe le 25 iour de 
25 luin de la mefme année & nos autres Reli- 1| gieux en 
fuitte^ auec des contentemens d'efprit qui ne fe peu- 
uent expliquer^ les larmes leur en decouloient des 
yeux de ioyej il leur eftoit aduis d'auoir trouué le 
Paradis dans ce païs fauuage où ils efperoient attirer 
les Anges à leur fecours pour la conuerfion de ce 
pauure peuple plus ignorant que mefchant. 

Mais comment & par quelle inuention pourrons 
nous faire comprendre à une infinité de Preflres & 
Religieux les mérites & les graces qui accompagnent 
infeparablement cefte diuine Million^ la plufpart 
craignent de patir&ne veullent mettre en compromis 
leur petite confolation. Toute la France bouillonne 
de Religieux^ de Beneficiers & de Preftres feculiers, 
mais peu fe peinent pour le falut des mefcroyans. Il 
y en a une infinité qui demeurent icy oyfifsmangean s 



-39- 

le bien des pauures & courans les benefices^ que* 
s'ils paflbient aux Indes & dans les pais infidelles y 
pourroient profiter & pour eux &pourautruy^ mais 
ilyatoufiourscemaiSj nous ne voulons rien endurer_, 
fuyons le martyre & prenons des excufes qu'il y a 
allez à trauailler icy où la vanité & le vice a pris tel 
pied qu'il femble incorrigible & fe va dilatant comme 
une mauuaife racine. Il y refteroit toufiours affez 
d'ouuriers neantmoins quand la moitié de tous les 
Religieux & des Preftres feculiers feroient enuoiez pref- 
cher lafoy aux Gentils^ qui manquent de ce que nous 
auons de trop icy_, mais il faudroit que cefte eslecîion 
fe fift des plus vertueux_, pour || qu'un aueugle con- 26 
duit par un autre aueugle ne tombent tous deux 
dans le foffé. 

Nos Religieux de Kebec^ayans tout leur petit faid 
difpofé dans l'habitation^ aduiferent aux moyens de 
profiter non feulement aux François^ aufquels ils 
feruoient des-ia de Chappelains^ Curez & Religieux_, 
leur conferans tous les Sacremens^ mais principalle- 
ment aux Saunages^ pour le falut & conuerfion def- 
quels ils s'eftoient particulièrement acheminez en leur 
pais. 

Le P. Dolbeau toufiours plein de zele^ prit le pre- 
mier l'elTor pour les Montagnais^ car il ne pouuoit 
viure fans exercer la charité laquelle Dieu auoit in- 
fufé dans fon ame. Il partit le fécond iourde Décem- 
bre pour y cabaner^ apprendre leur langue^ les cate- 
chifer & courir les bois auec eux_, mais ayans par la 
grace de Dieu furmonté toutes les autres difficultés 
qui fe rencontrent en femblables occarions_, la fumée 



— 40 — 

qui eft en grande abondance dans leurs cabanes^ no- 
tamment lors qu'il fait un temps nébuleux & de neige_, 
luy penfa perdre la veuë qu'il n'auoit des-ja gueres 
bonne^ & fut plufieurs iours fans pouuoir ouurir les 
yeux qui luy faifoient une douleur extreme_, telle- 
ment que dans l'apprehenfion que ce mal augmen- 
taft il fut contraint de les quitter après deux mois de 
temps & reuenir à l'habitation viure avec fes frères^ 
car noftre Seigneur ne demandoit pas de luy la perte 
27 de fa veuë^ ains qu'en le feruant il mefnageat pru- |j 
demment fa fanté laquelle eft necelTaire dans un fi 
grand trauail. 

Or quelqu'un me pourroit demander la raifonpour- 
quoy il auoit pluftot choifi l'Hyucr^ temps fort in- 
commode & fafcheux pour aller auec eux^ que lafai- 
fon d'Efté plus gaye & fupportable à la piqueure des 
moufquites près: La principale raifon qu'on en peut 
donner eft à mon aduis^ que les Montagnais n'ont 
pas de quoy viure en Efté comme ils ont en Hyuer^ 
car l'Eslan qui eft leur principale manne ne fe prend 
que pendant les grandes neiges qui tombent en abon- 
dance dans les montagnes du Nord^ où ils font leur 
chafte au poil, & à caufe d'icelles montagnes les Sau- 
uages qui les hantent font appelez Montagnais. 

le ne fcay û ie me trompe^ mais il me femble que 
ces panures gens viuent encore de la mefme forte de 
nos premiers parens après le péché. Ils n'ont ny 
maifon ny buron & ne s'arreftent en aucun lieu 
qu'où ils trouuent de quoy viure_, la viande faillie ils 
leuent le camp qu'ils pofent en autre endroit où ils 
croyent trouuer de la befte^ou du poiiTon& quelques 



— 41 — 

racines, qui eft ce de quoy ils viuent principalement. 

Le Père lofeph le Caron touché du mefme zèle du 
Père Dolbeau^ choifit pour fon lot le païs des Hu- 
rons auquel il s'achemina auec quelqu'uns de la na- 
tion qui eftoient defcendus à la traicte. De la façon 
qu'il fut trai^lé en fon voyage & re«eu dans le païs ie 
n'en fcay pas les particularitez pour ne m'y eftre pas 
Il trouuéj mais il m'a alTeuré qu'il fouffrit en chemin_, 28 
autant que fon naturel pouuoitporter^ car outre toutes 
les difficultez des autres qu'il luy fallut deuorer_, il 
eut toufiours l'auiron en main & nageoit comme les 
SauuageSj à quoy ie n'ay iamais efté obligé^ autre- 
ment ie fufte mort en chemin^ l'appelle mort en che- 
min non la mort mais une peine qui meuft eftéinfup- 
portable_, puis que exempt de ceft incommodité arri- 
uant au port il ne me reftoit plus que la peau & les 
oSj dont ie m'eftonne de la nature mefme^ laquelle à 
fon dire eft toufiours fur le point de mourir & ne 
peut mourir tant elle fe flatte elle-mefme. O mon 
Dieu que nous faifons fouuent gaigner le médecin 
fans caufe vraye que de la feule imagination^, qui 
nous perfuade fouuent des grands maux où il n'y en 
a que de bien petits. 

Ce bon Père fut grandement bien receu des Hurons 
à leur modej& luy tefmoignerent l'ayfe & le conten- 
tement qu'ils auoient de fa venue. Ils penibient le 
loger dans leurs cabanes pour pouuoirioûir plus com- 
modément de fa prefence, &defesdiuines inftrudions 
mais comme cela repugnoit à fa modeftie religieufe_, 
après les en auoir humblement remercié & remonftré 
queleschofes qu'il auoit à trai6ler auec Dieu pour leur 



- 42 — 

falutj deuoient eftre négociées en lieu de repos & 
hors le bruit des enfans^ ilsluyen accommodèrent une 
à part à la portée de la flèche hors de leur village ou 
29 les Saunages l'alloient iournellement || vifiter & luy 
de mefme leur rendoit leur vifite dans leurs cabanes 
& par les bourgades où il fe trouuoit fouuent auec 
eux. 

Il fe tranfporta iufques à la nation des petuneux 
où il eut plus de peine que de confolation en la con- 
uerfation de fes barbares^ qui ne luy firent aucun 
bon accueil ny demonftration que fon voyage leur 
aggreatj peut eflre par l'indudion de leurs Médecins 
ou Magiciens_, qui ne veulent point eftre contrariez 
ny condamnez en leurs fottifes. De manière qu'après 
quelque peu de feiour ce bon Père fut contraint de 
s'en retourner à fes Hurons où il feiourna iufque au 
temps qu'ils defcendirent à laTraiéle. Tellement que 
tout ce qu'il pu * faire en ce premier voyage^ fuft feu- 
lement de cognoiftre les façons de faire de ce peuple^ 
d'apprendre palîablement leur langue & les difpofer 
à une vie plus honnefte & ciuile^ qui n'eftoit pas peu 
trauaillé en ce premier efray_, car il ne faut pas touf- 
iours reprendre & arguer au commencement^ mais 
bien édifier & doucement captiuer en attendant le 
temps propre à la moiffon qui doit efl:re arroufée des 
benedidions du Ciel & fomentée d'une fainde & 
aggreable conuerfation. 



43 



Il Comme le Père lofepli reuint en France & de [on 3o 
retour en Canada aiiec le P. Paul Huet. Des 
dangers qu'ils coururent en chemin & de lajainâe 
mejje qu'ils célébrèrent pour la premiere fois à 
Tadoujfac. 

CHAPITRE 1 1 1 1 . 

Le Père lofeph ayant pafleune année entière dans 
le païs des Hurons & faict tout ce qui eftoit en luy 
pour les difpofer à une vraye conuerfion à laquelle 
peu de chofes répugnent. Iliugeapar les chofes qu'il 
auoit veuës & recognues eftre expedient de faire un 
voyage en France^ pour en donner aduis à Meiïieurs 
de la Compagnie, afin qu'ils y pourueulTent & don- 
naffent les ordres neceffaires pour une fi belle moif- 
fon^ de laquelle ils pourroient recueillir plus de cou- 
ronnes & de gloire^ que de toute autre a6lion qu'ils 
embraffoient pour le Canada. 

Ce bon Père partit donc de fon village pour Kebec 
le 20 de May 1616 dans l'un des canots Hurons def- 
tinez pour defcendre à la Traide^ & firent tant par 
leurs diligences qu'ils arriuerent aux trois Riuieres 
le premier lourde Juillet enluiuant^ où ils trouuerent 
le P. Dolbeau qui fi eftoit rendu dans les barques || 3i 
des nauires nouuellement arriuées de France pour 
la mefme Trai6le. 

Après qu'ils fe furent entrefaluez & rendu les ac- 
tions de graces à Dieu Nofire Seigneur^ le bon Père 



— 44 — 

Dolbeau leur apprit comnie dès le 24 iour du mois 
de Mars pafle^, il auoit enfepulturé un François nom- 
mé Michel Colin auec les ceremonies ufitées en la 
fain6le Eglile Romaine, qui fut le premier qui re- 
cent cette grace là dans le pais. 

La Traide eftant finie, tous fe rendirent à Kebec 
l'unziefme de luillet, d'où au 20 du mefme mois 
après auoir inuoqué l'aiïiftance du S. Efprit, le Père 
lofeph fe mit en chemin auec le Père Denis lamet 
pour Tadoulïiac, & de là pour la France dans les 
mefmes nauires nouuellement arriuées, qui furent 
conduits d'un vent fi fauorable, qu'en moins de fept 
fepmaines ils fe rendirent à Ronfleur, où ayans 
rendu graces à ce Seigneur_, qui les auoit preferué de 
tant de perils & hazards où ils s'eftoient expofezpour 
fon feruice^ ils partirent pour Paris, où nous les 
irons reprendre prefentement après que ie vous auray 
dit, que le i5 du mefme mois, le Père Dolbeau donna 
pour la premiere fois l'Extreme-Onctionàunefemme 
nommée Marguerite Vienne, qui elloit arriuée la 
mefme année dans le Canada auec fon mary penfans 
s'y habituer, mais qui tomba bientoft malade après 
fon débarquement^ & mourut la nuit du 19 puis en- 
terrée fur le foir auec les ceremonies de la Sainte 
Eglife. 
3 II Meiïieurs de le Société furent fort ayfe de voir le 

bon Père lofeph comme une perfonne de créance & 
d'apprendre de luy mefme du fuccez de fon voyage, du 
bien qu'il leur faifoit efperer pour le fpiritucl & tem- 
porel du païs, & du zèle qu'il auoit pour la conuer- 
fion des Saunages, neantmoins auec tout cela, il ne 



45 - 

peut obtenir d'eux autre chofe qu'un remerciement 
de fes trauuaux & une réitération de leur bonne vo- 
lonté à l'endroit de nos Peres, fans autre effeél 

C'eft ce qui obligea ce bon Père de chercher ail- 
leurs le fecours qu'il n'auoit pu trouuer en ceux qui 
y eftoient obligez, Si de penfer de fon retour en Ca- 
nada en la compagnie du P. Paul Huet, puifque de 
parlerde peuplades & de Colonies, eftoit perdre temps, 
& glacer des cœurs def-ia alTez peu efchauffez, iufques 
à ce qu'il pleut à Noftre Seigneurinfpirer luy mefme 
les puiiTances fuperieures d'y donner ordre, puifque 
les fubalternes n'y vouloient entendre , & ne s'inte- 
relToient qu'à leur intereft propre. 

Tres-mal fatisfaids & auec peu d'efperance pour 
l'aduenir, ils fe mirent en chemin pour repaffer la 
mer, & partirent du port de Honfleur dans le na- 
uire du Capitaine Morel, Dieppois, l'unziefmeiours* 
de Mars 1617. Il eft vray que l'on a quelque fois le 
temps propre & fauorable nauigeant en mer; mais 
c'eft dans une inconftance û grande & une bonace 
ft fubitement changeante, que l'on n'a pas à peine || 
goufté de l'agréable faueurd'un petit zephirqui enfle 
doucement nos voiles, que l'on expérimente les furies 
de la mer, les flots bondifl'ans & la cholere de quel- 
que orage qui vous va menaçant d'une prochaine 
ruine. 

C'eft l'humeur de la mer, & l'inftabilité des vents 
qui vous mettent fouuent dans les extremitez du de- 
fefpoir en l'efperance, & de la ioye dans la triftefle; 
ô bon lefus la Croix & la douceur s'entrefuiuent 
toufiours, & comme fidelles ne fe quittent iamais 



-46- 

que pour un peu_, c'eft Lya & RachellCj la laide & la 
belle _, le bon & le mauuais temps^ le foleil & la 
gresle. 

Nos panures voyageurs n'y penfoientpas lors qu'a- 
près auoir vogué heureufement un long-temps ils fe 
trouuerent enuironnez des glaces enuiron foixante 
lieues au-deça du grand banc_, qui leur fermèrent en- 
tièrement le palTage de plus de cent lieues d'eften- 
dues_, fans qu'il y eut apparence aucune de pouuoir 
percer de fi fortes murailles^ ou d'exquiuer le mal- 
heur de fes rencontres^ car les vents en auoient déta- 
ché des pieces & morceaux qui fembloient des villes 
& chafteauXj puiffans au poffible^ & qui eut pu fans 
une affiftance particulière de Dieu_, euiter le choq de 
fes montagnes de glaces. 

Tous pleuroient & s'affligeoient & n'y auoit celuy^ 
qui ne fut dans les affres de la mort : ô bon Dieu di- 
foient-ils_, ayez pitié de nous^ nous fommes perdus 
fans voftre fecoursj caries maux nous enuironnentde 
toutes parts^ & puis les meilleurs Catholiques s'a- 
dreffans à nos Peres^ les prioient de les confeffer & 
34 fe II mettoient en eftat comme s'ils deuffent mourir^ 
la femme du fieur Hébert ne fe contenta pas d'eftre 
elle mefme bien difpoféej elle esleua encore fes deux 
enfans par les coutils pour receuoir leur benediction 
qu'un chacun imploroit. 

Chofe eftrange_, comme fi le dyable eut minuté la 
ruyne totale de tous_,plus les Catholiques fe mettoient 
en eftat de falut & s'humiloient * deuant Dieu^ &. 
plus les perils & dangers fembloient augmenter & 
les menacer d'une prochaine ruine. 



-47 - 

Aux bons iours de Pafques mefme & à l'Afcenfion^ 
Pentecofte_, & autres feftes principales^ c'eftoit lors- 
qu'ils n'efperoient plus autre fepulture que le ventre 
despoiflbns, puis que plus grands& eminents eftoient 
les dangers & les tourmentes_, que plus grandes ef- 
toient les feftes. 

On auoit def-ia prié Dieu pour eux à Kebec les 
croyans morts & fubmergez^ lorfque Dieu leur fift la 
grace de les deliurer & leur donner paflage pour Ta- 
douflac_, où ils arriuerent à bon port le 14 iour de 
luin, après auoir efté treize femaines & un iour en 
mer dans des continuelles apprehenfions de la mort_, 
& Il fatiguez qu'ils n'en pouuoient plus. 

D'exprimer les aétions de graces qu'ils rendirent 
à DieUj à la Vierge & aux Sain6ts^ il feroit impof- 
iible^ puifque leur obligation eftoit comme des morts 
reffufcitez en vie par leur beneficence. 

Le P. lofeph monta à Kebec dans les premieres 
barques appareillées^ pour aller || promptement af- 35 
feurer les hyuernants de leur deliurance^ & comme 
Dieu auoit eu foin d'eux au milieu de leurs plus 
grandes affligions & les auoit protégé. 

Le P. Paul refta à Tadoulîac^ où il célébra la 
fainde meflé pour la premiere fois dans une chapelle 
qu'il baftit à l'ayde des Mattelots & du Capitaine Mo- 
rel^ auec des rameaux & feuillages d'arbres le plus 
commodément que l'on peut. Pendant le S. Sacrifice 
deux hommes décemment veftus eftoient à fes coftés 
auec chacun un rameau en main pour en chaffer les 
moufquites & coufins^ qui donnoient une merueil- 
leufe importunitéau PreftrCj & l'euftent aueuglé ou 



- 48 — 

fa ict quitter le S. Sacrifice fans ce remède qui eftafïez 
ordinaire & autant utile que facile. 

Le Capitaine Morel fifl: en mefme temps tirer tous 
les canons defonbord_, en acHon de grace & reiouiflan- 
ce de voir dire la Sain61:e Melïe où iamais elle n'auoit 
eité célébrée^ & après les prières faides^ pour rendre 
le corps participant de la fefle auffi bien que l'efprit, 
il donna à difner à tous les Catholiques^ & l'après midy 
on retourna de rechef dans la chapelle_, chanter les vef- 
pres folemnellement j de manière que cet afpre defert 
en ce iour là fut changé en un petit Paradis^ où les 
louanges diuines retentiffoient iufques au Ciel au lieu 
qu'auparauant on n'y entendoit que la voix des ani- 
maux qui couuent ces afpres folitudes. 

Lorfqu'on batilïoit la chappelle^ il y auoit plaifir de 
36 voir les Saunages fe mettre en peine |( pourquoy on 
vouloit là cabaner (penfant que ce fut pour une ha- 
bitation), & diloient qu'eft-ce que l'on penfoit faire de 
fe mettre en lieu i\ miferable^ où eux mefmes ne fe 
cabanoient iamais (à caufe des exceiïiues froidures) fi- 
non pour la Traicte & la pefche & aucunement pour 
lachalle^ qui n'eftoit bonne que dedans les bois; mais 
quand ils eurent appris que c'eftoit pour y chanter les 
louanges de rioftre Dieu_, & pour le remercier d'auoir 
délivré nos frères du peril des glaces^ ils approuuerent 
noftre defl'ein & y voulurent affifter eux mefmes (en 
dehors) auec une attention & un filence plus louable 
que celuy des hérétiques^ qui en grondoient entre 
leurs dents. 

Cette chappelle afubfiiféplusde fix années fufpied^ 
bien qu'elle ne full baiHe que de perches «îk de ra- 



— 49 — 

meaux comme i'av dit. mais la modeftie & retenue 
de nos Sauuages n'eft pas feulement confiderable 
en cela^ mais ce que i'admire encore dauantage^ eft : 
qu'ils ne touchent point aux barques ny aux cha- 
louppes_, que les François laiflent fur la greue pendant 
les hyuers ; modeftie que les François mefme n'au- 
roient peut eftre pas en pareille liberté^ s'ils n'auoient 
l'exemple des Sauuages. 

Il me femble que la Tourterelle & le Roffignolfont 
le vray fymbole des reprouuez & predeftinezj car la 
premiere ne fai61: que pleurer & l'autre de fe refiouir. 
Le iufte pâtit & le reprouué fe reriouit_, l'un eft tou- 
fiours heureux & l'autre toufiours mal-heureux^ mais 
ce toufiours n'eft qu'un moment deuant l'éternité. O 
Il mon Dieu voicy une vérité cognuë de bien peu de 3^ 
perfonneSj car on ne fai6t eftat auiourd'hui^ que de 
ceux qui ont de quoy & qui font en faueur ^ ô ri- 
chelfes & richars vous périrez^ vous mourrez & ferez 
enfeuelis aux enfers^ fi vous ufez mal des biens que 
Dieu vous adonné. Et vous ô Roys_, oyez & entendez; 
&VOUS ô luges de la terre apprenez que cefte puif- 
fance laquelle vous exercez maintenant^ vous a efté 
donnée par ce Dieu tout puiflant_, qui demandera 
compte de toutes vos oeuures^ & efpluchera vos pen- 
féeSj d'autant que vous eftans les Miniftres de fon 
Royaume,, n'aurez iugé felon droiture & équité ny 
gardé la loi de iuftice, moins auffi cheminé conformé- 
ment à la volonté de voftre Dieu^ pourquoy bien-toft 
& fort horriblement, il s'apparoiftra à Vous, à caufe 
de la rigueur du iugement^qui fera faiél à ceux là qui 
commandent : car la mifericorde eft pour lespauures : 

4- 



- 5o — 

mais les puifTans feront punis puiffamment, pour- 
quoy gardez-vouSj vous autres qui afpirez au com- 
mandementj puifqu'il vous doit fervir de condemna- 
tion. 

Le bon Capitaine Morel_, fort homme de bien & très- 
bon Catholique,, eftoit celuy par le moyen duquel nos 
Peres maintenoient un chacun dans leur deuoir & en 
bon Chreftien^ car l'exemple d'un chef fert d'un grand 
commandement aux fuieéls^ mais tous n'enfuiuoient 
. pas neantmoins fes traces & fes confeils^ pour ce que 
tous n'eftoient pas Catholiques & feruiteurs de Dieu 
comme luy^ comme il a bien tefmoigné du *depuisj aux 
38 defpens de fa propre || vie, en un voyage qu'il fit au 
Leuantj auquel ayant efté pris parles infidelles & bar- 
bares, on m'a dit qu'il fut par eux cruellement trai^lé, 
& enfin impallé pour n'auoir voulu renier la foy comme 
auoient fai6ls plufieurs de fes compagnons Mariniers, 
& partant peut eftre conté au nombre des Martyrs. 

l'ay dit cy-deffu3 qu'il femble que Dieu n'en vueille 
qu'aux bons, & laifTe en profperité les mefchants, 
comme les prifonniers des Hurons qu'on engraifle 
pour le feu, mais c'efi: ce qui nous doit encourager & 
non point affliger, difans auec l'Apoftre en toute hu- 
milité. A Dieu ne plaife que ie me glorifie en autre 
chofe qu'en la Croix de mon Sauueur. 

A mon voyage de la Nouuelle France ie communi- 
quay fouuent auec un bon Catholique nommé le Capi- 
taine Cananee, qui auoit receu des difgraces en mer 
autant qu'homme de fa condition. Il auoit efté pris & 
repris des Pirates tant d'Alger qu'autres, qui l'auoient 
mis au blanc & réduit à feruirceuxqu'ilauroitpûau- 



— 5i — 

paravant commander. Retournant de Canada pour la 
France le fieur de Caen General de la flotte luy donna 
le gouuernement & la conduitte d'un petit nauire, 
auec 12 ou i3 Matelots Catholiques & huguenots 
pour conduire à Bordeaux. 

le defirois fort palTer dans fon bord_, tant pour la de- 
uotion que i'auois à la fainéte Magdeleine de laquelle 
le vaiffeau portoit le nom que pour le contentement 
particulier que ie receuois à la communication de ce 
bon & ver- || tueux Capitaine^ mais ledit fieur de Caen 39 
General & le fieur de Champlain auec quantité de nos 
amis me dilTuaderent de m'embarquer dans un fi pe- 
tit vaiffeau,, plus ayfé à périr qu'un plus grande outre 
l'incommodité de balotage. 

le me refolus donc à leur confeil & me teins à ce 
qu'ils en voulurent, pendant que ce pauure Cananee 
print vers la Manche la routte de Bordeaux^ d'où nous 
ne l'eufmes pas à peine perdu de veuë qu'il fut enleué 
par les Turcs^ & mené en captiuité, où il eft mort 
comme iecroyen bon Chreftien^ après auoir fouffert 
au-delà des forces humaines, & gaigné le Paradis par 
la Croix. 



Faute d'alimens necejjfaires , la plu/part des Fran- 
cois tombèrent malades à Kebec. Deux de tue!{ 
par les Saunages qui auoient encore dej/einfur 



— 52 — 

les autres & dhin huguenot qui voulut trop tard 
différer fa conuerfion. 

Chapitre V. 

Les affaires du Capitaine Morel eftant expédiées à 
TadouffaCj on fe mift fous voile pour Kebec_, où la ne- 
cefïité de toutes chofes comme nçoit à eftre grande & 
importune auxhiuernants_, qui ne furent neantmoins 
gueres foulagez pour la venue des barques qui ne || 
donnèrent pour tout rafraifchilîementj à 5o ou 60 per- 
lonnes qu'ils eftoient_, qu'une petite barrique de lard_, 
laquelle un homme feul porta fur fon efpaule depuis le 
port iufques à l'habitation_, de manière qu'auant la fin 
de l'année, ils tombèrent prefque tous malades de la 
faim & d'une certaine efpece de maladie qu'ils appellent 
le mal de terre^ qui les rendoit miferables & languif- 
fansj & ce par la faute des chefs qui n'auoient pas fait 
cultiuer les terres_, ou eu moyen de le faire. 

Tout l'équipage eftant arriué à Kebec, chacun fe 
confola le mieux qu'il peut des biens de Dieu_, car il 
n'y en auoit gueres d'autre_, force croix & peu de pain. 
Le retour du P. lofeph minuta un autre pareil voyage 
au P. Dolbeau qui croyoity pouuoir dauantage, & re- 
prefenter mieux les necefTitez du païs, mais il eut 
affaire auec les mefmes efprits, & toufiours aufïi mal 
difpofezau bien, & partant n'y fift rien dauantage que 
perdre fes peines & s'en retourner de rechef en Ca- 
nada en qualité de Commilfaire auec le frère Modefte 
GuineSj aufïî mal-fatisfait de fes mefTieurs qu'auoit 
efté le P. Jofeph. 

Ce peu d'ordre les fift à la fin refoudre de recom- 



— 53 — 

mander le tout à Dieu_, fans le plus attendre aux mar- 
chands_, & faire de leur coflé ce qu'ils pourroient^ 
puifqu'il n'y auoit plus d'efperance de fecours. En 
fuitte de quoy un chacun des Religieux fe propofaun 
pieux & particulier exercice auec l'ordre du R. P. 
CommilTaire, les uns d'allerhyuernerauec les Monta || 4i 
gnaisj les autres d'adminiftrer les Sacremensaux Fran- 
çoisj & ceux qui ne pouuoient davantage chantoient 
les louanges de noftre Dieu en la petite Chappelle_, inf- 
truifoient les Sauuages qui les venoient voir & vac- 
quoient à la fain6te Oraifon^ & à ce qui eftoit des fonc- 
tions de Religieux. 

Pendant le voyage du P. Dolbeau_, le P. lofephfift 
le premier mariage qui fe foit faicl en Canada auec les 
ceremonies de la S. Eglife^ entre Eftienne lonqueft 
Normand _, & Anne Hébert _, fille aifnée du fieur He- 
bert_, qui depuis un an eftoit arriué à Kebec^ luy^ fa 
femme_, deux filles & un petit garçon_, en intention de ■ 
s'y habituer & y perfeuerent encores à prefent^ no- 
nobftant les grandes trauerfes des anciens marchands 
qui les onttrai6tez auec toutes les rigueurs pofribles_, 
penfans peut eftre leur faire perdre l'enuie d'y demeu- 
rer & à d'autres mefnages de s'y aller habituer qu'en 
condition de feruiteurs ou pluftoft d'efclaues, qui ef- 
toit une efpece de cruauté aufti grande que de ne vou- 
loir pas qu'un pauure homme ioûifle du frui6l de fon 
trauail. O Dieu partout les gros poiflbns mangent les 
petits. 

Meffieurs les nouueauxaflbciezont àprefent adoucy 
toutes ces rigueurs & donné tout fuiet de contentement 
à cefte honnefte famille qui n'eft pas peu à fon ayfe^ & 



— 54 — 

promettent encores de tres-fauorables conditions & un 
bon traitement à toutes les autres familles qui s'y 
voudront aller ranger qui de panures icy_, fe peuuent 
rendre là facilement accommodés^ s'ils font gens de 
42 bien || &foigneux de trauailler^ car les mauuais_, ny 
les faineans^ ne font bons nulle part. 

Pour un furcroy de mal-heur y auec les maladies 
& les neceiïitez qui eftoient très-grandes dans l'habi- 
tation, on eftoit menacé de hui61: cens Saunages de 
diuerfes nations,, qui s'eftoient alTemblez es trois Ri- 
vieres à defl'ein de venir furprendre les François & 
leur coupper à tous la gorge, pour preuenir la ven- 
geance qu'ils enflent pu prendre de deux de leurs 
hommes tuez par les Montagnais enuiron la my A- 
uril de l'an 1617. 

Mais comme entre une multitude il eft bien diffi- 
cilequ'il n'y aye diuersaduis.Cettearmée de Saunages 
pour auoir efté trop long-temps à fe refoudre de la ma- 
nière d'alTaillir les François, en perdirent l'occafion, 
plus par diuine permifTion, que pour difficulté qu'il 
y eut d'auoir le deffus de ceux qui y eftoient def-ja 
plus de demi morts de faim & abattus de foiblefle. 
Le Capitaine La Foriere (que i'ay fort cognu) fin & 
cault entre tous les Saunages & capable de conduire 
quelque bonne entreprinfe, voyant leur coup failli, & 
bien certain que les François auoient retrouué les 
corps morts fur le bord de la riuiere, & fceu le man- 
uals deflein de leuraflemblée, vint à l'habitation oîi 
un nommé Beauchefne commandoit pour lors, & 
faifantde l'effaré & comme ne fçachant pas que les 
François enflent def-ia efté aduertis, dit qu'il luy 



-- S5 — 

vouloit parler en fecret& à tous ceux de fesgens qui 
auoient de l'efpritj c'eft-à-dire quelque authorité, || 43 
charge ou office au Confeil^ & que les autres n'en en- 
tendilTent rien : voyez la finelTe du bon homme ^ pour 
defcouurir une chofe qu'on fçauoit def-ia & qu'il ne 
pouuoit taire qu'en fe rendant coupable. 

Il leur dit donc, comme deux Francois auoient efté 
tuez par des Saunages particuliers qu'il ne cognoilToit 
point_, & de plus qu'il y auoit aux trois Riuieres enui- 
ron hui6l cens ieunes hommes de diuerfes nations^ af- 
femblez pour leur venir coure fus & fe rendre maiftre 
de l'habitation _, & que pour fon particulier il n'auoit 
iamais efté confentant d'une fi mefchante refolution_, 
de laquelle il les auoit bien voulu aduertir_, afin qu'ils fe 
donnaient fur leur garde^Sc que pour un plus euident 
tefmoignage de fa fidélité _, il vouloit cabaner auprès 
d'eux_,& moyennerquelque accommodement entr'eux 
& les Saunages. 

Nos Peres & tous ceux du Confeil^ ingèrent bien à 
la contenance du bon homme & en tous fes difcours^ 
qu'il trai6loit pour fon intereft particulier ^ d'eftre 
continué dans l'amitié des François aufquels il n'auoit 
peu nuire^ & n'eftre pas déclaré ennemy de ceux de fa 
patrie qu'il fembloit abandonner pour fe ioindre à 
nous, mais d'un procédé fi fubtil & une inuention fi 
gentille, qu'il eut par cefte fagcfle des prefens de toutes 
les deux parties. 

Or après plufieurs allées & venues, l'armée fauua- 
gefle confiderant, que difficillement pourroient ils 
prendre les François fans ar- || mes, comme ils euffent 44 
pu faire quelque temps auparauant, & n'ayant plus de 



— 56 — 

quoy viure^ ny moyen de chaffer ny pefcher^ pour n'en 
cftrelafaifon. Ilsenuoyerent le mefme la Foriere de- 
mander pardon & reconciliation auec les François _, 
auec promeffe de mieux faire à l'aduenir_, ce qu'ils ob- 
tindrent d'autant plus facilement que la paix eftoit ne- 
ceffaire à l'une & à l'autre des parties. En fuitte ils en- 
voyèrent quarante canots de femmes & d'enfans pour 
auoirde quoy manger,, difans qu'ils mouroient tous 
de faim^ ce que conlideré par ceux de l'habitation^ ils 
leur diftribuerent ce qu'ils purent^ un peu de pru- 
neaux & rien plus^, car la neceffité eftoit grande partout 
entre nous auffi bien qu'entre les Sauuages : laquelle 
fut caufe de nous faire tous filer doux Si tendre à la 
paix. 

La chofe eftant réduite à ce point, il ne reftoit plus 
qu'à conclure les articles, mais pour ce que les Sau- 
uages demeuroient toufiours à leur ancien pofte, on 
enuoya fauf conduit à leurs Capitaines pour defcendre 
à KebeCj où ils arriuerent chargez de prefens&de com- 
plimens auec des demonftrations de vraie amitié, pen- 
dant que leur armée faifoit alte à demi lieuë de là. 

Les harangues ayans efté faiétes & les queftions ne- 
ceffaires agitées auec une ample proteftation des Mon- 
tagnais qu'ils ne cognoiffoientles meurtriers des Fran- 
çois, ils offrirent leurs prefens & promirent qu'en tout 
45 cas ils fatisferoient à cefte mort. Beauchefne & |( tous 
les autres François eftoient bien d'auis de les receuoir 
à cefte condition ; mais le P. ïofeph le Caron & le P. 
Paul Huet, s'y oppoferent abfolument, difans qu'on 
ne deuoit pas ainfi vendre la vie & le fang des Chref- 
tiens pour des pelleteries, & que ce feroit tacitement 



5? 

autorifer le meurtre_, & permettre aux Sauuages de le 
vanger fur nous & nous mal-trai6ter à la moindre fan- 
tafie mufquée qui leur prendroit_, & que fi on receuoit 
quelque chofe d'eux_, que ce deuoit eftre feulement en 
déport & non en fatisfa6tionj iufques à l'arriuée des 
nauiresj qui en ordonneroient ce que de raifon. Ainfi 
Beauchefne ne receut qu'à cefte condition. 

De plus nos Peres infifterent que les meurtriers de- 
uoient eftre reprefentez_, mais ne l'ayantpû obtenir fur 
l'excufe que les Sauuages faifoient de ne les cognoiflre 
point. Ils leur demandèrent deux oftages pour affeu- 
rance qu'ils les reprefenteroient venans à leurcognoil- 
fancej& eftant interpellé_,cequ'ils promirent faire^puis 
nous donnèrent les deux oftages qui furent deux gar- 
çonSj l'un nommé Nigamon^ & l'autre Tebachi^ allez 
mauuais garçon bien qu'il fuft fils d'un bon pere^pour 
le premier il eftoit allez bon enfant & fe porta toufiours 
au bien. Nos Peres l'inftruirent à la foy & aux lettres 
pendant tout un hyuer qu'il demeura auec nous_,&à 
l'arriuée des nauires il eut efté bien ayfe d'aller en 
France pour viure parmi les Chreftiens_, maisnyluy 
ni eux ne le peurent obtenir des || Marchands_, non 46 
plus que pour plufieurs autres ; pour le fécond il s'en- 
fuit après auoir efté quelque temps à l'habitatioUj de 
quoy on ne fe mit guère en peine^ auiïi n'y auoit il 
guère d'efperance de pouuoir faire d'un fi mauuais 
garçon un bon Chreftien. 

Les Nauires qu'on attendoit au Printemps arriue- 
rent fort tard particulièrement le grand dans lequel 
commandoit le fieur du Pont Graué_, le petit arriua 
affez fauorablement, mais fi peu muni de viduailles 



— 58 — 

qu'il n'en auoit quafi que pour fon voyage_, cependant 
on nefçauoit plus que manger^ tout le magafin eftoit 
defgarni & n'y auoitplus de champignons par la cam- 
pagne_, ny de racines dans le iardin;on regardoit du 
cofté de la mer & on ne voyoit rien arriuer, la faifon fe 
paffoit & tous fe defefperoient du falut du fieur du 
Pont &d'efl:re fecourus affezà temps. Les Religieux 
eftoient aflez empefchez de confoler les autres pendant 
qu'eux mefmes patilîoient plus que tous. Leur recours 
principal eftoit à la fainde Oraifon & aux larmes qui 
leur feruoient en partie de pain_, & tafchoient de con- 
foler les panures hyuernans en leur prefchant la pa- 
tience & d'efperer en Dieu qui n'abandonne iamais 
les Tiens au befoin, & comme le P. Paul leur eut re- 
commandé de prier pour ledit fieurdu Pont _, pendant 
que luy mefme difoit la faincte Mefle à fon intention , 
ils fe prirent tous à plorer & fe lamenter auec tant de 
vehemence qu'ayant fléchi Dieu à exaucer leurs vœux 
47 il leur fift la || grace de voir peu de iours après ledit 
fieur du Pont auec le grand Nauire qu'ils penfoient 
eftre perduSj eftre dans leur port affeure^ ce qui leur 
caufa une ioye telle que l'on peut penfer. 

Si iamais ils deuffent louer Dieu ce fut lors, car le 
fubievSl y eftoit grand & puilTant^ comme des perfon- 
nes fecouruës au temps qu'ils croioient tout perdu 
& les chofes plus defefperées, les louanges qu'ils en 
rendirent à Dieu furent accompagnées non plus de 
larmes de triftefles^ mais de ioye auec un tel excès 
qu'ils en eftoient comme hors d'eux mefmes_, dont la 
nature par fes deux paffions fut quafi eftouffée & 
comme n'ayant plus de fentiment. Le fieur du Pont 




- 59- 

entra dans la chappelle auec les autres pour y rendre 
luy mefme fes vœux & accompagner leur deuotion 
comme il fift auec un rare exemple^ car comme ils 
auoient efté dans le hazard de mourir de faim^ luy 
d'autre cofté auoitpenfé périr dans les eauës_, & eftre 
enfeuely dans le ventre des poiflbns. 

De cefte quantité de malades que la neceflité auoit 
alitéj n'en mourut neantmoins aucun fors un huge- 
not Efco(rois_, qui felon les apparences ne deuoit pas 
û toft mourir, ie croy que ce panure homme eftoit hé- 
rétique pluftoft par refpeélhumaiUj&peurdedefplaire 
à fon maiftre qu'autrement_, puis qu'eftant d'une reli- 
gion fi contraire à la noftre il defiroit neantmoins 
auoir le P. Paul à fa mort & non pluftoftj comme ii 
Dieu luy eut donné || paroUe & choix de l'heure de fa 48 
conuerfion_, & en auoit fort enchargé la dame Hébert^ 
laquelle ne voulant manquera une œuure fi charitable 
& qui concernoit la conuerfion & le falut d'une ame 
égarée _, en fift fon deuoir & pria le Père de s'y 
trouuer, ce qu'il fift à l'inftant mefme, mais comme 
il penfa luy parler de fon falut & de fe remettre dans 
le giron de la S. Eglife par une vraye conuerfion à 
Dieu_, il luy refpondit d'une voix affreufe^ fouuent 
réitérée ; mon Père il eft trop tard^ il eft trop tard_, & 
n'en pu iamais tirer autre refponce pendant trois 
quarts d'heure de temps qu'il demeura là auprès de 
lui, & mourut ainii defefperé de la mifericorde de 
Dieu, rendant fon ame miferable entre les mains de 
SathaUj qui l'emporta au profond des enfers en puni- 
tion de fon ingratitude & pour auoir refufé la grace 
au temps que Dieu la luy prefentoit. Pour nous ap- 



— 6o — 

prendre à nous autres^ de n'attendre point fi tard 
noftre conuerfion & l'amendement de noftre vie, peur 
de ne pas trouuer Dieu quand nous le chercherons, 
s'il ne nous a trouué quand il nous a cherché. 

Le fieur du Pont ayant mis ordre à tout ce qui ef- 
toit neceffaire pour l'habitation & confolé un chacun 
de fes vicluailles_, il monta aux trois Riuieres pour la 
TraiclCj où le P. Paul fift dreffer une Chappelle auec 
des rameaux pour la fain£te MelTe qu'il y célébra tout 
le temps qu'on fut là. Il excita auffi Beauchefne & 
tous les autres François de faire les feux de la S. 
49 Pierre & de tirer en l'honneur du Sain6l || tous les 
perriers de la barque. Le Borgne de l'Isle Capitaine 
Algoumequin y eftoit prefent^ mais comme on luy 
vint à dire de fe retirer de derrière le perrier qu'on 
alloittirer^ il s'en fcandaliza & n'en vouloit rienfaire^ 
difantqueles vrais Capitaines n'auoientpointde peur, 
mais on le contraignift pourtant de fe retirer_, qui fut 
bien à la bonne heure pour luy & pour les François^ 
car le perrier creua & ietta fa culalTe par le mefme 
endroit d'où on l'auoit faiél fortir^ & s'il luy fut mef- 
arriué nonobftant l'aduertifl'ement qu'on luy auoit 
donné ceux de fa nation l'eulîent creu tué à delîein^ 
& nous euflent fai6l la guerre unis auec tous les 
autres Saunages^ lefquels quoy que moins armez que 
les François eftoient capables de nous troubler& ve- 
nir à main armée iufques à l'habitation^ oti on n'efl 
pas fi fort qu'on aye befoin d'ennemis plus forts (^ue 
les moufquites& la faim. La Traide eftant finie & les 
Saunages partis^ chacun rentra dans les barques qui 
fe rendirent promptement à Kebec^ où il fut iugé à 




— 6i — 

propos & neceflaire aux PP. Paul & Pacifique du 
PlelTiSj de faire un voyage en France dans les pre- 
miers Nauires qui fe mettroient fous voile_, pour le 
bien du païs^ ce qu'ils exécutèrent comme bons Reli- 
gieux_, la mefme année^ & reuindrent la fuiuanteauec 
le Père Guillaume Poulain^ fans auoir pu gaigner fur 
l'efprit des Marchands non plus que les autres Reli- 
gieux precedens. 



Du premier lubilé gaigné en la Noiiuelle France. 5o 
De la mort du Frère Pacifique, & du commence- 
ment de nojîre Conuent de Sainâ Charles en Ca- 
nada, auec une lettre du P. Denis lamet, Com- 
miffaire traiâant de nojîre ejîabliffement . 

Chapitre VI. 

Il ne fuffit pas au malade d'auoir une bonne méde- 
cine pour fe faire quitte de fon mal^ il la faut aualler 
il l'on en veut receuoir guerifon. Dieu eft mort pour 
tousj mais tous ne coopèrent point à la grace^ & par 
ainfi tous ne feront pas fauuez. le m'efioûy mainte- 
nant en mes fouffrances pour vous & accomplis le 
refte des affligions de lefus-Chrift^ en ma chair pour 
fon corps qui eft l'Eglife_, difoit le S. Apoftre aux Co- 
lofl. I. 

Le R. P. Dolbeau comme un bon père fpi rituel 



— 62 — 

qui a foing de fes ouailles^ apporta de France un lu- 
bilé obtenu de noftre S. Père le Pape pour la Nou- 
uelle France^ lequel il publia le 29 luillet 161 8 dans 
la Chappelle de Kebec (car il n'y a pas encore d'E- 
glife) & en fift faire la proceiïion pour l'ouuerture 
cinq ou fix iours après fon arriuée^ au grand conten- 
tement & confolation d'un chacuUj pour eftrele pre- 
5 I mier qui fe foit iamais gaigné dans le Canada. || Le 
P. lofeph qui def-ia auoit paffé une année entière 
dans le pays des Hurons_, defira aufli d'aller hyuer- 
ner auec les Montagnais pour apprendre leur langue 
& les inftruire par après en la foy_, il partit le 9 de 
Noucmbre 1618 auec un ieune garçon François, qui 
defiroit fe rendre capable de feruir un iour de truche- 
ment à la compagnie des marchands. Les peines & 
les incommoditez qu'ils fouffrirent furent très grandes 
à la vérité, car outre qu'il leur falloitfouuent changer 
de place, & faire tous Les iours de nouueaux trous 
dans le profond des neiges pourfepouuoir coucher & 
y palTer les longues nuids de l'hyuer, la fumée & les 
grands froids luy donnoient encore bien de la peine , 
mais beaucoup plus la faim & la neceflité lors que 
manquans de chaffe, ils ne fçauoient de quoy fe rafla- 
fier, & cela leur arriuoit aflez fouuent parlemaUuais 
mefnage des Saunages, car lorfqu'ils auoient de quoy 
ils faifoient iour & nui6l bonne chère & bon feu, fans 
fans fe foncier du lendemain , mais quand tout eftoit 
diffipé & que la chafle & la pefche ne leur en difoit 
point, vous eufliez veu alors des gens bien empefchez 
à contenter des ventres qui n'auoient point d'oreilles. 
Quand on veut aller demeurer ou hyuerner auec les 



— 63 — 

Saunages errants^ on fe met fous la conduite d'un de 
leur chef de famille ^ lequel a foing de vous nourrir 
& héberger comme fon domeftique^ ou comme fon en- 
fantj car de fe mettre au commun on neferoit || pas 52 
bien^ & fi on n'y pourroit fubfifter longuement _, pour 
ce qu'ils fe feparent fouuent pour la chaffej les uns d'un 
cofté& les autres d'un autre _, & par ainfi nepouuant 
faire voftre cas à part^ faudroit que mouruiïîez de faim 
ou que retournaffiez auec les François. 

Celuy auec lequel le P. lofeph hyuerna fe nommoit 
GhoumiUj qui fignifie en langue Montagnatte un Rai- 
fiUj les François l'appelloient le Cadet à caufe qu'il eft 
fort propre & net de fa perfonne_, fent peu fon fauuage, 
& rend tout le feruice qu'il peut aux François qu'il 
aymecordialement& véritablement, & non feintement 
ou auec diffimulation comme l'on fai6t pour le iour- 
dhuy. 

Pendant cet hyuernement_, la femme de Choumin 
accoucha d'un garçon qu'il voulut eftre nommé Père 
lofephj qui eftoit le plus grand figne d'amitié qu'il eut 
pu témoigner à ce bon Père, car en efîed il l'aymoit de 
cœur & d'affeélion. Il luy dit doucement : Père lofeph 
mon frère (ainfi l'appelloit-il) voilà ma femme qui eft 
accouchée d'un garçon _, comment l'appellerons nous, 
ie voudrois bien qu'il fe nommaft Père lofeph. A quoy 
le Père luy repartift qu'il vaudroit mieux qu'il luy 
donnaft le nom de monfieur du Pont l'un des Capi- 
taines & Chefs de la Traide, qui feroit un bon moyen 
de fe faire aymer de luy & de profiter en fes vifites. Car 
difoit le Père lofeph, mon amitié t'eft des-ia toute ac- 
quife & t'aymeray toufiours fans cette gratification, & 



— 64 — 

53 en outre ie fuis pauure & hors de la puiflance de te || 
pouuoir faire du bien comme peut monfieur du Pont^ 
aduife donc bien à ce que tu dois faire ^ afin que tu ne 
t'en repente *point par après : car ie te dis de rechef que 
ie t'ayme & ne te peux faire riche. Il n'importe, ref- 
pondit Choumin_, j'ayme bien monfieur du Pont & 
tous les François, mais ie t'ayme encore plus qu'eux 
tous. C'eft pourquoy ie veux qu'il fe nomme Père lo- 
fephj & quand il fera grand ie te le donneray pour l'inf- 
truire & demeurer auec toy, car ie ne veux point qu'il 
foit marié, ains qu'il foit habillé & viue comme toy. 

Et puis luy monftrant fon autre fils qui efloit celuy 
qui a efl:é depuis baptifé à noftre Conuent de Kebec^ & 
trauaillé par le demon, luy dit : en voicy encore un 
autre que ie te donneray quand il fera un peu plus 
grand pour enuoyer en France, & veux qu'il foit bap- 
tifé & viue encore comme toy, fans femme & en mefme 
habit. Ils eurent plufieurs autres entretiens fur ce fu- 
jet, dans lefquels le P. lofeph prenoit occafion de luy 
parler de Dieu & de noftre croyance, & le Saunage de 
l'entretenirde leurs refueries&fuperftitionsaufquelles 
il recognoilToit luy mefme par les raifons du Père, un 
grand aueuglement. Puis fut conclud que le nouueau 
né fe nommeroit Père lofeph, & y eft encore appelle 
par les François & par tous ceux de fa nation. 

Le 3ode Novembre parut fur leur orizon la mefme 
commette qui paroiiToit en France iufqu'au 22 de Dé- 
cembre, qu'elle ne fevit plus, tellement qu'on pouuoit 

54 donner là la || mefme interpretation qu'on en donnoit 
icy. Plufieurs efcriuains ont employez leur plume & 
leur temps pour defcrire des effeds des commettes, & 



— 65 ^ 

bien que fe foit chofe naturelle & contingente felon les 
Altrologues^ fi eft-ce qu'ils nous font croire qu'elles 
font ordinairement comme un lignai donné de Dieu _, 
deplufieurs grands mal-heurs qui nous doiuentarri- 
uer_, comme les evenemens paflez & prefens nous le 
tefmoignent affez_, car depuis la dernière qui parut l'an 
1618 nous n'auons veu que guerres &miferes dans 
une partie des Prouinces de la Ghreftienté & en ver- 
rons encore de bien grandes^ carie glaiue de Dieu n'eft 
pas encore rengainé^ ny fes verges iettées au feu_, ce fe- 
ra pour quand il vous plaira Seigneur^ qui cognoiffez 
les mefchans & ceux qui moleftent voftre Eglife & 
voftre peuple. 

L'Hyuer eftant pafféj & le Printemps pluuieux 
commençant à defcouurir les terres partout aupara- 
vant couuerte *de neiges^ le bon Père lofeph prit con- 
gé de fes Saunages & en partit pour reuenir entre fes 
frères l'unziefme de Mars 1 6 1 9 . 

La vie & la mort font entre les mains de Dieu ^ & 
perfonne n'eft certain de l'heure de fon trefpas_, non 
plus que de fon falut^ ou de fa condamnation^ car 
comme ditl'Apoftre^ perfonne ne fçait s'il eft digne 
d'amour ou de hayne_, du feu ou de la gloire _, du bien 
ou du mal, de l'enfer ou du Paradis, car pour parfait 
qu'on foit il y a toufiours à craindre, iufques à || ce 55 
qu'on aye pafle le pas, mais pas efpouuentable : l'inf- 
tant de la mort, qui nous doit faire trembler au feul re- 
fouuenir de nos péchez, bien-heureux font les Morts 
au Seigneur & qui ont vefcu en leur vie comme ils ont 
defiré d'eftre trouué en la mort, car comme nous ne 
mourons qu'une fois, il faut tafcher de bien mourir, & 

5 



^ 66 — 

on nie peut bien mourir qu'en bien viuant, comme 
a fait noftre bon frère Pacifique decedé à Kebec le 23 
d'Aouftl'an 1619. 

Ce bon Religieux eftoit doué de beaucoup de belles 
vertus&des qualités requifesen unvray frère Mineur, 
mais il auoitfur toutes la charité en finguliere recom- 
mandation, car quand il efloitqueflion d'affifter le pro- 
chain il y alloit comme un homme pour gaigner des 
piftoleSj mais des piftoles du Paradis. Pay quelquefois 
veu les Supérieurs le reprendre decefte trop grande ar- 
deur^ mais il les prioit de û bonne grace que cognoif- 
fant cefte grande compaiïîon qu'il auoit dans fon ame, 
laquelle s'eftendoit iufques aux animaux mefmes auf- 
quels il ne pouuoit faire de mal, ils le laifToient faire 
fes œuures de charité_, & à la fin eftant tombé malade 
Dieu le voulant rémunérer de fes trauaux paflez, il 
deceda ledit 23 iour d'Aoufl: après auoir receu tous fes 
facremens en grande deuotion_,&fut enterré à la Chap- 
pelle de Kebec auec les ceremonies de la S. Eglife, re- 
gretté d'un chacun & pleuré prefque de tous_, tant 
des Chreftiens que des Saunages, qui perdirent en 
5 G luy un grand fupport || & la principale de leur confola- 
tion en maladie. 

Le 7 Septembre de la mefme année 1 6 1 9, plufieurs 
de nos amis nous ayans affeuréde quelques aumofnes, 
& entre autres le fieurdes Boues, Grand Vicaire de 
Pontoife noftre Sindique (encorquela qualité ne luy 
en fut donnée que l'année d'après) & le fieur Houel 
Secretaire du Roy^ nos deux principaux bien-fadeurs 
pour le Canada, l'on commença d'amaffer les maté- 
riaux &:de ioindre la charpenterie de noftre Conuent 



-67- 

de Noftre Dame des Anges _, où le Père Dolbeau fift 
mettre la premiere pierre le 3 luin 1620. 

Nos Religieux trouuerent l'inuention de faire conf- 
truire un four à chaux^ qui leur feruoit merveilleufe- 
ment pour adoucir les frais de noftre baftiment. Il n'y 
eut que les iournées & l'entretien de dix ou douze 
ouuriers que nous eufmes peines de faire payer par 
de nouuelles queftes^ que nous fifmes à Paris & par- 
tout ailleurs chez de nos amis_, car les marchands ne 
ne nous y aiïiftoient prefque en rien (excepté le fieur 
du Pont Graué en ce qu'il pouuoit de fon particulier) 
& fe contentoient de nous donner la nourriture de fix 
Religieux comme ils y eftoient obligez dès noftre en- 
trée audit païSj & depuis par articles accordez par 
Monfeigneur le Duc de Montmorency Vice-Roy de 
Canada^ &c. 

Lefdits de Caen ou leur dite Societez fera tenue de 
nourrir fix Peres Recolle6fs à l'ordinaire ^ compris 
deux qui feront fouuent aux || defcouuertures dans le Sj 
païs parmy les Saunages. Fai6l & arrefté double entre 
nousfoubfignezefdits noms^ à Paris le huiftiefme iour 
de Nouembre 1620. Dolu de Caen_, ainfi figné. 

Or, en ce temps là eftoit pour GommilTaire de nos 
Peres de Canada^ le R. P. Denis lamet, lequel appor- 
toit tout le foing pofTible à l'advancement tant pour le 
fpirituel que pour le temporel du païs_, &pour ce que 
la lettre qu'il en efcriuit à Monfieur le Grand Vicaire 
de Pontoife le fieur de Boues_, ¥Ous en peut dire les 
vrayes particularitez mieux que ie ne fcaurois de mon 
inuention & de ma plume baiguaiante ie l'ay icy def- 
crire pour voftre contentement. 



— 68 — 



Lettredu P. Denislamet Recolle6laufieur des Boues_, 
Grand Vicaire de Pontoife. 



Pax Chrijii. 

Monfieur, 

Comme il n^y a rien qui charme & agree mieux 
aux efprits généreux que les hautes entreprifes , 
aujji n'ayment ils perjonne que ceux qui poujfe^ de 
me/me generojité, fécondent leurs volonte:{. Vous 
fçauéSj Monfieur, quel eft nofîre deffein ie le vousay 
58 manif eft é fans vous en rien cacher, il eft petit en || 
fonprincipe, maisfiDieuy continue fes benediâions, 
il fera fans doute grand, puif que Dieu vous a impri- 
mé en Vame le defrr de bien faire en la Nouuelle 
France {comme vous f aides tous les iours en Van- 
cienne), & de féconder ceux qui pour Pamour de Dieu 
& dufalut des âmes, quittent la douceur de leur pa- 
trie pour s^efiablir en un pays fauuage & inculte, 
afin qu^en cultiuant les terres, ion trouue moyen de 
cultiuer les âmes. le ne puis que ie ne vous honore, & 
que ie ne prie Dieu cent & cent fois pour voftreprof- 
perité & fanté & que ie ne vous efcriue de nofîre 
voyage & comment nos entreprifes ont mieux reuf- 
fy que nous nepenftons, en noftre partement , donc 
nous nous diuifames en deux bandes. le partis le 
premier auec Vun de nos frères appelle F. Bpna- 
uenture^ dans le premier Nauire qu'on nomme le 



\ 



-69- 

5 allemande^ nous fort if me s du Haure de Honfleur 
le Dimanche de laPaJJion & nous arriuâmes le fame- 
dy des Odaues de VAfcenJiony dans le port de Ta- 
doujjac^ qui eft un port naturel, où ils ont accoiiftu- 
mé de retirer les Nauires, ce pendant qu'ailée les 
barques ils montent amont la riuiere pour traider 
auec les Sauuages. A noftre arriuée nous fceumes 
que lefteur du Pont Graué Capitaine pour les Mar- 
chands dans Fhabitationj auoit commencé à nous 
faire || baftir une maifon (laquelle depuis noftre ar- 5 g 

riuée nous avions f aid acheuer) dont ie fus fort re- 

ftouy tant pour Vaffiette du lieu, que de la beauté 

du baftiment, le corps du logis donc eft f aid de bonne 

6 forte charpente ^ & entre les groffes pièces une 
muraille de S & g pouces iufque à la comierture, fa 
longueur eft de trente quatre pieds, fa largeur de 
vingt deux, il eft à double eftage: nous diuifons le 
bas en deux : de la moitié nous en faifons noftre 
Chappelle en attendant mieux : de Vautre une belle 
grande chambre^ qui nous fendra de cuiftne & oii 
logerons nos gens : au fécond eftage nous auons une 
belle grande chambre, puis quatre autres petites : 
dans deux def quelles que nous auons f aid faire tant 
foit peu plus grandes que les autres ^ il y a des che- 
minées pour retirer les malades , à ce quails f oient 
feuls : la muraille eft f aide de bonne pierre, bon 
fable & meilleure chaux que celle qui fe faid en 
France, au deffoubs eft la caue de vingt pieds en 
carré & fept de profond. 

Nous auons auj/i faid faire trois giiarittes pour 
la deffence de noftre logis^ une de cinq pieds en 



— 70 - 

carré, dans le milieu du pignon qui regarde le Sep- 
tentrion & deux autres de quatre pieds aux deux 
coings d^iceluy qui regarde le Midy, nous ferons 

60 une demjy lune de- || uant nojire porte auec des boijes 
fortes y afin qu^ellene foit aifée à attaquer. Quant 
à Vaffiette du lieu elle eft des plus belles du pay s ^ 
car le fonds de la terre eft tres-bon, & fans pierre 
aucune, les arbres y font clairs & pour tant aife:( à 
deferter, nous auons du cofté du Septentrion la pe- 
tite Riuiere qui neantmoins n"" eft pas petite, princi- 
pallement quand la mer eft pleine , mais elle fe 
nomme ainft en comparaifon de la grande, dans la- 
quelle elle fe va emboucher , tious auons un foffé du 
cofté de V Orient, & fort profond & large ^ un autre 
du cofté de V Occident, dans lefquelsy a des ruif- 
feaux d^eau quife vont pref que rencontrer du cofté 
du Midy, ilfe s^en faut pas plus de cinquante pieds : 
ft bien que nous Jommes prefque comme dans une 
isle de fort belle eftenduë. Tout le pays de-ça & de- 
là la Riuiere eft de mefme façon de terre , nous auons 
aufti la commodité des prés le long de cefte petite 
riuiere, au bord de laquelle nous fommes baft is: ne 

aut qu'arracher certaines broujfailles qui rompent 
les faux quand on fauche, ft bien que la nourriture 
du beftail nous fera fort ayfée : nous auons amené 
un Afne & une Aneffe pour noftre commodité, nous 
nourrijfons aufti des Pourceaux, un couple d^oyes 
masle & femelle, fept paires de volailles, quatre 
paires de Cannes. 

61 II Quand aux vaches & cheures, nous ne fommes 
pas en volonté d'en nourrir que l'année prochaine 



— 71 — 

que nous ferons mieux accommode^ : entre la riuiere 
qui ejî fort poiffonneufe & les foffe\^ nous ferons 
faire quatre autres foffe^^ de dou^e pieds de large 
en hault, de fix en bas & de huid deprofond, tant 
pour faire euacuer les eaux qui degoufîent de tous 
cofîe^dans nofîre caue, quepour nous fortifier contre 
tous ennemis. 

Nous auons trois Maiftre * Charpentiers auec un 
Maifîre Maffon & f on fils , quatre autres hommes 
pour trauailler à la terre, & des viures pour les bien 
nourrir un an, au bout duquel fi nousfommes affiftés 
nous prendrons cinq ou fix bons deferteurs qui ne 
cefferont de defer ter la terre , & efperons que dans 
deux ans nous pourrons nourrir dou^e perfonnes 
fans rien mandier de la France, par ceque nous auons 
du grain fuffijf animent pour faire du pain, & de la 
bière i & des cochons affés pour faire lard fans les 
autres viandes, que nous nourrirons comme Poulies, 
Ojres, Cheures & Vaches, fans auffi V abondance du 
poiffon qui fe pefche es riuiereSj & V abondance des 
Canards & Oyesfauuages qui viennent tout deuant 
nofîre conuent , depuis la fin d^Aoufî iufques à la 
TouffainâSjf ans enfin V anguille || que nous f ailerons 62 
au commencement de Septembre , & l'Elan que nous 
aurons pour un peu de pain des Saunages, quand les 
neiges feront grandes, & autres mille petites com- 
modités: toute forte de légumage, d'herbages & 
racines viennent grandement bien, nous fommes 
esloignés enuiron une petite demy lieuë de V habita- 
tion, la chaux fe faiâ à cinq cens pas de nous, rien 
ne nous manque graces à Dieu, que moyen d'entre- 



— 72 — 

tenir pour deux ansjix ou huid bons garçons pour 
trauailîer à la terre. Pour nous au bout def quels 
nous pourrons entretenir des familles fans beaucoup 
de frais, & aujjipeu à peu peupler le pais & faire ce 
que nous prétendons , fcauoir ejt un feminaire pour 
y nourrir & inftruire lesenfans des Saunages ^nous 
en aurions des-ja plus de fix Ji nous auions moyen 
de les nourrir y fe fer oit une belle amorce pour en 
prendre dauantage ^ nous nous fommes contentés 
d'un ieune enfant aagé de dou:(e ans , lequel nous 
allons enuoyé en France par Pun de nos Peres, qui 
le donnera à quelque perfonne pieufe pour le faire 
infiruire. 

le vous efcris clairement de tout, afin que vofire 
pieufe volonté que vous aue:{ aux peuples de laNou- 
uelle France f cache & cognoiffe qiC encore que noftre 
63 entreprife [oit petite \\ enfon commencement , qu' elle 
eft pourtant pour deuenir grande auec le temps j fi 
Dieu nous continue f es benediâions, &fi nous fommes 
feconde:{ des gens de bien {lefieur Guers Commif- 
fionnaire de Monfeigneur de Montmorency Vice- 
Roy de ce pais de la Nouuelle France, porteur de 
la prefente, vous dira de bouche ce que ie vous ef- 
cris, ie vous répète donc la prière que ie vous fis 
efiant che^ vous 3 laquelle tendait à vous perfuader 
de vous ioindre auec nous , vous ne fere^ pas des 
moindres, ains le premier & chef de Ventreprife. 
Nous vous prions d^accepter le tiltre & qualité de 
Sindic & Procureur du Séminaire de Canada, & 
ce pendant quen France vous aure:( le foin de nous 
amaffer, nous ferons en Canada à prudemment em- 



-73 - 

ployer le tout^ nous vous refcrirons tous les ans par 
des hommes dignes de foy^ comment le tout Je paj- 
Jera & ne croye^ pas que cefte charge vous foit à 
peine pour ce que nous trouuerons a[fe\ de gens de 
bien, qui feront tout ce que vous leur commandere:^, 
pour nous feulement nous ferions trop-heureux f 
un homme de mérite comme vous prenoit la qualité 
de chef de Ventreprife de Canada, & croyons qu'à 
vojîre exemple plufieurs fe rangeroient de nojire 
party & ferions des merueilles deuantjîx ans. 

Il Vannée prochaine le R. P. Georges retournera 64 
en France pour nos affaires, vous cognoijîre:^ quel 
homme c^ejî^ ce qiûil peut, & Vefperance que nous 
auons de faire chofes grandes, fi dès cefte année 
vous nous voule^ ayder, & de ioindre vos pieufesvo- 
lonte^ auec les noftres vous vous addrefferés à Mon- 
fteur Houel^ lequel ledit fteur Guers vous fera voir, 
nous reftons trois Religieux Preftres en la Nouuelle 
France, auec le F. Oblat que vous aue^ veu, refolu 
de ne iamais abandonner ledit pais, ains d''y faire 
ce que nous pourrons pour le feruice de Dieu , du 
Roy & du bien public j ce qui nous releue le cœur 
eft le bon commencement que nous voyons, & l'ap- 
parence belle défaire de grands fruiâs, ft le tout 
ne reûffit pour n'eftre féconde-^ nous ne laifferons 
pas d'auoir gloire deuant Dieu, & deuant les hommes, 
iefouhaitte auec paffion que vous foie :{ le premier 
participant de ce bien. 

Notte:( fil vous plaift Monfteur , qu'il y a trei:{e 
ans que Vhabitationfubftfte fans que iamais aucuns 
eftrangers & moins encore lesSauuages qui nous de- 



- 74 - 

firent & nous recoiuent à bras ouuerts^ ayent rien 
attenté à rencontre en laquelle habitation nous 
auons femblablement une maifon & C happe l le j où 
nos Peres ont f aid depuis fix ans & font tous les 
65 iours le feruice Diuin \\ pour la confolation des 
François qui font en icelle^ i'efpere des lettres de 
vous Vannée prochaine , qui m'apprendront vofire 
dernière refolution^ce pendant nous viuons en efpe- 
rance que Dieu fera reUffîr par vofire moyen cet 
augufie dejfein^ & offrirons à fa diuine mifericorde 
iournellement nos prières pour tous ceux quiy con- 
tribueront ^ & particulièrement pour vous, à qui ie 
fuis & feray toute ma vie^ Monfieur, tres-humble & 
obeiffant feruiteur en le fus , Denis lamet indigne 
Commi/faire des PP. Recolleâs de Canada. De Ke- 
bec ce i5 d^Aoufi^ 1620. 

On peut cognoiftre en abrégé par cette lettre tout 
Peftat de nos Religieux en Canada _, lequel ie dedui- 
ray plus amplementcy-aprèSj mais parcequ'ileft porté 
en icelle que nos Religieux y ont fortifié noftre mai- 
fon, failli labourer les terres & nourry du beftail pour 
noftre Séminaire^ qui fembleroitcontreuenirà noftre 
profeflion, i'ay trouué à propos de ne vous donner en 
cela autre refponce que celle que ledit fieur grand Vi- 
caire fift à celle cy-delTus_, laquelle vous efclaircira vos 
doutes^ & vous afleurera que la neceffité nous y ayant 
contraint pour y pouuoir esleuer & inftruire les en- 
fans des Saunages^ & les Peres mefmes en la loy de 
Dieu^ il y a eu du mérite^ & non du manquement ;, 
autrement il nous eut fallu tout quitter & abandon- 



-75 - 
ner la conuerfion desSauuages^ qui eut edé une grande 



faute. 



Lettre de Monjîeur le grand Vicaire de Pontoife, 66 
au Père Denis lamet CommiJ/aire des PP. Re- 
coiled s en Canada, 

Mon Reuerend Père, 

Pay receu vojîre lettre dattée de Kebec en Cana- 
da du quim^iefme Aouji nul fix cens vingt ^ pour ref- 
ponce ie vous diray que ï^ay grandement admiré 
laprouidence Diuine, de ce que comme vous mefifies 
ce bien de me voir icy allant en Canada ^ ie vous 
feis entendre mon fentiment fur cefte entreprife^ & 
vofire Reuerence me tefmoigna auoir le me/me, lors 
que nous en tr aidions & délibérions enfemble à Pon- 
toife. y craignant beaucoup d^obfiacles. Dieu néant- 
moins Vexecutoit exadement en Canada , ce qui eft 
comme un petit miracle., qui me f aid bien efperer ,• 
ie loue & remercie Noftre Seigneur, qu'aue:( prati- 
qué le dire de S. Paul, que ie vous auois tant répété. 
Prius quod animale deuide quod fpiritale. Ayant || 67 
une mai/on à part hors V habitation , qui fera un 
Conuent où vous & vos Peres & Frères feruire^ à 
Dieu, en Vobferuance régulière, en prières, contem- 
plations, facrifice & penitence, & qui pourra fer uir 
d'un Séminaire de Sauuages^ S- d'un lieu pour exer-^ 



-76- 

cer la charité vers les malades. Et en quatriefme 
lieu fera une fort ereffe comme ie vous difois. Une 
remarque que Vayfaia., que anciennement les Mo- 
naJîereSj ejîoient Conuents de perfonnesreligieufes, 
qui feruoient à Dieu iour & nuiâj & les ieunesy ef- 
toient injîruiâs comme il fe voit en la Règle de S.- 
Benoift, & en la vie de S. Anfelme., & eftoient auffi 
hofpitaux, ce qui appert en tous les anciens Monaf- 
teres, auf quels il y a iointun hofpital ou le lieu oii il 

fouloit ejïre ^ & Von voit dedans les Chartres en ces 
maifons-là j des leg^ laij[fe:{ par les fondateurs & 
bien-faiâeurSj tant pour les Religieux, & tant pour 
riiofpitaly puis c^ejloient fortereffes, pourfe preua- 
loir contre les incurfions des ennemis ^f oit de la part 
des inf délies ou autres, enjîgne de quoy nous les 
voyons encore auiourd^huy clos & ferme:{ de murs 
crenete:{, accompagne^ de machicoulis & de tours ^ 
qui eftoient des fortifications dupaffé. Nous voyons 
cela à Sainâ Denis en France , à Sainâ Germain 
68 des Prés ^ à Sainde Geneuiefue^au \\ Temple, à Sainâ 
Martin des Champs , à Paris & en phifieurs autres 
lieux j c"" eft pour quoy vous deue^ :{eler que ces qua- 
tre chof es f oient en voftre maifon, & f aide* très-bien 
de faire cultiuer la terre & me/nager pour vous 
ayder à fournir aux chofes necejfaires à une telle 
entreprife, len ay communiqué auec des plus célè- 
bres Dodeurs en théologie, feculiers & réguliers 
reforme :(y lef quels n^y trouuent aucune difficulté ny 

fcrupule nonobftant voftre règle parceque âeft en 
ordre & à cefte fin d'y planter noftre fainde foy , 
ce qui ne fe pourrait pas faire autrement felon Vex- 



~ 77 — 

perience que vous en aue^ depuis fix ans^ que vos 
Peres font là Jans y auoir faiâ beaucoup defruiâ, 
faute de prendre cefie voyepour introduire le Chrif- 
tianifme au milieu defes Saunages, qui ne cognoij- 
fent & n'adorent aucune Diuinité. C^efi un dejjeing 
tres-augufie , que dis-ie , il efi tout diuin. Oefiun 
œuure dhin incomparable mérite, mais aujfi il efi 
befoin d'efire particulièrement aydé de Dieu , car 
Nifi Dominus aedificauerit domum in vanum labora- 
uerunt qui cedificant earn. Non eft volentis neque cu- 
rientis miferantis fed Dei, il faut efire tout Apofio- 
lique & demander infiamment à Dieu que fa- || ciat 69 
nos idoneos Miniûvos, pour exécuter une fi haute & 
diuine entreprife, & que tous ceux qui vous ajjifient là 
les Francois f oient pierres vifues fondamentales 
pour le bafiiment de cefie noinielle Eglife que y>ous 
voulez ajfembler là à nofire Seigneur. Il efi befoin 
que leur vie puiffe édifier & infiruire àfalutces Sau- 
nages, & dauantage en vos facrifices tenant nofire 
Seigneur, luy demander mifericorde pour ces infi- 
delles, à ce qu'ail leur ouvre le cœur pour receuoir la 
fainâefoy & qiûil y prenne pied, comme le prene:{ 
pour luy dans leurs terres. Quœ adaperiat Dominus 
cordi illorum in lege fua & in prœceptis fuis faciat 
eos ambulare. Et dreffere^ tous vos exercices & dif- 
ciplines à cefie fin, enuoyant continuellement des 
a/pirations &foufpirs vers Dieu à cefie intention le 
demandant à la diuine bonté auec profirations & 
quelquefois les bras esleue:{ ou les bras efiendus en 
Croix. Et quand vousforte^ de ces redoutables Au- 
tels du grand Dieu viuant,foufile^ en la face de ces 



-78- 

Saunages cet ejprit de vie , que vous y vene^ rece- 
uoir, leurs * mettant quelquefois vos mains lef- 
qiielles viennent de toucher & contraâer ces diuins 
Mijîeres du précieux corps & fang de nojîre Sei- 

70 gneur, \\ les mettant, dis-ie,fur leurs tefles^ d'' autre- 
fois leur imprimer au front ce figne terrible de 
nojîre redemption la Croix^car mon Reuerend Père, 
fides eft Donum Dei^ he l quifommes nous pour pen- 
fer faire un œuure & defi importante confequence, 
ny mefmes un de moindre fans le concours de Dieu. 
Il nous faut croire que nousy nuyrons pluftoft par 
nos peche:{ que d^y feruir, c^ejî fon œuure Domini 
eft falus, Domini eft aftumptio noftra. // nous y faut 
touteffois employer diligemment & fortement .Quelle 
ioye à la mort à auoir acquis en grand peuple à le- 
fus Chrijt. Quelle gloire dans le ciel de tirer après 
foy^ ces Nations. le vous rends infinies graces de 
ce que voftre Reuerenée a daigné m'y donner part ^ 
m^honorant de la commijfton que vousm^aue^ adref- 
fée par la vofire ^ ie Pay acceptée & accepte tres- 
volontiers m^en iugeant fort indigne, Ven efpere 
toutefois quelque bonfuccès, veu que Dieufaiâ or- 
dinairement f es œuures de rien, & par de foibles & 
quafi contraires moyens, comme ie fuis tel. Et fa 
diuine Maiejîé, vous ayant injpiré de vous feruir de 
moyen en ce s. œuure ie luy recommande &faiâs 
recommander , par tous fes feruiteurs & feruantes. 
Pour le temporel, fay baillé à Monfieur Houel 200 

71 efcus Wpour commencer un Séminaire de fix petits 
Sauuages dès cefie année prefente, lequel s'appellera 
le Séminaire de S. Charles, au moins que ce grand 



— 79 — 

Reformateur vous protege^ ie vous enuoyrai tous 
les ans pareille fomme pour cejuieâ, & bien dauan- 
tage pour vous accroijire & dilater, car Vefpere 
Pannée prochaine vous enuoyer plus de mil efcus. 
Ledit fieur Houel m^a dit, qu'il vous enuoye pour 
plus de 1 200 Hures de viures & commodité^ des aU" 
mofnes qu'il auoit à vous, ceji un bon feruiteur de 
Dieu, homme d^honneur & de mérite, qui s^employe 
Jidellement & infatigablement pour cejîe affaire, 
Monfieur Guerre vous dira le refîe de ce que lay 
faiâ &feray Dieu aydant, carie fuis du tout dédié à 
vous feruir & ajjijîer en ceJîeApoJîolique entreprife. 
le prie nojlre Seigneur la bénir & vous conferuer 
longuement & heureufement pour y trauailler fi- 
dellement & aduantageufenient ., & demeure Mon. 
R. P. voftre bien-humble & tres-affedionné à vous 
feruir. Charles de Boues, Grand Vicaire de Pon- 
toife ce 27 Feurier 1 62 1 . 



Comme le R. P, George fut député Commis des ha- 
bitants de Canada vers le Roy, & de la Requejîe 
qu^ilprefenta à fa Maiejîé pour les affaires dudit 
Canada. 

Chapitre VII. 

le n'ay point obferué ny le temps ny l'année que 
le R. P. George paffa en Canada^ ny le feiour qu'il 



72 



— 8o — 

y a fai6l_, non plus que de fon gouuernement, mais 
i'ay remarqué qu'il y eftoit en grand eftime par les 
lettres, que le Roy luy faifoit l'honneur d'efcrire_, dont 
on peut inférer de fon mérite. Or comme les affaires 
du Canada n'ont iamais efté bien prifes_, & qu'il y a 
toufiours eu des defordres caufez de fon premier fon- 
dement, qui n'auoit pas efté entrepris par les mar- 
chands pour la gloire de Dieu (comme i'ay dit en 
quelque endroit de ce volume.) Le fieur de Champlain 
&. tous les principaux habitans François du Canada, 
y defirans remédier & apporter quelque ordre dans 
ces defordres^ firent une aflemblée générale, en laquelle 
ils députèrent le R. P. George vers Sa Maiefté tres- 
Chreftienne, pour luy en faire les tres-humbles re- 
monftrances, & négocier enuers icelle tout ce qu'il 
cognoiftroit eftre expedient au bien & à l'aduancement 
73 du Canada, s'en || rapportant à fa prudence, à laquelle 
ils pafferent ade & procuration autentique pour luy 
valoir & feruir en temps & lieu_, dont en voicy coppie 
qui me feruira plus que fuffifante * de tout ce que 
i'ay efcrit des mefnies defordres qui ont duré iufqu'à 
la venue de cette nouuelle Compagnie qui fait & 
promet quelque chofe de mieux, dont ils auront de la 
gloire. 

Sachent tous qu'il appartiendra que Van de grace 
1621 le 18 iour d'AouJi, du Règne de très-haut, 
tres-puijfant & tres-chrejîien Monarque Louys 1 3 
du nom, Roy de France y de Nauarre & de la Nou- 
uelle France dit te Occidentale^ du Gouuernement 
de haut & puijfant Seigneur Mejfire Henry Duc de 
Montmorency & de Dampuill, Pair & Admirai de 



— 8i — 

France, Gouuerneur & Lieutenant General pour 
le Roy en Languedoc^ & Viceroy * des pais & terres 
de la Nouuelle France ditte Occidentalle, de la Lieu- 
tenance de noble homme Samuel de Champlain, Ca- 
pitaine ordinaire pour le Roy en la Marine, Lieu- 
tenant General ef dit s pays & terres dudit Seigneur 
Viceroy, que par permij/ion dudit Jieur Lieutenant 
feferoit faiâe une ajfemblée generate de tous les 
François habitans de ce pais de la Nouuelle France, 
afin d'auifer des moïens les \\plus propres fur la ruyne 74 
& defolation de tout ce pais, & pour chercher les 
moïens de conferuer la Religion Catholique, Apofioli- 
que & Romaine enf on entier, VauthoritéduRoy inuio- 
lable & Vobeijfance deile audit Seigneur Viceroy, 
après que par leditfieur Lieutenant, Religieux & habi- 
tans, prefence* du fieur Baptifie Guers Commiffaire . 
dudit Seigneur Viceroy, a efié conclud & promis de 
ne viure que pour la conferuation de laditte Reli- 
gion, obeijfance inuiolable au Roy & conferuation 
de V author it é dudit Seigneur Viceroy, voyant ce- 
pendant la prochaine ruine de tout le pays , a efié 
d'une pareille voix délibéré que Von feroit choix 
d'une perfonne de Vaffemblée pour efire député de 
la part de tout le geyser al du pays, afin d'aller aux 
pieds du Roy, faire les tres-humbles fubmiffions auj- 
quelleslanature,Chrifiianifme& obligation, rendent 
tous fuieâs redeuables, & pref enter auec toute hu- 
milité le cahier du pays, auquel feront contenus les 
def ordres arriue^ en ce pays, & notamment ce fie 
année mil fix cens vingt-un. Et aufft qu'iceluy dé- 
puté aille trouuer Jîofiredit Seigneur Viceroy, pour 

6. 



— 82 — 

hiy communiquer Jemb lab I ement des me/mes dejor- 
dreSy & le fiipplier Je ioindre à leur complainte \\ 

75 pour la demande de F ordre neceffaire à tant de mal- 
heurs qui menacent ces terres d'une perte future, & 
finallement pour quiceluy député puijfe agir , re- 
quérir, conuenir, traiâer & accorder pour le Ge- 
neral dudit pays, en tout & par tout ce qui fer a Vad- 
uantage dudit pays. Et pour ce que tous d^un pareil 
confentement & de la mefme voix cognoiffant la 
fainâe ardeur à la Religion Chrejiienne, le :{elein- 
uiolable auferuice du Roy & de V affeâion pafjion- 
née à la conferuation de V autorité dudit Seigneur 
Viceroy, qiCa toujiours conjîamment & fidellement 
tefmoigné le Reuerend Père Georges le Baillif Re- 
ligieux de V Ordre des RecolleâSj iointfa grande 
probité j doârine & prudence. Nous Vauons commis, 
député & délégué, auec plain pouuoir & charge de 
faire, agir, repref enter, requérir, conuenir, efcrire 
& accorder, pour & au nom de tous les habitans de 
cefte terre , fuppliant auec toute humilité Sa Maieflé, 
fon Confeil & nojire dit Seigneur Viceroy d^ a gréer 
cejîe nojîre delegation, conjeruer & protéger ledit 
R. Père en ce qu'il nef oit troublé ny molejîé de quel- 
que perfonne que ce f oit, nyfous quelque prétexte 
que ce puijfe ejîre, à ce que paifiblement il puijfe 

76 faire, agir & pourfuiure les affaires \\ du pais, au- 
quel nous donnons de rechef pouuoir de réduire tous 
les aduis à luy donne:{par les particuliers en un ca- 
hier general & à iceluy appofer fa fignature auec 
ample declaration que nous faifons, d^auoir pour 
aggreable & tenir pour valable tout ce qui fera par 



— 83 — 

iceluy Reuerend Pere faict, figné, requis^ negotié 
& accordé pour ce qui concernera ledit pays ^ & de 
plus luy donnons pouuoir de nommer & injiituer un 
ou deux aduocats au Confeil de Sa Maiejié, Cours 
Souuer aines & lurifdiâions, pour & en/on nom & au 
nojîre efcrire, confulter,figner^ plaider & requérir 
de Sa Maiejîé & defon Confeil ^ tout ce qui concer- 
nera les affaires de cejie Nouuelle France ^Ji requé- 
rons humblement tous les Princes, Potentats, Sei- 
gneurs, Gouuerneurs, Prélats, lujîiciers & tous qu^il 
appartiendra, de donner affijîance & faneur audit 
Reuerend Pere , & empefcher qu^iceluy allant, ve- 
nant, ou feiournant en France, ne foit inquiété ou 
violefté en cefîe delegation auec particulière obliga- 
tion de recognoiffance, autant qiCilfera à nous p of - 
fible. Donné à Kebec en la Nouuelle France fous la 
fignature des principaux habitans, f ai fans pour le 
general, lefquels pour auten- \\ tiquer d'auantage yy 
cefîe delegation^ ont prié le tres-Reuerend Pere en 
Dieu Denis lamet, Commiffaire des Religieux, qui 
font en ces terres d^appofer fonfceau Ecclefiafîique 
ce iour & an que deffous* figné Champlain, Frère 
Denis lamet Commiffaire , Frère lofeph le Caron, 
Hébert Procureur du Roy , Gilbert Cour fer on Lieu- 
tenant du Preuofi, Boullé, Pierre Roye, le Tardif, 
I. le Groux, P. Defportes , Nicolas Greffier de la 
lurifdiéïio n de Ke bec& Greffier de Vaffem b lée, Guers 
Commiffionné de Monfeigneur le Viceroy & prefent 
en cefîe esleâion , feellée en placard du feel dudit 
Reuerend Pere Commiffaire. 
Le bon Pere Georges ayant f es defpeches & pris 



— 84 — 

les aduis de tout ce qu'il auoit à faire, s'embarqua 
dans les premiers Nauires frete^pour le voyage de 
la France^ où ejîant arriué il employa la viuacité de 
fonefprit, à faire valoir fa commijjîon & remonjîrer 
queji Sa Maiefté îî'' auoit un foin particulier du Ca- 
nada & de contribuer aux frais neceffaires , pour 
pouuoir mettre le pays en bon ejîat ^ que iamais on 
n'en tireroit gloire njy profit non plus que d'une 
terre abandonnée & deferte^ qtioy que bonne de foy 
& de grande efperance , & afin d'y pouuoir plus || 
78 preffammentperfuader le Roy, il luyf aid une deduc- 
tion des richej/es du pays en la Requefie & es aduis 
fuiuans qu'il luy pre [enta , lef quels s'il* euffent efié 
accomplis & effeâués de point en point, comme on 
luy auoit f aid e/perer, la Nouuelle France feroit à 
prefent un beau & riche pays , & la plufpart de fes 
peuples conuertis , au lieu que ce n'efi encor qu'un 
defert prefque inhabité , finon d'un peuple errant 
dans la pauureté & la faine antife , rendent egalle- 
ment leur conuerfion difficile. 



79 AU ROY. 

Sire^ 

Les pauures Religieux Recolleds habitue^ à 
Kebec en la Nouuelle France vous remonfirent très- 
humblement, que depuis fix années en ça, qu'il a 



r 



85 



pieu à Dieu Je feruir de leur Minijiere foubsV auto- 
rité de Vojîre Maiejîéy tant au voyage de cejle terre 
eftrangere ^ defcouuertures du pays , qu^en la con- 
uerjion des peuples plus fauuages en la cognoijjance 
de Dieu, qu'en leur conuerfion ciuile. Ils ont différé 
de donner leur aduis touchant cette entreprife, iuf- 
qu^à ce que V experience fécondant leur bonne vo- 
lonté^ ils peuffent auec tant plus de certitude quHl 
importe de ne parler aux Roys que d'' affaires bien 
digérées & meurement conJiderées,propofer àVoJîre 
Maiefté ce qui eft neceffaire en cefte affaire : & bien 
quHlfemblaft eftre de leur deuoir, des les premieres 
années de leur Jeiour audit pays , aduertir Voftre 
Maiefté de ce qui \\ eftoit à faire pour la continuation 80 
de cetaugufte de/fein. Ils ont eftimé que les lettres 
annuelles qu'ils ont efcrit depuis leur arriuée Juffi- 
Joient, iufques à ce que le pays & les peuples leur 
fuffent dauantage cogneus, afin que felon qu'ils 
trouueroient tant de la difpofition des peuples que 
des profits que Von pourroit efperer de la terre, ils 
iugeaffent ce qui feroit plus à propos j or eft il qu'à 
prefent que la hantife des peuples les a rendus fça- 
uans en leur recherche, & que les voyages qu'ils ont 
faiâ de cinq à fix cens lieues dans les terres en la 
compagnie dufieur de Champlain, Lieutenant fous 
voftre autorité de Monfeigneur de Montmorency 
Viceroy du pays, leur ont acquis la cognoiffance 
tant defirée des peuples de diuerfes contrées. Et 
voyans les grands & manifeftes profits , qui peu- 
uent reufjir à la gloire de Dieu , augmentation du 
fceptre & de V Empire des Francois contentement 



— 86 — 

fingulier de Vojîre Maiejîé & profit & utilité de tous 
fesfuieâs. Les fiipplians ont iugé ejîre expedient, 
voire grandement necejjaire de declarer ce que en 
confcience ils recognoijfent eftre de toute cefie entre- 
prije^ afin qu'il plaife à Vofire Maiefié leur accorder 
le contenu leur * en mémoire cy attaché. \\ 

8i Les fupplians doncques font auec la grace de 
Dieu, Sire, dans une terre nommée par le commun 
Canada, mais mieux la Nouuelle France, en un lieu 
appelle Kebec, bafiy P^^ ^^ diligence & indufirie 
finguliere dufieur Champlain, fort auant le fleuiie 
de Sainâ Laurens. Oil ayant feiourne:^ , ils ont ap- 
pris les richeffes de ce quartier & fpeciallement de 
cefleuue accompagné de plufieurs belles & fertiles 
isles, peuplé dhine telle abondance de toutes fortes 
de poiffons qu'acné ne fe peut defcrire, bordée de 
cofiaux plains d^arbres fruiâiers, comme noyers^ 
chafiagniers, pruniers, cerifiers, & vignes agreftes, 
auec quantité de prairies qui ornent & embelliffent 
fes vallons^ le refle de la terre g amy & peuplé de 
toute forte de chaff e & plus qu'il ny en a en France. 
& auec plus grand proffit en ce que non feulement 
ils ne manquent de gibier & befi es faunes ordinaires 
en ces pais ^ mais ont déplus des Eslans ou Orignals, 
Cafiors, Renards noirs ^ & autres animaux dont 
la pelleterie donne accès & efperance au bien futur 
d'un très grand commerce : dauantage la bonté de 
cefie terre a efié de plus en plus recognuë par les 
voyages que les fupplians y ont faid, qui leur ont 

82 porté la cognoiffance de plus de \\ trois cens mille 
âmes defireufes du labourage & faciles d'attirer à 



-87- 

la cognoij/'ance de Dieu, pour n^ejlre lie:( à aucun 
culte. Par la conduite de/quels peuples, lesfleuueSy 
riuieres, lacs de largeur & longueur indicibles ont 
ejîé reco gnus par les fupplians :, mais comme le bien 
ne s* aquiert fans peine j il njy a point de doute que 
outre les grands labeurs des fupplians en fes def- 
couuertures & leur feiour dans le pays, ce qui leur 
donne le plus de trouble n^ejl pas feulement de 
s^efire trouué fans affifîance d''aucune commodité , 
ains feulement de viures par ceux qui font affo- 
cie\ en ce commerce , auf quels feuls faut aduouer 
cefie obligation, mais que ces terres & leur abon- 
dance recogneuës par V eft ranger, ils font en per- 
pétuelle crainte de furprifes n^attendans que l'heure 
que Von vienne coupper la gorge à tous ceux qui 
refîdent audit Kebec. Car il ne faut pas tant s'af- 
feurer aux paupières abatuës des Lyons que Von 
ne f cachent qu'ails mordent en dormant , & que les 
ennemis de voftre couronne, bien qiCils femblent en- 
dormis ne viennent à Vappas defi grandes efperan- 
ces de gain & de profit. En effeâ, Sire, qui ne fe 
ha\arderoit de venir poffeder une terre fi riche la- 
quelle donne de fes \\ flancs des mines defer & d'acier, S3 
qui rendent quarantecinqpour cent , de plomb trente ^ 
du cuiure dix-huidy & qui en promet d^or & d'ar- 
gent, terre qui donne par ufure toutes fortes defe- 
mences, & laquelle des à prefent donne les matériaux 
propres pour la confiruâion de toutes fortes de 
vaiff eaux, f our niffant le Meirain,Iantes,planchages 
pour feneftr ages & lambris, & de plus les Gemmes, 
Pray & Raifine, En outre la pelleterie cy-deffus 



— 88 — 

mentionnée . Les cendres & la potaffe de quoy feul 
il fe peut faire trafic de plus de cent mille efcus, & 
ce qui efi plus confider able, un autre qui pojfeder oit 
ladite terre pourroit de là tenir en bride & con- 
trainte plus de mille vaijfeaux de voftre EJîat qui 
viennent annuellement aux pefches dont ils empor- 
tent leshuïlleSy lesmoluës, baleines & f animons dont 
vos fuieâs fe feruent. Il eft vray que V approche 
qu'ont faiâ une fois les Anglois, qui coupèrent la 
gorge à la flotte des lejuites accompagnée du fieur 
de Poitrincourt s'^en allans en l'Accadie, donne aux 
fupplians des apprehenfions qui leur font tant plus 
grandes quails regretteroient devoir le tiltreaugufte 
de Nouuelle France, changé en un autre, foit de 
Nouuelle Holande, Flandre ou Angleterre : car d^ef 
84 timer qiûily ait rien qui refifte || à prefent à leur en- 
treprife, c'eft fe flatter en V attente d^un mal-heur 
ineuitable s'il n^y eft remédié, & bien que cela arriue 
ce ne fera fans en auoir efté long-temps menace:^, 
fans mettre en ligne de compte les menées & entre- 
prifes de ceux de La Rochelle , qui tous les ans ap- 
portent armes & munitions aux Sauuages, les ani- 
mans à couper la gorge aux François, & ruyner leur 
habitation, ce qui n^eftpaspeu conftderable. Les fup- 
plians ont donc iugé eftre de leur confcience de don- 
ner aduis à Voftre Maie ft é de Vint ere ft qu'elle a en 
la conferuation de cefte terre qui promet en la con- 
tinuation des labeurs precedens un paffage fauo- 
rable pour aller à la Chine, ce qui eft autant ou 
plus facile à conferuer <9 rriaintenir, Sire, fous voftre 
domination, qu'il eft ayfé à Veftranger imprimer fur. 



- 89- 

le front de la France, une tache perpétuelle & in- 
délébile pour n^auoir Jceu conferuer une terre qui 
ejioit à V augmentation de fa gloire, laquelle confer^ 
nation depend de V entretien de la Religion par 
Vauthorité delà lujîice^ quand ellesy feront toutes 
deux appuyées & maintenues par la force d'une gar- 
nifon efîablie en un fort ^ qui faut bafîirfur la croupe 
d'une montagne, qui tiendra plus de dix huiâ cens 
lieues de pays fubieâ, attendu quHl n'y a aucun 
abord recogneu que Ventrée || dudit fleiiue S. Lau- 85 
rens. Ce qui fera reufjir le commerce & le rendre 
grandement profitable , & par ainfi vofire gloire 
augmentée & une nouuelle fleur adiouftée à la Cou- 
ronne Francoife. 

Sur ces confiderations. Sire, plaife à Vofire Ma- 
iefié accorder aux fupplians le contenu en leurs ar- 
ticles cy attache^ pour la conferuation dudit pays, 
accroiffement & entretien delà Religion Chrefiienne 
en iceluy, & ils continueront leurs labeurs & leurs 
prières pour V augmentation de vofire Em.pire & la 
profperité de Vofire Maiefié. Outre que les âmes qui 
feront par ce moyen conduites au Chrifiianifme 
rendront leurs prières, leurs biens & leurs vies tri- 
butaires de f on fceptre. » 

Paurois encores icy defcrit tout au long les articles 
prefentez à Sa Maiefté, mentionnez en la fufdite Re- 
quefte_, mais pour eftre aufïi peu neceflaire comme ils 
ont eu peu d'effe6l_, ie me fuis contenté d'en pofer icy 
les principales & générales , fans m'arrefler à celles 
des particuliers_, qui ne pourroient de rien feruir à 



— 90 — 

mon fuie£l_, fuffit que l'on fçache que fans intereft nos 
Religieux ont faiél tout ce qu'ils ont pu pour le bien^ 
honneur & falut du pais. 



86 Tres-humbles remonjirances & mémoires des cho- 
Jes necejfaires pour Ventretien & execution de 
Ventreprife faiâe en la Nouuelle France pref en- 
tées au RojTj & du temps qu^eîle a ejîé defcouuerte. 

Comme iamais l'homme ne peut acquérir la fin 
d'aucune chofe que par les moyens propres & conue- 
nables à icelle^ eftant ainfi que le principal but & l'in- 
tention particulière de Sa Maiefté vife à la conuerfion 
des âmes, d'où depend l'augmentation de fon Empire 
& de fa gloire^ il efl vray qu^il eft impoffible d'y par- 
uenir que par les moyens effentiels pour l'exécution 
d'une fi fainéle entreprife_,quifon d'aflifter la religion 
de la iuftice, & toutes deux de la force, l'une ne pou- 
uant fubfifter fans les autres & toutes trois bien alfo- 
ciées fe trouuent les pilliers & plus folides fonde- 
ments d'un Eftat. Partant Sa Maiefté outre plufieurs 
autres confideratiSns eft d'autant plus intereffée à la 
conferuation de la Nouuelle France, fous fon Empire 
par le moyen de ces trois arcs boutans_, que nul autre 
Prince de la Chreftienté n'y peut rien prétendre, les 
François en ayant faiél les defcouuertures depuis cent 
feize ans, & continué iufques à prefent, car dès l'an 



- 91 — 

mil cinq cens quatre les Normands y allèrent au rap- 
port mefme & par l'adueu des hiftoires || eflrangeres^ 87 
& après eux lacques Cartier en l'an mil cinq cens 
trente quatre & trente cinq par l'exprès commande- 
ment de François Premier. Depuis, le Marquis de 
La Roche fifl: ce voyage en l'an mil cinq cens nonante- 
cinq, pourfuiui en l'an mil fix cens par Chauuin_, qui 
fift baftir une demeure à Tadoulïac, & en l'an mil fix 
cens troisj le fieur de Monts accompagné du fieur de 
Champlain^ qui firent des nouuelles defcouuertures 
& des baftimens es lieux efquels il ne s'en efloit ia- 
mais veu_, toutesfois abandonnées, puis après iufques 
en l'an mil fix cens hui6l que le fieur de Poitrincourt 
auec des Peres lefuites entreprifl: le voyage, oîi ils 
furent defconfis par les Anglois, qui penfoient triom- 
pher des trauaux & peines des François. Mais en la 
mefme année le fieur de Champlain vint donner dans 
ces terres iufques au lieu de Kebec_, qui eft aduancé de 
plus de cent lieues dans le fleuue de S. Laurens_, 011 il fift 
l'habitation qui y eft à préfent_, & de là pafla à plus de 
fixcens lieues dans ces terres nouuelles, 011 il a defcou- 
uert plufieurs belles contrées habitables dont l'on peut 
tirer de grandes richefles & commoditez dès à prefent_, 
en efperer beaucoup plus à l'aduenir^ d'où fe voit l'in- 
tereft que Sa Maiefté a de fe preualoir de la poft'efïion lé- 
gitime de cefte terre qui luy eft d'autant plus afleurée 
que par la confeftion mefme des cartes eftrangeres_, ce 
droi6l lui eft acquis & cédé priuatiuement à tous au- 
treSj & de là refulte l'obligation necelïaire de Sa Ma- 
iefté à la contribution & affiftance efperée pour la 
manutention jj^de ce païs, qui ne fe peut mieux con- 88 



— 92 — 

feruer que par ces trois moyens, delà Religion^ de la 
luftice & de la force qui y feront (s'il plaift à Sa Ma- 
iefté) eftablies, & par elle entretenues fuiuant ces ar- 
ticles & mémoires que les panures Religieux Recol- 
le6ls habituez en ladite terre luy prefentent;, protef- 
tant toutesfois qu'ils ne l'auroient iamais entrepris 
& d'entrer en une fi grande cognoiflance d'affaires,, 
que l'on pourroit eftimer outrepaiTer les bornes de 
leur inftitution & de leurs vœux, n'eftoit la necefTité 
de l'affaire & qu'il ne fe treuue autres perfonnes 
dans le païs qui puifTent donner ces aduis & ayent 
plusd'intereft de faire ces tres-humbles remonflrances, 
pour la gloire de Dieu en la conuerfion des âmes & 
panures nations qui s'y perdent fans cognoiffance de 
leur Créateur & fans Religion & culte aucun^ ioin6l 
la confideration qu'ils ont de l'utilité vifible & aug- 
mentation afTeurée de l'Empire de Sa Maiefté, qui 
luy feront agréer s'il luy plaift, ce qui luy efl: de- 
mandé, fcauoir 

Pour le regard de la Religion : 

Que defences feront failles à tous fuieds de Voflre 
Maiefté^ faifantprofeffion de la Religion prétendue re- 
formée d'y habituer ou y entretenir aucunes per- 
fonnes de quelque nation que ce foitde ladite Religion 
prétendue reformée^ fur les peines qui feront iugées 
raifonnables. 

Qu'il plaife à Voftre Maieflé fonder un Séminaire 
89 de 5o enfansdes Saunages^ pour fix ans feule || ment à 
raifon de 5o efcus pour chacun, qui feront par an 
25qo efcus, après lequel temps de fix ans ils pour- 
ront eflre entretenus voire un plus grand nombre, du 




-93- 

reuenu des terres qui feront cultiuées pendant ledit 
temps, lefquels enfans font tous les iours offerts aux 
fupplianspar leurs parens _, pour eftre inftruits & ef- 
leués en la Religion Chreftienne_, & pour ce donner 
une abbaye pour le reuenu y eftre employé à la nour- 
riture des Religieux de ladite abbaye , & l'entretien 
preallablement fai6l. 

Pour le regard de la luftice : 

Il eft grandement neceffaire que Sa Maiefté accorde 
que la iuftice y foit exercée auec tant plus de puiffance 
que les commencemens des peuplades font plus im- 
portans_, afin d'euiter les reproches de nos voifins & 
aufti pour ne permettre que fous l'authorité de Sa 
Maiefté il fe commette des voleries_, meurtres, afl^affi- 
nats^ paillardife,, blafphemes^ & autres crimes des-ia 
par trop familiers entre quelques François habitans 
en ladite terre. Sic. 

Et pour le regard de la Force : 

Celle-cy eftant l'humeur radicalle qui fouftient les 
deux précédentes, il plaira au Roy || de donner de 90 
quoy baftir un fort dans le pays, une tour à Tadouf- 
fac, lieu qui eft l'unique abord des vaifleaux, & l'en- 
tretien pour fix ans d'une garnifon de cinquante hom- 
mes propre pour la conftrudion & conferuation dudit 
fort. 

Finalement qu'il plaife au Roy donner au fieur 
de Champlain de fon arfenal des canons _, poudres & 
munitions & augmenter fon authorité & fes penfions 
de luy & fa famille, fon appointement de deux cens 
efcus n'eftant fuffifant pour un tel entretien, &c. 

Voylà tout ce qui eft des principales affaires que le 



-94- 

R. Père Georges negotia au Confeil & auec les gens 
du Roy après en auoir parlé à Sa Maiefté & prefenté 
les articles cy-defTus, mais qui ont autant aduancé le 
Canada qu'on a contribué à l'exécution & accomplifle- 
ment d'icelles. 



01 Voyage des Peres Guillaume & Irenée Recolleâs, 
pour le Canada. — D'un Sauuage baptifé & mort 
fur mer y & de quelques ceremonies des Monta- 
gnais pour les malades. 

Chapitre VIII. 

Les vif] tes des Supérieurs dans les Ordres facrez_, 
font tellement importantes & neceffaires que fans 
icelleSj l'Ordre delailfe d'eftre ordre & fe peruertit 
parce delaiflement. Ce fut la raifon pour laquelle nos 
Peres aflemblez au Chapitre tenu l'an 1622^ firent 
esle6tion du R. P. Guillaume Galleran pour Commif- 
faire du Canada auquel on donna pour compagnon 
le R. P. Irenée Piatqui des long-temps defiroit s'em- 
ployer à laconquefte des âmes des pauures Sauuages. 
C'eftoit un choix qu'on ne pouuoit faire meilleur & 
qui eut fait beaucoup s'il eut efté bien alTiftéj mais Sa 
Maiefté^ ny contribuant rien ou fort peu, les mar- 
chands n'ont pas eu aflez de puiffance non plus que 
de bonne volonté pour parfaire un fi grand œuure 
que de réduire ces peuples & rendre le pais florilfant, 
comme il fe pourroit faire fi on y employoit les def- 



-95 - 

pences fuperfluës qui fe font icy tous les ans^ en bal- 
lets, ieux & banquets & en tant d'habits mondains , 
qui montent || iufques à l'excès, d'où fenfuit la ruine 92 
de beaucoup de bonnes familles. 

Auec la benedidion du R. P. Prouincial ils s'ache- 
minèrent à Dieppe enuiron la my May, où ils furent 
fauorablement receus dans les vai fléaux par le fieur 
Guillaume de Caen General de la flotte bien que de 
contraire Religion, car au refte il eft homme poly, 
liberal & de bon entendement fçachant parfaitement 
bien commander en mer. Une chofe en leur voyage 
leur fift grandement admirer la diuine prouidence en 
l'ordre, qu'il tient voulant fauuer les hommes. Il y 
auoit un an & plus qu'un Saunage Canadien auoit efté 
amené à Dieppe lors qu'eftant tombé malade il defira 
s'en retourner en fon pays en la compagnie de nos 
Peres, fans pour cela monftrer aucune inclination 
pour le baptefme. 

Eftant embarqué il eut de merueilleufes tentations 
ou pluftoft imaginations qui augmentoient grande- 
ment fon mal. Il eut opinion que le maiftre du vaii- 
feau le vouloit faire mourir, de manière que s'il re- 
muoit une corde il croyoitquec'eftoit pour le pendre 
& s'enfuyoit fe cacher au fond du Nauire, s'il alloit 
à luy il penfoit que c'eftoit pour le ieder dans la mer 
& fe prenoit à crier, & par ces continuelles inquietudes 
d'efprit il fe mit fi bas & s'afoiblit de telle forte qu'il 
fut contraint d'en garder le li6t, & chercher remède à 
fa fanté, mais qui fut tout extraordinaire, car s'ima- 
ginant que mangeant beaucoup & || inceflamment fe- q3 
roit le vray moyen de fa guarifon, il crioit touliours à 



-96- 

la faim, mangeoit fans relâche, & empiroit à mefure 
qu'il croyoit fe mieux porter du corps, tandis qu'in- 
térieurement Dieu illuminoit fon ame & le tiroit des 
ténèbres pour le mettre à la grace. 

Le Père Irenée qui auoit pris foin de luy, l'oyoit fou- 
uent plaindre la nuit & s'efcrier en fon patois Fran- 
çois qu'il efcorchoit au moins mal ; Moy pourquoy 
point Chreftien_, moy pourquoy point Baptifé, & eft à 
noter qu'eftant en France il auoit efté fouuent foUicité 
des Huguenots d'embraffer leur prétendue Religion, 
ce qu'il ne voulut iamais faire, Dieu le referuant pour 
fon Eglife & pour fon Palais celefte, ou les Hérétiques 
n'ont aucune part ny ceux qui font hors de l'Eglife, 
car hors icelle, il n'y a point de falut. 

Le Père Irenée le voyant H perfeveremment deman- 
der le S. Baptefme, creut qu'il y auoit là quelque chofe 
de Dieu & qu'il ne deuoit point négliger cette ame 
laquelle fa diuine Maiefté vouloit fauuer, la difficulté 
eftoit de luy faire entendre les myfteres de noftre S. 
Foy, & tirer de luy la confeffion d'un Dieu mort pour 
nous en croix, mais il n'y auoit point là de truche- 
ment qui le pu faire, pour ce, comme i'ay dit ailleurs, 
qu'ils n'ont point de mots propres pour leur faire en- 
tendre nos myfteres, & û le pauure malade fçauoit 
fort peu de François. 

Le Père luy fift neantmoins comprendre au mieux 
94 qu'il pu, plus par fignes que pa-|| roles, car Dieu 
n'oblige pas à l'impoffible, après quoy il luy prefente 
une Image du crucifiement de Noftre Seigneur qu'il 
prift auec grande reuerence en oftant fon bonnet, & 
la mift auprès de luy, & fouuent luy faifoit la mefme 



r 



— 97 — 

reuerence_, mais ce qui eftoit de merueilleux^ eft que 
iamais il ne mangeoit qu'il ne ioignit premièrement 
les mains & remuoit les leures^ comme faifoit mon 
grand Sauuage Huron^ il s'armoit du figne de la S. 
Croix &difoithumblementcesdiuines paroles: lefus 
ayez pitié de moy. 

Et comme il fe fentit diminuer de force & en des 
apprehenfions de mourir fans auoir receu le S. Bap- 
tefme_, il recommença de plus bel & auec desafe£lions 
plus preffantes à prier qu'on eut à luy donner^ au- 
trement qu^il eftoit perdu. Le Père Irenée luy fit dire 
par le truchement qu'on apprehendoit que li Noftre 
Seigneur luy rendoit la fanté^ qu'il retournaft de re- 
chef viure en fon ancienne vie fauuage & delaiflaft le 
Chriftianifme_, il protefta que non, & qu'il vouloit 
viure & mourir en noftre Sainde Religion. 

La delTus on prift afleurance du General qu'il 
contribueroit à fa nourriture s'il reuenoit en conua- 
leflence, peur que la necefllté le contraignit de retour- 
ner à fon ancien pofte_, c'eft à dire vie barbare^ puis 
on le baptifa. Chofe admirable le Père Commiflaire 
ne luy euft pas pluftoft conféré ce Sacrement après 
un a^te de contrition qu'on tira de luy^ qu'il rendit 
fon ame à Dieu le Créateur comme || s'il n'euft attendu 9^ 
que cette application pour pafterde cette vie en l'au- 
tre : ce qui me fai6tdire avec S. Paul^ O grandeurdes 
merueilles de Dieu^ combien vos voyes font infcru- 
tables_, voicy un Sauuage qui fort de fon pays_, il tombe 
malade, il eft baptifé, il meurtj & le voyla fauué plus 
heureufement que beaucoup de Chreftiens qui viuent 
& meurent en infidels. 



- 98- 

Le corps ayant efté enfeuely & expofé honneftement 
lur le tillac_, les Peres dirent l'Office & les prières ac- 
couftuméeSj après lefquelles il fut iedé dans la mer 
une grolïe pierre attachée à fon pied pour le faire cou- 
ler au fond : il n'y eut qu'une feule chofe en quoy on 
manqua_, qui fut de n'auoir retenu de fes cheueux 
& de fes onglesj mais de fes cheueux principalement 
felon qu'ils ont de couftume_, pour les monftrer à fes 
parens & à tous ceux de fa nation, à fin de leur ofter 
toute fmiftre opinion qu'on l'eufl: tué ou fubmergé, 
car comme ils font affez foupçonneux d'eux mefmes^ 
il ne falloit que ce manquement là_, pour les mettre 
en rumeur (nous dirent quelques Sauuages de nos 
amis): on ne laiffa pas neantmoins de faire des prefens 
aux plus prochains parens du deffun£t_, pour leur of- 
ter tout fuieft de plainte^ & nous mettre en afîeurance 
de ce cofté là. 

Tandis qu'on eftoit occupé de l'enterrement du def- 
fun6t le Nauire fuiuoit fa routte & aduança iufques à 
Tadouffac où ils arriuerent fort heureufement^ fmon 
qu'ils frayèrent une roche entrant au port_, qui les 
penfa perdre_, de quoy efchappez^ ils rendirent graces 
à Dieu & mouillèrent l'anchre pour le repos d'une fi 
96 longue || nauigation^ pendant laquellele P. Guillaume 
refla toufiours fain & gaillard & le P. I renée au con- 
traire prefque toufiours malade & incommodé, voyla 
comme tous n'ont pas une mefme grace naturelle ny 
la force & vertu de pouuoir fupporter l'air de la mer 
& la violence des tourmentes qui caufent à la plufpart 
des maux de cœur fort grands , lefquels neantmoins 
fe gueriflent en abordant la terre^ û plufloft ils ne quit- 



— 99 -- 

tent, comme ils font & puis reuiennent^ mais fou 
uentauec de furieux vomilTemens. 

Le R. P. Guillaume monta à Kebec dans les premie- 
res barques & de la à noftre Conuent^ & le P. I renée 
refta pour les dernières afin d'aiïifter touliours les paf- 
fagers & perfonnes Catholiques. Il trouua là une fort 
grande Croix que depuis quelque temps nos Religieux 
auoient fait faire pour l'y esleuer en figne de vidoire, 
mais les grands débats furuenus entre les nauiresdes 
deux focietez en empefcha l'exécution iufques à l'ar- 
riuée dudit P. Irenée qui la benift folennellement & 
la fift eleuer à l'ayde des hommes que Monfieur le 
General luy prefta. Il y eut des Huguenots mefme 
qui s'y employèrent d'affeélion^ pendant que d'autres 
plus peruers s'en mocquoient. Ils édifièrent auiïi une 
chapelle de rameaux d'arbres_, où ledit Père dit la S. 
Méfie au grand contentement de fon ame, & tous les 
bons Catholiques qui fe trouuerent là prefens. 

Le fieur de Caen ayant donné l'ordre neceflaire à 
TadouflaCj partit pour Kebec auec le P. Irenée, lequel 
après un peu de repos, voulut fe rendre miferable 
auec les miferables & aller hy- || uerner auec les Mon- 97 
tagnais pour apprendre leur langue; car c'eft le prin- 
cipal fuied pourquoy on s'y abandonne , & pour cefi: 
effed il contrada amitié auec un barbare qui luy fem- 
bloit honnefte homme, lequel après quelque petit 
prefent, luy promift place & nourriture dans fa cabane 
auec tout fon emmeublement qui confiftoit Ample- 
ment en deux bufches de bois, l'une pour luyferuirde 
cheuet & l'autre pour luy fervir de cloifon & le ie- 
parer aucunement des autres, qui ont accoufl:umé de 



— 100 — 

coucher tous pesle mesle les uns parmy les autres 
fans reparation. 

Voyla donc le bon Père logé^ mais en tel lieu qu'on 
ne voyoit que pauureté^ le ciel eftoit fa couuerture & 
la terre nuë fon li6l mollet : pour toute vafïielle * il 
n'auoit que fon escuelle d'efcorce^ & le refte eftoit bien 
peu de chofe^ encore fe fentoit il bien-heureux, ô mon 
lefus d'auoir rencontré un fi bon hofle. 

Mais il arriua par mal-heur peu de iours après fa 
venue une maladie inopinée au frère de ce Saunage, 
pour laquelle il fallut faire alte au milieu des bois 
par l'efpace de dix ou douze iours _, pendant lefquels 
on chercha partout des remèdes à ce mal qui ne pu 
eftre fi-toft guery^ car les Médecins ny les Apoticaires 
n'y font pas là des plus fcauans. Il fallut donc auoir 
recours à l'oracle & voicy comment. Le bon homme 
fift dreder au milieu de fa cabane une efpece de tour 
ronde auec des paux picquez en terre redoublez en- 
dehors auec des couuertures & des efcorces de bou- 
98 leaux pour la rendre noire & || obfcure,, car le diable 
fuit partout la lumière. 

Cela eflant fai6l, il fit entrer dedens un maiftre Pi- 
rotois ou Magicien _, pour s'informer du diable qui 
auoit donné ce mal à fon frere_, afin de Ten punir & 
guarir le malade par le moyen de cefle punition, car 
ils font tellement fuperftitieux en leurs maladies, 
qu'ils croyent qu'elles leurs * font ordinairement don- 
nées par autruy, ou caufées par le malin efprit, qui 
en effect leur en donne fouuent d'imaginaires, qui fe 
gueriffent par de pareilles imaginations , & voyla ce 
qui met le diable en credit. 



— lOI 



Or le bon homme ne faifoit pas moins des Tiennes 
pour defcouurir les auteurs delà maladie de fon frère, 
que le maiftre Pirotois dans l'a petite tour_, car il fai- 
foit des geftes & des grimafTes admirables, il fe deme- 
noit, il fe frappoit le vifage auec une forme de tam- 
bour de bafques dans lequel y auoit quelque * petits 
cailloux ou grains de bled d'Inde, & audeflfus eftoient 
dépeintes des figures de diable; il heurloit, il tempef- 
toit, & faifoit des cris efpouuantables, qui eulTent 
fai6l peur à des perfonnes peu alTeurées & encores 
moins accouflumées à ces chariuaris, & puis tout à 
coup l'un & l'autre faifoient des paufes & demeuroient 
un petit efpace de tems dans un profond filence, au mi- 
lieu duquel le malade interrogeoit fon Médecin de 
Tautheur de fon mal, qui luy en contoit à plaifir & 
toufiours des bourdes qu'il fçauoit gentiment controu- 
uer en charlatan raffiné. 

A la fin après auoir encore bien tintamarre & fai6l 
des inuocations à ce demon , il fut conclud || par le 99 
Pirotois que le mal auoit efi:é donné par un Saunage 
fort esloigné de là, fur quoy refolution futprife qu'on 
l'enuoyeroittuer par l'un des frères du malade (car ils 
eftoient plufieurs)afin de tirer par cefte mort, la ven- 
geance de fa malice & la guerifon du malade comme 
i'aydit. Voyla comme le diable fe iouë de fes panures 
miferables, & comme par fes pernicieux confeils, il 
les defiruiél de forte qu'ils ne peuuent mefme mul- 
tiplier ny croiftre en nombre à caufe de fes tueries, 
non plus qu'en lumière & cognoifTance de leur mal- 
heur. 

Le Père Irenéeefl:onné d'un fi mefchant confeil & que 



102 — 



fa prelence ny fesremonftrances ne pouuoienten rien 
modérer ny diuertir ces mauuais defleins (comme 
nouueau Apoftre parmy un peuple gentil) il quitta 
là tout & s'en retourna au Conuent pour y cathechifer 
les François^ n'ayant pu affez toft corriger les barbares 
qu'il faut fupporter & fouuent difTimuler leur façon 
de faire auec une grandepatience& douceur d'efprit, 
attendant le temps propre pour recueillir le fruid de 
faeharitéj car les forterelTes du diable ne fe prennent 
pas du premier coup ny toufiours auec violence. 

C'eft une méthode de laquelle nous ufons mefme 
parmy les gros Ghreftiens^ car d'abord allez parler de 
Dieu à un homme grandement auare ou addonné à 
fes plaifirSj il vous rebutera & tournera le dos^ il y 
faut apporter de grandes precautions^ encor a on bien 
de la peine de gaigner quelque chofe fur leur efprit 
endifïimulantleurdeffaut. lime fouuient à ce propos || 
100 d'un certain gentilhomme autant auare & indeuot 
que fa femme eftoit pieufe & fainfte. Il fuyoit les Re- 
ligieux & fa femme les accueilloit^ il ne parloit que 
d'efcus & fa femme que de vertus, bref les Religieux 
ne pouuoient auoir d'entrée chez luy qu'il ne leur 
tournaft auiïi-toft les talons ^ peur qu'on lui parla * 
des chofes de fon falut_, ou de faire quelque aumofne 
aux panures, qui ne voyoient que Madame. 

Il arriua neantmoins que nous l'abordâmes un foir 
comme il eftoit à table^de fe retirer il n'y auoit point 
d'apparence, ni nous de coucher deuant la porte ef- 
tant en fi bonne maifon^ donc par cérémonie il fut 
contraint de nous offrir le couuert^ car il cognoilïoit 
noftre ordre. Or que croyez vous qu'elle fut fa pre- 




— io3 — 

miere penfée^ elle fut iuftement de nous dire qu'il eut 
bien defiré que les douze plus gros de fes villageois 
fuflent conuertis ou enfermez dans fa caue. Voyla un 
meruei lieux fouhait & qui fentoit bien de fon aua- 
rice & tout le reftede fon entretien ne fut que de fem- 
blables difcours & des guerres où il auoit vieilly ; 
mais la conclufion en fut très bonne après nos appli- 
cations & fes refle6tions^ car il nous fit promettre un 
foing de le voir plus fouuent & de prier Dieu pour 
luy_, puis nous conduit luy mefme dans la chambre 
& nous fift faire du feu _, ce qui ne luy eftoit iamais 
arriué, de quoy Madame ioyeufe au pofTible rendit 
graces à Dieu de la conuerfion de fon mary qu'elle 
n'auoit iamais veu dans une li grande deuotion. 



Des trauaux de nos Religieux allans à PEslan, S" loi 
d'un fécond voyage que fijï le Père Irenée aux 
Sauuages où ils ob feruerent quelque * ceremonies 
pour auoir bon vent. 

Chapitre IX. 

Le Peré lofeph voyant le P. Irenée pluflofl de re- 
tour qu'il n'efperoit_, prift luy mefme fa place & s'en 
alla paffer le refte de l'Hyuer auec les Montagnais, 
afin de gaigner toufiours temps & difpofer aucune- 
ment ce peuple groffier au bien qu'on defiroit d'eux. 



— 104 — 

Or il ne fut pas long-temps que les Sauuages prirent 
plufieurs EslanSj defquels ils en dédièrent un pour 
nos panures Religieux de Kebec, qu'ils enuoyerentad- 
uertir par un de leurs hommes pour le venir quérir à 
dix ou douze lieues de Kebec. 

Le P. Irenée y voulut aller auec noftre bon frère 
Charles^ & quelque * François que leur prefta le fieur 
de Champlain. Il faifoit pour lors un très grand 
froid, le temps fort ferain_, & la terre partout couuerte 
de cinq ou fix pieds de neiges, c'eft ce qui les contrai- 
gnit après auoir fai6t prouifion d'un peu de galettes 
pour viure en chemin, de s'accommoder chacun d'une 
paire de raquettes attachées fous leurs pieds pour 
102 n'enfoncer dans les neiges_, & auec cela ils fe || mirent 
à la fuitte de leur Saunage qu'ils ne perdoient point 
de veuë_, à caufe qu'il n'y a aucun fentier ny chemin 
en tout le pais. 

Mais comme il alloit un peu trop vifte pour de 
panures Religieux & n'auoit pas la difcretion de con- 
fiderer que nos habits nous font fort incommodes à 
marcher pendant les vents & le manuals temps , le 
Père ordonna qu'il iroit le dernier & le plus manuals 
marcheur le premier _, & auec ceft ordre ils allèrent 
plus commodément & allègrement. 

En tout le chemin ils ne trouuerent ny maifon ny 
tauerne pour fe chauffer, & pour leur nourriture il 
fallut fe contenter d'un peu de leur galette , car il la 
falloit ménager _, pour qu'il en reflat iufques à la fin 
du voyage. La reception que leur firent les Sauuages 
eftoit plus accompagnée de complimens que de bonnes 
viandes^ car eftant iour de ieufne^ il leur fallut aller 



io5 — 



Voucher fans Ibupper pour n'y auoir ni poiflbn ny 
caftor pour les régaler^ la chair d'Eslan dont ils 
auoient à foifon n'eflant pas pour pareil iour. 

Le matin venu rien ne les empêcha de s'efueiller 
que le trauail du chemin qui les auoit un peu affou- 
py & appefanty. Après qu'ils eurent prié Dieu_, les 
Sauuages leur donnèrent à chacun un morceau de 
la befte qu'ils accommodèrent à part^ chacun dans 
un morceau de la peau & des vieilles couuertures qu'ils 
auoient apportées_, puis ayant proprement liez leur * 
pacquets^ chacun traifna le fien auec une corde par- 
delTus les neiges^ qui efl: une bonne inuention || car de 
les porter fur le dos il eut efté bien difficille & quafi 
impoiïible. 

Si le temps n'eufl point changé^ ils n'eufîent eu que 
demy mal, mais quatre ou cinq heures après qu'ils 
furent partis _, il s'esleua un fi grand vent auec des 
pluyes fi fafcheufes qu'elles leur gaffèrent tout le che- 
min ; puis ia nuid furuenant il leur fallut loger em- 
my les bois dans un trou qu'ils firent au fond des 
neiges, où ils auoient l'eau qui les incommodoit au- 
tant que la pluye qui faifoit fondre la neige' pour 
leur repas ils euffent bien pu cuire de la viande, mais 
ils n'auoient ny pain ny fel, & mouroient de froid; 
de manière qu'ils palïerent la nuid fort efueillez, & 
dans un extreme foucy comment ils pafferoient le 
lendemain la riuiere qui commençoit à lafchcr, &les 
neiges à fondre, ce qui rendoit le chemin prefque 
infupportable à gens chargez, & fi mal accommo- 
dez. 

Ils n'eurent pas à peine pafTè cefte riuiere qui con- 



io3 



— io6 — 

duit au faut de Montmorency & le bois en fuitte^ que 
le temps fe changeant^ ils furent accueillis d'un froid 
fi extreme accompagné d'un vent impétueux qui roul- 
loit la neige par monceaux^ qu'ils en penferent eflre 
au mourir. La peine leur en eftoit double _, car auec 
leurs raquettes ils ne pouuoient marcher fur les 
glaces du grand fleuue_, & fans icelles ils ne pouuoient 
pafler les grands monceaux de neiges qui leur bou- 
choient le pafTage^ de manière qu'ils fe trouuoient 
fortempefchez. 
104 Le bon frère Charles qui fembloit le plus |I robufle_, 
fut neantmoins le premier abbattu_, car il demeura 
immobile prefque fans fentiment^ de quoy s'apper- 
ceuant le Père Irenée^ tout mal qu'il eftoit courut à 
luy pour le confoler & l'exhorter à prendre courage^ 
non toutesfoisj û efficacement que l'Ange le bon He- 
lie accablé de laffitude fous un genieure^ lorfqu'il 
fuyoit la perfecution de Iefabellej& ayant trouué un 
petit morceau de pain dans fa pochette_, gellé & dur 
comme pierre^ il en efcrafa un petit entre deux cail- 
loux_, qu'il luy fift aualler pour luy faire reuenir le 
cœurj & en effe6l cela luy profita. 

Après quoy ils en trouuerent un autre couché de 
fon long fur la neige, lequel ils remirent fur pieds 
au mieux mal * qu'ils purent, non fans beaucoup de 
peine, car enfin ne pouuant quafi fe fouftenir, ils 
furent contrain6ls de traifner fon pacquet & prendre 
part dans fon trauail, tellement que les malades ay- 
doient aux infirmes, & ceux qui eftoient bien empef- 
chez à traifner leur fardeau, portoient encore celuy des 
autres, & ne falloit point marchander, ains toufiours 




— loy — 

peiner^ afin qu'en agiflant du corps^ le froid & le 
vent ne les fift geler tout debouts. 

Mais ô bonté diuine^ qui n'abandonnés iamais les 
voflres iufques au dernier point_, alors qu'ils penfoient 
eftre perdus vous les fecouruftes par le moyen du bon 
Père Paul Huet comme ie diray prefentement. Ce 
bon Religieux ayant dit les Vefpres à la Chapelle 
de Kebec_, comme nous auions accouftumé toutes les 
Feftes & Dimanches^ monta fur la montagne pro- 
||chainepour voir s'il defcouuriroit nos voyageurs io5 
comme il fift de fort loing. Les ayans apperceus 
comme un autre Abraham qui fe tenoit fur les che- 
mins pour accueillir les pelerins_, il accourut promp- 
tement au Conuent prendre un peu d'eau dévie auec 
un peu de vin que l'on garde exprés pour femblables 
neceffitéSj qu'il leur porta en grand hafte^ & à mefure 
qu'il en rencontroit quelqu'un, il luy donnoit un 
peu de fes rafraifchiiTemens & le confoloit au mieux 
qu'il luy eftoit poiïible iufques au Père Irenée, qui 
eftoit des derniers, auquel ayant donné un peu de 
vin, comme reuenu d'une extafe, les larmes luy en 
tomberent*des yeux à grofles gouttes, ou d'ayfe, ou 
d'eftonnement, car comme il m'a dit luy mefme, ce 
petit doigt de vin très rare dans le pays fifl: comme un 
miracle en luy, le changeant tout en un autre homme, 
& de plus le bon Père Paul fe chargea de fon pac- 
quet iufques au Conuent où ils arriuerent fur le foir 
fort heureufement, à leurs maux paffez prés. 

Il eft très veritable que Dieu fai6l des graces parti- 
culières à ceux qui vont entre les Infidelles, qu'il ne 
faiél pas à ceux qui demeurent en leur maifon, & 



— io8 — 

fans icelles il ne feroit pas poffible d'y fubrifter^ ny de 
pouuoir refifter long temps à tant de trauaux & d'auf- 
teritezj que de pauures pieds nuds_, pauures Euan- 
geliques_, & pauures en tous les biens & commoditez 
delà terre^ font contraints d'y fouffrir iournellement. 
le confefle que ie ne pourrois pas viure icy un mois 
io6 fans tomber malade, comme || i'ayvefcu parmy les 
Hurons un an entier en pleine fanté_, & que s'il y 
auoit des Religieux par deçà qui vefcufTent de la forte^ 
tout le monde les auroit en admiration_, mais il n'y 
en a point qui en approchent. 

Le Père Irenée proietta un autre voyage le long du 
grand fleuue vers les contrées de Tadouffac, pour y 
fonder le cœur des peuples qui l'habitent^ & voir s'il 
y pourroit faire quelque chofe pour lefalut, autre que 
celuy de fon voyage precedent^ mais qui ne luy reuffit 
guère mieux à fon extreme regret. life miftdoncfous 
la conduite de fon Saunage ordinaire _, lequel auec 
tout plein d'autres y deuoient defcendre dans deux 
chalouppes de Compagnies. Lesfieursde Champlain 
& du Pont Graué leur firent à tous prefent de quel- 
ques galettes afin qu'ils priflent un foin particulier 
dudit Père, & en donnèrent encore d'autres pour luy 
particulièrement^ lefquels ils menafgerent comme les 
Hurons firent de mon bifcuit_, car_, fi-tofl qu'elles 
furent en leur poffeiïion , ils fe mirent après, & le 
iour & la nui6l_, & ne ceflerent point que tout ne fut 
diffipeoc mangé iufques aux miettes. 

De remède à cela il n'y en a point , il faut laiffer 
manger fon bien, & ne dire mot pour ce qu'autrement 
ils vous appelleroient Onuftey, auare & chiche, il 



— 109 — 

vous eft neantmoins permis de faire comme eux, & 
ufer de vos biens auec eux, mais tous ne peuuent 
viure comme les beftes, qui mangent le iour & la 
nui6t pendant qu'elles ont de quoy, & par ainfi il 
faut laifler || palier la fefte fans en eftre, encor qu'elle 107 
foit à vos defpens. 

Preuoyant ce mauuais mefnage i'auois ferré un peu 
de bifcuit dans un petit fac que ie tenois caché foubs 
mon manteau, pour me feruir dans la necefTité, mais 
il fut bien-toft defcouuert & mangé fur le champ, & 
par ainfi nousdemeurafmesà deux de ieu, aufli bien 
pourueus l'un comme l'autre, d'un rien du tout, fi- 
non du maïs qu'ils auoient cachez par les champs en 
defcendant; & voila comme ils feroient bons frères 
Mineurs s'ils eftoientbons Chreftiens, car ils ont bien 
peu de foin du lendemain, s'appuyans fur la diuine 
Prouidence, qui nourrit les oyfeaux du Ciel. 

Il y a une chofe à remarquer en eux, que lors qu'ils 
ont peur, ou fongent à quelque malice, ou bien qu'ils 
preuoyent quelque danger ou peril , c'eft alors qu'ils 
chantent principalement, tellement que l'on peut 
prendre à mauuaife augure quand les Saunages chan- 
tent feuls par les bois, ou à la campagne, fmon que 
ce foit pour un fimple diuertilTement d'efprit, comme 
ils font quelquefois. 

Au premier gifte que ce bon Père fift auec fes Sau- 
uages, il leur fallut entrer dans les fanges iufques à 
my-jambes, pour ce que leurs chalouppes ne peurent 
aborder la terre ferme, qui eftoit bien auant dans les 
marefts, & puis le mauuais temps, le froid, & les 
pluyes en rendoient le lieuquafi inacceiïible. Le bon 



no 



naturel du Sauuage du Père fut remarquable, en ce 
qu'ayant une efpece de bas de peau d'Eslan aux || 
io8 jambeSj il les vouloit defchaufler pour luy faire pren- 
dre, & le deffendre aucunement du froid qu'il luy 
voyoit fouffrir mais il l'en remercia bien-humble- 
mentj aymant mieux qu'il s'en feruit luy-mefme, que 
luy qui faifoit profefTion d'aller pieds nuds & viure 
en Apoftre. 

Le Sauuage le pria donc de s'arrefter là , pendant 
qu'il yroit dans le bois prochain^ d'où il rapporta fon 
col chargé de bufches^ qu'il accommoda dans les plus 
mauuais endroits par où le Père deuoit pafTer pour 
gaigner la terre ferme _, & arriuer au lieu où l'on de- 
uoit cabaner. Voyez un peu ie vous prie le bon natu- 
rel de ce Sauuage_, & combien nous ferons blafmables 
deuant Dieu de noftre peu de charité. 

Etoit-ce pas encore une a6tion bien louable au fils 
du Capitaine la Forrier, lequel voyant le Panure Père 
lofeph le Caron fatigué du mauuais chemin & prefque 
tranfi de froid, le pria de tenir le deuant afin démar- 
cher plus à l'ayfCj & trouuant des lieux propres, il 
luy allumoit du feu pour le refchauffer, & luy rendoit 
tout le feruice poffible à un panure Sauuage : ie ne 
fcay ce que vous en penferez_, mais i'ay receu tant de 
fecours d'aucuns, que ie ferois plus volontiers le tour 
du monde auec eux qu'auec beaucoup de Chreftiens 
& d'Ecclefiaftiques mefme. 

Le Père Irenée eftant efueillé partit de ce marelt 
auec fes Saunages pour Tadouflac^ où ils arriuerent 
à nui6l clofe auec bien de la peine ^ tant à caufe du 
mauuais vent, que pour la difficulté qu'ils eurent de 



Ill — 



doubler la riuiere du Saguenay, || & d'aborder les 109 
barques Françoifes qui eftoient là à l'anchre_, at- 
tendant la flotte de France qu'on efperoit dans peu 
de iours. 

Or le lendemain ryatin les Saunages du Père ayant 
efté abouchez par un autre plus grand nombre qui 
eftoient là attendans d'autres de leurs amis pour aller 
à la guerre _, ils furent perfuadez d'eftre de la partie, 
& de renuoyer ledit Père dans fon Conuent iufques 
à un autre temps qu'ils le reprendroient pour fon def- 
feiUj tellement qu'il fallut qu'il s'en retournaft dans 
un canot de Montagnais fans pouuoir pafler plus outre, 
marry que fon voyage ne luy auoit mieux fuccedé. 

Ces Montagnais allèrent le iour & la nui6l tandis 
qu'ils eurent le vent propice , mais leur ayant man- 
qué ils prirent terre & drefferent une fuerie pour pur- 
ger leurs mauuaifes humeurs (l'en ay defcrit la mé- 
thode au fécond liure de ce volume) pendant que le 
Père accommodoit à part fa petite cuifme qui ne luy 
reuflît guère bien. Il auoit un petit pacquet de ris qui 
eft la meilleure prouifion que l'on puiffe auoir entre 
les SauuageSj il s'eftoit aufTi muny d'un petit chau- 
dron à KebeCj pour luy feruir, mais il fut bientoft 
egarré, non fans foupçon qu'il luy euft efté enleué par 
les Saunages, & fallut qu'il fe feruit d'un des leur * 
qui leur feruoit à faire griller des pois, mais qui ren- 
dit fon ris d'un fi mauuais gouft, qu'il ne fuft pof- 
fible à perfonne d'en pouuoir manger, nonpasmefme 
les chiens pour affamez qu'ils fuffent , ce fuft là le 
moyen de coucher à la légère , &. n'eftre point trop 
aflbupis le matin. 



112 



110 Les Sauuages en leur fuerie,, firent d'une pierre 
deux coups^ car parmy les chants qu'ils y font d'or- 
dinaire^ ils y en adioufterent d'autres auec de grands 
tintamarres & des chimagrées dignes de leurs per- 
fonnes_, pour obtenir un vent propre à leur nauiga- 
tion. Durant ce temps là deux ieunes Sauuages ef- 
toient en fentinelle pour prendre garde au vent, lef- 
quels peu d'heures après accoururent promptement à 
la cabane où fe tenoit le labbat, difant, ceffez_, cefTez^ 
voila bon ventj & tous cefTerent^ & fe refiotiirent de 
leur Manitou, difans au Père, que ce n'auoit pas efté 
fon lefus qui leur auoit envoyé un vent fi fouhaitable 
mais leur bon Manitou^ par le moyen de leur céré- 
monie. 

Dieu, qui eft ialoux de fon honneur leur fift bien- 
toft repentir de leur trop prompte venterie car ils ne 
furent pas à deux ou trois lieues de làj qu'il s'esleua 
un vent fî impétueux & extraordinairement contraire 
& violent^ qu'ils penferent tous perir_, & furent reiet- 
tez d'où ils eftoient partis _, heureux d'auoir pu gai- 
gner terre^ où ils eurent tout loifir de penfer au peu 
d'effe£l de leur cérémonie^ comme au pouuoirde nof- 
tre DieUj qui feul leur pouuoit donner le temps 
qu'ils defiroientj ainfi que leur fift entendre le Père 
en la reuenche qu'il eut^ refpondant à 4eur folle 
croyance. 

Puis leurdit: Vousauez eu recours à voftre Mani- 
tou pour auoir un vent propre, & il vous en a donné 
un contraire & vous a trompé. Or à prefent ayons re- 
1 1 1 cours à lefuSj & vous || verrez qu'il nous exaucera & 
fera paroiftre fon pouuoirpar-defTustous les demons. 




— ii3 -. 

ce qu'ils firent en la perfonne dudit Pere^ & Dieu 
très bon_, qui veut eftre recognu^ prié^ & adoré de fes 
creatures^ leur en donna un en bref très excellent^ 
par le moyen duquel ils fe rendirent allègrement à 
Kebec^ comme s'ils enflent eflé conduits de la main 
d'un Ange, d'où le Père Irenée ayant appris que ie 
reuenois des Hurons^ vint au deuant de moy dans 
un canot de Montagnais_, oii il faillit à fe perdre par 
la faute de fon Pilote qui dormait lorfqu'un coup de 
vent l'eut fait tourner sans deflus deflbus_, fi le cor- 
deau qui gouuernoit la voile ne fe fufl: rompu par la 
violence du vent. 



Fin du premier Liure. 



8. 



"4 HISTOIRE 

DU CANADA 

ET 

VOYAGES DES PERES RECOLLECTS 

EN LA 

NOUVELLE FRANCE, 



LIURE SECOND. 

Commencement du voyage de VAiitheur pour les 
Hurons. — Rencontre d'un Pirate Holandois^ & 
du danger qu'ils coururent ejîant efchoiie^. 

Chapitre I. 

Noftre Congregation fe tenant à Paris _, nos Peres 
touchez & illuminez de ceft efprit diuin qui conduit 
les Apoflres entre les peuples Gentils^ donnèrent ordre 
1 13 au Père Nicolas Viel & à moy_, d'aller fecourir || nos 
frères qui feuls auoient la mifïion de la conuerfion du 
Canada^ pendant que d'autres fe difpofoientpour les 
lieux Sain6ts que nos frères ont en leur gouuernement 
auec plufieurs Conuents en Leuant^ où ils ont liberté 
de feruir Dieu_, mais auec peine à caufe de l'auarice 
du TurCj qui leur fait fouuent des auanies. Comme 
enfans obeïflans & fuie6lsde la S. Eglife, après nous 



>- ii5 — 

eftre recommandez à Dieu & inuoqué la benediftion 
du Sain6t Efpnt_, nous fumes receuoir celle de Mon- 
feigneur le Nonce refidant à Paris^ lequel approuuant 
noftre zèle & fauorifant noftre pieux de(ïein_, nous oc- 
troya toute l'authorité & puifTance qu'il pouuoitauoir 
dans l'eftenduë de toutes les terres Canadiennes,, s'of- 
frant encores de luy mefme d'en efcrire à fa Sain^leté 
& d'obtenird'elle pour nous fa benedi6lion Apoftolique 
&tout pouuoir de fa part par une bulle exprefle^ fi le 
Nauire fretté & des-ja tout preftàfaire voile^ ne nous 
eut contrain6l à un humble remerciement ^ & nous 
contenter de fa bonne volonté, &du pouuoir que nous 
donnoit fa Seigneurie, fans nous mettre en peine 
d'autre efcrit. 

Muni* de fa benedidion, des confeils & de l'au- 
thorité d'un fi grand Prélat, nous receumes aufli celle 
de noflre Reuerend Père Prouincial & partifme * de 
noftre Conuent de Paris le 1 8. iour de Mars l'an 1 623, 
à l'Apoftolique, à pied & fans argent felon la couftume 
des panures Mineurs Recolleéts, & arrivafmes à 
Dieppe en bonne fanté, où à peine pûmes nous pren- 
dre quelque repos, qu'il nous fallut embar- || quer le 114 
mefme iour peu auant my-nui6l, auec un vent affez 
bon; maisquiparfafaueurinconftantenouslaiffabien- 
toft, & fufmes furpris d'un vent contraire ioignant la 
cofte d'Angleterre, qui caufa un mal de mer fort faf- 
cheux à mon compagnon qui l'incommoda grande- 
ment & le contraignit de rendre le tribut ordinaire à 
la mer, qui eft l'unique remède & la guerifon de ces 
indifpofitions maritimes. Graces à noftre Seigneur 
nous avions des-ja fcillonné pour le moins cent 



— ii6 — 

lieues auant que ie me reflbntiffe beaucoup de ces 
fafcheufes maladies^ mais après ie m'en trouuay telle- 
ment trauaillé qu'il me fembloit n'auoir iamais tant 
fouffert corporellement au refte de ma vie _, comme ie 
fouffris pendant trois mois fix iours de nauigation 
qu'il nous fallut (à caufe des vents contraires) pour 
traverferce grand & efpouuentable Occean_, & arriuer 
à KebeCj demeure des Mineurs RecoUeéls. 

Or pour ce que le Capitaine de noftre vaifleau auoit 
commilTion d'aller charger du fel en Broùage^ il nous 
y fallut aller necefïairement & pafTer devant la Ro- 
chelle, à la rade de laquelle nous nous arreftames 
deux iours^ pendant lefquels nos gens allèrent nego- 
tier en ville pour leurs affaires particulières. Il y auoit 
là bon nombre de Nauires Hollandois tant de guerre 
que marchands^ qui alloient charger du fel en Broû- 
age & à la riuiere de Suedre proche Mareine; nous 
en anions des-ja trouué en chemin enuiron 3o. ou 40. 
endiuerfes flottes_, & aucun n'auoit couru fus-nous, 
1 1 5 entant que noftre pa- 1| uillon nous faifoit cognoiftre : 
il y eut feulement un Pirate Holandois qui nous vou- 
lut attaquer & tendre combat, ayant des-ja à ce def- 
fein ouuert fes fabors, faicl boire & armer fes gens ; 
mais pour n'eftre pas aQ'ez forts, nous gaignames le 
deuant à petit bruit & nous fauuames à la yoille. Ce 
miferable traifnoit des-ja quand & luy, un autre Na- 
uire chargé de fucre & autres marchandifes qu'il auoit 
volé à des pauures marchands François venans d'Ef- 
pagne. 

De la Rochelle on prend d'ordinaire un pilote de 
louage pour conduire les Nauiresqui vont à la riuiere 



- 117 — 

de Suedre à caufe de plufieurs lieux dangereux inco- 
gnus aux Pilotes eftrangers. Celuy que nousprifmes 
à la Rochelle tout expérimenté qu'il fe difoit/penla 
neantmoins nous faire perdre^ car n'ayant voulu let- 
ter l'anchre par un temps de bruine comme on luy 
confeilloitj fe fiant à la fonde^ il nous ietta fur des 
fables où nous demeurâmes efchoûez depuis les quatre 
ou cinq heures du foir, iufques au lendemain matin^ 
que la marée nous remit fus pied & en eftat de vo- 
guer, le vous laifl'e à conliderer en cette difgrace 
qu'elle pouuoit eftre la penfée d'un chacun^ & fi elle 
n'eftoit pas capable d'affliger les plus refolus , car le 
Nauirp eftoit tellement couché^ que fi Dieu par fa 
bonté ne nous eut preferué& calmé du tout le temps, 
c'eltoit faid du Nauire & de nous tous. 

Le Capitaine & conducteur du Nauire eftoit dou- 
blement affligé^ car il fe voyoit à la veille de || perdre 1 1 6 
non feulement le corps, l'honneur & les biens^ mais 
en fuitte tout l'équipage^ aucun duquel n'eut le cou- 
rage de boire ny de manger^ encore que le fouper fuft 
preft & feruy : pour moy i'eftois fort débile & enflent 
volontiers pris quelque chofe^ mais la crainte de mal 
édifier me retint, me fit ieufner comme les autres, & 
demeurer en prière toute la nui6l auec mon compa- 
gnon : nos Matelots parloient des-ja de letter en mer 
le Pilote Rochelois, qui nous auoit efchoûé, pendant 
qu'une partie de l'équipage vouloient fe faifir de l'ef- 
quif pour chercher leur feureté, fi le Capitaine coura- 
geux ne les en eut empefché & menacé d'un coup de 
piftolet le premier qui s'y ingereroit. Il les contraignit 
detrauailler pour le falut de tous^ leur fift pofer les 



— ii8 — 

quatre anchres & eftre fur leur garde attendant I'aflTif- 
tance & mifericorde de noftre Seigneur. 

le loue Dieu, qu'ayant pitié de ma foibleire_, il me fifl: 
la grace d'eftre fort peu efmeu pour le danger prefent 
& eminent^ ny pour tous autres que nous auons eu 
pendant noftre voyage, car il ne me vint iamais en la 
penfée (me confiant en fa diuine mifericorde) que 
deufïïons perir_, autrement il y auoit grandement à 
craindre pour moy^ puis que les plus expérimentez 
Pilotes & Mariniers n'eftoient pas fans crainte & ap- 
prehenfion^ un defquels indigné du peu de peur que 
ie tefmoignois pendant une furieufe tourmente de 
hui£t iours^ me dit un peu en cholere qu'il doutoit 
que ie fuffe Chreflien de n'aprehender pas en des pé- 
1 1 7 rils & Il dangers fi eminens ; ie luy refpondis que nous 
eftions entre les mains de Dieu^ qu'il ne nous aduien- 
droit que felon fa fain6te volonté,, que ie m'eflois em- 
barqué en intention d'aller gaigner des âmes à noflre 
Seigneur au pais des Sauuages_, d'y endurer mefme le 
martyre ti telle eftoit fa fainde volonté : que fi fa di- 
uine mifericorde vouloit que ie perifle en chemin ie 
ne m'en deuois point affliger^ que d'auoir tant d'ap- 
prehenfion n'eftoit pas un bon figne : mais qu'un cha- 
cun deuoit plufloft tafcher de bien mettre fon ame 
auec Dieu, & après faire ce qu'on pourroit pour fe 
deliurer du naufrage ^ puis laifler le refte du foing à 
Dieu. 

Après eftre deliuré du peril de la mort & de la perte 
du Nauire qu'on croyoit inneuitable^nous mifmesla 
voile au vent , & arriuames d'affez bonne heure à la 
riuiere de Suedre^ où l'on deuoit charger du fel de 



■ 



-119- 

Mareinc. Nous nous desbarquames & n'eftans qu'à 
deux bonnes lieues de Broûage nous y allâmes pafler 
quelque iours de repos, auec nos frères de la Pro- 
uince de la Conception, quiy onteftablyunConuent, 
lefquels nous y receurent & accommodèrent auec 
beaucoup de charité. 

Noftre Nauire eftant chargé, & preft de fe remettre 
fous voile, nous retournâmes nous rembarquer auec 
un nouueau Pilote de Mareine qui deuoit nous recon- 
duire au port de la Rochelle, mais Dieu adorable en 
fes iugemens, permit que ce Pilote nous penfa encor 
efchouër, ce qu'indubitablement auroit efté fans le 
grand iour qui fift voir le fond de l'eau, cela || luy ofta 1 18 
la prefomption & vanité infupportable de laquelle en- 
flé, il s'eftimoit le plus habile Pilote de cette mer, 
auiïi eftoit il de la prétendue Religion, & des plus 
opiniaftres, ainfi qu'eftoit le premier qui nous auoit 
efchoué quoy que plus retenu & modefte. 

Vers la Rochelle il fe voit grande quantité de Mar- 
foins, defquels nos Mattelots ne firent point eftat, 
comme de ceux qui fe prennent en pleine mer. Ils 
pefcherent forces * feiches lefquelles accommodées 
fembloient des blancs d'œufs durs fricaffez, ils prin- 
drent aufli des Grondins auec des lignes & hameçons 
qu'ils laiffoient trainer après les galleries du Nauire, 
ce font poifïons un peu plus gros que des rougets, 
lefquels nous feruoient à faire du potage. 

L'on dit que ce poiffon eft appelle Grondin d'autant 
qu'eftant hors de la mer il ne ceffe de gronder comme 
un petit pourceau, contre l'ordinaire des poiffons qui 
ne crient iamais, mais à caufede mon mal de mer qui 



— 120 — 

me donnoitpeu de relafche ie n'y prins point garde, 
ny a beaucoup d'autres chofes qu'en autre faifon i'euffe 
curieufement obferuées. 

Cepoiffon n'eftoit point trop à mon gouft à caufe 
de mon degouft, mais beaucoup moins la difcourtoifie 
d'un chirurgien huguenot qui feul auoit le foin de 
nous affifterj car nous n'en pouuions tirer une feule 
bonne parole^ non pas mefme ceux de fa prétendue 
religion,, qui ne pouuoient approuuer fa mauuaife 
1 19 déréglée & mélancolique humeur, qui domine || d'or- 
dinaire en ceux qui ont l'ameaflife en mauuais lieu. 

PalTant deuant la Rochelle on renuoya le nouueau 
Pilote qui nous auoit ramené de Broûages, on rem- 
plit nos barriques d'eau douce dans l'isle de Rez^ puis 
ayant mis les voiles au vent, & le cap à la route de 
Canada, nous cinglâmes par la Manche en haute mer 
à la garde du bon Dieu & à la mercy des vents, qui 
nous furent fauorables & difcourtois felon leur in- 
conftance. 



Des larrons & pirates. — D^un Matelot tué par acci- 
dent. — Tourmente fort grande . — Prife d'un Na- 
uire Anglois. — Des Baleines & dupoijfon appelle 
Dorade beau par excellence. 

Chapitre II. 

On fe plaint, mais auec raifon du grand nombre de 
voleurs & de larronneaux^ qu'en guife de chenilles cou- 



121 



urcnt auîourd'huy prelque toute la furface de la terre^ 
dont les uns femblent honneftes gens & paffent pour 
des gros Meffieurs^ & ceux là font les pires de tous, 
car ils defrobent beaucoup & font pendre ceux qui 
prennent le moins. Les autres moins dangereux font 
ceux qui comme Hibous ne vont que de nuiél, font 
aiïez malcouuerts &auffi peu courtois^ onttoufiours 
Il la mine morne^ trifte & penfiue comme gens de 1 20 
mauuaife confcience_, mais il y en a unetroifiefmeef- 
pece entre les deux, qui font les filous, les tireurs de 
laine, les emmielleux^ les caioleurs, les fubtils_, ceux 
qui vous font acroire que le blanc eft le noir, font 
des querelles d'Allemands entr-eux, puis feignent de 
fe battre pour attaquer ceux qui veulent mettre le 
hola,& puis crient les premiers aux volleurs; ce font 
ces batteurs de paué qu'il faut appréhender. O qu'il 
eft bon de ne fefier auiourd'huy qu'en Dieu, toute la 
terre eft couuerte de liens & de pièges contre les gens 
de bien & ceux qui marchent dans la candeur & la 
limplicité. G'eftle règne des mefchans & de ceux qui 
tirent le fang & la fubftancedu peuple, defquels Dieu 
fera vengeance un iour & n'aura non plus de pitié 
d'eux qu'ils en ont eu du peuple. 

Or de mefme que la terre a fes larronneaux, voleurs 
& brigands, la mer a fes pirates, efcumeurs de mer& 
forbans, & fi les uns font bien mefchans fur la terre, 
les autres ne leur cedent en rien fur les eaux, car ils 
brifent les furieux flots de la mer & courent les vaftes 
campagnes de cet element impitoyable auec la mefme 
gayeté qu'ils feroient fur la terre fans appréhender ny 
la mort ny le fond des abifmes, qui les va toufiours 



— 122 



menalTans d'un prochain peril ou naufrage^ dequoy 
ils ne fe foucient non plus que s'ils n'auoient point 
d'ame à perdre ny d'enfer à redouter. 
121 De ces pirates vous en voyez (comme les vo- || leurs 
fur la terre) qui font les honneftes marchands pour 
n'eflre point foupçonnez, & furprendre quand ils 
trouuent leur coup difpofé_, autrement ils fe tiennent 
fur la mine de gens de bien. Les autres font fans dif- 
fimulation & veulent bien qu'on les cognoiffe pour 
tels qu'ils font^ car comme il n'y a que des coups à 
gaigner chez eux_, ils fçauent bien qu'on eft toufiours 
à la deffenfme contre eux^ & ce fut un de ceux là qui 
nous vint menacer à deux ou trois cens lieues de mer, 
auquel il ne fut rien refpondu pour n'eftre alors en 
eftat de deffence_, mais parti d'auprès de nous_, on ten- 
dit le pont de corde & chacun fe tint fur fes armes, 
pour rendre combat au cas qu'il fuft reuenu, mais il 
nous laifta aller, ayant bien opinion qu'allant en Ca- 
nada on n'auoit pas grand richeffe, & que de nous 
vouloir ofter nos viures il n'y eut pas grand gain pour 
eux non plus que pour nous de contentement qui nous 
eut obligé à nous bien battre. Toutesfois il fut encore 
trois ou quatre iours à roder les mers à noftre veuë 
pour defcouurir la proye. 

Il arriua un accident dans noftre Nauire le premier 
iourdu mois de May qui nous affligea fort. C'eft la 
couftume en ce mefme iour, que tous les Matelots 
s'arment au matin & en ordre font une falue d'efcou- 
peterie au Capitaine du vaifleau; un bon garçon peu 
drefte aux armes par imprudence donna une double 
ou triple charge à un mefchant moufquet qu'il auoit, 



— 123 — 

& penfant le tirer il fe || creua & tua le Matelot qui 122 
eftoit à fon cofté, en bleffa un autre légèrement à la 
main. len'ay iamais rienveudefirefoluquecepauure 
homme bleffé à mort : car ayant toutes les parties na- 
turelles emportées^ & quelque * peaux des cuifles & 
du ventre qui luy pendoient, après qu'il fut reuenu 
de pafmoifon à laquelle il eftoit tombé du coup, luy- 
mefme appella le Ghirurgien_, & l'enhardit de coudre 
fa playe & d'y appliquer fes remèdes , & iufques à la 
mort parla auec un efprit audi fain & arrefté, & d'une 
patience û admirable, que l'on ne l'euft pas iugé ma- 
lade ny bleffé à fa parole. Le bon Père Nicholas le 
confeffa & peu de temps après il mourut : puis il fut 
enueloppé dans fa paillaffe, & mis le lendemain fur le 
tillac oîi nous difmes l'Office des morts, & toutes les 
prières accouftumées, puis le corps ayant efté mis fur 
une planche fut fait glilïer dans la mer, puis un tizon 
de feu allumé & un coup de canon tiré qui eft toute 
la pompe funèbre qu'on rend d'ordinaire à ceux qui 
meurent fur mer. 

Depuis nous fufmes battus d'une tempefte fi grande 
par l'efpace de fept ou hui6l iours continuels, qu'il fem- 
bloit que la mer fe deuft ioindre au ciel, ou que tout 
l'Occean fe deuft bouleuerfer, de manière que l'on 
auoit de l'apprehenfion qu'il fe deuft rompre quelque 
membre du Nauire pour les grands coups de mer qu'il 
receuoit à tout || moment, ou que les vagues furieufes i23 
qui donnoient iufques par defl'us la Dunette l'abymaf- 
fent fans reflburce, car elles auoientdesia rompu & em- 
porté les galleries auec tout ce qui eftoit dedans; c'eft 
pourquoy on fut contraint de caler le * voile & d'à- 



— 124 — 

bandonner le Nauire à la violence de la tourmente^ & 
des flots qui nous balotoient d'une eftrange façon fans 
que nous fçeuiïions où les vents nous iettoient, pour 
ce qu'il eftoit impofTible pour lors de prendre les ele- 
uations ny par le Soleil, ny par le Nord^ & de nous 
fauuer encore moins _, û Dieu noftre vray Nocher ne 
nous euft protégé & fauué par une grace fpeciale de 
ceft euident naufrage. Cependant s'il y auoit quelque 
coffre mal amarré onl'entendoitrouller&quelquesfois 
la marmite eftoit renuerfée, & en difnans ou foupans 
Il nous ne tenions bien nos plats ils voloientdela table 
à terre^ & les falloit tenir auiïi bien que la tafle à boire 
felon le mouuement du Nauire que nous laifïions aller 
à la garde du bon Dieu_, puis qu'il ne gouuernoit plus^ 
& n'y pouuions remédier. Pendant ce temps là les plus 
deuots paflagers prioient Dieu & fe mettoient en bon 
eftat^ mais pour les Matelots ie vous affeure qu'ils ne 
tefmoignerent iamais moins de deuotion fmon quel- 
qu'un_, encore eftoit-ce en cachette peur d'eftre mocqué^ 
mais quand c'eft tout à bon qu'il faut perir_, c'eft alors 
que tout le monde fe met en fon deuoir ^ mais fouuent 
1 24 trop tard par une inuention du || Diable qui nous fait 
différer noftre conuerfion. Il eft très bon de ne fe point 
troubler^ voire très neceftaire pour chofe qui arriue^ à 
caufe que l'on eft moins apte à fe tirer du danger^ mais 
il ne s'en faut pas monftrer plus infolent^ ains fe re- 
commander à DieUj & trauailler à ce à quoy on penfe 
• eftre expedient & neceffaire à fon falut & deliurance. 
Or ces tempeftes bien fouuent nous eftoient prefa- 
gées par les Marfoins qui pour lors enuironnoient 
noftre vaifteau par milliers feiouans d'une façon fort 



— I2D — 

plaifante, dont les uns ont le mufeau moulTé & gros, 
& les autres pointus * & allongé comme cannes. 

Au temps de cette tourmente ie me trouuay une fois 
leulauecle Père Nicolas dans la Chambre du Capitaine 
oil ie lifois pour mon contentement fpirituel les 
Meditations de fain(5l Bonauenture^ ledit Père 
n'ayant pas encore acheué fon office le difoit de ge- 
noûil proche la feneftre qui regarde fur la gallerie 
comme un coup de mer rompit un aiz du fiege de la 
Chambre_, entra dedans^ fousleua ledit Père & m'enue- 
lopa une partie du corps qui m'ayant esbloûy me fift 
promptement leuer en furfaut & à taftons ouurir la 
porte pour donner cours à l'eau^ me refouuenant auoir 
ouy dire qu'un Capitaine auec fon fils fe trouuerent un 
iour noyez d'un coup de mer qui entra dans leur 
Chambre comme cet autre eftoit entré dans la noftre. 

Il Nous eufmesauffi parfois des refîaques iufques au i25 
grand mafts, c'eft à dire que le Nauire puifoit à mefme 
dans la mer & s'en falloit peu que le refte n'allaft au 
fond, mais lorfque cela arriuoit au plus fort mefme de 
nos prières on quittoit tout pour maneuurer_, puis on 
continuoit fes dénotions qui ne font pas fi efchauffées 
en mer que l'on ne prenne toufiours garde aux vents 
& aux flots qui nous enuoyoient par fois de merueil- 
leux rafraifchiflemens qui donnoient à rire aux moins 
mouillez & pitié aux mieux trempez. Bonlefusquela 
vie des Mariniers eft une vie eftrange & merueilleufe, 
car s'ils ont quelques fois une heure de bon temps ils 
en ont d'autres qui font bien difcourtoifes & pleines de 
difficultez, ie l'ay ouy dire^ & ie le croy qu'il y a neant- 
moinsplus de vieux Mariniers que de vieux Labou- 



— 126 — 

reurSj pour vous dire que nonobftant tout ce qui fe 
pafTe peu periflent^ & que l'on n'efl: pas û toll en terre 
que l'on veut retourner en mer où la fanté fe trouue 
fortifiée par le vomiflement & la diette. 

Quand la tempefte nous prit nous eftions bien auant 
au delà des Isles Aflbres qui font Isles riches & bien 
peuplées appartenant au Roy d'Efpagne^ defquelles 
nous n'approchafmes pas plus prés que d'une iournée 
au dire de nodre Pilote. 

Ordinairement après une grande tempefte vient un 
grand calme, comme en effet nous en auions quelques 
fois de bien importuns_, qui nous empefchoientd'auan- 
126 cer chemin, || durant lefquels les Mattelots ioûoient 
Si danfoient fur le tillac ; puis quand on voyoit fortir 
de deffous l'Orizon un nuage efpais_, c'eftoit lors qu'il 
falloitquittercesexercices^&prendregarde d'un grain 
de vent qui eftoit enueloppé là dedans_, lequel fe deffer- 
rant grondant & fifflant^ eftoit capable de renuerfer 
noftre vailfeau s'en deffu s deffous, s'il n'y euft eu des 
gens prefts à exécuter ce que le maiftre du Nauire com- 
mandoit. 

Or le calme qui nous arriua après cette grande tem- 
pefte nous feruit fort à propos_, pour tirer de la mer ^ 
un grand tonneau de très bonne huile d'oliue_, que 
nous apperçeufmes flottant fur les eauës affez proche 
de nouSj nous en apperçeufmes encore un autre deux 
ou trois iours après : mais la mer un peu trop agitée 
pour lors nous en priua. Ces .tonneaux comme il eft à 
prefumer eftoient de quelque Nauire brizé en mer par 
les furieufes tourmentes & tempeftes que nous auions 
fouffertes peu de temps auparauant. 



— 127 — 



Quelques iours après nous rencontrafmes un petit 
Nauire Anglois^ qui difoit venir de la Virginie,, & ie 
croy de quelqu'autre contrée des Indes Occidentales, 
car il auoit quantité de Palmes de petun, de la coche- 
nille & des cuirs, qui ne font pas frequens à la Vir- 
ginie. Il eftoit toutdematté Scenaflez pauure equipage 
pour fon retour en Angleterre & Efcofled'où ils eftoient 
pour la plufpart, car il ne leur eftoit refté de la tour- || 
mente palTée, que le feul mafts de mizanne qu'ils 127 
auoient accommodé à la place du grand mafts qui s'ef- 
toit brizé auec tous les autres. Il penfoit s'efqui- 
uer mais comme nous eftions alTez bons voiliers, nous 
allafmes à luy & luy demandafmes felon la couftume 
de la mer ufitée par ceux qui fe croyent les plus forts : 
D'où eft le Nauire ? Il refpondit d'Angleterre, on luy 
replicqua : Amenez, c'eft à dire, abaiflez vos voiles, for- 
tezvoftre chalouppe,& venez nous faire voirvoftre con- 
gé, pour en faire l'examen, que û on eft trouué fans le 
congé de qui il appartient, on le fait pafler par la loy & 
commifTion de celuy qui le prend ; mais il eft vray qu'en 
cela, comme en toute chofe, il fe commet fouuent de 
très grands abus, pour ce que tel feint eftre marchand, 
&auoir bonne commiffion, qui luy-mefme eft Pirate 
& marchand tout enfemble, fe feruant des deux quali- 
tez felon les occafions & rencontres. 

De mefme nos Mariniers enflent bien defiré la ren- 
contre de quelque petit Nauire Efpagnol, où il fe trouue 
ordinairement de riches marchandifes, pour en faire 
curée, & contenter aucunement leurconuoitife, comme 
fi prendre le bien d'autruy fur mer n'eftoit pas larrecin 
& vollerie obligeant à la damnation éternelle, auiïi 



— 128 — 



bien que le prendre fur terre^ car la malice réciproque 
des Nautonniers n'excufe point que le larrecin fur mer 

128 ne foit peché_, & fi c'eft par couftume || on fe damnera 
parcouftume : car le Commandement qui dit : Tu ne 
defroberas point s'entend nulle part^ ny en la mer ny 
en la terre. Or bien que la chofe foit ainfi le mal ne 
s'en diminue point pourtant, & va toufiours pullu- 
lant à mefure que les hommes vieillifTent. Cela fe voit 

. à l'œil qu'auiourd'huy il n'y a plus de fidélité entre 
les hommes_, & que chacun tafche de tromper fon com- 
pagnon, c'eft pourquoy il s'en faut donner de garde^ 
& n'approcher d'aucun Nauire en mer ^ qu'à bonnes 
enfeignes_, de peur qu'un forban ne foit pris par un 
Pi rate. Que fi demandant d'où eft le Nauire on refpond, 
de la mer^ c'eft à dire, efcumeurde mer, & qu'il faut 
venir à bord^ & rendre combat^ fi on n'ayme mieux fe 
rendre à la mercy & difcretion du plus fort ou qui 
femble reftre_, ie dis^ qui femble l'eftre^ car on y eft 
fouuent trompé. 

C'eft auffi la couftume en mer^ que quand quelque 
Nauire particulier rencontre un Nauire Royal_, de fe 
mettre au deftbus du vent, & fe prefenter non point 
cofte à cofte^ mais en biaifant & mefme d'abattre fon 
enfeigne (il n'eft pas neantmoins de befoin d'en auoir 
en fi grand * voyages) finon quand on approche de 
terre^ ou quand il fe faut battre. 

Pour reuenir à nos Anglois_, ils vindrent en fin ù 
nous, fcauoir leur Maiftre de Nauire, un vieil Gentil'- 
homme & quelques autres des principaulx,non tou- 

129 tesfois fans une || grande contradidion, car ils appre- 
hendoient le mefme traiétement qu'ils ont accouftumé 



■ 129 -- 

de faire aux François, quand ils ont le delTuSj c'ed 
pourquoy leur Chef offrit en particulier à noftre Ca- 
pitaine^ moy feul prefent_, tout ce qu'ils auoient en 
marchandifes en leur Nauire_, pourueu que la vie fauue 
on les lailîaft aller en leur païs auec un peu de viures_, 
ce que noflre Capitaine refufa, difant qu'il nevouloit 
rien d'eux s'ils eftoient gens de bien, mais que s'il fe 
trouuoit du contraire , qu'il leur feroit fubir la loy de 
la mer^ après auoir deuëment faiél examiner leur pa- 
tente. Neantmoins à force d'importunité nous firent 
accepter (attendant le iugementde leur caufe) un ba- 
ril de petun^ & un autre de patates^ ce font certaines 
racines des Indes ^ en forme de gros naueaux^ rouges 
& iaunes; mais d'un gouft beaucoup plus excellent 
que toute autre racine que nous ayons par deçà. El 
me donnèrent à moy_, un cadran folaire_, que ie ne 
voulois accepter peur de leur en incommoder. 

Le Capitaine de noftre vaiffeau_, comme fage^ ne 
voulut rien determiner en ce faid de foy-mefme_, fans 
l'auoir premièrement communiqué aux principaux de 
fon bord^ & nous pria d'en dire noftre aduis_, qui ef- 
toit celuy que principalement il defiroit fuiure_, pour 
ne rien faire contre fa confcience^ ou qui fuft digne 
de reprehenfion. Pendant que nous eftions en ce con- 
feilj on auoit enuoyé partie de nos hommes dans ce 
Nauire AngloiSj pour y eftre les plus forts^ & en ra- 
mener une autre plus grande partie des leurs (| dans i3o 
le noftre, auec tous les Chefs^ excepté le Capitaine_, 
lequel eflant fort malade mourut dans fon Nauire 
quelques heures après fa prife. 

Apres auoir veu tous les papiers de ces panures 

9 



— i3o — 

gensj & trouué prés d'un boifl'eau de lettres, qui s'ad- 
drelToient à des particuliers d'Angleterre^ on conclud 
qu'ils ne pouuoient eftre forbans_, bien que leur congé 
ne fuft que trop vieux obtenu,, & qu'on eut trouué 
quelques boettes de poifon dans leur coffre, qui euflent 
pu faire foupçonner de mauuais deffein^ attendu 
qu'outre qu'ils efloient peu de monde^ & encore fort 
foiblement armez ^ ils auoient quelques charte-par- 
ties_, puis toutes ces lettres les mettoient hors de foup- 
çon de ce cofté là^ & par ainfi furent renuoyez en leur 
Nauires * quittes & abfous^ après nous auoir accom- 
pagné les trois iours confecutifs qu'on fut àconfulter 
leur affaire. 

le me recreois par fois^ felon que ieme trouuois dii- 
pofé, à voir letter l'efuent aux Baleines^ & iouer les 
petits Balenots qui fe recreoient en temps calme, 
d'une façon fort plaifante. Les grandes Baleines def- 
quelles i'ay veu une infinité _, particulièrement à la 
Baye de Gafpey, nous importunoient plus qu'elles 
ne nous recreoient par leur*foufflemens & lesdiuerfes 
courfes des Gibars après elles, qui nous eftoit une 
interruption de repos fans remède. Gibar eft propre- 
ment le masle de la Baleine, auquel on a donné le nom 
de Gibar, pour une bofîe qu'il femble auoir, ayant le 
dos fort esleué, où il porte une nageoire. Il n'eft pas 
j 3 j. moins grand que les || Baleines, mais non pas fi efpais 
ny 11 gros, & a le mufeau plus long& plus aigu, & un 
tuyau fur le front, par où il iette l'eau de grande vio- 
lence, quelques uns à ceftecaufe l'appellent fouffleur. 

Toutes les femelles Baleines portent & font leurs 
petits tous vifs (non pas en mafles ou en œufs comme 



— i:>i — 

les autres poiilbns) & les allaittent^ couurent& contre- 
gardent de leurs nageoires. Les Gibars & autres Ba- 
leines dorment tenans leurs teftes un peu esleuées, 
tellement que ce tuyau eftà defcouuert & à fleur d'eau. 
Ces monftres fe voyent & defcouurentdefort loin par 
leur queue qu'elles monftrent. fouuent s'enfonçans 
dans la mer^ & auffî par l'eau qu'elles iettent par leurs 
efuans, qui efl: plus d'un poinçon à la fois, & de la 
hauteur de deux lances ; & de cette eau que la Baleine 
ietteon peut iuger ce qu'elle peut rendre d'huyle. Il 
y en a telle d'où l'on en peut tirer iufqu'à plus de 4 
cens barriques, d'autres fix vingts poinçons_, & d'au- 
tres moinsj & de la langue on en tire ordinairement 
cinq ou fix barriques des communes : Pline rapporte^ 
qu'il s'eft trouué des Baleines de fix cens pieds de long^ 
& 3 60 de large_, & d'autres difent de l'eftenduë de plus 
de trois arpensde terre, s'il eft vray femblable comme 
ils l'affeurentj il y en a defquelles on en pourroit tirer 
beaucoup dauantage. Mais ce qui eft admirable en ce 
monftre eft^ qu'eftant d'une grandeur & grofleur li 
demefurée^ furpaffant tout * autres poiiTons & ani- 
maux marinsj il a neantmoins le gofier fi petit & ef- 
troitj qu'il n'y fçauroitpaffer que la groffeur d'un ma- 
il creau à la fois^donton peut admirer le double miracle j32 
de lonas que Dieu fift eslargir ce gozier pour luy don- 
ner paflage^ & le conferua viuant dans ce ventre l'ef- 
pace de trois iours_, qu'après reslargiflant ce mefme 
gozier_, il l'en fift fortir fain comme il y eftoitentré. 

A mon retour des Hurons l'en vis tres-peu en com- 
paraifonde l'année precedente_, & n'en pu conceuoir 
la caufe^ finon la grande abondance de fang que rendit 



— l32 — 

la blelTure d'une grande Baleine^ que par plaifir le 
fieur Goua^ commis de noftre vailïeau_, luy fift d'un 
coup d'arquebufe à croc, chargée d'une double charge; 
ce n'eft neantmoins ny la façon^ ny la manière de les 
auoir : car il y faut bien d'autre inuention & des arti- 
fices defquels les Bafques fe fçauent feruir^ mais pour 
ce que diuers Autheurs en ont efcrit, ie n'en fais point 
icy de mention pour abréger^ & ne repeter ce que 
d'autres ont des-jadit. 

La premiere Baleine que nous vifmes en pleine mer 
eftoit endormie_, & pafTant tout auprès on détourna 
un peu le Nauire^ craignant qu'à fon refueil elle nous 
caufaft quelque accident. l'en vis une entre les autres 
efpouuenlablement grofle^ & telle que le Capitaine & 
ceux qui la virent^ dirent affeurement n'en auoir ia- 
mais veu de plus grofle. Ce qui fit mieux cognoiftre fa 
groiïeur & grandeur eft^ que fe démenant & foufte- 
nant contre la mer agitée, elle faifoit voir une partie 
de fon grand corps. le m'eftonnay fort d'un Gibar, le- 
quel auec fa nageoire ou de fa queuë_, car ie ne pouuois 
pas bien difcerner ou recognoiflre duquel c'eftoit, frap- 
i33 poitfi furieu- || fement fort fur l'eau^ qu'onle pouuoit 
entendre de plufieurs lieues^ & me dit on que c'efioit 
pour eftonner & amafler le poi(ron_, pour après s'en 
gorger. 

le vis un iour un poiffon de quelque lo ou 12 pieds 
de longueur^ & gros à proportion^ pafïer tout ioignant 
nofire Nauire : on me dit que c'efioit un Requiens^ 
poiffon fort friant de chair humaine, c'efl: pourquoy il 
ne fait pas bon fe baigner où il y en a _, pour ce qu'il 
ne manque pas d'engloutir les perfonnes qu'il peut at- 



i33 — 

traper^ ou du moins quelque membre du corps_, qu'il 
coupe ayfement auec fes 3 . 4. 5.Sl6. rangées de dents 
qu'il a en gueule fort aiguës & dangereufes _, comme 
auoit la tefte de celuy que i'ay veu à Paris dans un ca- 
binet de pieces rareSj dontlaveuë me fift croire ce qu'on 
dit de ce poiflbn que n'eftoit qu'il luy conuient tour- 
ner le ventre & la tefte de cofté pour prendre fa proye, 
à caufe que comme un Efturgeon^ il a fa gueule fous 
un long mufeau^ il deuoreroit tout : mais il luy faut 
du temps à fe tourner^ & par ainfi il ne fai6t pas tout 
le mal qu'il feroit s'il auoit fa gueule autrement dif- 
pofée. 

En quelque endroit de la mer vers l'Isle de Terre 
neufue^ l'un de nos Mattelots herponna une Dorade 
que les habitans voifms du Peru tenoient ancienne- 
ment pour un Dieu & l'adoroient, à caufe de fa rare 
beauté qui furpaffe celle de tous les autres poifTons de 
la mer; car il femble que la nature fe foit particulière- 
ment deleélée & ait pris plaifir à l'embellir de fes di- 
uerfes & viues couleurs : de forte qu'il esblouit pres- 
li que la veuë des regardans^ en fe diuerfifiant & chan- 1 34 
géant comme le Caméléon^ & felon qu'il approche de 
fa mort il fediuerfifie&fe change en fes viues couleurs. 
Iln'auoitpasplus de 3 pieds de longueur^ & fa na- 
geoire qu'il auoit deffus le dos, luy prenoit depuis la 
tefte iufqu'à la queue toute dorée & couuerte comme 
d'un or très tin : comme aufTi la queuë_, fes aislerons 
ou nageoireSj excepté que par fois il paroilToitdepetites 
taches de la couleur d'un très fin azur_, & d'autres de 
vermillon, puis comme d'un argenté ; le refte du corps 
efloit tout doré, argenté, azuré, vermillonné, & de di- 



— i:)4 — 

uerles autres couleurs : il n'eftoit pas guère large fous 
le ventre ny fur le dos; mais il eftoit haut & bien pro- 
portionné à fa grandeur: nous le mangeafmes & le 
trouuafmes très bon^ fmon qu'il eftoit un peu fee. 
Quand il fut pris il fe ioûoit à noftre vaifTeau^ car le na- 
turel de ce poiflbn fuit volontiers les Nauires^ à l'entour 
defquels il fe ioûe^ mais on en void * peu en la mer de 
Canada. 

Nous tirafmes auiïi de la mer un poifTon mort long 
d'un pied^ reflemblant à une perche qui auoit la moi- 
tié du corps entièrement rouge; mais aucun de nos 
gens ne pu dire ny iuger quel poifTon ce pouuoit eftre : 
i'ay aufïi quelquefois veu voler hors de l'eau des petits 
poiflbns, enuiron la longueur de 4 ou 5 pieds *j fuyans 
de plus gros poiffons qui les pourfuiuoient^ car Dieu le 
Créateur qui les a créés petits^ leur donne de petites 
aisles pour fe pouuoir garantir des plus grands _, mais 
leur vol eftaufTi bref comme leurs aisles font facilement 
1 3 5 defeichéesj & pour un fur- || croy de mal-heur^ penfans 
fe fauuer en l'air il y a fouvent des oyfeaux aux aguets^ 
qui les furprennent en volant_, & par ainfi ils ne font 
point afleurez ny en l'air ny en la mer_, non plus que 
l'homme de bien qui eft perfecuté partout de fes enne- 
mySj pendant que le mefchant vit en repos, & ioûit 
de la fubftance des petits. 

Nos Mattelots herponnerent un gros Marfoin fe- 
melle_, qui en auoit un autre petit dans le ventre _, le- 
quel fut lardé & rofty en guyfe d'un leuraut_, puis 
mangé auec fa mere, qui fe trouuerent très bons & 
nous confolerent fort pour eftre las de falines & priués 
de rafraifchiiîemens. 




— i35 — 



Du grand Ban. De VIsle aux oy féaux. Des Ele- 
phansde mer & de la Baye de Gafpey. — Cere- 
monies des Mattelots es monts nojîre Dame y & 
du grand fleuue S. Laurens. 

Chapitre III. 

Entre la partie occidentale du Canada & nous^ il y 
a un lieu en mer qui s'appelle le grand Ban^ où nombre 
de vailTeaux tant François que étrangers, vont faire la 
pefche de Moluës tous les ans^ comme vers la terre 
ferme & Isles d'icelle. Ce grand Ban^ font hautes 
montagnes allifes en la profonde racine des abifmes 
des eauXj lefquelles s'esleuent prés de la furface de la 
mer_, iufques à 90. 60. 40. & 3o. braflees d'eauë^ peu 
plus ou moinSj felon que la fonde fe rencontre tombant 
fur lefdites montagnes ou à cofté. 

Il On le tient de forme ouale^ long de plus de fix i^^ 
vingts lieuëSj d'autres difent de 260. de large^ paffé le- 
quel on ne trouue plus de fond non plus queparde-çà^ 
bien qu'il ne foitesloigné de la plus prochaine terre^ 
qui eft le Cap de Raze tenant à l'Isle de Terre nenfue^ 
que de 3o. ou 40. lieues au plus. 

Auantquede venir à ce grand Ban de 25. à 3o. lieues 
loiUj il fe voit certains oyfeaux par troupes^ qui s'appel- 
lent marmets^ qui donnent une certaine cognoilïance 
au Pilote, qu'il n'eft pas loin de l'efcore ou bord dudit 
Ban_, & qu'il eft temps de tenir le plomb preft, pour 
fonder de fois à autre_, iufqu'à ce que l'on paruienne à 
cefte efcore où l'on trouue fond. Et pour une autre 



— i36 — 

certaine marque que Ton eft fur le Ban^ eft le nombre 
infini d'oyfeaux que l'on y voit_, qui font comme fau- 
quets^ maupoules, huans^ mauues & quelques autres 
qui n'en bougent prefque^ pour ce qu'ils y trouuent 
de quoy viure_, & non en pleine mer. 

Or ie m'efmerueille_, auec plufieurs autres^ où ils 
peuuent faire leurs nids& efclore leurs petits^ eftans li 
esloignez de la terre^ fmon qu'ils quittent la mer & fe 
retirent à la mefme terre au temps qu'ils font prefts à 
faire leurs œufs. Il y en a quiafleurent après Pline^ que 
fept iours auant & fept iours après le Solftice d'Hyuer 
la mer fe tient calme_, & pendant ce temps-là les Al- 
cyons (ce font oyfeaux qui prefagerent par leur prife 
la Couronne Royale de Jerufalem appartenir à Gode- 
froy Duc de Lorraine) font leurs nids^ leurs œufs & ef- 
cloent leurs petits, & que la nauigation en eft beau- || 
1 37 coup plus affeurée : mais d'autres ne l'afteurent neant- 
moins que de la mer de Sicile^ c'eft pourquoy ie laifl'e 
la chofe à decider à plus fage que moy : feulement ie 
dis que lefus-Chrift le Dieu de paix voulut naiftre au 
monde au temps que tout eftoit tranquille fur la terre_, 
car le Temple de lanus eftoit fermé à Rome, & la mer 
dans fon calme. 

Nous prifmes à Gafpey un de fes'fauquets auec une 
longue ligne à lain de laquelle y auoitdes entrailles 
de moluës fraifches^ qui eft l'inuention dont on fe fert 
pour les prendre. Nous en prifmes encor un autre de 
cette façon; un de ces fauquets grandement affamé^vol- 
tigeoit à l'entour de noftre Nauire cherchant quelque 
proye; l'un de nos Mattelots aduifé, luy prefenta un 
harang qu'il tenoit en fa main, & l'oyfeau ali'amé y 



_ i37 - 

delcendit & le garçon habile le prit par la patte & fut 
pour nous. Nous le nourrifmes un affez long-temps 
dans un feau couuert, où il ne fe demenoit aucune- 
ment, mais il fçauoit fort bien pincer du bec quand on 
le vouloit toucher. Plufieurs appellent communément 
cet oyfeau happefoye^ à caufe de leur auidité à recueillir 
& fe gorger des tefles & foyes des moluës que l'on iette 
en mer après qu'on leur a ouuert le ventre^ defquels 
ils font fi frians qu'ils fe bazardent à tout pour en at- 
trapper. Ils reffemblent aucunement au pigeon^ linon 
qu'ils font encore une fois plus gros, ont les pattes 
d'oyes & fe re- || paiffent de poiffon^ comme font plu- 1 38 
fleurs autres efpecesd'oy féaux qui fuiuent les vai fléaux 
pefcheurs de moluës pour y trouuer de quoy viure. 

Sur le grand Ban nous eufmes le plaifir de la pef- 
che d'une quantité de moluës & quelques gros flétans 
qui leur font une furieufe guerre. Ils font de la forme 
d'un turbot ou barbue, mais dix fois plus grands, & 
qui ne leur cedent point en bonté, grillez par tranches 
ou bouillis dans un chaudron. Cela eft admirable com- 
bien les moluës font afpres à l'amorce , car elles aua- 
lent tout ce qui tombe dans la mer, bois, fer, pierres 
& toute autre chofe que l'on retrouue par fois dans leur 
ventre quand elles iie l'ont pu reietter. Cette auidité 
eft la caufe principale pourquoy on en prend li grande 
quantité tous les ans, car elles n'ont pas pluftoftapper- 
çeu l'amorce qu'elles l'engloutiflent ; mais il faut eftre 
foigneux de tirer promptement la ligne, autrement 
elles ont la propriété de reuomir lain en renuerfant 
leur * entrailleSj & s'efchapent. 

le ne fçay d'où en peut procéder la caufe, mais il 



— i38 ^ 

fait un continuel temps pluuieux^ humide & froid 
fur ce grand Ban^ aufTi bien en plein Efté comme en 
autre faifon_, & hors de là on voit un temps tout autre. 
Ces mauuaifesqualitez feroient fort ennuyeufes fi elles 
n'eftoient adoucies & compenfées par la recreation & 
le diverti (Tement de la pefche/ qui vous donne d'un 
poifTon frais rauilTamment bon. 
139 II Unechofe entr'autres me donnoitde la peine en 
mes indifpofitions^, une grande enuiede boire un peu 
d'eau douce & nous n'en anions point_, car la noftre 
s'eftoit corrompue & empuantie par la longueur du 
temps que nous eftions en mer_, & fi ie ne pouuois ufer 
de cidre_, ny de vin^ non plus que beaucoup d'autres ra- 
fraifchifîemensj fans metrouuer mal du cœur qui m'ef- 
toit comme empoifonné & fouuent bondifîant contre 
les meilleurs viandes_, eftre couché ou affis me donnoit 
quelque allégement lors que la mer n'eftoit point trop 
haute, maiseftant fort enflée nous eftions bercez d'une 
merueilleufe façon. O que ie trouuois les Mattelots 
heureux d'auoir toufiours bon appetit_, eftre gays & 
ioyeux_, & ne fentir point ces bondiffantes & empoi- 
fonnées douleurs du cœur. 

Douze ou quinze lieues de chemin après auoir palfé 
le grand Ban_, nous rencontrâmes le Ban-Auert_, ainli 
nommé (me dirent les Mariniers) pour ce qu'aux mo- 
luës qu'on y pefche_, il s'y trouue des petits boyaux qui 
remuent comme vers que ie voulu voir moy-mefme, 
pour en pouuoir parler auec experience ; & remarquay 
de plus_, que ces moluës ont ordinairement une peau 
noire en dedans_, & ne font fi bonnes ny fi excellentes 
que celles du grand Ban. 



— i39 — 

Ceux qui partent du Ban pour entrer au Golphe S. 
Laurens^ prennent diuerfement leur route ^ les uns 
plus à droite^ & les autres || plus à gauche^ felon qu'il 140 
plaift à un chacun^ car en cela perfonne n'eft contraint 
comme on pourroit eftre à quelque petit deftroit. Nous 
palTames tout ioignant le Cap Breton (eftimé fous la 
hauteur de 45. à 46. degrez & demy^ & esloigné de 
cent lieues du grand Ban) entre ledit Cap Breton & 
l'Isle S. Paullaquelle eft inhabitée_, & en partie pleine 
de rocherSj bouleaux^ fapinieres & autres mefchants 
menus bois_, comme font la plufpart des terres maigres 
& fteriles qu'on appelle terre * neufues_, qui font toutes 
les premieres qu'on trouue d'icy en Canada_, & font 
du Canada mefme. 

Le Cap Breton que nous anions à main gauche_, eft 
une grande Isle en forme triangulaire d'enuiron 80. ou 
1 00 . lieues de circuit^ terre haute esleuée qui me repre- 
fentoit l'Angleterre felon qu'elle fe prefente à mon 
obied pendant les quatre iours que pour caufe des 
vents contraires nous louuiafmes contre lacofte . Neant- 
moins on m'a afleuré qu'il y a en icelle nombre de 
montagnes fort hautes^ & des precipices fort affreux, 
& que la terre y eft partout couuerte de toutes fortes 
d'arbres propres à baftir, & de fort bons Ports pour 
les Nauires_, mais ce qui me fembloit fort aduantageux 
pour la conferuation du pays, & le Golfe S. Laurens, 
eft un Tertre pozé à la pointe du Cap qui regardel'Isle 
S. Paul. Il eft de forme quarrée, fortesleué & plat par 
deffus, ayant la mer de trois coftez, & un fofle natu- 
rel qui le fepare de la || terre ferme. Ce lieu femble 141 
auoir efté fait par induftrie humaine, pour y baftir une 



-^ 140 — 

forterelle au deffus qui feroit imprenable_, mais les 
chofes ne fe font qu'auec le temps, il faut penfer aux 
chofes plus necelTaires les premieres, y pafler des fa- 
milles pour cultiuer^ & des Religieux pour trauailler 
à la conuerfion des Sauuages que l'on tient fort fa- 
ges dans leur barbarie^, & fort honneftes & pofez en 
leurconuerfation. Au refte accommodez en leurs vef- 
temens & cheuelure comme les Montagnais & autres 
Sauuages delà Terre neuue. 

Eftans entrez dans le Golfe ou grande baye S. Lau- 
renSj nous trouuames dés le lendemain matin ce tant 
renommé Rocher que Dieu a eftably & pozé au mi- 
lieu de ce Golfe^ pour la retraite d'une infinie multi- 
tude d'oyfeaux de diuerfes efpeces qui le couurent 
partout en telle quantité qu'on nv fçauroit prefque 
pofer le pied , fans marcher fur lefdits oyfeaux_, fur leurs 
nids^ ou fur leurs œufs. 

Cefte volière ainfi eftablie par la diuine prouidence, 
eft esloignée dix-fept ou 18. lieues du Cap Breton^ & 
fous la hauteur d'enuiron 47. degrez Si trois quarts. 
Il eft plat au delTus un peu en talus^ coupé alentour* 
comme une muraille^, de circuit enuiron une petite 
lieuë_, en forme ouale&difficile à monter. Nous auions 
propofé d'y aller quérir des oyfeaux s'il eut fait calme, 
mais la mer un peu trop agitée nous en empefcha & 
142 priua de ce contentement. 

Quand il y fait vent les oyfeaux s'esleuent facile- 
ment de terre_, autrement il y a de certaines efpeces 
qui ne peuuent prefque voler^ & qu'on peut ayfement 
affommerà coup de baftons, comme auoient faits les 
Mattelots d'un autre Nauire, qui auant nous en 



— 141 — 

auoient emplis leur Chalouppe, & plufieurs tonneaux 
de leurs œufs; mais ils y penferent tomber en foiblefle 
pourla puanteur extreme des ordures defdits oyfeaux^ 
me dit un honnefle homme qui eftoit en la compagnie. 

Ces oyfeaux comme il eft croyable, ne viuent que 
de poiflon, & bien qu'ils foientde diuerfes efpeces^ les 
uns plus groSj les autres plus petits, ils ne font pour 
l'ordinaire plufieurs trouppes^ ains comme une ar- 
mée efpailîe volent enfemblement au deffus de l'Isle 
& es enuirons, & ne s'efcartent que pour s'égayer, ef- 
leuer& fe plonger dans la mer. Il y auoit plaifirà les 
voir librement approcher & voler à l'entour de noftre 
vaifteau, & puis fe plonger pour un long temps dans 
l'eau cherchant leur proye. 

Leurs nids font tellement arrangez dans l'Isle felon 
leurs efpeces qu'il n'y a aucune confufion, ains un 
très bel ordre. 

Les grands oyfeaux font arrangez plus proche de 
leurs femblables, & les moins gros ou d'autres efpeces 
auec ceux qui leur conuiennent, & de tous en fi grande 
quantité, qu'à peine le pourroit-on iamais per- |( fua- i43 
der à qui ne l'auroit veu. l'en mangeay d'un que les 
Mattelots appellent Guillaume ou autrement Tan- 
geux, & ceux du pays Apponath, de plumage blanc 
& noir, & gros comme un canard, auec une courte 
queue & de petites aisles qui ne cedoit en bonté à 
aucun gibier que nous ayons par deçà, ce font de 
bons pefcheurs pour les poiflbns, qui "prennent & 
portent fur leurs Isles pour manger. Il y en a d'une 
autre efpece plus petits que les autres & font appeliez 
Godels, mais les plus grands nommez Margaux d'un 



— 142 — 

plumage tres-blanc font en un canton de i'Isle feparez 
des autres_, & très difficilles à prendre pour ce qu'ils 
mordent comme chiens à ce qu'on m'a dit. 

Proche de la mefme Isle, il y en a une autre plus 
petite & prefque de la mefme forme fur laquelle quel- 
qu^uns * de nos Mattelots eftoient montez en un autre 
voyage precedent^ lefquels m'affeurerent y auoir trouué 
fur le bord de la mer des poiflbns fort grands & gros 
comme un bœuf, & qu'ils en tuèrent un de plufieurs 
coups de leurs armes par deflbusle ventre & la gorge, 
ayans auparauant frappé en vain une infinité de coups 
fur les autres parties de fon corps fansl'auoir pu blei- 
fer pour la dureté de fa peau, bien que d'ailleurs il 
foit quafi fans deffence, & û maffif & pefant que l'on 
peut fauter deffus, & le cheualer fans crainte: car il 
ne peut fe plier, & fi il aduance fort peu à caufe que 
fes pieds font faits en nageoires & ne s'appuye que 
144 fur II certain* mognons qu'il a au milieu des iambes 
qui luy font fort courtes, il iette auffi fa tefte de cofté 
& d'autre en marchant, qui fait que de fa dent il peut 
offencer ceux qui nefe tiennent pas alîez derrière. On 
dit qu^il y en a une grande quantité en I'Isle de Sable 
qui eft à quelque 60. lieues dans la mer, & qu'il s'y 
trouue aufïï force taureaux & des vaches que les Ef- 
pagnols y defchargerent en un debris qui leur arriua 
paftant par là, dont nos gens de Lacadie font à prefent 
leur profit. 

Ce poiffon eft appelle par les Efpagnols Maniti, Si 
par d'autres Hippotame, c'eft à dire, cheual de riuiere, 
& pour moy ie le prends pour l'Eléphant de mer: 
car outre qu'il reflemble à une grofle peau enflée, il 



- 14? - 

a encore deux pieds qui font ronds, auec quatre ongles 
faicts comme ceux d'un Elephant; à fes pieds il a 
aufli des aillerons ou nageoires_, aueclefquellesilnage_, 
& les nageoires qu'il a fur les efpaules s'eftendent par 
le milieu iufques à la queue. 

Il eft de poil tel que le loup marin , fçauoir gris, 
brun, & un peu rougeaftre, il a la tefte petite comme 
celle d'un bœuf, mais plus defcharnée, & le poil plus 
gros & rude , ayant deux rangs de dents de chaque 
cofté, entre lefquelles y en a deux en chacune part, 
pendant de la mâchoire fuperieure en bas, de la for- 
me de ceux* d'un ieune Elephant, defquelles cet ani- 
mal s'ayde pour grimper fur les rochers (à caufe de 
ces dents, nos || Mariniers l'appellentla befte à la grand 1 45 
dent). lia les yeux petits, & les oreilles courtes, il eft 
long de vingt pieds, & gros de dix, & eft fi lourd qu'il 
n'eft poftible de plus. La femelle rend fes petits comme 
la vache, sur laterre, aufli a-elle deux mammelles pour 
les allaider : en le mangeant il femble pluftoft chair 
que poiflbn, quand il eft frais, vous diriez que ce fe- 
roit veau : & d'autant qu'il eft des poiftbns ce6lafes, & 
portans beaucoup de lard, nos Bafques & autres Ma- 
riniers en tirent des huiles fort bonnes, comme de la 
Baleine, & ne rancit point *, ny ne fentiamais le vieil; 
il a certaines pierres en la tefte, defquelles on fe fert 
contre les douleurs de la pierre, & contre le mal de 
cofté. On le tuë quand il paift de l'herbe à la riue des 
riuieres ou de la mer, on le prend aufti auec les retz 
quand il eft petit; mais pour la difficulté qu'il y a à 
l'auoir, & le peu de profit que cela apporte, outre les 
hazards & danj^ers où ilfe conuiendroit mettre, cela 



— 144 — 
fai6l qu'on ne fe met pas beaucoup en peine d'en chaf- 
fer. Noftre P. lofeph médit auoir veu les dents de ce- 
luy qui fut pris , & qu'elles efîoient fort groffes & 
longues à proportion. 

Le lendemain nous eufmes laveuë de la montagne, 
que les Matelots ont furnommée Table de Roland, à 
caufe de fa hauteur^ & les diuerfes entre-coupures qui 
font au fommet d'icelle. Puis peu à peu nous appro- 
chafmes des terres iufques à Gafpey_, qui eft eftimé 
fous la hauteur de 48. degrés deux tiers de latitude _, 
où nous pofafmes l'anchre pour quelques iours. Cela 
1^5 nous II fut une grande confolation; car outre la necef- 
fité que nous anions de nous approcher du feu, à 
caufe des humiditez de la mer, l'air de la terre nous 
fembloit merueilleufement fouëf : toute cette baye ef- 
toit tellement pleine de Baleines, qu'à la fin elles nous 
eftoient fort importunes^ & empefchoientnoftre repos 
par leur continuel tracas, &le bruit de leurs efuents. 
Nos Mattelots y pefcherent grande quantité de hou- 
mars^ truites^ macreaux, moluës, & autres diuerfes 
efpeces de poiffons, entre lefquels y en auoit de fort 
laids, qui nous font icy incognus. 

Cette Baye de Gafpey peut auoir à fon entrée trois 
à quatre lieues de largeur, qui fuit à Norroueft enui- 
ron 4. ou 5. lieues, où au bout il y a une riuiere, qui 
va aflez auant dans les terres, où ie penfay aller dans 
une chalouppe auec quelques Mattelots, qui y furent 
quérir une barque qu'on y auoit cachée dés l'année 
précédente. 

Toute cette contrée eft fort montagneufe, haute 
& prefque par tout couuerte de mefchant bois, qui 



— 145 — 

fai6l cognoiftre la fterilité de la terre & qu'on n*en 
pourroit à peine tirer aucun profit. Il y a feulement 
un petit iardin deuant la rade, en lieu un peu esleué_, 
que les Mattelots cultiuent quand ils font là arriuez, 
&y fement de l'ozeille & autres petites herbes, qui 
leur feruent à faire du potage, en faifant leur pefche 
& la feicherie de moluës fur le gallay. 

Ce qu'il y a de plus commode & confolatif après la 
pefche & la chafre_,qui y eft médiocrement bonne, eft • 
un beau ruifleau d'eau douce, || très-bonne à boire, 147 
qui fe defcharge au port dans la grand mer, de deflus 
les hautes montagnes qui font à roppofite,fur lefom- 
met defquelles me promenant par fois, pour contem- 
pler de l'autre cofté l'embouchure du grand fleuue S. 
Laurens, par où nous dénions pafl^er pour Tadouflac, 
i'y vis quelques lapins & perdrix , comme celles que 
i'ay veuës du * depuis dans le païs des Hurons : & 
comme ie defirois m'employer toufiours à quelque 
chofe de pieux & qui me fournit d'un renouuellement 
de ferueuràla pourfuite de mon defïein, ne pouuans 
planter d'autres Croix, l'en grauois auec la pointe d'un 
coufteau dans l'efcorce des plus grands arbres, auec 
des noms de Iesus, pour marque que nous prenions 
poffeffion de cefte terre au nom de lefus-Chrift noftre 
Maiftre , ou le feul & vray Dieu feroit dorefnauant 
adoré. 

Nos gens ayans mis ordre à toutes leurs affaires & 
difpofé un grand efchafaut pour la pefche de la moluë 
qu'ils auoient hautement pris fur un particulier pef- 
cheur arriué le premier, ils lailTerent noftre Nauire 
au port pour leur feruir, & nous embarquâmes dans 

10 



— 146 — 

une pinace nommée la Magdelaine pour TadoufTac , 
mais le vent & la marée nous furent tellement con- 
traires, que nous fufmes trois iours à pouuoir doubler 
le Cap_, & puis le temps fe remit au beau, nous donna 
moyen de ranger toufiours la cofte à main gauche_, & 
en fuitte les monts noftre Dame_, qui contiennent en- 
uiron vingt cinq lieues delongueur^ pour lors encore 
en partie couuerts de neige, bien qu'il n'y en eut 
148 II plus par tout ailleurs. 

Or les Mattelots qui ne demandent ordinaire- 
ment qu'à rire & fe recreer_, pour adoucir & charmer 
aucunement les trauaux qu'ils fouffrent en voyageant, 
font icy des ceremonies dignes de leur efprit à l'en- 
droit des nouueaux venus, & lefquelles les Religieux 
n'ont encore pu abolir. Un d'entr'eux contrefai6l le 
Preftre_, qui feint de les confeffer en marmotans quel- 
que* mots entre fes dents, puis les baptize à fa mode 
en leur verfant fur la tefle une grande platée d'eau 
frefche^ les prefche_, les exhorte & leur fai6l tant de 
mal que pour en eftre bien tort quitte^ ils font con- 
traints de fe rachepter de quelque bouteille de vin, 
ou d'eau de vie, à difcretion. Que fi on penfe faire le 
rétif on empire d'autant fon marché, car cinq ou fix 
Mattelots empoignent le galant, & le plongent la 
tefle la premiere dans un grand bacquet plein d'eau, 
comme ie vis faire à un grand garçon, qui ne vouloit 
obeïr à la loy, laquelle porte , que comme le tout fe 
fai£l felon leur couflume ancienne & par recreation, 
ils ne veulent pas qu'aucun fedefdaigne de paffer par 
icelle, ains gayement & de bonne volonté s'y fouf- 
mettre, i'entends les perfonnes feculiers & de medio- 



/ 



- 147 — 

ere condition aufquels feuls on fai6l obferuer la loy. 

L'Isle d'Anticosly, où l'on tient qu'il y a des ours 
blancs monftrueufement grands & qui deuorent les 
hommes comme en NorueguejCftlongued'enuiron 35 . 
ou 40. lieuës_, fous la hauteur de 5o. degrez. Nous l'a- 
uions à main droi6le_, qui eft au Nordeft de Gafpey^ 
& en II fuitte des terres plates couuertesde fapinieres 149 
& autres petits bois^ iufques à la rade de TadoufTac. 

Cette Isle auec le Cap Gafpey oppofite_, font l'em-. 
bouchure de cet admirable fleuue^ que nous appel- 
ions de fain6l Laurens_, admirable en ce qu'il eft l'un 
des plus beaux fleuues du monde^ ancien & non pas 
du nouueau où il y en a encores de plus grande ef- 
tenduë felon que nous en apprend l'hiftoire & les 
perfonnes qui ont grandement voyagé en ce païs_, qui 
nous ont efté de long-temps incognus. l'ay veu & 
parlé à des ieunes hommes dans les contrées Cana- 
diennes_, qui m'ont afteuré auoir voyagé aux Molu- 
ques & vers les Antipodes^ & n'y auoir veu aucune 
Riuiere comparable à celle du Canada_, donc celles du 
nouueau monde font les plus, grandes du monde ^ & 
celle de fain6l Laurens la plus grande du Canada. 

Il a à fon entrée à ce qu'on peut iuger_, prés de 25. 
à 3o. lieues de largeur^ plus de deux cens braflées de 
profondeur^ & plus de 800. lieues de cognoiffance^ & 
au bout de 400. lieuës_, elle eft encore auffi large que 
les plus grands fleuues que nous ayons dans l'Europe^ 
remplie (par endroits) d' Isles & de Rochers innume- 
rableSj & pour moy ie peux afleurer que l'endroit le 
plus eftroi6t que i'ay veu paffe la largeur de 3 ou 4 
fois la riuiere de Seine^ & ne penfe point me tromper: 



— 148 — 

mais ce qui eft plus admirable _, quelqu'uns * tien- 
nent que cette riuiere prend fon origine de l'un des 
lacSj qui fe rencontrent au fil de fon courant, ce que 
ie ne puis comprendre & n'y a point d'apparence. 
i5o II MaispourlelacdeSkekaneronons_, ilacemefem- 
ble deux defcharges oppofites^ l'une qui produit une 
grande riuiere_, qui fe va rendre dans le grand Lac des 
HuronSj & l'autre beaucoup plus petite,, qui prend 
fon cours du cofté de Kebec^ & fe perd dans un Lac 
qu'elle rencontre à 7. ou 8. lieues de fa fource. Ce 
fut par ce chemin là que mes Saunages me ramenè- 
rent des Hurons pour retrouuer noftre grand fleuue 
des Algoumequins, qui conduit par les Sauts à Kebec. 



Du port de Tadoiijfac , & de la riuiere du Sague- 
nay. Village de Canadiens. Infolence des Sauna- 
ges dans nojîre barque. De Vlsle aux alloûettes. 
MarJ'ouins blancs. Cap de tourmente y & du Saut 
appelle de Montmorency. 

Chapitre IIIL 

Continuans noftre route^ nous paftames deuant le 
Bic, c'eft une montagne fort haute & pointue, qui pa- 
roift pardefl'us toutes les autres & qu'on defcouure en 
beau temps de plus de dix à quinze lieues loin. De 
là nous allâmes pofer l'anchre à la rade de Tadouflac, 
i5i qui eft à une lieuë du port^ & prés de 80. ou cent || 
lieues de l'embouchure de la riuiere, puis le lendemain 



— 149 — 

matin à la faueur de la marée nous doublafmes la pointe 
aux vaches &entrafmes au port^ qui eft iufquesoù peu- 
uent aller les grands vaifleaux, où on tient des barques 
& chalouppes exprès pour les defcharger & porter le 
tout à Kebec, où il y a de là encor enuiron 40. ou 5o. 
lieues par la riuiere, car d'y penfer aller par terre c'eft 
ce qui ne fe peut efperer, ou du moins femble il im- 
poflible, pour eftre le pays tout remply de hautes 
montagnes^ rochers & precipices efpouuentables. 

Ce lieu de Tadouffac eft, comme une ance de terre 
à l'entrée de la riuiere du Saguenay, où il y a une 
marée fort eftrange pour fa vitefle, où quelquefois il 
vient des vents impétueux, qui ameinent de grandes 
froidures : c'eft pourquoy il y fait plus de froid qu'en 
plufieurs autres lieux plusesloignezdu Soleil de quel- 
que degré. 

Ce port (fous la hauteur de 48. degrez deux tiers) 
eft petit, & n'y pourroit* qu'enuiron 20. ou 25. vaif- 
feaux au plus, la grand riuiere en ceft endroit a de 
large enuiron 6. à 7. lieues, il y a de l'eau aflez, & 
eft à l'abry de la riuiere du Saguenay, & d'une pe- 
tite Isle de rochers, qui eft prefque coupée de la mer, 
le refte font montagnes hautes esleuées où il y a peu 
de terre, mais force rochers & fables remplis de bois, 
comme fapins & bouleaux, puis une petite prairie & 
une foreft aflez aggreable, mais de petite eftenduë. 

Tout ioignantla petite Isle de rochers à main droi6le 
tirant à Kebec, eft la très-belle & pro- || fonde riuiere 1 52 
du Saguenay, bordée de deux coftez de hautes, fte- 
riles & affreufes montagnes, parmy lefquelles habi- 
tent les Etechemins en aflez petit nombre, pour auoir 



— i5o — 

efté prefque tous tuez en diuerfes guerres & rencon- 
tresj qu'ils ont eues avec les Canadiens deuant lef- 
quels ils n'ozent* plus paroiftre à prefent^ & fe tien- 
nent cachez. 

Cefte riuiere eft d'une profondeur incroyable,, comme 
de 1 5o. à 200. bradées^ & contient demi lieuë de large 
en des endroits^ & un quart en fon entrée^ où il y a 
un courant fi grand, qu'il eft trois quarts de marée 
couru dedans la riuiere qu'elle porte encore dehors : 
c'eft ce qui fai6l grandement appréhender^ ou qae fon 
courant ne reiette & empefche d'entrer au port , ou 
que la forte marée n'entraifne dans la riuiere, comme 
il eft une fois arriué au fieur du Pont graué*, lequel 
s'y penfa perdre à ce qu'il nous dit, pour ce qu'il n'y pu 
prendre fonds, ny ne fçauoit comment en fortir^ car 
fes anchres ne luy purent feruir^ ny toutes les induf- 
tries humaines, il n'y eut que la feule affiftance parti- 
culière de Dieu^ qui le fauua & empefcha de fe brifer 
contre les montagnes & rochers. 

Entre le port & la rade^ au lieu appelle la pointe 
aux vaches, eftoit drefte au haut d'une terre esleuée 
un village de Canadiens, fortifié de fortes palliftades 
pour la crainte de leurs ennemis qui tenoient la cam- 
pagne. Pendant que noftre Nauire eftoit là, attendant 
le vent & la marée propre pour entrer au portj iedef- 
cendis à terre, pour vifiter ce village, & entray partout 
1 53 11 dans les Cabanes des Sauuages lefquels ie trouuois 
afTez courtois pour n'auoir rien appris de noftre cour- 
toiile^ & m'afl'eant auprès d'eux ie prenois plaifir à 
leurs petites façons de faire, & à voir trauailler les 
femmes^ les unes à matachier & peinturer leurs robes 



— i5i — 

& les autres à coudre leurs efcuellesd'efcorces, & faire 
plufieurs autres petites ioliuetez auec des pointes de 
porcs efpics, teintes en rouge cramoify que ie trouuois 
admirables. 

A la vérité ie trouuay leur manger de fort mau- 
uaife grace & defgoutant iufques au dernier pointy 
comme n'eftant accouftumé à ces mets fauuages_, quoy 
que leur courtoifie & ciuilité non fauuage m'en offrit^ 
comme auffi d'un peu d'eau de riuiere à boire^ qui 
eftoit là dans un chaudron fort mal net, de quoy ie 
les remerciay humblement^ car outre que ie n'auois 
point de foif ^ il n'y auoit guère d'appétit à une eau 
û mal nette, bien que le Saunage qui n'auoit autre 
chofe à me prefenter^ ne fut guère content de mon 
refus_, non plus que moy de ne le pouuoir contenter. 
le demande neantmoins pardon à noftre Seigneur de 
ne l'auoir pas fatisfait, & confelfe mon peu de morti- 
fication en une chofe ou on penfoit m'obliger & tef- 
moigner delà beneuolence. 

Toutes mes vifites faites, ie m'en allay au port par 
le chemin de la foreft auec quelques François que i'a- 
uois de compagnie : mais à peine y fufmes nous ar- 
riuez & entrez || dans noftre barque, qu'il penfa nous 04 
y arriuer une difgrace. Ce fut que le principal Capi- 
taine des Saunages nommé la Foriere, eftant venu 
nous voir dans noftre barque & peu content du petit 
prefent de figues que noftre Capitaine luy auoit fait, 
au fortir du vaiffeau les ietta dans la riuiere par def- 
pit, & aduifa fes Saunages d'entrer, tous fil à fil dans 
noftre barque^ & d'en emporter toutes les marchan- 
difes qui leur faifoient befoin, & de les payer à leur 



— l52 — 

volonté^ fans fe foucier du mefcontentementdes Fran- 
cois, puis qu'on ne I'auoit pas contenté. 

Ils y entrèrent donc tous auec tant d'infoîence & 
de brauade^ qu'ayans eux-mefmes ouuerts les coutils 
& tiré hors de deffous les tillacs ce qu'ils voulurent_, 
ils n'en donnèrent pour lors de pelleteries qu'à leur 
volonté^ fans que perfonne leur ofaft contredire ny 
refifter. Le mal pour nous fut^ d'y en auoir lailTé en- 
trer trop à la fois, veu le peu de gens que nous ref- 
tions^ car nous n'y eftions pour lors que fix ou fept, 
le refte de l'équipage ayant efté enuoyé ailleurs pour 
affaires^ c'eft ce qui fit filer doux à nos gens_, & les 
laifTer faire de peur d'eftre aflommez ou iettez dans 
la riuiere comme ils en cherchoient l'occafion^ û tant 
foit peu on les eut voulu mal traiter. 

Le foir tout noftre equipage eflant de retour ^ les 
Saunages ayans crainte^ ou marris du tort qu'ils 
auoient fait aux François^ tindrent confeil & adui- 
i55 ferent entr'eux/ en || quoy & de combien ils les pou- 
uoient auoir trompez^ & s'eftans cottifez apportèrent 
autant de pelleteries & plus que ne valoit leur lar- 
recin & toute la fraude qu'ils auoient faite^ ce que 
l'on receut auec promeffe d'oublier tout le pafle, & de 
continuer toufiours dans l'amitié ancienne^ & pour 
alTeurance de paix on tira deux volées de canon, & 
puis on leur fit boire un peu de vin_, ce qui les con- 
tenta fort, & nous encor plus : car à dire vray, on 
craint plus de mefcontenter les Saunages (àcaufedes 
pelleteries) qu'ils n'ont d'ofîencer les François. 

Ce Capitaine Saunage m'importuna fort pour auoir 
noftre Chapelet & la Croix qu'il appelloit lefus, & me 



— i53 — 

faifoit ligne qu'il leporteroit à fon col^ mais n'en ayant 
point d'autre il me le fallut refufer à mon grand re- 
gretj car ce bon homme me tefmoignoit affez d'ami- 
tié^ & femble* quelque deuotion à cette Croix^ de la- 
quelle ie ne me pouuois deffaire qu'en me priuant 
d'un obiet qui me confoloit fort parmy mes autres 
Croix. 

Pendant que nous fufmes là^ on pefcha grande 
quantité de harangs & des petits ourfms que nous 
amaffions fur le bord de la riuiere & les mangions 
en guife d'huiftres. Ce font poiffons ou petites huif- 
tres iaunes & rougeatres enfermées dans une efcaille 
affez tendre^ prefque rouge & bleue ayant des poin- 
tes comme un gros marron enfermé dans fa coque 
verte. 

Quelqu'uns croyent en noftre Europe que || le ha- i56 
rang frais meurt à l'inftant qu'il fort de fon element, 
mais ils fe trompent,, car l'en ay veu fauter vifs fur 
le tillac un affez long-temps & mouroient. Les loups 
marins fe gorgeoient aulTi par fois en nos filets de 
harangs que nous y prenions^ fans les en pouuoir 
empefcher^ & eftoient fi fins & rufez qu'ils fortoient 
leurs telles hors de l'eau pour fe donner garde d'eftre 
furpris, & voir de quel collé eftoient les pefcheurs, 
puis rentroient dans l'eau^ & pendant la nui6l nous 
oyons fouuent leurs voix_, qui reffembloient prefque 
à celles des chats-huants^ chofe contraire à l'opinion 
de ceux qui ont dit & efcrit^ que les poiffons n'a- 
uoient point de voix. 

A une petite lieuë de là fur le chemin de Kebec, 
elt l'Isleaux allouettes, ainfi nommée pour le nombre 



— 1 54 — 

infiny qui s'y en trouue tous les ans^ enuiron le mois 
de Septembre_, comme d'autres fortes de gibiers & co- 
quillages. L'on me donna l'une de fes alloûettes en 
vie laquelle auoit fon petit capuce en tefte comme 
celles d'icy_, mais elle eftoit un peu plus petite,, & de 
plumage plus grifade & releué, elles font d'un mefme 
manger que les noftres^ & ne different en rien au 
gouft comme i'ay peu fçauoir par le grand nombre 
qui s'en eft mangé là durant que i'y eftois. 

Cette Isle n'eft prefque couuerte que de fable^ qui 

fait que l'on en tuë un grand nombre^ car donnant à 

fleur de terre, le fable en tuë plus que ne fait la pou- 

157 dre de plomb, || tefmoin celuy qui en tua trois cens 

& plus d'un feul coup d'arquebuze. 

Proche de là eft l'Isle aux Heures, ainfi nommée 
pour y en auoir efté pris au commencement qu'elle 
fut defcouuerte, mais à préfent ils y font bien rares. 
Sur ce mefme chemin de Kebec, nous trouuâmes auffî 
en diuers endroits plufieurs grandes trouppes de 
marfoins, blancs comme neige par tout le corps, 
lefquels proches les uns des autres, fe iotioient , & fe 
fousleuans hors de l'eau, monftroient enfemblement 
une partie de leurs grands corps, qui me fembloient 
gros quatre fois comme les noirs, & à caufe de cette pe- 
fanteur & que ce poilfon n'eft bon que pour en tirer 
de l'huile, l'on ne s'amufe point à cette pefcherie. Par 
tout ailleurs nous n'en auons point veu dé blancs ny 
de fi gros; car ceux de la mer font noirs, & bons à 
manger, & beaucoup plus petits. 

Il y a auffî en chemin des échos admirables qui 
répètent tellement les paroles, & fi diftindement 



— i55 — 

qu'ils n'en obmettent une feule fyllabe^ & diriez pro- 
prement que ce foient perfonnes qui contrefont ou ré- 
pètent tout ce que vous dites & proferez. 

Il nous eft arriué aucunefois que noftre pinace ap- 
pellee la Realle_, demeuroit à fee de baffe mer^ & fal- 
loit que nous attendiiïions la marée pour nous re- 
mettre fur pieds^ qui eftoit caufe que nous auancions 
û peu_, & puis les Mattelots non plus que ceux qui 
gouuernoient fe foucioient affez peu d'arriuer || fi i58 
toft à Kebec où ils n'y trouuoient pas mieux leur 
compte que là. 

Nous paffames ioigpant l'Isle aux Coudres^ la- 
quelle peut contenir enuiron une lieuë & demie de 
long_, où on tient qu'il y a quantité de lapins, per- 
drix & autre gibier en faifon^ elle eft quelque peu ef- 
leuée par le milieu_, de forme prefque fur-ouale & 
baiffe tout autour^ ie la trouuois affez agréable à caufe 
des bois dont elle eft couuerte, diftante de la terre du 
Nord d'enuiron demie lieuë^ qui eft la largeur d'un 
des bras de la riuiere. 

De l'Isle aux Coudres, coftoyans la terre_, nous fuf- 
mes au Cap de Tourmente^ diftant de Kebec 7. ou 8. 
lieues: il eft ainfi nommé d'autant que pour peu qu'il 
faffe de vent^ la mer s'y esleue comme fi elle eftoit 
pleine. En ce lieu l'eau commence à eftre douce_, & 
les terres & prairies y font affez bonnes & capables 
d'une bonne habitation pour du beftail, à faute de la- 
quelle^ de mon temps_, les hyuernans de Kebec y al- 
loientamaffer le foin pour le beftail de l'habitation. 
A deux lieues de là nous trouuafmes l'Isle Dorleans 
qui peut auoir enuiron cinq ou fix lieues de longueur 



— i56 — 

en plufieurs Isles qu'elle comprend, esloignée d'une 
bonne grande lieuë de Kebec. 

Ces Isles font belles & agréables pour la diuerfité 
des bois_, prairies_, vignes, & noyers qu'il y a en quel- 
ques endroits^ puis pour le plaifir de la chafTe,, & du 
gibier qu'il y a en abondance_, de manière que l'on 
i59 peut dire à || bon droit que c'eft icy le commencement 
du beau & bon pays^ de la grande riuiere : car en tout 
le deçà on ne trouue qu'un très -panure & mierable 
pays, fec_, fterile^ montagneux & plein de rochers^ à 
la refer ue du Cap Breton. 

Au bout de l'Isle du cofté du Nord une lieuë & de- 
mie de KebeCj il y a un Saut ou cheute d'eau appelle 
de Montmorency_, qui tombe auec grand bruit & im- 
petuofité de 20. ou 25. braffes de haut dans le fleuue 
qui le reçoit d'une riuiere venant des montagnes que 
l'on voit dans les terres^ mais esloignée de plufieurs 
lieux. * Comme c'eftoit le premier que nous trouuames 
ie l'admirois & regardois fouuent pendant qu'un doux 
zephir enflant fauorablement nos voiles nous portoit 
à Kebec^ où nous arriuames la veille de S. Pierre & 
S. Paul fur les cinq heures du foir en très bonne 
fanté & affez bien mouillez d'une pluye qui nous 
tomboit du Ciel_, dequoy nous louâmes Dieu & pri- 
mes port au lieu accouftumé. 



t57- 



Il De Kebec. Demeure des Recoîleâs. Du peu de i6o 
pro grés que les Francois y ont faiâs pour le 
temporel^ & la cauje qui a retardé la conuerfion 
des Sauuages. 

Chapitre V. 

Ayans pofé l'anchre , & mis ordre à ce qui nous con- 
cernoit^ nous defcendifmes à terre_, faluames les Chefs 
de l'habitation qui nous eftoient venu receuoir au 
Port^ & nous entrâmes dans la Chapelle _, où nous 
rendîmes a6lions de grace à noftre Seigneur de fa di- 
uine aiïiftancej & en fuitte pouffez d'un defir extreme 
de voir nos Frères dans leur petit Conuent_, nous pen- 
fames prendre congé du fieur de Champlain pour 
nous y rendre au pluflofl, mais fa charité ^ outre les 
pluyes continuelles & l'obfcuritédu temps^ nous en 
empefcherent, & nous retint à coucher iufques au 
lendemain matin que nous y fufmes conduits par un 
des Matelots de l'habitation. 

Il fembloit que cette affection nous eut faid naiftre 
des aisles aux pieds tant nous allions vifte, & ne 
penfions défia plus à tous nos maux paffez. Mon 
DieUj il * bien vray, voftre ioug eft doux & fuaue à 
ceux qui ont bonne volonté, & n'eft pénible qu'à ceux 

Il qui n'ont point d'affeétion pourvoftre feruice. Nous i6i 
trouuames tous nos Religieux en très-bonne fanté 
Dieu mercy, lefquels tres-ioyeux de noftre venuë_, & 
nous au réciproque de leur bonne difpofition^ après 
le Te DeurUj & les actions de graces accouftumées 



— i58 — 

rendues à noftre Sauueur dans noftre Chapelle, nous 
receumes la chanté & bon accueil que nous pouuions 
efperer de fi bons Religieux^ difcourumes de noftre 
voyage_, & en quelle contrée nous pourrions dauan- 
tage auancer la gloire de noftre Seigneur,, après quoy 
nous primes refolation le P. lofeph, le P. Nicolas & 
moy de paffer aux Hurons^ comme au meilleur en- 
droit & où il y auoit plus à profiter pourfon feruice. 
Et en attendant que les barques montaflent à la 
Traide^ ie confideroy tous les enuirons de noftre pe- 
tit Conuentj & la maifon de Kebec, baftie fur le bord 
d'un deftroit du fleuue fain6l Laurens^ qui n'a en cet 
endroit qu'enuiron une petite demie lieuë de largeur, 
au pied d'une montagne^ au fommet de laquelle eft le 
petit fort de bois bafty pour la deffence du païs. Cefte 
maifon de Kebec eft à prefent un afl'ez beau logis, en- 
uironné d'une muraille en quarré^ auec deux petites 
tourelles aux coins d'enhaut que l'on y a faites de- 
puis peu pour la feureté du lieu, mais au bout du 
compte il eft très-facile de prendre le fort & la maifon 
fans canon, car il n'y a rampars ny murailles^ qui 
vous puilfe empefcher d'emporter le tout à coups de 
main. 

Il y a un autre logis au deffus de la terre haute en 
162 lieu fort commode, qui y a efté bafty par le || deffunfl 
Hebertj où fa femme & fes enfans nourriflent quantité 
de beftail^ qu'il y auoit faift pafler de France. Ils ont 
auflî un grand defert ioignant leur maifon^ auquel 
ils font tous les ans quantité de bled d'Inde & des 
pois, qui fe trai6tent par après aux Saunages pour des 
pelleteries. le vis un ieune pommier, qui auoit efté 



— iSq — 

apporté de Normandie^ chargé de fort belles pommes_, 
& des jeunes plantes de vignes^ qui y eftoient très- 
belles^ & tout plein d'autres petites chofes , qui tef- 
moignoient la bonté de la terre. 

Noftre petit Conuent confacré en l'honneur de 
Dieu & de Noftre Dame des Anges _, eft à demi lieuë 
de là_, en un tres-bel endroit^ & autant agréable qu'il 
s'en puifTe trouuer^ bafty fur une petite riuiere, que 
nous appelions de S. Charles^ & les Montagnais Ca- 
birecoubat^ à raifon qu'elle tourne & faiél plufieurs 
pointes _, par laquelle les barques peuuent aller de 
pleine mer iufqu'au premier Saut^ affez esloigné au 
delà de noftre Conuent _, & les Chalouppes en toutes 
faifons. En baffe mer, il y a un bon iet de pierre de 
noftre maifon à la riuiere, mais au flux de pleine 
Lune_, le chemin en eft racourcy, car elle s'enfle de 
plus de 1 5 . pieds de hauteur, & s'eftend par confequent 
au large. l'ay admiré l'inftindt naturel de quelques 
petits cochonets (fauf refpe6t) que l'on nourriffoit 
proche de là_, lefquels auoient une parfaire cognoif- 
fance des flux & reflux^ car quand ils vouloient paf- 
fer dans la prairie ils attendoient fur le bord de l'eau 
que la marée fut baffe^ puis paffoient, & deflrant re- 
II tourner à la maifon (carperfonne n'en prenoitfoin i63 
& fe conduifoient d'eux mefmes)ilsvenoient de mef- 
me fe rendre fur le bord de l'eau^ & repaffoient après 
le reflux, & non iamais au flux_, pluftoft ils atten- 
doient là de pied coy tous enfemble la plus bafle eauë. 
Puis que ie vous ay parlé de ces petits animaux il 
faut que ie vous die encor ce petit mot en general, 
qu'ils font fociables & veulent compagnie. Après que 



— i6o — 

tous euffent efté mangé un excepté_, cet un ayant 
perdu fes compagnons _, s'acofta d'une afneflCj qui 
auoit perdu fon afnon_, & viuoit vagabonde parmy les 
bois tout l'Efté_, tantoft vers Kebec, puis vers noftre 
Conuent, fansauoirde retraiéte^ qu'au fort des neiges, 
que nos Religieux la referroient dans une petite ef- 
table. Ces panures beftes bien diflemblables^ & d'ef- 
peces bien différentes prirent telle amitié par enfem- 
bles^ que depuis iamais elles ne fe feparerent^ û vous 
en vovez l'une vous eftiez afleuré de voir l'autre à 
trois pas de là : i'en ay moy mefme veu faire des ga- 
geures auec de nouueaux venus^ qui l'ont admiré 
auec moy, & confeffé que nous fommes bien mife- 
rables nous autres, de nous entre-quereller & viure en 
difcorde, tandis que les animaux moins femblables_, 
s'alTocient & viuent en paix, tefmoin la chate qui en 
l'an 1634. alai6ta deux fourisau Royaume deNaple^ 
fi l'hiftoire que j'en ay leu eft veritable. 

Noftre petite riuiere_, que l'appelle petite en com- 
paraifon de la grande^ produit une douce manne aux 
164 SauuageSj du bon poilTon & l'an- || guille en Au- 
tomne_, de laquelle ils font fecherie pour leur proui- 
fion d'Hyuer^ pendant que les neiges groffiflent pour 
l'Eslan. Les petites prairies qui la bordent font ef- 
maillées enEfté de plufieurs belles fleurs^ particulière- 
ment de celles que pour eftre tres-rouges & efcla- 
tanteSj nous auons furnommées Cardinales, & des 
Matagnons_, qui portent quantité de fleurs en une tige, 
qui a prés de fix^ fept à huid pieds de haut, def- 
quelles les Saunages mangent l'oignon cuit fous la 
cendre_, ou en fagamité. Nous en anions apporté un 



— i6i — 

plain baril en France^ auec des plantes de Cardinales, 
comme fleurs rares & rauiffantes , mais elles n'y ont 
point proffité, ny paruenuës à la perfection qu'elles 
ont dans leur propre climat, & à la fin nous font man- 
quées. 

Noflre iardin eft auffi très -beau & d'un bon fond 
de terre, car les plantes de vignes, toutes nos her- 
bes & racines y viennent très-bien, & mieux qu'en 
beaucoup de iardins que nous auons en France, & 
n'eftoit le nombre infiny de moufquites & confins, 
qui s'y relrouuent comme en tout autre endroit du 
Canada pendant l'Efté^ ie ne fçay fi on pourroit ren- 
contrer un meilleur & plus agréable feiour, car outre 
la beauté & la bonté de la contrée auec le bon air, 
noftre logis eft fort commode en ce qu'il contient, ref- 
fembant * neantmoins, pluftoft une maifon de No- 
blefle des champs, que non pas à un Monaftere de 
frères Mineurs, ayant efté contraints de le baftir de 
la forte, tant à caufe de noftre pauureté , que pour fe 
fortifier en tout cas, || contre les Saunages, s'ils vou- i65 
loient nous offencer, ou voiler nos ornemens. 

Le corps de logis eft au milieu de la court comme 
un donjon, puis les courtines &rampars faits de bois, 
auec quatre petits baftions de mefme eftoffe, aux qua- 
tre coins, esleuez enuiron de ii. ou i5. pieds de raiz 
dechauftée, fur lefquels nos Religieux ont drefle des 
petits iardins à fleurs & àfallades, d'où ils peuuent al- 
ler à noftre Chappelle baftie de pierres, au deft'us de 
lamaiftrefte porte du Conuent, enuironné d'un beau 
fofté naturel, qui circuit après tout l'alentour de la 
maifon & du iardin auec le verger, qui eft d'affez 

1 1 



— l62 — 

grande eftenduë tout fermé de palliflades de pieux. 

Nous auons deuant la porte de noftre Conuentune 
autre grande eftendue de terre^ qui nous a elle donnée 
en efchange par le fieur Hébert pour d'autres terres 
que nous anions desfrichées proche de l'habitation. 
Elle s'eftend en longueur depuis noftre Conuent iuf- 
qu'au lieu appelle la Gribane & la prairie, au delà 
d'icelle le long de la riuiere S. Charles. Et en lar- 
geur la longueur de quatre arpens fans comprendre le 
iardin du P. Denis^ contenant un arpent ou enuiron, 
deferté & labouré_, clos& fermé de pallifTades de pieux, 
lituéenuiron le milieu du chemin de noltre Conuent, 
à l'habitation proche une fontaine. 

La quantité de framboiziers qui font aux terres de- 
uant noftre Conuent, y attirent tant de tourterelles 
en lafaifon, que c'eft un plaifir d'y en voir des arbres 
i66 tout couuerts. Les chaffeurs || de l'habitation y vont 
auffi fouuent giboyer & chaffer, comme en untres-bon 
endroit & où ils ont le canart & l'outarde & tout 
plein d'autre gibier, auec l'anguille, qui ne leur 
manque pas en la faifon, dont les Saunages nous 
faifoient quelquefois part. 

Si nos Religieux veulent aller de noftre Conuent 
de Kebec, * ou ceux de Kebec venir chez nous, il y a à 
choifir de chemin, par terre ou par eau, felon le temps 
& la faifon, qui n'eft pas une petite commodité, de 
laquelle les Saunages fe fçauent auffi feruir pour nous 
venir voir, & inftruire auec nous du chemin du Pa- 
radis. 

Tellement que tout bien pris & confideré, tous les 
baftimens de la nouuelle France, ne confiftoient (au 



— i63 — 

temps que i'y eftois) qu'au petit fort, à la maifon des 
marchands J à celle de la vefue d'Hehert, & à noftre 
petit Conuent. Du depuis on en a commencé un pour 
les RR. PP. JefuiteSj & quelques autres baftimens, 
pour d'autres familles_, defquelles ie ne me fuis point 
informé, & ne parle que de ce dequoy ie fuis affeuré^ 
pour ne me point mefprendre. 

. Mais pour ce que beaucoup ont defiré fçauoir la 
propre fituation du païs^ le R. P. le Jeune a fupputé 
de combien le Soleil fe leuoit pluftoft fur l'orifon de 
Paris, que fur celuy de Kebec^ & a trouué , que c'eftoit 
de 6. heures & un peu dauantage^ c'eft à dire qu'à 
Paris^ on a le iour enuiron 6. heures & un quart pluf- 
toft qu'à Kebec : fi bien que quand un Dimanche nous 
contons 5. heures du matin ^ on n'eft encor à Kebec^ 
qu'à 10. heures 3. quarts du Samedy au foir_, & s'ils II 167 
ont à Kebec 8. heures du matin^ nous auons à Paris 
2. heures & i. quart après midy. On tient au (ïi, que ce 
lieu de Kebec eft par les 46. degrez & demy de latitude 
plus Sud que Parisj de prés de 2. degrez^ & en mefme 
paralelle de la ville de la Rochelle^ & nonobftant ces 
approches du Soleil^ quideuroient auoir rendu Kebec 
plus chaud que Paris de ces 2. degrez _, l'Hyuer y eft 
neantmoins plus long & le païs plus froid, à caufede 
fon afîiette & de la difpofition du lieu^ couuert par 
tout de bois & forefts^deplufieurs centaines delieuës 
d'eftenduëSj&ducoftédu Nord enuiron 5. ou 6. lieues 
de nous, d'une grande chaifne de Montagnes _, d'où il 
vient un vent de Nor-oueft qui nous fait prefque tran- 
fir de froid quand il donne,, car il n'y a froid plus cruel 
& infupportable que celuy du vent^ comme nous l'ex- 



— 164 — 

perimentons fouuent^ allans par la campagne auec 
nos pieds nuds_, que i'ay eu gellés plufieurs & diuerfes 
foisj & toufiours en voyageant & obeïffantjCar ces ma- 
ladies là, ne s'aquierent point au coin du feu_, ny en- 
ueloppé dans fa couuerture. 

Nous habitons auffi les bords de 2. fleuues_, dont 
l'un efl: eftimé incomparablement plus grand qu'au- 
cun qui foiten l'Europe, & l'autre efl fouuent glacé ^ & 
tout geléj voyla (comme on dit) les vrayes caufes & 
alimens du froid qui fe pourront amender en decou- 
urant terres & habitans le païs_, car les bois qui en- 
gendrent les frimas & les gelées^ diminuans^ dimi- 
nueront les froidSj comme il fe voit par experience en 
la maifon de la dame Hebert_, où les terres font pluf- 
toft defchargées de neiges & le froid moindre _, qu'à 
168 celles II de noftre Conuentplus referrez dans les bois. 

Quelques particuliers mal affectionnés ont eu fort 
bonne grace de dire, que les Religieux y ont bien peu 
aduancé pour le fpirituel, ie voudrois bien voir qu'ils 
y euffent plus faicl pour le temporel^ car au contraire 
que nous leurs ayons nuis, il nous defplaifoit aiïez de 
voir que toutes leurs plus grandes merueilles fefont 
toufiours paffées en parolles & promeffes, & prefque 
point d'effe6t, iufque là, que les anciennes focietez 
depuis plus de vingt années en ça qu'ils ont pofledé le 
pais pour l'habiter & faire valoir, n'y ont pas enfemen- 
cé un feul arpent de terre. Il n'y a eu que nos Religieux 
pour efprouuer la terre, & la feulle & unique famille 
Hébert qui y a faicl trauailler, tellement que fi on eut 
manqué une feule année d'y porter des vivres de 
France tous les François de l'habitation euffent pery 



— i65 — 

de faim, comme il penfa arriuer lorfque les Anglois 
s'en rendirent maiftres^ auquel temps ceux qui com- 
mandoient à Kebec , eulTent bien defiré nous faire 
fouffrir les premiers^ & tirer fi peu de bled d'Inde qui 
nous reftoit de noftre iardin^ après en auoir fai6t de 
bonnes aumofnes aux plus necefTiteux, & voyla leur 
charité, qui nous vouloit faire porter la peine deue à 
leur negligence & peu de foin. 

Mais fi nous voulons pénétrer plus auant & voir de 
quel genre de deuotion ils fe font portez à la conuer- 
fion des Saunages, nous trouuerons que nous n'auons 
eu aucun plus grand empechemens que de la part 
des FrançoiSj car outre la mauuaife vie de plufieurs, 
la plufpart ne defiroient pas en effe6t^ qu'il s'y fît 
aucune conuer-|| fion tant ils apprehendoient qu'elle 169 
ne diminuât le trafique du caftor, feul & unique but 
de leur voyage. O mon Dieu, le fang me gelle quand 
ie r'entre* en moy-mefme^ & confidere qu'ils faifoient 
plus d'eftat d'un caftor que du falut d'un peuple qui 
vous peut aymer. 

Et l'indeuotion eft arriuée iniques là qu'une per- 
fonné de condition (Catholique de profeiïion) interef- 
féedans le party, nous dit, au P. Nicolas_, & à moy, 
que fi nous penfions rendre les Canadiens & Monta- 
gnais fedentaires proches de nous, comme nous en 
anions le delTein pour les pouuoir commodément inf- 
truire & maintenir dans noftre créance, qu'ils les en 
chafferoient à coups de baflons, & les feroient retirer 
au loin hors de toute cognoifTance de leur traite, & 
voy lacomme nous eflions fauorifez^-Sc quel fecours nous 
pouuions efperer de perfonnes fi peu fentans le bien. 



— i66 — 

Il ell pourtant necelîaire, & toutes les autres na- 
tions Chreftiennes qui ont fubiugué des pais infidelles 
l'ont ainfi pratiqué , que les peuples que l'on veut 
inûruire en la Loy de Dieu^ foient réduits à viure en- 
femble en baftiffans des bourgs^ villes & villages fous 
de bons Chefs _, autrement comment voudroient ils 
qu'on les rendit iamais Chreftiens, les Religieux peu- 
uent-ils toufiours courir auec eux Hyuer & Efté^ les 
bois & les montagnes^ & quelques fois en des pays 
fort esloignez , chargez de leurs ornemens & petites 
170 commoditeZj ce feroit vouloir rendre || les Religieux 
autant Saunages que les Sauuages mefmes_, & s'ils ne 
pourroient iamais longtemps perfeuerer dans cette 
latigue^ ny les Sauuages deuenir gueres autres que 
touliours barbares, les Religieux les venans à quitter_, 
puis que les François mefmesj mieux inftruits & esle- 
uezdansl'Efcoledela Foy,deuiennent Sauuages pour 
fi peu qu'ils viuent auec les Sauuages^ & perdent pref- 
que la forme du Chreftien_, û cela eft^ comme il eft 
vray femblable^ pourquoy voudroit on que l'on ha- 
fardat imprudemment le faint Baptefme à des per- 
fonnes qu'on fçait afleurement (eftans errans comme 
ils font) qu'ils ne pourroient viure en Chreftiens, l'ex- 
périence nous la* fait voir en ce que la plufpart des 
Sauuages que nos Frères ont baptifez en Canada^ & 
puis renuoyez hyuerner entre leurs parens pour y pro- 
fiter, y ont au contraire prefque oublié la pratique du 
ChreftieUj &fuiTent deuenus derechef Sauuages fans 
le foin que l'on a pris de les redreifer: Et c'eft pour- 
quoy ie dis que l'on ne fera iamais grand profit;, fi on 
ne fuit nofirc premier dcflein , qui efi de les rendre 



- .67 - 

lcdentaires_, &y entremeslerparmy eux^ des familles 
de bons & vertueux Catholiques^ pour leur monftrer 
la pratique & l'exemple des chofes qu'ils auront ap- 
priies des Religieux_, & qu'ils ont peine de conceuoir 
en leurefprit, fansceft exemple exercée* des bons fe- 
culiers parmy la mefnagerie. 

C'efl: donc à noftre très grand regret & || defplaifir^ 17^ 
que les chofes n'y ont pas fi heureufement auancées 
comme nos efperances nous promettoient foiblement 
fondées fur des colonies de bons & vertueux Catho- 
liques que les Marchands y deuoient eftablir^ fuiuant 
les promeflfes qu'ils en auoient fait au Roy en prenant 
le traitéj & par ainfi les Peres Recolle6ls ont fait beau- 
coup (n'eftant point affifté & au contraire contrarié) 
d'en auoir baptifé plurieurs_, & difpofé un grand nom- 
bre qui ne demandent qu'un peu de fecours_, à faute 
duquel nous auons efté contraints de différer le faint 
Baptefme de beaucoup , & d'attendre l'afliftance & 
faueur que Meiïieurs les nouueaux affociez nous font 
efperer pour le maintenir & conférer auecfruict. 

Les chofes ne fe font pas trop tard quand elles fe font 
bien. On tient que nos Peres des IndeSj ont employé 
iufques à treize ou quatorze années auant que d'auoir 
pu conuertir le Royaume de Voxu , & qu'on a efté 
prés de 38. ans auant que de rien faire au pays du Bre- 
lil; c'eft le Jardin de Dieu^ duquel les fruits meurif- 
fent en. leur temps, quand ils font arroufez de la bene- 
diction du Très-Haut^ que nous deuons attirer en 
nos âmes par la patience & la perfeuerance, au bien 
encommencé. 



— i68 — 

172 II Du Cap de Viâoire^& comme nous nous achemi- 

nâmes au pays des Hiirons. Du gouuernement 
des Sauuages allans en voyages. Comment ils 
cabanent & tirent du feu de deux petits bajions, 
& des trauaux que nous fouffrimes en chemin. 
Auec Vimportunité des moufquites & confins. 

Chapitre VÏ. 

Après auoir efté rafraîchis par quelques iours auec 
nos frères^ & ioûy de leur douce conuerfation dans 
noftre petit Conuent, nous montâmes auec les barques 
par le mefme fleuue S. Laurens pour la traite du Cap 
de Vi6toire^ d'où il y a de Kebec enuiron cinquante 
lieues. On nous fepara dés l'entre'e chacun dans une 
barque particulière pour y contenir les Mattelots en 
leur deuoir & prendre foin des prières qui fe font foir 
& matin en tous les bords où les Catholiques domi- 
nent, le defagreois allez au Capitaine de mon vaif- 
feau dans ce foin, car eftant de la prétendue _, il eut 
bien defiré ou que nous euffions affilié à fes Pfeaumes_, 
ou que nous fufïions defcendus à la proue, & luy 
auoir le deffus qui elfoitdeu à PEglife^ mais ie ne le 

173 pu trouver bon & tifmes * chacun fa par- || tie à la 
poupe en paix_, & fans diffention^ car hors l'interelt 
de la Religion^ il eftoit honnefte homme ^ accommo- 
dant & coufindu fieurde Caen, lors nolfre Admirai. 

Par tout le chemin nous eûmes la recreation d'une 
tres-bclle veuë, d'un beau paifage^ & la confolation 
d'un temps fort doux^ où nous vimçs les tçrres par 



— 1% — 

tout plattcs_, belles, unies^ un peu fablonneules neant- 
moins couuertes de tres-beaux bois^ la riuiere fort 
poiflbnneufe^ & par tout grande _, large & profonde 
plus qu'aucune de noftre Europe. 

Dans l'entretien de mes penféeSj ilm'arriuoit(d'un 
fi bel obie6l) de grands fouhaits d'y voir des villes & 
villages baftis^ & où l'air & la chaffe font également 
bonnes^ mais ces penfées n'enfantoient en moy que 
des regrets de mon impuilTance . Tous les foirs onpofoit 
l'anchrej& aux heures du iour que les vents nous ef- 
toient contraires on faifoit alte, & pendant ce temps là 
on s'alloit promenerfur la greve^Si dans les bois clairs & 
ouuerts^qui nous eftoientd'unefmguliereconfolation. 

Nous paflames aux trois riuieres que ie contem- 
play curieufement pour eftre un feiour fort agréable 
& charmant. Les François ont nommé ce lieu les 
trois riuiereSj pour ce qu'il fort des terres une aifez 
belle riuiere^ qui fe vient defcharger dans le grand 
fleuuedefainél Laurens par trois principales embou- 
cheureSj caufées par plufieurs petites || Isles qui fe 174 
rencontrent à l'entrée de ce fleuue, & puis nous trou- 
uames le Lac S. Pierre qui contient enuiron fix ou 
fept lieues de longueur & trois ou quatre de large par 
endroits^, & prés de quatre braffes de profondeur_, du- 
quel l'eau eft prefque dormante & fort poiffonneux, 
enuironné de petites collines^ ruiffeaux & petites ri- 
uieres qui s'y defchargent & rendent le lieu agréable 
& plein d'Isles ou Isletes. 

A l'ifluë du LsLCj nous entrâmes peu après au port 
du Cap de Vi61:oire ^ & y pofames l'anchre le iour de 
la fainçle Magdelene enuiron les fix & fept heures 



du foir_, oil defia s'eftoient cabanez le long du riuage^ 
grand nombre de Sauuages de diuerfes Nations pour la 
traite des caftors auec les Francois. Cette contrée eft 
tres-belle & autant plaifante qu'aucune qui foit en 
tout le Canada^ iufques à la riuiere des prairies_, d'où 
il y a d'icy enuiron douze lieues, & de Kebec plus de 
foixante. On voit du port fix ou fept Isles toutes de 
frontj couuertes de beaux arbres d'une égale hauteur, 
quicouurent le Lac S. Pierre & la riuiere des Ignier- 
honons (nation Hyroquoife) qui fedefcharge icy dans 
le grand fleuue_, vis à vis du port, beau,, large & fort 
fpacieux. 

La traite eftant faite & les Hurons prefts a partir, 
nous les abordâmes en la compagnie du fieur de Caen 
general de la flotte, lequel nous fit accepter chacun 
pour un canot moyennant quelque petit prefent de 
175 haches, || coufteaux, & canons ou petits tuiaux de 
verre qu'on leur donna pour noftre defpence. Toute 
la difficulté fut de nous voir fans armes qu'ils eulTent 
defiré en nous pluftoft que toute autre chofe , pour 
guerroyer leurs ennemis, mais comme les efpées &les 
moufquets n'eftoient pas de noftre gibier, nous leur 
lifmes dire par le Truchement que nos armes eftoient 
fpirituelles , auec lefquelles nous les inftruirions & 
conferuerions à l'encontre de leurs ennemis moyen- 
nant la grace de Dieu, & que s'ils vouloient croire 
nos confeils, les Diables mefmes ne leur pourroient 
plus nuire: Cette refponfe les contenta fort, & nous 
eurent dans une très haute eftime, tenans à faueur de 
nous auoir comme nous de les accompagner & de 
fcruiren une fi belle occafion. 



— IJI — 

Le voyage de la France icy, nous auoit efté bien 
pénible, mais fans comparaifon celuy que nous al- 
lions entreprendre quoy que plus courte nous le de- 
uoit eftre beaucoup dauantage pour tant de peril* emi- 
nens qui vous auoifinent en chemin, tous les iours 
de la mort. Nous inuoquames fur nous la grace du 
S. Efprit, l'affiftance de la Vierge & des Sain61:s_, puis 
nous primes congé des Chefs de la traite, & nous ren- 
dimes auec nos petits paquets dans les cabanes de nos 
Hurons tout prefts à partir & fe mettre en campagne. 

Orlaraifon pour laquelle il nous fallut necelTaire- 
ment feparer & nous mettre cha- Ij cun dans un ca- 176 
not à part fut pour ce qu'ils font fort petits & qu'il 
n'y peut * à chacun que cinq ou fix perfonnes auec les 
marchandifes. Mes hommes eftoient cinq en nombre 
& ie faifois le fixiefme, l'un feruoit de gouuerneur que 
i'auois derrière m.on dos tellement prés de moy, qu'a- 
uec le bout de fon grand auiron il m'attrapoit fouuent 
le fommet de la tefte que ie tenois baiffée le plus que 
ie pouuois pour euiter ces rencontres, heureux qu'il 
ne me frappoit pas à deffein. l'eftois quafi en ploton 
affis à cofté d'un nageur, puis deux autres nageurs 
eftoient affis deuant moy à cofté l'un de l'autre, & le 
cinquiefme barbare tenoit le deuant du Nauire, qui 
dans l'occafion fe tenoit debout, les iambes au large 
& l'auiron en main pour euiter aux dangers de quel- 
ques périlleux paffages, & en ceft equipage nous fu- 
mes conduis iufques dans leur pays, fans plus reuoir 
nos Frères en chemin que les deux premieres foirées 
que par hazard nous cabanames auec le P. Jofeph, 
mais pour le P. Nicolas ie ne le trouuay pour la pre- * 



— 172 — 

miere fois, qu'à deux cens lieues de Kebec, à la nation 
que nous appelions les Ebicerinys ou Sorciers,, & les 
Hurons Squekaneronons. 

Noftre premier gifte fut à il riuîere des prairies^ 
qui eft à cinq lieues au defTous du Saut fain£l Louis, 
où nous trouuames defià d'autres Saunages cabanez^ 
qui faifoient feftin d'un grand ours qu'ils auoient 
177 pourfuivy & pris dans la riuiere comme il || penfoit 
fe fauueraux Isles voifmes : Ces barbares faifans bonne 
chère, fe refioûiffoient honneftement, chantoient tous 
enfemblement, puis alternatiuement, d'un chant fi 
doux & agréable que l'en demeuray tout eftonné & 
rauy d'admiration: de forte que depuis ie n'ay rien 
ouy de plus armonieux entr'eux ; car leur chant ordi- 
naire eft aftez mal gracieux. 

Nous cabanames alfez proche d'eux & fifmes chau- 
dière à la Huronne, mais pour ce coup ie ne pu encor 
manger de leur iagamité_, pour ce qu'elle me fembloit 
trop fade & defgouftante, & me fallut ainfi coucher 
fans fouper, car ils auoient mangé en chemin tout le 
petit fac de bifcuit que i'avois pris aux barques pour 
mon voyage, fans s'informer s'il me feroit befoin ou 
non, comme gens qui n'ont pas grand foucy du len- 
demain, & puis me voyant fi délibéré & contant* 
dans ma mifere, ils croyoient que leur fagamité me 
fembleroit bonne à la fin du compte, & par ainfi qu'il 
n'y auoit pas grand danger de s'accommoder pour 
m'incommoder de mon bifcuit, duquel ils firent place 
nette le mefme iour de noftre partement. 

Noftre lit fut la terre nuë dreffé à l'enfeigne de la 
Lune, auec une pierre pour mon cheuet plus que n'a- 



— 173 — 

uoient les Sauuages^ qui n'ont accouftumé d'auoirla 
tefte plus haute que les pieds : noflre cabane fut faite 
de deux rouleaux d'efcorces pofées fur quatre petites 
perches picquées en terre & accommode'es || en pen- 178 
chans au delîus de nous. Le matin venu on fit chau- 
dière pour partir^ mais ie m'abftins encor de la faga- 
mité pour cette féconde fois, iufques à la troifiefme 
qu'eftant deuenu fort foible & abbatu, ie commençay 
d'en manger un petit & de m'y accouftumer en me 
faifant violence. 

Mais pour ce que la façon de faire des Sauvages & 
leur manière de s'accommoder allans en voyage eft 
prefque toufiours de mefme^, ie vous diray fuccinéle- 
ment cy après leur méthode, & comme ils s'y gou- 
uernent, après que i'auray donné un petit mot d'auis 
à ceux qui font à faire de longs voyages auec eux, & fe 
mettre fous leur conduite plusafleurée dans le pays 
que celle des François_, qui n'oferoient encor d'eux- 
mefmes fe hafarder par les bois & s'esloigner de l'ha- 
bitation fans guide. 

Il fe faut donc re foudre dés le commencement à la 
patience & de fouffrir beaucoup, pour ce qu'à toute 
heure les fuiets s'en prefentent. Il fe faut auiïi eftu- 
dier à la douceur & monftrer une face ioyeufe & mo- 
deftement contante, & chanter par fois des Hymnes^ 
& Cantiques fpirituels_, tant pour fa propre confola- 
tion^ le foulagement de fes peines ^ que pour le con- 
tentement & edification de ces Sauuages_, qui prennent 
un fingulier plaifir d'ouyr chanter les louanges de 
noftre Dieu pluftoft que des chanfons profanes, con- 
tre lefquelles ie leur ay veu quelquesfois monftrer de 



— 174 — 

179 ^^ repugnance. O bon || Jefus, qui condamne les mau- 
vais Chreftiens chanteurs de chanfons dilToluës & 
mondaines. 

Sur tout fi on a quelquefois de l'impatience ^ il la 
faut eftouffer au dedans de foy-melme fans la faire pa- 
roiftre au dehors^ & n'eftre point fongear*, chagrin, 
turbulent _, non plus qu'efuenté, pour ce qu'ils mef- 
prifent fort ces mauuaifes qualitez, en un bon efprit, 
comme nous en un homme qui s'eftimefage. 

Une ou deux bouteilles d'eau de vie feroient fort 
neceflaires pour fe fortifier le cœur en chemin, def- 
quelles il faudra faire part à ces Sauuages_, auec un tel 
mefnage toutesfois qu'elles puiflent durer iufques à 
la fin du voyage, car on fe fent quelques fois fi foible & 
abbatu du cœur , que faute de cette regale, on fouffre 
de grandes débilitez & affadifiemensd'eflomach. Paf- 
fant par les Nations qu'on trouue en chemin, il eft 
fort à propos qu'on leur traite toufiours quelque petit 
morceau de poiflbn, ou viande, pour feftiner au foir 
après le trauail, car pour ces petites courtoifies & li- 
beralitez, on reçoit fouuent d'eux de beaucoup plus 
grandes : Ils vous nourriflent au refte du temps, ils 
portent vos pacqUets & vos hardes, vous exemptent 
de nager, & vous ayment, refpeLtent, & cheriffent 
comme Capitaines & bons amys, & fi dauanture vous 
tombez malades en chemin ils vous porteroient fur 

i8o leurs efpaules pluftoft que || vous abandonner, & auec 
tout cela on patit encore affez , c'eft pourquoy on a 
befoin de leur amitié & qu'ils vous ayent en quelque 
eftime, fi on y veut faire fruict & auoir du contente- 
ment auec eux. 



— 175 — 

Les dangers & perils qu'on rencontre en chemin 
font fi grands & frequens qu'ils ne fe peuuent pref- 
que expliquer^ car premièrement en quatre-vingt ou 
cent fauts qu'il y a de la riuiere des prairies aux Hu- 
rons, il y en a une quantité que l'on ne fe hafarderoit 
iamais fi la fage conduite des Saunages ne vous en 
donnoit l'afleurance. Il faut aduoûer que le marcher 
pieds nuds & fans fandaleSj comme i'ai fait par tout 
le voyage, allant & venant, à l'imitation de noftre Se- 
raphique Père fain61: François^ & des premiers Re- 
ligieux de noftre Sacré Ordre^ qui ont parcouru toute 
la terre habitable en cet eftat, m'eftoit d'une grande 
peine _, contraint d'ainfi faire à caufe qu'eftant fur 
terre nous rencontrions fouuent des rochers_, des lieux 
fangeux _, & des arbres tombez qu'il nous falloit à 
toute heure eniamber_, & nous faire quelquesfois paf- 
fage auec la tefte & les mains par les bois toffus_, hail- 
liers & broflailles, fans fentier^ ny chemin, mais ie ne 
fçay fi on pourroit fouffrir une plus rude mortifica- 
tion que des mauuais vents de l'eftomach que fes falles 
gens rendent prefque continuellement dans leurs ca- 
notSj qu'en guyfe de pots de chambre ils fe feruoient 
de leurs ef- || cuelles à potage, ce qui feroit capable de i g i 
fe defgouter du tout de fi defagreables compagnies, û 
on ne fe mortifioit pour l'amour d'un Dieu, & la 
gloire d'un Paradis qui mérite chofe plus grande. 

La piqueuredes moufquites coufms & moucherons 
defquels il y a de trois ou quatre fortes, comme ie di- 
ray à la fin de ce Chapitre, eft un autre tourment fi 
grand qu'il femble autant de petits Demons, defquels 
ie penfay perdre la veuë , comme l'en fus offence au 



— 176 — 

vifage, aux ïambes & aux mains, fans m'en pouuoir 
garantir pour diligence que i'y apportafle^ c'eft pour- 
quoy eftre chauflé^ & auoir de bons gands , & un 
voile fur la face eut efté bien neceflaire. S'il faifoit de 
la pluye ou des orages , nous ne pouuions nous en 
deffendre, ny le iour ny la nui6t_, car alors elle nous 
tomboit à plomb fur le dos, & nous couloit par deffous 
comme de petits torrens au panchantdes montagnes, 
mais le pis eft qu'elle nous oftoit le moyen de faire 
chaudière & prendre noftre réfection . 

Comme apprentif la peine m'en eftoit double, car 
ne fçachant encor la langue fmon fort peu de mots, ie 
ne pouuois qu'à peine declarer mes penfées & mani- 
fefter mes necefTitez : Dieu feul eftoit celuy en qui ie 
meconfolois, & à l'humanité de mes Saunages quife 
manifeftoit allez dans la compaiïion qu'ils auoient de 
182 II moy & à l'affiftance qu'ils m'apportoient , mais ce 
qu'ils pouuoient eftoit bien peu de chofe, finon leur 
bonne volonté qui me contentoit fort, & m'encoura- 
geoit à la patience, laquelle i'apprenois d'eux mieux 
qu'en Efchole du monde, de manière que ie peu * dire 
auec vérité que i'ay trouué plus de bien en eux que ie 
ne m'eftois auparauant imaginé _, ny moy _, ny beau- 
coup d'autres : car vous diriez icy parlant d'un Sau- 
nage que c'eft parler d'une befte brutte, d'un loup ra- 
uiflant, ou d'une perfonne fans efprit,fans raifon& 
fans humanité , comme un tas de mefchans coquins 
qu'on laiiTe impunément viure entre les Chreftiens, ce 
qui n'eft point entre les Saunages qui ont tous de l'hu- 
manité enuers ceux qui ne leur font point ennemis, 
foient eftrangers ou autres. 



177 — 



L'heure de fe cabaner venue, mes Sauuages cher- 
choient une place propre pour y pafler la nuicl:_, où ai- 
iement fe pût trouuer du bois (ec à faire du feu, finon 
ils s'accommodoient oli la neceiïité les contraignoit, 
quelquesfois bien, & quelquesfois mal, felonies occur- 
rences. Le lieu choifi on y portoit le canot, nos pac- 
quets & tout ce qui eftoit de noftre equipage , puis 
tous fe mettoient en befongne & trauailloient ù ce qui 
eftoit necelTaire pour le logement. Les uns alloient 
chercher du bois fee, & moy auec eux, les autres fept 
ou huicl per- 1| ches pour dreffer la cabane, & d'autres 1 83 
prenoient le foin de batre le fuzil & mettre la chau- 
dière fur le feu, qu'ils attachoient en un bafton piqué 
en terre, pendant qu'un autre cherchoit deux pierres 
plattes pourconcaffer le bled d'Inde fur une peau el- 
tenduë contre terre, dequoy on faifoit la fagamité. 

L'hoftellerie dreflée & les roulleaux d'efcorces ef" 
tendus fur la charpente, qui penchoit en voûte, on 
ferroit les pacquets le long de la cabane contre les bois, 
& le canot en dehors, puis un chacun prenoit place 
le dos appuyé contre les facs & la marchandife à l'en- 
tour du feu qu'on eftendoit de long afin qu'un chacun 
V pût participer, & en prendre pour petuner tandis 
que la chaudière bouïlloit. 

La fagamité eftant cuite toufiours fort claire, on 
drelToit à chacun fon potage dans les efcuelles d'efcor- 
ces que pour ce fuiet nous portions quant & nous * 
auec chacun une cuilliere de bois grande comme un 
petit plat, de laquelle on fe fert à manger cette menef- 
tre foir& matin, qui font les deux fois feulement que 
l'on fait chaudière par iour, fçauoir quand on eft ca- 

12 



— 178 — 

bané au foir, & au matin auant partir. Si nous eftions 
par trop prelTés de partir,, on la faifoit deux heures 
auant iour^ que tout endormy on m'efueilloit pour 
manger^ ou feulement fur le midy, ou bien on atten- 
doit iufqu'au foir_, fans rien manger de tout le iour que 
cette feule fois, 
jg . Il Lorfque nous nous rencontrions deux mefnages 
en un mefme gifte^ ce qui arriuoit fouuent^ nous nous 
cabanions par enfemble , l'un faifant un des coftez de 
la cabane couuert de fes efcorces , & l'autre s'accom- 
modoit de l'autre_, & chacun faifoit fa chaudière à part, 
puis tous enfemblementles mangions l'uneaprésl'au- 
tre fans aucun débat ny contention ^ car ils ont cela 
de bon qu'ils ne fe font aucun reproche^ & ne difent 
point mon difner eft meilleur que le voftre, vous eftes 
trop grand train au prix de nous qui fommes peu, car 
en toutes chofes ils s'accordent admirablement bien ^ 
& font leur petit feftin comme les repas d'une trouppe 
de bons Religieux , où l'on n'entend qu'une voix de 
paix ou un filence religieux. 

Pour moy qui n'auois pas encore le cœur bien fait 
à toutes ces fauQ'es^ ie me contentois pour l'ordinaire 
de la fagamité des deux qui m'agreoit dauantage_, bien 
qu'à l'une & à l'autre il y eut toufiours des faJletez & 
ordures à caufe en partie qu'on fe feruoit tous les 
iours de nouuelles pierres & allez mal nettes pour 
concafler le bled. 

D'efcumer le pot iamais il ne s'en parle non plus 
que de lauer la viande , ou le poiffon , auant de le 
mettre au pot. Ils traitèrent un morceau de venaifon 
à la petite Nation, mais comment penfez vous qu'ils 



— 179 — 

le coupperentj ce fut de le tenir, contre terre auec leurs 
pieds falles, & à mefure qu'ils en couppoient quelque 
pièce ils la iettoient dans la chaudière fans autre fel 
que le fable qui y tenoit attaché. || Les efcuelles def- i85 
quelles nous nous feruions n'efloient iamais nettoyées 
que du doigt qui eiïuyoit le refte de la fagamité_, dont • 
aucunes ne pouvoient fentir bien bon^ qui feruoient 
à tomber de l'eau dans leur Canot_, & pour boire & 
manger comme i'ay dit. l'ay admiré l'honnefleté de 
leur a£lion en tombant de l'eau fur terre ^ car outre 
qu'ils fe retiroient à l'efcart^ ils s'acroupiflbient auec 
beaucoup de modeflie à l'exemple des anciens hommes 
d'Egypte^ qui en faifoient de mefme^ plus ciuils & 
honneftes que les femmes des uns & des autres^ qui 
fe tiennent debout en femblable néceffité fans fe beau- 
coup efcarter. 

Ils faifoient par fois chaudière de bled d'Inde non 
concafle, & bien qu'il fut toufiours fort dur_, pour la 
difficulté qu'il y a de le faire cuire entier^ il m'agreoit 
dauantage au commencement^ pour ce que ie le pre- 
nois grain à grain, & par ainli ie le mangeois nette- 
ment & à loilir en marchant & dans noftre Canot. Aux 
endroits de la riuiere & des lacs où ils penfoient auoir 
du poiflbn^ ils y lailToient traifner après leur Canot, 
une ligne à lain, de laquelle ils accommodoient de la 
peau de grenouille efcorchée, auec quoy ils prenoient 
du poiflbn, qui feruoit à donner gouft à la fagamité, 
mais quand le temps ne les prelïoit point trop^ comme 
lorfque nous defcendimes pour la traicle, le foir ayans 
cabanéj une partie d'eux alloit tendre leurs rets dans 
le fleuue ou es lacs aufquels ils faifoient par fois de fort 



— i8o — 

bonnes prifes^ comme de brochets,, efturgeons^ poit- 
i86 fons blancs & des car || pes^ qui ne font neantmoins 
telles^ ny fi bonnes^ ny û grofles que les noftres de 
deçà, puis plufieurs autres efpeces de poilTons qu'on 
ne cognoit point icy. 

Le bled d'Inde que nous mangions en chemin, ils 
I'alloient quérir de deux en deux iours au fond des 
bois & en des certains lieux efcartez, où ils l'auoient 
caché en defcendans_, dans de petits facs d'efcorces de 
bouleaUj car autrement ce leur feroit trop de peine 
de porter toufiours quant & eux tout le bled ou les 
farines, qui leur font neceffaire * pour leur voyage, & 
m'eftonnoi s grandement comme ils pouuoient û bien 
remarquer tous les endroits où ils l'auoient caché fans 
fe mefprendre aucunement^bien qu'il fuft fouvent fort 
esloigné du chemin, & bien auant dans les bois^ fous 
quelques mottes ou enterré dans le fable. 

La manière & l'inuention qu'ils auoient à tirer du 
feu_, & laquelle eft pratiquée par tous les peuples fau- 
uages & barbares^ eft telle & û admirable qu'elle ne 
fe peut affez admirer^ & louer le diuin Autheur d'une 
telle merueille. Ils prenoient deux baftons de bois de 
faulx, tillet ou d'autre efpece^ fees & légers, puis en 
accommodoient un^ d'enuiron la longueur d'une cou- 
dée ou peu moins j & efpais d'un doigt ou enuiron^ 
& ayans fur le bord de fa largeur caué de la pointe 
d'un coufteau ou de la dent d'un caftor^ une bien pe- 
tite folfette^ auec un petit cran à cofté^ pour faire tom- 
ber à bas fur quelque bout de mefche ou chofe propre 
à prendre feu^ la poudre réduite en feu qui deuoit 
187 tomber || du trou ^ ils mettoient la pointe d'un autre 



— i8i — 

ballon du meime bois^ gros comme le petit doigt ou 
peu moins j dans ce trou ainfi commencé , & eftans 
contre terre le genoûil fur le bout du bafton large_, ils 
tournoient l'autre entre les deux mains fi foudaine- 
ment& fi long-temps_, que les deux bois eftans bien 
efchauffez, la poudre qui en fortoit à caufe de cette 
continuelle agitation fe conuertilToit en feu, duquel 
ils allumoient un bout de leur corde feiche, qui con- 
ferue le feu comme meiche d'arquebufe: après auec 
un peu de menu bois fec^ ils faifoient du feu pour 
faire chaudière. 

Mais il faut noter que tout bois n'eft pas propre à 
faire du feu, ains du particulier, & que nous pouuons 
rencontrer icy. Or quand ils auoient de la difficulté 
d'en tirer_, ils deminçoient dans ce trou un petit 
charbon_, ou un peu de bois fee en poudre^ qu'ils pre- 
noient à quelque fouche : s'ils n'auoient un bafton 
large_, comme i'aydit_, ils en prenoientdeux ronds_, & 
les lioient enfemble par les deux bouts_, en la manière 
d'une nauette de Te{ïier_, & eftans couchez le genoûil 
delTus pour les tenir en eftat^ mettoient entre deux la 
pointe d'un autre petit bafton du mefme bois^ qu'ils 
tournoient par l'autre bout entre les deux mains 
comme ci-deffus. 

Nos Montagnais^ à ce qu'on dit_, fe feruent d'une 
autre forte de fufil^ qui n'eft neantmoins fai6l comme 
les noftresrils ont pour mefche la peau de la cuifle 
d'un Aigle auec du duuet qui prend feu aifement^ ils 
battent deux pierres de mine enfemble comme nous 
faifons une pierre || à fuzil^ auec un morceau de fer ou i88 
d'acier ; au lieu d'allumettes ils fe feruent d'un petit 



— l82 — 

morceau de tondre _, c'eft un bois pourry & bien lei- 
ché^ qui brusle aifement & incelTamment iufques à 
tant qu'il foit confommé, ayant pris feu ils le mettent 
dans de l'efcorce de cèdre puluerifée, & foufflant dou- 
% cement cette écorce s'enflamme. Voilà comme ils font 

du feu. 

Pour reuenir à noftre voyage^ nous ne faifions chau- 
dière que deux fois le iour^ qui eftoit peu pour moy_, 
en ce temps encor mal accouftumé à cefte manière de 
viande^ car l'en ufois à chafque fois fi peu que les deux 
repas ne meritoient pas le nom d'un bien petit, c'eft 
, pourquoy i'eftois toufiours fort foible fans auoir 
moyen de me fortifier_, patiffant plus que mesSauuages^ 
qui eftoient accouftumez à cette façon de viure_, ioint 
que petunans alfez fouuent durant le iour, cela les 
confoloitj les fortifioit & leur amortiffoit aucunement 
la faim & non pas à moy^ qui n'en ay iamais voulu 
ufer peur d'une habitude onereufej de laquelle on ne 
fe fait pas quitte quand on veut,, & fçay des person- 
nes extrêmement marries d'en auoir iamais ufé^ pour 
ce qu'il nuyt plus icy pris en fumée qu'il ne profite à 
des perfonnes qui ont autre chofe à difner^ ou qui ne 
font point incommodées des humiditez du cerueau , 
car alors il defeiche médiocrement pris , mafché^ ou 
en fumée. 

L'humanité de mon hofte eftoit remarquable ^ en ce 
que n'ayant pour toute couuerture & habillement, 
g qu'une peau d'ours afTez petite, || encor m'en faifoit 
il part de la moitié, la nuiél quand il pleuuoit, fans 
que ie l'en priaffe, & mefme me difpofoit la place au 
loir où ie deuois repofer la nuitl, auec quelques petits 



— i83 — 

rameaux de cedre_, ou à faute d'iceux fa petite natte de 
ioncSj qu'il auoit accouftumé de porter en de longs 
voyages: & compatilîant à mes trauaux défia affez 
grands, il m'exemptoit de nager & de tenir Tauiron^ 
qui n'eftoit pas me defcharger d'une petite peine, ou- 
tre le feruice qu'il me rendoit de porter mes pacquets 
par tousles Sauts , bien qu'il fuft defià affez chargé de 
fes marchandifes_, & à fon tour du Canot qu'il portoit 
fur fon efpaule, parmy de fi fafcheux & pénibles che- 
mins, oil il luy falloit faire diuers voyages. 

Un iour ayant pris le deuant comme eftoit ma 
couftume pendant que mes Saunages defchargeoient 
le Canot & portoient les marchandifes au-delà des 
Sauts_, ie me trouuay à l'improuifte efgaré^ en une 
grande eflenduë de terre tremblante fous mes pieds, 
proche d'un lac^ que nous dénions paffer: eftonné de 
cefte nouueauté, ie m'en retiray fort doucement & à 
petits pas, fur un rocher qui eftoit là auprès^ peur de 
plus grand inconuenient^ car il n'y auoit point là lieu 
de feureté pour moy. Il y a plufieurs Autheurs_, qui 
afleurent qu'il y a des Isles qui flottent fur les eaux, 
& mefme Hérodote fai6t mention d'une femblable, 
fituée prés la ville Botis, non loing du Nil, mais on 
s'en peut donner de garde^ comme de celle-cy_, car 
comme elles ne font pas tout à fai6t deftachées de la 
Il terre ferme, finon quelqu'unes, au premier pas on 190 
s'en peut tirer & fe mettre en chemin afleuré. 

Nous rencontrions auiïi par fois de furieux bour- 
biers, defquels nous receuions de grandes incommo- 
ditez & des peines nompareilles d'en pouuoir for- 
tir, que les iambes toutes embourbées^ comme il ar- 



— t84 — 

riuaàun certain François, lequel s'il n'eufteulcs iam- 
bes efcarquillées au large eut enfoncé iufques aux 
oreilles, comme il enfonça iufques aux reins. On a 
auiïi bien de la peine de fe faire palTage auec la 
tefte & les mains parmy les bois touffus, où il s'y 
en rencontre aulTî grand nombre de pourris & tom- 
bez les uns fur les autres, qu'il faut eniamber & 
monter par defTus, fans craindre la fuitte& l'impor- 
tunité d'un nombre fans nombre de moufquites & 
coufinSj qui vous font une continuelle & très cruelle 
guerjre_, pire que celle des loups, qui fe contentent de 
lu premiere brebis, & non ces animaux de la pre- 
miere piqueure. 

le fuis auiïi comme affeuré que fans l'eflamine , qui 
mecouuroit la face & le vifage, que i'eftois pour en 
perdre la veûe, comme i'en fus playé par toutes les 
parties defcouuertes fans y auoir pu apporter de re- 
mède non plus que plufieurs François, qui en deuin- 
drent aueugles pour plufieurs iours, tant eft peftiferé 
& veneneufe la piqueure de ces petits demons, à qui 
n'a encor pris l'air du pais. 

Ces beftioles ne paroiffent neantmoins pas tou- 
191 fiours, mais au temps le plus chaud, &. lors || qu'il ne 
faicl point de vent, autrement qui enpourroit iamais 
fouffrir l'importunité & les morfures malignes, qui 
rendent les perfonnes femblablesà des lépreux, laids 
& hideux à ceux qui les regardent. le ne fçay; car 
pour moy ie confeffe, que c'eft lé plus rude martyre 
que i'ai fouffert dans le païs, la faim & la foif, la laiïi- 
tude & la fièvre, ne font rien en comparaifon. Ces 
petites beftes ne vous font pas feulement la guerre 



- i85 — 

pendant le iour, mais mefme la nuid elles feiettent 
dans vos yeux^ elles entrent dans voftre bouche, pat- 
fent par delTous vos habits^ & perce* mefme l'efloffe 
qui ioinct voftre chair, de leur long efguillon^ le bruit 
vous en eftaulTi fort inportun_, car ildefrobe fouuent 
voftre attention^ vous empefche de prier Dieu , de 
lire^ d'efcrire & de faire vos exercices auec quelque 
repoSj fe fourrent partout^ & principallement dans 
les chambres, où le vent ne domine point_, c'eft ce qui 
nous obligeoit d'y brusler fouuent de l'encens, la fu- 
mée duquel les faifoit raftoir^ & puis reuenoient de 
pliis bel qu'auparauant. 

Il y en a de trois ou quatre fortes,, dont les uns 
s'appellent en Montagnais fentimeou, en Huron ta- 
chiey ou tefchey, & en François coufms, ce font ceux 
qui ont ces longs efguillons très déliez & menus. Il y 
en a encore d'une autre efpece au païs de nos Mon- 
tagnais, que ie n'ay point veu chez nos Hurons, ny 
par toutes leurs contrées, fi petites, qu'à peine les peut- 
on voir, mais importunent & mordent comme petits 
diablotins , qui eft le nom propre que leur donnent 
les Montagnais, à fçauoir mani- |j touchis; les Fran- 192 
œis mouches-quilles ou mouchequites, qui ne vien- 
nent que vers le mois d'Aouft, & n'ont pas longue 
durée. 

Au païs des Hurons, à caufe qu'il eft defcouuert 
& habité,, il y a peu de ces coufms, linon aux forefts & 
lieux où les vents ne dominent point , pendant les 
grandes chaleurs de l'Efté, car en autre faifon il ne 
s'en voit nulle part, non pas mefme dans les fapi- 
niers, c'eft pourquoy ne les craignez point. 



— i86 — 

Suitte de nojîre voyage aux Hurons. De la na- 
tion des Ebicerinys. De celle de bois & des 
cheueux releue^. Comme ils chantent les ma- 
lades y & de la manière que les femmes Je gouiier- 
nent ayant leur mois. 

Chapitre VII. 

Nous paffames par plufieurs nations Sauuages, mais 
nous y arreftames afTez peu à chacune_, aux unes une 
nui6l_, & aux autres quelques heures feulement^ pour 
toufiours aduancer chemin^ finon aux Ebicerinys & 
Sorciers^ où nous feiournamesdeux iours entiers^tant 
pour nous repofer de la fatigue du chemin_, que pour 
traiter auec eux de la marchandife de nos Hurons^ 
pour de leurs pelleteries. 

La rencontre que nous fifmes icy du P. Nicolas^ 
193 pour eftre la premiere depuis noftre par || tement de 
KebeCj nous obligea puiflamment de nous entreca- 
reffer & nous refioûir en noftre Seigneur de cefte heu- 
reufe entreueuë, laquelle fut fuiuie d'un feftin que ce 
bon Père ordonna à la façon du païs_, qui me fembla 
excellent au delà de toute la bonne chere^ que i'ay 
iamais faict en noftre Europe ^ mais pour ce que la 
merueille ne s'eft pas portée iufques dans un tel excès, 
que ie doiue appréhender de le dire; figurez vous quels 
pouuoient eftre les mets de ce feftin^ un peu de poif- 
fon blanc_, auec des citrouilles du païs, le tout cuit 
enfemblement en de l'eau pure, fans autre faufteque 
du bon appctit_, qui ne pouuoit manquer à un homme_, 



— iSy — 

qui auoit tres-mal fouppé & encor plus mal couché^ 
mouillé deffus & deflbus d'un grand orage^ qui nous 
auoit duré toute la nui6t. Pour de la boifTon il ne s'en 
parle point que de la belle eau claire du Lac, qui eftoit 
là deuant noftre cabane, non plus que de linge, de 
pain & de fel_, qui ne leur font point en ufage, ny 
beaucoup d'autres chofes que noftre Europe nous 
fournit abondamment. 

Les François appellent ordinairement les Ebice- 
rinys le peuple forcier^ non qu'ils le foient tous, mais 
pour ce que c'eft une nation, qui fai6l particulière pro- 
feflion de confulter le diable en leur neceflité. Lorf- 
qu'ils le veulent communiquer & apprendre quelque 
chofe de luy^ c'eft ordinairement dans une petite tour 
d'efcorces, qu'ils drelTent à l'efcart dans les bois^ ou au 
beau milieu de leurs cabanes_, & là eftans enfermez_, 
ils inuoquent leur demon & || reçoiuent fes oracles 194 
plus fouuent faux quevrays. Il y en a beaucoup qui 
feignent luy parler_, & auoir fa communication^ pour 
eftre eftimez Pirotois & Magiciens , qui ne luy par- 
lent pas pour tout, * & ne predifent que bourdes & 
menfonges^ car le diable^ pour fe faire plus eftimer^ fe 
faid rechercher_, & ne fe familiarife point à tous. 

Ces Sorciers font fort couftumiers de donner des 
iorts_, & caufer de certaines maladies _, à ceux contre 
lefquels ils ont quelque hayne^ qui ne fe peuuent 
guérir que par d'autres forts & remèdes extraordi- 
naires_, dont il y en a du corps defquels ils font fortir 
des grands ferpens & des longs boyaux, & quelque- 
fois feulement à demy^ puis rentrent^ qui font toutes 
chofes diaboliques & inuentées par art magique, à 



— i88 — 

cela préSj & excepté la communication qu'ils ont auec 
les demons^ ie les trouuois aflez bonnes gens^ fort 
humains & courtois en leur conuerfation_, & d'un 
efprit capable de quelque chofe de bon^ s'ils efloient 
cultiuez & indruids en la loyde Dieu. 

Pour leurs habits & leurcheuelure^ ils les portent 
à la mode des Algoumequins courans, mais ie me fuis 
fort eftonnéde voir des hommes entr'eux^ porter en 
telle un petit capuce rond^ comme celuy d'un Cha- 
noine^ faid de petites lanières de fourrures _, larges 
d'un trauers dedoigts^ proprement aflemblez & cou- 
fus iufques au bas du col_, puis efparpillées à l'entour 
des efpauleSj qui leur battoient enuiron un pied de 
195 long en guife || d'un petit camaïl : ie ne fçay qui leur 
en a donné l'inuention ny fur quel modelle ils les ont 
priSj car auant noflre arriuée aux Hurons^ ils en por- 
toient des-ià & puis les noflres font plus profonds & 
quarreZj tant y a qu'ils efloient fort bien faicls. 

Auec ce petit capuce qui ne leur fert qu'en hyuer & 
pour de longs voyages^ quelques uns s'accommodent 
encores de certaines manches de caftors qui leur pren- 
nent par derrière les efpaules attachez d'une petite 
cordelette^ & des bas de chauffes attachez à leur cein- 
ture qui leur feruent contre le grand froid du Nord 
qui eft tel qu'on n'en pourroit fupporter les atteintes 
fans fes deffences defquelles ils le feruent quand ils 
voyagent. 

Quelques uns portent des bonnets de chanure & 
d'efcorce du bois ati fort bien tiffus ou ils façonnent 
deux manières de cornes au deffus qu'ils croyent leur 
donner bonne grace : car plus les chofes font defgui- 



— îSq — 

fées plus ils les eftiment riches & belles^ c'eftce qui a 
donné fuieél à nos Marchands François de bigarer les 
capots qu'ils leur traiclent de diuerfes couleurs, de 
houlpes & de faulx paffemens. 

On dit que les Arrabes ont quelque chofe d'appro- 
chans de nos Sorciers tant en leur vie que en leurs 
veftemens, en leur vie en ce qu'ils font prefque tous 
crrantSj & en leurs veftemens en ce qu'ils n'ont pref- 
que aucune conformité & s'accommodent chacun felon 
que la pauureté leur permet, l'un eft || tout nud & 196 
l'autre un peu couuert. Quelques Arrabes portent des 
Turbans, quelques autres des capuces qui les fait fem- 
bler des mafques tant ils font mal faicts & grotefque- 
ment accommodez. 

Il y a une certaine Nation entre eux lefquels on ap- 
pelle Arrabes à barrette, non qu'ils en portent tous, 
mais les chefs feulement. Ce nom leur eft 'venu de ce 
qu'un de nos Religieux ayant par megarde perdu fa 
calotte vers le fleuue Jourdain un Arrabe l'ayant ra- 
maffée la porta à fon Capitaine difant qu'elle venoit 
d'un franc (s'is* appellent indifféremment fane* toutes 
les nations Chreftiennes, François, Efpagnols, Italiens 
& autres qui ne font point nays fuiets & efclaues du 
grand Turc). Ce Capitaine fit eftat de cette calotte & 
s'en feruit une année entière, après quoy il la rendit 
au Gardien de noftre Conuent de Jerufalem, mais à 
la charge de luy en rendre une neuue, & tous les ans 
retourne porter fa barette pour en rauoir une autre, 
laquelle couftume a tellement prévalu qu'on n'oferoit 
luy auoir refufé, le bonheur eft qu'il n'y a que le Chef 
à contenter , car ceux de fa troupe portent de hauts 



— 1 90 — 

bonnets pointus ou piramidales & non ronds & cor- 
nus comme ceux de nos Bifferiniens. 

Dans ce village des Ebicerinys, ie perdis tous les 
mémoires que i'auois dreffés^ des païs & chemins que 
i'auois obferue's depuis noftre embarquement de 
Dieppe^ & ne m'en apperceus qu'à la rencontre de 
deux Canots fauuages_, de la nation de bois, nation 
j fort II esloigne'e & auant dans les terres vers la mer 
du Su, à mon aduis_, ils font dependans des cheueux 
releuez & comme une mefme nation^ auiïi font ils 
nuds entre les hommes _, comme l'enfant fortant du 
ventre de fa mere, dequoy mes Hurons fembloient 
auoir horreur^ bien qu'ils ne fuffent gueres plus bon- 
nettes eux mefmes, car dans noftre Canot ils ne fai- 
foient non plus difficulté de fe tenir nuds, & pour 
chofe que ie leur en die^ ils me refpondoient^ que 
c'efloit pour leur commodité_, & pour n'eftre emba- 
raiTés de rien en nageant non pas mefme de leur 
brayer. 

Ces gens de bois, auoient à leur col de petites frai- 
zes de plumes blanches, & leurs cheueux accommodez 
de mefme parure. Leur vifage eftoit peint partout de 
diuerfes couleurs en huyle fort ioliuement, les uns 
l'auoient d'un cofté tout vert & de l'autre rouge, autres 
fembloient auoir tout le vifage couuert de paflemens 
naturels parfaitement bien faints, & autres tout autre- 
ment, car chacun a liberté de s'accommoder comme 
il veut, & de fuiure la mode auffî folle & de moindre 
coutange que celle d'icy. Mes Hurons fe fardoientauili 
le iour qu'ils deuoient arriver en quelque nation, 
mais ils y eftoient un peu grofîiers, & n'auoient pas 



— 191 - 

cede gentillelïe ny I'inuention de plulieurs petites 
ioliuetez qu'auoientces gens de bois. 

Le lendemain après midy nous trouvafmes un vil- 
lage d'Algoumequins, auquel nous || repofames enui- j gg 
ron trois heures^ pendant lequel temps^ il fe fift une 
chanterie de malade dans une cabane^ auec tant de 
bruit de la voix^ du fon des tortues & du frappement 
de certains baftons, que ie ne fçauois qu'en iuger^ car 
i'eftois encore nouueau dans le païs. A la fin ie fus cu- 
rieux de m'approcher & voir par la fente de la cabane 
que ce pouuoit eftre, là où ie vis (ainfi que i'ay veu du 
depuis par plufieurs fois aux Hurons^ pour fembla- 
bles occafions) dix ou douze hommes , my partis en 
deux bandes^ alTis contre terre & arrangez des deux 
coftez de la cabane & deuant chacune bande eftoit une 
longue perche platte^ large de trois ou quatre doigts, 
couchée de long fur la terre à leurs pieds fur lefquelles* 
ils frappoient continuellement auec chacun un baf- 
ton en main, à la cadence du fon des tortues & des 
chanfons_, qu'ils entonnoient & pourfuiuoient alter- 
natiuement, d'un ton le plus haut qu'ils pouuoient_, 
penfanspar là, d'autant pluftoft obtenir ce qu'ils defi- 
roientj que plus ils feroient de bruit. 

Loki ou Médecin eftoit au haut- bout auec fa grande 
tortue en main, qui battoit la mefure, & commençoit 
les chanfons que les autres pourfuivoient à pleine tefte_, 
mais auec tant d'ardeur qu'il fembloit qu'ils deulTent 
s'efgorger_, fuoient de peine & eftouffoient de chaleur. 
Pendant ce fabbatj cette harmonie de demons, deux 
femmes tenoient un petit garçon, pleurant couché 
tout nud le ventre en haut fur la || terre, vis à vis de 199 



— 192 — 

Loki, lequel de temps en tcmps^ ù quatre pattes s'ap- 
prochoit de l'enfant auec des cris & hurlemens comme 
d'un furieux taureau, puis le fouffloit au ventre, &. 
après eftant retourné à fa place^ recommençoientleur 
tintamarre & chariuari^ qui finit par un feftin^ qui fe 
difpofoit pendant la cérémonie au bout de la cabane: 
de fçauoir que deuint l'enfant, & s'il fut guery ou non^ 
Il on yadioufta encore quelque autre façon de faire, 
ie n'en ay rien fçeu du depuis_, pour ce qu'il nous fal- 
lut partir incontinent après auoir repeu_, traiclé & un 
peu repofé. 

De cette nation, nous allâmes cabaner en un village 
d'Andatahouats, que nous difons cheueux ou poils 
leué, qui s'etloient venus camper proche la mer douce, 
à defleinde traiéler auec les Hurons & autres qui re- 
tournoient de la traicle de Kebec_, Si fufmes deux 
iours à negotier auec eux^ pendant lefquels ie fus vi- 
liter la plufpart de leurs cabanes, pour apprendre leur 
façon de faire, & qu'elle efloit leur humeur, mais ie 
les trouuay un peu trop ferieux^ & affez peu courtois^ 
comme gens qui ne demandoient qu'à bien vendre & 
d'acheter à bon prix. 

Ils auoient leurs cheueux parfaiclement bien re- 
leuez, peignez & agencez fur le front, plus droits que 
ne fou loient autrefois porter nos Courtifans^ cela leur 
donnoit affez bonne grace auec le refte de leur Mata- 
chias, mais la nudité entière de leurs corps, de la- 
2C0 quelle ils n'ont || ny honte ny vergongne, m'efloit d'un 
grand defplaifir, qui m'empechoit de les voir libre- 
ment. Neantmoins ils ont telle habitude à cela, que 
les femmes & filles traitent & demeurent parmy 



eux_, auec la mefme liberté que s'ils eftoient veftus , 
fans que l'on puilïe appercevoir^' que cela fafle de mau- 
uais effects fur elles. 

le vis la mefme nui(51: une quantité de Saunages pel- 
cher l'anguille à la clarté du feu, en un coin du 
grand Lac^ duquel ils tiroient à chaque coup un de 
ces longs poiflbnSj qui emplirent à la fin leur canot^ 
c'eftoit une façon de pefcher que ie n'auois encore 
point veuëj & laquelle neantmoins efl: fort pratiquée 
par nos Montagnais_, depuis la my-Aouft iufques à la 
Touffaincts, comme celle des loups marins en May & 
Juin^ à fept lieues de Kebec. 

Les Saunages & Sauuagefles du Brelil & de tous 
les païs circonuoifins ne fe feruent non plus de vefte- 
mens que nos Gheueux releuez & demeurent nuds, 
hommes & femmes comme les enfans fortans du ventre 
de leur mere. Mais les femmes & filles des Gheueux 
releuez plus honnefies & vergongneufes^ ont un petit 
cuir à peu près grand comme une feruiette^ duquel 
elles fe couurent les reins iufques au milieu des cuif- 
fes & tout le refte du corps efl: defcouuert_, à la façon de 
nos Huronnes. 

Il y a un grand peuple en cette nation & || la pluf- 201 
part des hommes font grands guerriers _, chafleurs^ & 
pefcheurs. le vis là beaucoup de ieunes femmes qui 
faifoient des nattes de ioncs grandement bien tiffuës 
& embellies de diuerfes couleurs^ qu'elles traittoient 
après pour d'autres marchandifes à des barbares de 
diuerfes nations qui abordoient en leur bourgade. Ils 
font errants, finon quelqu'uns d'entr'eux qui baftif- 
fentdes villages au milieu des bois^ pour la commo- 

i3 



— 194 — 

dite qu'ils trouuent d'y baftir & les fortifier ^ & tous 
enfemble font la guerre à une autre nation nommée 
Aiïiflaguerononj qui veut dire gens feu : car en langue 
Huronne AlTifta fignifîe de feu & Eronon fignifie 
Nation. Ils font esloignez d'eux à ce qu'on tient^ de 
neuf ou dix iournées de Canots ^ qui font enuiron 
deux cens lieues & plus de chemin : ils vont par troup- 
pes en plufieurs regions & contrées, esloignées de 
plus de cinq cens lieues ^ comme il eft ayfé à coniec- 
turer en ce qu'on en a veu quelquesfois à la traite de 
KebeCj 6c puis de là fe tranfporter parles Nations ini- 
ques au delà de celles des Puants_, qui fait d'un lieu 
à l'autre plus de cinq cens lieues de pays, où ils trafi- 
quent de leurs marchandifes_, & en changent pour des 
pelleteries, peintures, pourceleines_, & autres fatras 
defquels ils font fort curieux pour s'accommoder. 

En general le pays des Algoumequins defquels ils 
font alliez & font partie quand à l'eftenduë tirant de 
202 l'Orient à l'Occident_, || au rapport du fieur de Cham- 
plaiUj contient prés de 45o. lieues de longueur & 
deux cens par endroits de largeur du Midy au Sep- 
tentrion, fous la hauteur de quarante & un degré de 
latitude^ iufques à quarante huî6t & 49. 

Cette terre eft comme une Isle que la grande ri- 
uiere de faind Laurens enceint, paflant par plufieurs 
Lacs de grandes eftenduës_, fur le riuage defquels ha- 
bitent plufieurs NationSj parlans diuers langages_, au- 
cuns ont leur demeure arreflée, & autres non. Entre 
lefquels on en remarque quelqu'unes qui fe percent 
les narines aufquelles ils pendent des patinotres* 
bleues j qui peuuent eftre pierreries _, & d'autres qui 



fe decouppent le corps par rayes & compartimens_, où 
ils appliquent du charbon & autres couleurs qui leur 
demeurent pour toufiours. 

Les femmes de toutes ces Nations viuent fort bien 
auec leurs maris_, & particulièrement celles des Che- 
ueux releuez, lefquelles ont cette couftumeentr'elles, 
qu'ayans leur mois_, elles fe feparent d'auec leurs maris 
& les filles d'auec leurs pères & meres^ & autres pa- 
rens^ & fe retirent en de certaines petites cabanes ou 
huttes qu'on leur accommode en ce lieu efcarté & ef- 
loignéde leur village^ où elles feiournent & demeurent 
feules tout le temps de ces incommoditez, fans auoir 
aucune compagnie d'hommes^ lefquels leur portent de 
viures^&cequi leur eft neceffaire iufquesàleurretour_, 
û elles mefmes || n'en portent fuffifamment pour leur 2o3 
prouifion neceflairCj comme elles font ordinairement, 
ou de leurs compagnes. 

Entre les Hurons & autres peuples fedentaires, les 
femmes ny les filles ne fortent point de leur maifon 
ou village po'ur femblables incommoditez; mais elles 
font leur manger en de petits pots à part pendant ce 
temps là^ & ne permettent à perfonne d'en manger, 
ny de prendre fes repas auec elles : de forte qu'elles 
femblent imiter les Juifues^ lefquelles s'eftimoient 
immondes pendant le temps de leurs fleurs. le n'ay 
pu apprendre d'où leur eftoit venue cette couftume 
de fe feparer ainfi, quoy que ie l'eftime pleine d'hon- 
nefteté , & louable en ce que elles mefmes nous en 
aduertiftoient (auec un peu de honte pourtant) peur 
que mangeaiïions de leur meneftre qu'elles croyoient 
nous deuoir caufer de l'incommodité^, au contraire de 



— 196 — 

celles d'icy qui n'en font pas plus nettes, & s'en tai- 
fent neantmoins. O pauvreté, mifère & infirmité du 
corps humain^ que tu es fuiet à de maux & incom- 
moditez, plus que les animaux de la terre mefme, & 
cependant il n'y a pas moyen de l'humilier, & luy 
faire fentir la bafTeffe & le mefpris , que mérite une 
carcafle infecte, que * veut eftre vénérée comme une 
DeefTepar les fols amoureux de ce temps. 



2Q . il De nojîre arrîuée au pays des Hurons. Comme 
une multitude de Sauuages me vindrent au dé- 
liant, & la façon que ie fus receu, traiâé & gou- 
uerné en la cabane de mon Sauuage. 

Chapitre VIII. 

Puis qu'auec l'afliftance de noftre Dieu auquel ie 
rend graces infinies_, nous fommes arriuez fi prés du 
pays de nos Hurons^ il eft dorefnauaift temps que 
ie commence à en traiter plus amplement, & de la 
façon de faire de fes habitans^ non à la manière de 
certaines perfonnes_, lefquelles defcriuans leurs hif- 
toires, ne difent ordinairement que les chofes princi- 
paleSj & les enrichiflent encore tellement^ que quand 
on en vient à l'expérience^ on n'y voit plus la face de 
l'Autheur: car i'efcris non feulement les chofes prin- 
cipales^ comme elles fe font pallées_, mais aufïï les 
moindres & plus petites_, auec la mefme naifueté & 
fimplicité que i'ay accouftumé. 

C'eft pourquoy ie prie le Lecteur d'auoir pour 



— 197 ~ 

agréable ma manière de procéder^ &d'exculer li pour 
mieux faire comprendre l'humeur de nos Saunages, 
i'ay efté contraint d'inférer icy plufieurs chofes qui 
fembleront inciuiles & extrauagantes_, d'autant que 
l'on II ne peut pas donner une entière cognoiffance 2o5 
d'un pays eftranger^ ny ce qui eft de fon gouuerne- 
ment, qu'en faifant voir auec le bien^ le mal & l'im- 
perfection qui s'y retrouue: autrement il ne m'euft 
fallu defcrire les mœurs des Saunages^ s'il ne s'y 
trouuoit rien de Saunage, mais des mœurs polies & 
ciuiles, comme les peuples qui font cultiuez par la 
Religion & pieté , ou par des Magiftrats & Sages , qui 
par leurs bonnes loix enflent donné quelque forme 
aux mœurs û difformes de ces peuples barbares_, dans 
lefquels on void bien peu reluire la lumière de la rai- 
fon. Si la pureté d'une nature efpurée. 

Deux ioursauant noftre arriuée aux Hurons, nous 
trouuafmes la mer douce, fur laquelle ayans trauerfé 
d'Isle en Isle, & pris terre au pays tant defiré par un 
iour de dimanche fefte fainél Bernard, enuiron midy, 
que le foleil donnoit à plomb : le me profterné de- 
uant Dieu_, & baifé la terre en laquelle ce Souuerain 
Monarque m'auoit amené pour annoncer fa parole & 
fes merueilles à un peuple qui ne le cognoiflbit point. 
Si le prié de m'aflifter de fes graces, & d'eftre par 
tout mon guyde pour faire toutes chofes felon fes di- 
uines volontez, & au falut de ce peuple; puis mes 
Saunages ayans ferré leur canot dans un bois qui cf- 
toit là auprès, me chargèrent de mes hardes & pac- 
quets qu'ils auoient toufiours auparauant portez par 
les SautSj car la longue diftance qu'il y auoit de là au 



— 198 — 

206 bourg, & la quantité de leurs marchan- || difes def- 
quelles ils eftoient plus que fuffifamment chargez^ 
ne leur pu permettre de faire dauantage pour moy, 
dans cette occafion . 

le portay donc mon pacquet & mes hardes, non 
fans une très -grande peine^ tant pour la pefanteur^ 
l'exceiïiue chaleur qu'il faifoit, que pour une foi blefl'e 
& débilité grande que ie reflentois en tous mes mem- 
bres depuis un long temps _, ioint que pour m'auoir 
fait prendre le deuant, comme ils auoient accouftumé 
(à caufe que ie ne pouuois les fuiure qu'à toute 
peine) ie me perdis du chemin & me trouuay un 
long temps feul égaré dans les bois & par les cam- 
pagnes, fans fçauoir 011 i'alloisj car les chemins font 
û peu battus en ces pays-là qu'on les perds* ayfe- 
ment û on n'y prend garde_, de prez. A la fin après 
auoir bien marché & trauerfé pays^ Dieu me fit la 
grace de me trouuer un petit fentier que ie fuiuy 
quelque temps, après quoy ie rencontray deux fem- 
mes Huronnes proche d'un chemin croifé_, lefquelles 
s'arrefterent tout court pour me contempler : de me 
parler elles ne pouuoient, ny moy leur demander le- 
quel des deux chemins ie deuois prendre pour aller 
au bourg que ie pretendois_, car ie n'en fçauois pas 
mefme le nom_, ny de quel cofl:é eftoient allez mes 
genSj de quoy elles me tefmoignoient de la compaf- 
fion par leur foupir ordinaire,, & hon^ & hon. Enfin 
infpiré de Dieu ie pris à main gauche du codé de 

207 la mer douce ^ efperant |( d'y rencontrer^ finon mes 
hommes ou mon village, du moins quelques pef- 
cheurs pour me donner adrcfle. 



— 199 — 

Au bout de quelque temps comme i'allois d'un 
pas aflez vifte ie fus apperceu de mes Sauuages qui 
m'attendoient bien en peine que i'eftois deuenu^ af- 
fis à l'ombre fous un arbre un peu à cofté du chemin 
dans une belle grande prairie , ma veuë les confola 
fort, comme leur rencontre me refiouit grandement, 
car ie faifois defia eflat de coucher feul dans la cam- 
pagne,, & de viure de feuilles & de racines^ comme 
les anciens Hermites^ en attendant l'affiftance de 
DieUj duquel i'efperois eftre conferué de la main des 
Hiroquois qui couroient pour lors les frontières, car 
ils m'euffent enuoyé en l'autre monde par le feu & 
les tourments^ & m'euffent mangé au lieu des vers^ 
:omme ils font leurs ennemis. 

le m'approchay donc de mes gens, lefquels m'ayans 
fait feoir auprès d'eux ^ me donnèrent des cannes de 
bled d'Inde à fuccer pour me fortifier & me faire re- 
prendre haleine; ie pris garde comme ils en ufoient^ 
car cela m'eftoit un peu nouueau, & les trouuay d'un 
aflez bon fuc^ puis ayant repofé quelques* temps & 
repris nouueile force ^ nous pourfuiuifmes noftre 
chemin iufques à un petit hameau ^ où les habitans 
nous donnèrent des prunes rouges refl^emblans à nos 
damas violets, mais û rudes &afpres au goufl: que ie 
n'en peu manger du tout^ en lieu ie cueillay un plein 
plat de fezolles dans leur defert^ qui nous feruirent 
pour un fécond feftin dans || noftre cabane , l'efcorce 208 
en eftoit defia bien dure^ mais la fauce en fut encore 
plus maigre_, car il n'y eut^ ny fel^ ny huile, ni 
grailTe^ plus douce neantmoins que le fiel, & le vi- 
naigre, du fils de Dieu en la Croix. 



200 — 



Le Soleil commençoit defia à quitter noftre orifon 
& nous priuer de fa lumière, lorfque nous partifmes 
de ce petit hameau_, une partie de nos hommes fe fe- 
parerent après leur auoir fait la courtoifie de quelques 
fers à flefches^ puis mon Saunage & moy auec un 
autre tinfmes le chemin de Tequeunoikuaye, autre- 
ment nommé Quieuindohian, par quelques François 
la Rochelle, & par nous la ville de fain6l Gabriel, 
pour eftre la premiere ville du pays dans laquelle ie 
fois entrée elle eft auffi la principale, & comme la 
gardienne & le rempart de toutes celles de la Nation 
des OurSj & où fe décident ordinairement les affaires 
de plus grande importance. Ce lieu eft aflez bien forti- 
fié à leur mode, & peut contenirenuiron deux ou trois 
cens mefnageSj en trente ou quarante cabanes qu'il y 
a. A l'approche de ce bourg un grand nombre de Sau- 
nages de tous aages , fortirent au devant de nous auec 
une acclamation_,& un bruitpopulairefi grand, que l'en 
auois les oreilles toutes eftourdies, & fus ainfi conduit 
iufques dans noftre cabane_, où la prefte y eftoit defia 
209 fi grande que ie fus contraint || de gaigner le haut de 
l'eftablie pour me libérer & faire quitte de leur em- 
pefchement. 

Le père & la mere de mon Saunage me firent un 
fort bon accueil à leur mode , & par des careffes ex- 
traordinaires me tefmoignerent l'aife & le contente- 
ment qu'ils auoient de ma venue ^ & me traitèrent 
auec la mefme douceur & amitié de leurs propres en- 
fans y me donnant tout fuiet de louer Dieu en leur 
humanité & bienueillance. Ils prirent aufti foin de 
mes petites hardes afin que rien ne s'en perdit _, ik. 



— 201 — 

m'aduertirent de me donner garde des larrons & trom- 
peurs, particulièrement des Quieunontateronons qui 
font les plus rufez de tous, & en effet ils me caref- 
foient fort pour m'attraper par des inuentions qui 
feroient leçon à celles des fins coupeurs de bources 
d'icy. 

C'eft une chofe digne de confideration & bien ad- 
mirable que les Sauuages n'eftans conduits que de 
leur naturel, quelques corrompus qu'ils foient, s'en- 
tr'ayment neantmoins d'un amour fi cordial .& fm- 
cere, qu'ils s'entr'appellent ordinairement les uns les 
autres, père, frère, oncle, nepueu ou coufin, comme 
s'ils effoient tous d'une mefme famille & parenté. 
Mon Saunage qui me tenoit en qualité de frère, me 
donna aduis d'appeller fa mere Sendoue, c'eff à dire 
Maman, ma mere, puis luy & fes frères Ataquan, mon 
frère. Si le refte de fes parens en fuitte, felon les de- 
grez de confanguinité, & eux de mefme m'appelloient 
leur parent. La bonne femme || difoit Ayein, mon fils, 2 1 o 
& les autres Ataquan, mon frère, SaraiTée, mon cou- 
lin, Hinoittan, mon nepueu, Hoûatinoron, mon 
oncle, Ayftan, mon père : felon l'aage des perfonnes 
i'eflois ainfi appelle oncle ou nepueu, &:c., & de peu de 
perfonnes qui ne me tenoient en cette qualité de pa- 
rens, i'eflois ainfi appelle Yatoro, mon compagnon, 
mon camarade, & de beaucoup Garihouanne, grand 
Capitaine, l'en ufois de mefme à leur endroit comme 
i'ay dit, & par ainfi nous viuions en très grand paix 
& douceur d'efprit. 

Le feflin qui nous fut fait à noftre arriuée, fut d'un 
peu de bled d'Inde pillé, qu'ils appellent Ottet, auec 



— 202 — 

un petit morceau de poilïon boucanné à chacun^ cuit 
en l'eau, car c'eft tout la fauce du pays^ & mes fezolles 
nous feruirent pour le lendemain : dès lors ie trouuay 
bonne la Sagamité qui eftoit faite dans noftre ca- 
bane^j pour eftre aflez nettement accommodée, ie n'en 
pouuois feulement manger lorfqu'il y auoit du poif- 
fon puant demincé parmy^ ou d'autres petits, qu'ils 
appellent Auhaitlique^ ny auffi de Leindohy_, qui eft 
un bled puant, duquel ils font neantmoins grand 
eftat : nous mangions par fois des citrouilles du pays, 
cuites dans de l'eau , ou bien fous les cendres chau- 
des, que ie trouuois fort bonnes, comme femblable- 
ment des efpics de bled d'Inde que nous faifions rbf- 
tir deuant le feu, & d'autres efgrenez, grillez comme 
pois dans les cendres : pour des meures champeftres 
2 1 1 noftre Sauuagefte m'en ap- |i portoit fouuent au ma- 
tin pour mon defieuner, ou bien des cannes d'hon- 
neha à fuccer^ & autre chofe qu'elle pouuoit: & auoit 
ce foin de faire drefter ma Sagamité la premiere, dans 
l'efcuelle de bois ou d'efcorce la plus nette, large 
comme un plat baftin^ & la cueillier auec laquelle ie 
mangeois, grande comme une fauciere^ & longue 
comme une à drelTer potage. 

Pour mon département & quartier, ils me donnè- 
rent à moy feul, autant de place qu'en pouuoit occu- 
per un petit mefnage, qu'ils firent fortir à mon occa- 
lion, dés le lendemain de mon arriuée: en quoy ie re- 
marquay particulièrement leur bonne affedion, & 
comme ils defiroient en tout de me contenter, & m'af- 
lifter auec toute l'honnefteté & le refpe6l deu à un 
grand Capitaine & chef de guerre tel qu'ils me te- 



— 20:) 



noient. Et pour ce qu'ils n'ont point accouftumé de 
fe feruirde cheuet_, ie me feruois la nui6l d'un billot 
de bois, ou d'une pierre fous ma tefte^ & au refte cou- 
ché fimplement fur la natte fans couuerture ny forme 
de couche,, & en lieu tellement dur que le matin me 
leuant^ ie me trouuois tout rompu & brifé de la tefle 
& du corps. 

Le matin^ après eftre efueillé, & prié un peu Dieu^ 
ie defieunoisdece peu quenoftre Sauuageffe m'auoit 
apporté^ puis ayant pris mon cadran folaire^ ie fortois 
de la ville en quelque lieu à l'efcart pour pouuoir 
dire mon office en paix^ & faire mes petites prières 
& meditations ordinaires hors du bruit: eftant (| en- 212 
uiron midy ou une heure^ ie me rendois derechef 
à noftre cabane^ pour difner d'un peu de Sagamité, ou 
de quelque citrouille cuitte; après difner ie lifois 
dans quelque petit liure que i'auois porté, ou bien 
i'efcriuois, & obferuant foigneufement les mots de la 
langue que i'apprenois, l'en drefïois des mémoires 
que i^eftudiois & repetois deuant mes Saunages, lef- 
quels y prenoient plaifir & m'aydoient à m'y perfec- 
tionner auec une affez bonne méthode, me difant 
fouuent, Aniel pour Gabriel, qu'ils ne pouuoient 
prononcer, à caufe de la lettre B, qui ne le trouue 
point en tout leur langue, non plus que les autres 
lettres labiales, AfTehoûa Agnonra, & Seatonqua: 
Gabriel, prends ta plume & efcris, puis ils m'expli- 
quoient au mieux qu'ils pouuoient ce que iedefirois 
fcauoir d'eux. 

i 

Et comme ils ne pouuoient parfois me faire en- 
tendre leurs conceptions, ils me les demonftroient 



— 204 — 

par figures^ fimilitudes & demonftrations exterieureSj 
par fois par difcours^ & quelquefois auec un barton _, 
traçant la chofe fur la terre au mieux qu'ils pou- 
uoient, ou par le mouuement du corps, n'eftans pas 
honteux d'en faire quelquefois de bien indécents^ 
pour fe pouuoir mieux donner à entendre par ces 
comparaifonsj pluftoft que par longs difcours & rai- 
fons quails enflent pu alléguer,, pour eftre leur langue 
aflez panure & difetteufe de mots en plufieurs chofes, 
2i3 & particulièrement en ce qui eft des || myfteres de 
noftre faincle Religion^ lefquels nous ne leur pou- 
uions expliquer ny mefme le Pater Nofter^ fmon par 
periphrafe, c'eft à dire, que pour un de nos mots, il 
en falloit ufer de plufieurs des leurs: car entr'eux ils 
ne fcauent que c'eft de San6lification^ de Règne ce- 
lefte, du tres-fainct Sacrement. Les mots de Gloire, 
Trinité, S. Efprit, Paradis, Enfer, Eglife, Foy, Ef- 
perance & Charité, & autres infinis, ne font pas en 
ufage chez eux. 

De forte qu'il n'y a pas befoin de gens bien fça- 
uans pour le commencement; 'mais de perfonnes 
bien craignans Dieu, patiens & pleins de charité : & 
voyla en quoy il faut principallement exceller pour 
conuertir ce panure peuple, & le tirer hors du péché 
& de fon aueuglement. 

le fortois auffi fort fouuent par la bourgade & les 
vifitois en leurs cabanes & ménages, ce qu'ils trou- 
uoient très -bon & m'en aymoient dauantage, voyans 
que ie traitois doucement & affablement auec eux, 
autrement ils ne m'eufl'ent point veu de bon œil, & 
m'euflent creu fuperbe & defdaigneux, ce qui n'euft 



— 205 — 

pas efté le moyen de rien gaigner fur eux; mais pluf- 
tofl: d'acquérir la difgrace d'un chacun, & fe faire hayr 
de tous : car à mefme temps qu'un eftranger a donné 
à l'un d'eux quelque petit fuiet ou ombrage de mef- 
contentement, il eft auffi toft fçeu par toute la ville ' 
de l'un à l'autre : & comme le mal eft pluftoft creu 
que le bien, ils vous eftiment tel pour un temps, que 
le mefcontant vous a defpeint. 

Il Noftre bourgade eftoit de ce cofté là la plus 214 
proche voifme des Hyroquois, leurs ennemis mor- 
tels, c'eft pourquoy on m'aduertiflbit fouuent de me 
tenir fur mes gardes, de peur de quelque furprife pen- 
dant que i'allois au bois prier Dieu, ou aux champs 
cueillir des meures champeftres : mais ie n'y rencon- 
tray iamais aucun danger ny hazard (Dieu mercy) il 
y eut feulement un Huron qui bandit fon arc contre 
moy, penfant que ie fuffe ennemy : mais ayant parlé 
il fe rafteurajÂ. me falua à la mode du pays, Quoye, 
puis il paffa outre fon chemin, & moy le mien. 

levifitois aulTi par fois leur cimetière, qu'ils ap- 
pellent Agofayé, admirant le foin que ces panures 
gens ont des corps morts de leurs parents & amis 
deffunds, & trouuois qu'en cela ils furpaftoient la 
pieté des Chreftiens, puifqu'ils n'efpargnent rien pour 
le foulagement de leurs âmes, qu'ils croyent immor- 
telles, & auoir befoin du fecours des viuans. Que i\ 
par fois i'auois quelque petit ennuy, ie me recreois & 
confolois en Dieu par la prière, ou en chantant des 
Hymnes & Cantiques fpirituels, à la louange de fa 
diuine Majefté, lefquels les Saunages efcoutoient auec 
attention & contentement, & me prioyent de chanter 



— 206 — 

fouuentj principallement après que ie leur ees dicl, 
que ces chants & Cantiques fpirituels eftoient des 
prières que ie faifois à Dieu noftre Seigneur, pour 
leur falut & conuerfion. 
2 1 5 Pendant la nuicl i'entendois aufli aucune || fois, la 
mere de mon Saunage pleurer, & s'affliger grande- 
ment, à caufe des illufions du Diable. l'interrogeay 
mon Saunage pour en fçauoir le fuiet, il me fit ref- 
ponce que c'eftoit le Diable qui la trauailloit, par des 
fonges & reprefentations fafcheufes de la mort de fes 
parens, & amis deffunfts. Cela eft particulièrement 
commun aux femmes pluftoft qu'aux hommes, à qui 
cela arriue plus rarement, bien qu'il s'y en trouue 
aucuns qui en font fort trauaillez, & en deuiennent 
fols & furieux, felon leur imagination, & la foiblefle 
de leur efprit, qui leur fait adioufter foy, & faire cas 
de ces refueries diaboliques & d'une infinité de fa- 
tras qu'il leur met dans l'efprit. 



Venue du Père Nicolas en la ville de fainâ Ga- 
bjHel. Et comme le Père lofeph & nous fijmes 
hajîir une cabane. De nojîre pauureté & nourri- 
ture ordinaire^ & du vin que nous Jîf me s pour les 
fainâ es Mejfes. 

Chapitre IX. 
Il fe pafïa un aftez long-temps après mon arriuée 



— 207 — 
auant que i'eu(Te aucune cognoiflance , ny nouuelle 
du lieu oil eftoient ar- || riuez mes confreres, iufques 2 1 6 
à un certain iour que le Pere Nicolas accompagné 
d'un Saunage, me vint trouuer de fon village, qui 
n'eftoit qu'à cinq lieues de nous. le fus fort refioûy de 
fa venue, & de le voir plein de fanté (luy qui eftoit 
d'une complexion fi foible) que Dieu luy auoit con- 
feruée au milieu de tant de trauaux & de difettes 
qu'il auoit fouffertes depuis noftre partement de la 
traite iufques à cette entreueuë, auec fon barbare mal 
gracieux & chiche au polTible en fon endroit, qui le 
faifoit prefque mourir de faim. 

Mes Saunages au contraire plus doux & courtois, 
firent voir par le bon accueil qu'ils firent à ce bon 
Pere, & à tous les François qui me vindrent voir^ 
combien efloit différante leur bonne humeur de celle 
de ce melancolique_, car outre qu'ils les receurent auec 
une face ioyeufe & contente, ils les firent incontinent 
feoir, petuner & manger en attendant le manifique* 
feffin du foir qui fut fait de farine qu'ils appellent ef- 
chionque, de laquelle ils furent tous plus que fufïi- 
famment ralTafiez & non point enyurez, car ils ne 
beurent que de l'eau pour toute boiffon^ & couchèrent 
fur la terre nuë. 

Le lendemain matin nous primes refolution le 
Pere Nicolas & moy auec quelques François d'aller 
trouuer le Pere lofeph à fon village esloigné du noflre 
4. ou cinq lieues, car Dieu nous auoit fait la grace 
que fans l'auoir prémédité nous nous || mifmes à la 217 
conduire de trois perfonnes, qui demeuroient chacun 
en un village d'égale diflance les uns des autres, fai- 



— 208 — 

fans comme un triangle,, qui nous fuft à bon augure 
& une mémoire de la lres-fain6te Trinité^ un feul 
Dieu en trois perfonne*^ Peres, Fils^ & S. Efprit, 
également bons, fages & puilîans. 

Or d'autant que i'eftois fort aymé de Oonchiarey 
mon Saunage, de la plufpart de fes parens & de tous 
ceux de la bourgade^ ie ne fçauois comment l'aduer- 
tir de noftre deffein, ny quelle excufe prendre pour 
luy faire agréer ma fortie^ nous trouuames en fin 
moyen de luy perfuader que i'auois quelque affaire 
d'importance à communiquer à noftre frère lofeph, 
& qu'allant vers luy il falloit necefïairement que j'y 
portalfe tout ce que i'auois, qui eftoit autant à luy 
comme à moy mefme, afin de prendre chacun ce qui luy 
appartenoit, le bon ieune homme fe contenta de cefte 
raifon, fous efperance de nous reuoir bien toft^ & 
ainfi fatisfaict, nous primes congé de luy & partîmes 
pour le village du Père lofeph. 

Nous nous feruimes d'un Saunage pour guide , & 
pour porter nos paquets moyennant quelque petite 
courtoifie que nous luy donnâmes, mais le plaifir fut 
d'un François nommé la Criette,, feruiteur du fieur 
de Champlain, lequel ayant apperceu dans le bois à 
vingt pas de nous, un arbre tout couuert de tourte- 
relles^ & les voulans tirer^ il tourna tant de fois à 
l'entour de l'arbre qu'il effara les oyfeaux^ & luy 
218 mefme s'égara, de forte qu'il nous fallut faire || cou- 
rir noftre Saunage après luy, qui s'enfuyoit comme 
un perdu à trauers les bois, penfant nous fuiure dans 
un fentier contraire, & le ramener au lieu mefme où 
il nous auoit laiffé aflis, tellement qu'il eut bien de 



— 209 — 

la peine, n'eut point de tourterelles & nous fit bien 
perdre du temps. 

N'ayant pastrouué le Père lofeph dans fon petit ha- 
meau^ nous le fumes trouuer à demye lieuëde là, au 
bourg de Quieunonafcaran^ oii ie ne vous fcaurois 
expliquer la ioye & le contentement que nous eufmes 
de nous reuoir tous trois enfemble_, qui ne fut pas 
fans en rendre graces à Dieu^ le priant de bénir 
noftre entreprife pour fa gloire_, & pour la conuerfion 
de ces panures infidelles. La beauté du païs & l'hon- 
nefteté du grand Capitaine^chez lequel nouslogeames 
par plufieurs iours_, nous fift faire esledion de la con- 
trée pour noftre retrai6le_, où à grand peine eûmes 
nous le loifir de nous entrecareffer^ que ie vis mes 
Saunages (ennuyez de mon abfence) nous venir re- 
trouuer_, ce qu'ils réitérèrent par plufieurs fois_, & 
nous nous eftudions à les receuoir & traider û hu- 
mainement & ciuilement_, que nous les gaignafmes, 
en forte^ qu'ils fembloient débattre de courtoifie à re- 
ceuoir les François en leur cabane^ lors que la necef- 
fité de leurs affaires les iettoit à la mercy de ces Sau- 
nages, que nous expérimentâmes auoir Qfté utils _, à 
ceux qui doiuent trai6ter auec eux^ eiperant par ce 
moyen de nous infinuer au principal deffein de leur 
conuerfion^ feul motif d'un fi long & fafcheux voyage. 

li Le defir de profiter & d'auancer la gloire de 219 
DieUj nous fift refoudre d'y baftir un logement à 
part_, & feparé pour prendre poflefTion de ce païs au 
nom de lefus Chrift, afin d'y faire les fondions & 
exercer les Minifteres de noffre Mifïïon : ce qui fut 
caufe que nous priâmes le Chef, qu'ils appellent Ga- 

14 



— 210 — 

rihoûa Andionxra, c'eft à dire, Capitaine & Chef de 
la Police, de nous le permettre, ce qu'il fift auec l'ad- 
uis de fon Confeil, mais auec bien de la peine_, ayans 
au préalable faict leur pofTible pour nous le diffuader, 
difans qu'il vaudroit beaucoup mieux que logeafTions 
dans leurs cabanes & parmy leurs, familles,, pour y 
eftre mieux traidez qu'en un lieu eicarté^ où perfonne 
n'auroit foin de nous. 

Nous obtinfmes en fin ce que nous defirions^ leur 
ayans fait entendre qu'il eftoit auffi neceflaire pour 
leur bien; car eflans venus de fi loingtain païs^ pour 
leur faire entendre ce qui concernoit le falut de leurs 
âmes, & le bien de la félicité éternelle^ auec la co- 
gnoiflance d'un vray Dieu, par la predication del'E- 
uangile, il n'eftoit pas pofïible d'eftre affez illuminez 
du Ciel pour les inftruire, parmy le tracas de la mef- 
nagerie de leurs cabanes, ioint que defirans leur con- 
feruer l'amitié des François_, qui trai^loient auec eux, 
nous aurions plus de credit à les conferuer ainfi à 
part, que non pas quand nous ferions cabanez parmy 
eux. 

De forte que s'eftans lailîez perfuader par ces dif- 
cours & autres femblables, ils nous dirent de prier ce 
2 20 grand DieUj que nous appel- || lions Père & nousdi- 
lions fes feruiteurs^ afin qu'il fifl: cefler les pluyes^ 
qui pour lors efl:oient fort grandes & importunes, 
pour pouuoir nous accommoder la cabane que nous 
defirions : fi bien que Dieu fauorifant nos prières 
après auoir pafle la nui£l fuyuante dans une petite 
cabane au milieu des champs^ à le folliciter de fes pro- 
melTes^ il nous exauça, & les fift cefTer fi heureufe- 



— 211 — 

ment, que nous eufmes un temps jtbrt ferain_, dequoy 
ils furent fi eftonnez & rauis d'admiration, qu'ils le 
publièrent pour miracle, dont nous rendîmes graces 
à Dieu. Et ce qui les confirma dauantage en cefte 
croyance fut qu'après auoir employé quelques iour* 
à ce pieux trauail & mis à fa perfeftion^ les pluyes 
recommencèrent^ de forte qu'ils publièrent partout la 
grandeur de noftre Dieu. 

le ne puis obmettre un gentil débat qui arriua 
entr'eux_, à raifon de noftre baftiment, d'un ieune gar- 
çon lequel n'y trauaillant pas de bonne volonté, fe 
plaignoit aux autres de la peine & du foin qu'ils fe 
donnoient pour des perfonnes qui ne leur eftoient 
point parens, & euft volontiers defiré qu'on euft de- 
laiffé la cabane imparfaite, & nous en peine de loger 
à defcouuert^ mais les autres Sauuages portez de meil- 
leure affedion^ ne luy voulurent point acquiefcer, & 
le reprirent de fa pareffe & du peu d'amitié qu'il tef- 
moignoit à des perfonnes fi recommandables^ qu'ils 
deuoientcherircomme parens & amys bien qu'eftran- 
gers_, puis qu'ils n'eftoient venus que pour leur propre 
bien & profit. 

Il Ces bons Sauuages ont cefte louable coufiume 221 
entr'euxque quand quelqu'uns de leurs concitoyens 
n'ont point de cabane à fe loger, tous unanimement 
preftent la main & luy en font une, du moins ils la 
mettent en tel eftat qu'ayfement de luy mefme il la 
peut paracheuer : & pour obliger un chacun à un fi 
pieux & charitable office, quand il efl: quefiion d'y 
trauailler, la chofe fe decide toufiours en plein con- 
feil, puis le cry s'en faid tous les iours par la ville ou 



212 — 



bourgade; afin qu'un chacun s'y trouue à l'heure or- 
donnée, iufques à entière perfeélion de l'œuure, ce 
qui eft un très bel ordre & fort louable pour des Sau- 
uages_, que nous croyons & font en effe6t, moins po- 
lis que nous. 

Mais pour nous qui leur eftions eftrangers & arri- 
uez de nouueau_, comme difoit ce ieune homme, c'ef- 
toit beaucoup de fe monftrer fi humain que de nous 
en baft unej auec une fi commune & uniuerfelle af- 
feélion, veu qu'ils ne donnent ordinairement rien 
pour rien aux eftrangers, fi ce n'eft à des perfonnes 
qui le méritent, ou qui les ayent bien obligez, quoy 
qu'ils demandent toufiours particulièrement aux 
François, qu'ils appellent Agnonha, c'eft a dire gens 
de fer en leur langue, ou qui fe feruent de fer, ou le 
fer mefme, car ils nommoient quelquefois les aches 
Agnonha, qu'ils appellent autrement Atouhoin. Les 
Montagnais nous donnent le nom de Miftigoche ou 
Ouemichtigouchion, c'eft à dire un homme qui eft 
dans un canot de bois, ou batteau de bois, ou coffre 
222 de bois, felon l'interprétation d'aucun. Nom || qu'ils 
donnèrent aux premiers Europeans qui les abordè- 
rent dans des nauires ou batteaux de bois, defquels 
ils n'auoient iamais veu auparauant, car les leurs ne 
font faids que d'efcorces & fort petits. Mais pour le 
nom que nous donnent les Hurons, il vient de ce 
qu'auparauant nous, ils ne fçauoient que c'eftoit de 
fer & n'en auoient aucun ufage^ non plus que de tout 
autre metail ou minerai, finon en quelque endroit ÏU 
auoient du cuiure rouge, duquel i'ay veu un petit 
lingot vers la mer douce, que le Truchement Bruslé 



2l3 — 

nous apporta, d'une nation esloignée 80. lieues des 
Hurons. 

Noftre cabane fut baftie à la portée du piftolet de la 
bourgade,, en un lieu que nous mefmes anions choifi 
pour le plus commode fur le cofteau d'un fond , où 
paflbit un beau & agréable ruifleau, de l'eau duquel 
nous nous feruions à boire & faire noftre Sagamité, 
excepté pendant les grandes neiges de l'Hyuer, que 
pour caufe du mauuais chemin, nous prenions de la 
neige *ès enuirons de noftre cabane, pour faire noftre 
manger, & ne nous en trouuafmes point mal Dieu 
mercy. Il eft vray qu'on paffe d'ordinaire les fepmai- 
nes & les mois entiers fans boire & fans eftre altéré, 
car ne mangeant iamais rien de fallé ny efpicé, & fon 
rrianger quotidien n'eftant, que de ce bled d'Inde 
bouilly en eau , cefte meneftre fert de boiflbn & de man- 
geaille, & fi on peut eftre quelquefois altéré, c'eft lors 
qu'on mange de la viande, ou qu'on vay en voyage par 
terre, & peux afteurer qu'en un an, que i'ay demeuré 
aux Hurons, || ie n'ay pas beu neuf ou dix fois plus, 223 
ce qui me fai6l dire auec faind Jean Climacus, que 
le beaucoup boire, vient d'habitude & non de ne- 
ceflité, & par ainfi on peut à bon droit reprendre 
les grands beuueurs, & ne fouffrir ce vice à la ieu- 
nefl'e, qui eft ordinairement fuiuy des autres. 

le me trouvois aufti fort bien de ne manger point 
de fel, ny rien de fallé, encor que ie n'en eufle point 
l'habitude, que depuis que i'eftois entré aux Hurons, 
d'où on n'en peut efperer que de plus de trois cens 
lieues loin. A mon retour en Canada, ie me trouuois 
mal au commencement d'en manger, pour l'auoir 



— 214 — 

dilcontinué un peu trop long temps, mais iem'y fuis 
racoutumé du depuis^ ce qui me fai6l croire qu^il n'eft 
nullement necefl'aire à la conferuation de la viej n'y* 
à la fanté de l'homme , & qu'ayfement s'en pourroit 
paffer qui voudroit_, il n'y auroit que de la peine au 
commencement & point à la fin. 

Noftre panure cabane pouuoit auoirenuiron vingt 
pieds de longueur & dix ou douze de large , faicte en 
la forme d'un berceau de iardin , couuerte d'efcorce 
partout^ excepté au faifie où on auoit lailTé une fente 
& ouuerture^ d'un bout à l'autre de la cabane, pour 
fortir la fumée ^ eftant acheuée de nous mefmes au 
mieux qu'il nous fut poiïible , nous fifmes des cloi- 
fons de pieces de bois^ feparant noftre cabane en trois, 
dont la premiere partie du cofté de la porte nous fer- 
uoit de chambre & de cuifine_, pour faire tout ce, qui 
'^'24 eftoitde noftre petit || mefnage & pour noftre repos de 
la nuict_, que nous prenions contre la terre_, fur une 
petite natte de ioncs, auec un billot de bois pour che- 
uet, & quelques bufches que nous anions accommo- 
dées chacun deuant nos couches pour n'eflre veus.Ce 
lieu nous feruoit auiïi de falle_, pour receuoir & entre- 
tenir les Sauuages_, qui nous venoient voir iournelle- 
ment. 

La féconde chambre^ qui eftoit la plus petite eftoit 
celle où nous ferrions nos uftencilles & petits emmeu- 
blemens. Et la troifièmej dans laquelle nous anions 
dreiïé un Autel auec des pieces de bois piquées en 
terre , nous feruoit de Ghappelle , laquelle a efté la 
féconde qui fe foit iamais baftie aux Hurons & païs 
circonuoifins où la fain^te Mefle fe difoit tous les 




~ 2l5 — 

iours^ au grand contentement & confolation de nos 
ameSj car auparauant nous, ny Preftres^ ny Religieux 
n'y auoit mis le pied_, que le feul P. Jofeph le Caron^ 
qui y dit la premiere mefîe vers la bourgade de Toen- 
chain. Et peur de la main larronnefTe des barbares, 
nous tenions les petites portes d'efcorces toufiours 
fermées & attachées auec des cordelettes,, n'ayans pas 
moyen de les mieux accommoder. 

A l'entour de noftre logis^ bien que la terre fufl un 
peu maigre & fablonneufe, nous y accommodâmes un 
petit iardin, fermé de palliflades pour en ofter le libre 
accès aux enfans. Les pois^ herbes & autres petites 
chofes que nous y auions femées^ y profitèrent allez 
bien & eulTent fai6l dauantage, û la terre eut eflé bien 
labourée, mais il nous fallut feruir d'une vieille || 225 
hache en lieu de befche & d'un bafton courbé & pointu 
pour tout le refte des inftrumens. 

Si noftre iardin n'eftoit point tant bon, noftre ca- 
bane eftoit encore moindre, car pour auoir efté faide 
hors de faifon, l'efcorce fe defcreua toute & fi* fift de 
grandes fentes, de forte qu'elle nous garanti flbit peu 
ou point des pluyes, qui nous tomboient par tout, fans 
nous en pouuoir garantir ny le iour ny la nui6t, non 
plus que des neiges pendant rHyuer,defquelles nous 
nous trouuions par fois couuerts le matin en nous le- 
uant. Si la pluye eftoit afpre elle nous efteignoit noftre 
feu , nous priuoit du manger & nous caufoit tant 
d'autres incommoditez que ie puis dire auec vérité, 
queiufques à ce que nous y eûmes un peu remédié, 
qu'il n'y auoit pas un feul petit coin en noftre cabane, 
où il ne pleuft comme dehors, ce qui nous contrai- 



— 2l6 — 

gnoit d'y pafTer les nui61s entières fans dormir, cher- 
chans à nous tenir & ranger debouts * ou aflis en quel- 
que petit coin pendant ces orages qui tomboient en- 
cores fur nous. 

Ce nous efloit une grande incommodité à la vérité, 
mais quand ie confidere ce que noftre Seigneur a dit 
de luy mefme: Les Renards ont des tanières, & les 
oy féaux ont des nids pour fe retirer, mais le Fils de 
l'homme n'a pas où repofer fon chef ^ ie trouue que 
nous eftions grandement bien logez_, & que nous au- 
rions tort de nous en plaindre, car la gloire des vrays 
frères Mineurs eft, d'eftre vrayement pauures auec Je- 
fus. Il n'y a que ceux qui font pauures malgré eux, 
226 qui deuflent fe plaindre de l'eftre_, difoit^ || Ariftides 
Athénien, car le bon Religieux eft toufiours contant, 
& fe plaint rarement des chofes mefmes qui l'oppref- 
fent & le mettent en neceflité. 

La terre nuë où nos genoûils nous feruoient de 
table à prendre nos repas, ainfi comme les Sauuages, 
non en pofture de Singe, mais aflis fur des bufches de 
boisj qui eftoit quelque chofe de plus que les barbares. 
Les nappes ny les feruiettes ne font point en ufage en 
ces païs làj & n'auions autre linge pour efl'uyer nos 
doigts après l'eau, que les feules feuilles de bled d'Inde, 
car noftre linge n'eftoit que pour la Chappelle, lequel 
nous mefnagions fort, poureftre en païs dilTetteux & 
esloigné de tout fecours. Nous anions quelques couf- 
teaux, mais ils ne feruoient aux repas, pour ce que 
nous n'auions point de pain à coupper, & fi rarement 
de la viande, que nous auons paffé des fix fepmaines 
& 2. mois entiers fans en manger un feul morceau^ 



217 — 

que quelques petites pieces de chien_, d'ours ou de re- 
nard, qu'on nous donnoit en feftin, excepté vers Paf- 
ques & en l'Automne^ que quelques François nous 
firent part de leur chaffe. 

La chandelle de quoy nous nous feruions la nuid, 
n'eftoit que de petits cornets d'efcorce de bouleau^ qui 
eftoient de peu de durée_, & la clarté du feu nous fer- 
uoit pour lire^ efcrire & faire autres petites chofes, 
pendant les longues nuiéls de l'Hyucr^ qui nous ef- 
toient fort incommodes. 

Nos viandes ordinaires eftoient de mefme celles 
des Saunages, & n'y auoit autre differen || ce fmon à 227 
la netteté auec laquelle elles eftoient préparées, nous 
y meslions aflez fouuent des petites herbes champef- 
tres, que nous trouuions dans les prairies & par la 
campagne, comme de la Mariolaine fauuage, delà 
pourcelene, & d'une certaine efpece de baume auec 
de petits oignons qui donnoit gouft à noftre Sagamité, 
les Saunages n'en vouloient neantmoins point man- 
ger, &difoientque cela fentoit trop le manuals, pour 
ce qu'ils n'ufent d'aucunes herbes, & par ainft ils ne 
nous en demandoient point, comme ils faifoient lorf- 
qu'il n'y en auoit point & nous leur en donnions vo- 
lontiers, aufti ne nous en refufoient ils pas en leurs 
cabanes quand nous leur en demandions, & d'eux 
mefmes nous en oiîroient volontairement, mais rare- 
ment en acceptions nous, ftnon pour leur complaire 
& ne les point mefcontenter. 

Si au temps que les bois eftoient en feue , nous 
anions quelque indifpofttion ou débilité du cœur, on 
faifoit une fente dans l'efcorce de quelque gros fou- 



— 2l8 — 

teau * & auec une efcuelle on amalloit la liqueur qui 
en diflilloit_, qu'on beuuoit comme un remède de bien 
peu d'effecl^ & qui affadit pluftoft qu'il ne fortifie^ 
mais on fe fert de tout où la neceiïïté contrain6t. 

Auantque ie partis pour la mer douce, le vm des 
Mefles que nous anions apporté de Kebec_, dans un 
petit baril de deux pots eftant failly_, nous en fifmes 
d'autre des raifms du païs, qui fut très bon & boul- 
lut en noftre petit baril & en deux autres bouteilles 
que nous anions; de mefme qu'il euft pu faire en des 
228 plus grands || vai{Teaux_, & fi nous en euiïions encore 
eu d'autres; il y auoit moyen d'en faire une affez 
bonne prouifion, pour la grande quantité de vignes 
& de raifmSj qui font en ce païs là. Les Saunages en 
mangent bien le raifm, mais ils ne le cultivent point 
& n'en font aucun vin_, pour n'en auoir l'inuention 
ny les inftrumens propres. Noftre mortier de bois & 
une feruiette de noftre Ghappelle nous feruirent de 
preftbir & un Anderoqua ou fceau d'efcorce, nous 
îeruit de cuue, mais nos petits vaifleaux n'eftans pas 
capables de contenir tout noftre vin nouueau, nous 
fufmes contrain6ls, pour ne point perdre le refte d'en 
faire du raifmé, qui fut auffî bon que celuy que l'on 
faid en noftre Europe, lequel nous feruit aux iours 
de recreation, & pour la bien venue des François, à 
en prendre un petit fur la poinéte d'un coufteau. 



219 



Des vifîtes des Saunages & à quelle intention. — 229 
Leur manière de faluer. Vejîime quHlsfont des 
Francois. De la vengeance. De la nation des tejîes 
pelléesj & comme nous gouuernions les Francois 
& vifitions les Saunages. 

Chapitre X . 

L'homme ert un animal fociablcj qui ne peut viure 
fans compagnie, mais il faut qu'il faffe election de 
gens de bien^, s'il le veut eftre luy-mefme,pour ce que 
les efprits fe communiquent facilement & nous ren- 
dent fouuent tels que font ceux auec lefquels nous fré- 
quentons. Auec les Sainds vous ferez Sain<5ts^& auec 
les peruers vous ferez peruertis,difoitle S. Prophète. 

Pendant le iour, nous eftions continuellement vi- 
iitez d'un grand nombre de Saunages &. à diuerfes in- 
tentions; caries uns y venoient comme amis & pour 
s'inflruire de leur falut^ d'autres pour auoir le conten- 
tement de nous voir & s'entretenir de difcours auec 
nous, quelqu'uns pour obferver nos ceremonis & 
noftre gouuernement. Les enfans pour apprendre 
leur créance & les lettres _, & d'autres pour nous de- 
mander quelque chofe, lors principallement que i'y 
efloisj car le Père Jofeph & le Père Ni |( colas auoient 23o 
trouué cette inuention pour fe dépêtrer des Saunages 
trop importuns , de leur dire qu'ils eftoient panures 
quant à eux & que tout ce qu'ils auoient m'apparte- 
noit, l'en penfois faire de mefme à leur endroit pour 
auoir paix, mais eftans deux contre moi, ie perdis 



Ï20 — 



mon procez & fus toufiours cru riche, & de rien en 
efFe6l, car tout noftre vaillant ne confiftoit qu'à un peu 
de raffades, quelques coufteaux & des petites aleines 
qu'on nous auoit donné à la trai6te_, pour viure en la 
campagne, & parmy les nations qui n'auroient point 
de charité pour nous. 

Il y en auoit plufieurs malicieux^ qui ne venoient 
que pour nous defrober de nos petits emmeublemens 
fous prétexte de viilte, comme d'autres plus charita- 
bles-, nous apportoient des petits prefens de bled d'In- 
de, citrouïUes^ fezolles & aucunefois des petits poif- 
fons boucannez ou frais : réciproquement nous leur 
en rendions d'autres, comme aleines, efpingles_, fers à 
fieches_, ou un peu de raffade, pour leur col ou leurs 
oreilles, & comme ils font panures en meubles, quand 
ils empruntoient de nos chauderons, ils nous les ren- 
doient toufiours auec quelque refte de fagamité pour 
remerciement , & s'il efcheoit de faire feftin pour un 
deffun6t, plufieurs nous enuoyoient noflre plat, comme 
ils faifoient au refte de leurs parens & amys. 

Ciceron efcrit que Caton le Cenfeur eftant fur le 
23 1 point de mourir, fe repentit d'auoir !| efté manger chez 
un fien amy qui l'en auoit prié, difant qu'il auoit fai6l 
en cela, non en bon Citoyen Romain, mais en pre- 
fomptueux barbare, pour ce qu'à dire vray nul homme 
vertueux & généreux peut aller manger chez autruy, 
qu'il ne perde fa liberté & ne mette fa reputation & 
granité en très grand peril, quoy qu'en puifTent dire 
ceux qui ne cherchent que la bonne chère, fous pré- 
texte d'amitié & de vifite. Cette raifon & plufieurs 
autres nous empechoient d'aller 'que rarement , aux 



— 221 



feftins des Sauuages defquels ils nous prioient fou- 
uent auec inftance, mais à la fin noftre retenue leur 
feruit de quelque chofe_, car par ce moyen ils ne 
perdirent iamais le refpe6l & la croyance qu'ils nous 
auoientj ny nous la modeftie & le bon exemple que 
nous leur dénions. 

Pour retirer nos François du mal & les induire au 
bieUj nous anions accouftumé de les faire aflembler 
dans noftre cabane toutes les feftes & dimanches (ceux 
qui vouloient) & leur remonftrans ce qui eftoit de 
leur deuoir, leur donnions auiïi la confolation d'une 
fainde liberté chreftienne & religieufe^ pour leur fer- 
uir d'amorce à la vertu ; & ces recreations eftoient 
toutes fpirituelles, defquelles mefmes les Sauuages 
reftoient édifiez, comme de les ouyr chanter tous en- 
femblement, des Hymnes, des Pfeaumes & des Can- 
tiques fpirituels, à la gloire & louange de noftre Sei- 
gneur. 

La veille des Roys, felon qu'il fe pratique par toute 
la Ghreftienté, nous tirâmes au fort |1 auec des febues 282 
du Brefil_, pour l'élection d'un Roy, car iufqu'alors 
iamais cette cérémonie ne s'eftoit pratiquée dans le 
païs des Hurons. Or comme le fort m'efcheut d'eftre 
le premier à qui ceft honneur ait arriué^ il en fallut 
faire la cérémonie plus folemnelle & magnifique_, aux 
defpensde la communauté^ auec un feftin qui n'auoit 
point de prix^ mais qui manqua de vin_, car il n'y eut 
pour toute boiiron_, que de la belle eau claire _, de la- 
quelle peu goufterent : pour les viandes il y eut un 
meilleur ordre^ les citrouilles n'y furent point efpar- 
gnéeSj le bled d'Inde n'y manqua pointy & le poifTon 



boucanné y fuft affez commun^ le tout meslé^ deminfé_, 
cuit & bouilly dans une grande chaudierC;, de laquelle 
un chacun eut à fuffifance. 

Quand quelque particulier * Saunage de nos amys 
nous venoient vifiterj entrans chez nous, la falutation 
eftoit^ ho, ho, ho, qui eft une falutation de ioye, & la 
feule voix ho, ho, ne fe peut faire que ce ne foit quafi 
en riant, principallement quand on leue la dernière 
fyllabe, tefmoignans par là, la ioye & le contente- 
ment qu'ils auoient de nous voir; car leur autre falu- 
tation Quoye , qui eft comme fi on difoit, qu'eft-ce, 
que dites-vous, fe peut prendre en diuers fens, auiïi 
eft-elle commune enuers les amis & ennemis, qui ref- 
pondent de mefme, Quoye , ou plus gracieufement, 
Yatoro ^ qui eft à dire: mon amy, mon compagnon, 
mon camarade, ou difent, A taquen, mon frère, & aux 
233 filles II Fadféj ma bonne amie, ma compagne, & quel- 
quesfoisaux vieillards, Yaijîan, mon père, Houati- 
nororiy mon oncle, &c. 

Mais lorfque mes Saunages de fain6t Gabriel, nous 
venoient voir, entrans chez nous, ou les rencontrans 
par la ville, leur falutation ordinaire eftoit lefus Ma- 
ria, ou pluftoft le fous Mana ou Ana ne pouuans dire 
mieux, on me dira que la lettre M eft labiale, il eft 
vray, mais les enfans à force de s'y eftre exercé la pro- 
nonçoientaflez bien. le leur auoir* appris à pronon- 
cerces diuins Noms pour falut, afin de les formertouf- 
iours au bien, car il faut commencer par les chofes 
les plus ayfées, pour arriuer aux plus difficiles. 

Ils nousdemandoient fouuent à petuner , pouref- 
pargner le petun qu'ils auoient dans leur fac, car ils 



223 — 

n'en font iamais dégarnis : mais comme la prefle y ef- 
toit grande & que cela fentoit de fon auarice ^ nous ne 
leur en pouuions donner à tous^ & nous en excufions^ 
en ce qu'eux mefmes nous traitoient ce peu qu'en 
auions_, & cette raifon rendoit contans les efconduits, 
mais qui pourroit en auoir affez pour tous,feroit beau- 
coup pour les attirer tous en voftre cabane^ car c'eft leur 
miel^ leur fucre, & leur mets plus délicieux. 

Le Diable rufé fait le finge partout & contrefait 
mefme les chofes les plus Saincles^ non pour nous ay- 
der_, mais pour nous tromper. Il a inuenté des idoles 
pour contrecarer j| les Images que Dieu, a comman- 234 
déeSj & a donné l'invention d'une manière de con- 
feiïion aux Indiens du Pérou, qui les fait eftimer gens 
de bien par les autres infidelles _, comme aux Puri- 
tains d'Angleterre & aux Luthériens d'Allemagne, 
l'ombre de quelque cérémonie de l'Eglife Romaine 
qui leur fait croire, mais fauffement, qu'ils font en- 
fans de Dieu, & que les feuls Caluiniites font hère- 
tiques, comme il fut dit en la maifon d'un comte d'Al- 
lemagne reprenant une perfonne Catholique qui s'ef- 
toit mife au feruicede ce Huguenot. Ce malin efprit 
a contrefait entre nos Hurons la louable & ancienne 
couftume que nous auons de falûer de quelque denote 
prière ou pieux fouhait, celuy que nous entendons 
éternuer, car ils falûent ceux qui éternuent, non de- 
notement comme nouSj mais auec des imprecations 
& malheurs qu'ils fouhaitent à tous ceux qui font 
leurs ennemis, ce qui m'eftonnoit fort au commence- 
ment, & ne pouuions penfer qu'autre en fut l'inuen- 
teur que le Diable mefme. 



— 224 — 

Nous les en auonsquelquesfois repris^ mais ils ne 
pouuoient croire qu'il y eut de l'offence pour la hayne 
irréconciliable qu'ils ont à rencontre des Nations qui 
leur font ennemies , car pour les perfonnes de leur 
propre Nation ils en fçauent aiTez bien endurer & fup- 
porter un tort ou iniure quand il efchet, & non d'un 
eflranger, duquel s'ils ne fe vengent à l'inftant mefme 
235 pour eftre en || lieu où ils ne fe voyent eftre les plus 
forts_, & qu'ils femblent diiTimuler leur mal talent, ne 
vous y fiez pas neantmoins qu'à bonne enfeigne pour 
beau femblant qu'ils vous faflent; peur que lorfque 
vous y penferez le moins ^ ils ne vous prennent au 
defpourueu^ & vous rendent au double ce que vous 
leur aurez prefté, non deux coups pour un, ny deux 
iniures pour une, mais la mort pour un defplaifir, 
car tuer un homme ou un moyneau, n'y a pas grande 
difference entr'eux, & de bleffer ou donner un coup 
d'auiron, ils ne s'en tiennent pas fouuent là, c'eft 
pourquoy il fait bon eftre fage par tout, & ne donner 
fuiet à perfonne de s'offencer fi on n'en veut eftre 
payé à la fin, comme l'exemple fuiuante vous, fera 
voir. 

Deux François (comme i'ay rapporté au chap. 5. du 
I . liure) un peu trop téméraires, offencerent un iour 
deux Canadiens aflez mal à propos, dequoy ces Ca- 
nadiens ne firent pour lors aucun femblant, à caufe 
du lieu qui ne faifoit pas pour eux, & diflimule- 
rent cet affront iufques au temps de s'en pouuoir 
venger fans tefmoins. Or il arriua à quelque * fep- 
mamesdelà que ces deux François qui ne penfoient 
defià plus au defplaifir qu'ils auoient faicls * à ces deux 



— 22:) — 



Sauuages s'en allèrent à la chaffe^ vers l'Isle d'Or- 
léans, ce qu'eftant fçeu par ces Indiens qui ne les per- 
doient point de mémoire, les allèrent prendre au def- 
pourueu, les afTommerent à coups de haches, & iette- 
rent les corps dans la ri j| uiere_, fans qu'on pu fçauoir 236 
que long-temps après qui en auoient efté les meur- 
triers, à la fin on defcouurit les homicides qui pour 
cela ne l'aiffoient * pas d'eftre les bien venus parmy 
ceux de leur Nation, encore qu'ils s'abftiniTent de ve- 
nir plus à Kebec, peur d'y trouuer leur chaftiment. 

Les François exageroient prou ' la faute comme 
elle eftoit très grande, & difoient aflez la punition 
que meritoit l'enormité d'une telle mefchanceté, mais 
pour cela les Sauuages ne donnoient ny chaftiment 
ny réprimande à ces meurtriers , qui n'eftoient pas 
gens à ces viandes la, & puis ils fçauoient bien que 
toft ou tard la faute leur feroit pardonnée , & qu'un 
prefent de Caftors, au pis aller, les garantiroit du fup- 
plice & de la peine qu'on n'a encor ozé entreprendre 
fur eux. 

Neantmoins il fut aduifé entre les Chefs François 
qu'il falloit monftrer à ces barbares un grand reffen- 
timent de leur faute pour en empefcher d'autres pa- 
reilles, & pour cet effe6l firent affembler en un con- 
feil general tous les Sauuages qui fe trouuerent pour 
lors à la traite, oîi les meurtriers ayans efté grande- 
ment blafmez, furent en fin pardonnez à la prière de 
ceux de leur nation, qui promirent un amendement 
pour l'aduenir, moyennant quoy le lieur Guillaume 
de Caen , General de la flotte> afTifté du fieur de Cham- 
plain, & des Capitaines de Nauires, prit une efpée 

i5 



— 226 — 

2 37 jl nuë qu'il fit ietter au milieu du grand fleuue faincl 
Laurens en la prefence de nous tous^ pour affeurance 
aux meurtriers Canadiens , que leur faute leur eftoit 
entièrement pardonnée, & enfeuelie dans l'oubly, en 
la mefme forte que cette efpée eftoit perdue & enfeue- 
lie au fond des eauës , & par ainfi qu'ils n'en parle- 
roient plus. 

Mais nos Hurons qui fçauent bien diffimuler & 
qui tenoient bonne mine en cette adion, eftans de re- 
tour dans leur païs, tournèrent toute cette cérémonie 
en rifée & s'en mocquerent difans que toute la cho- 
lere des François auoit efté noyée en céte efpée_, & que 
pour tuer un François on en feroit dorefnauant quite 
pour une douzaine de caftors_, en quoy ils fe trom- 
poient bien fort, car ailleurs on ne pardonne pas fi 
facilement & eux-mefme * y feront quelques iours 
trompez s'ils font des mauuais_, & que nous foyons 
les plus forts. 

Pendant l'Hyuer les Ebicerinys fe vindrent caba- 
ner au pays de nos Hurons à trois lieues du bourg de 
fain6l lofeph^ d'où nous les allions quelquesfois voir_, 
& comme ils font aflez bonnes gens ainfi que i'ay dit 
ailleurs, ils nous rendoient nos vifites & fe trouuoient 
fouuent dans noftre cabane,, pour nous confiderer & 
s'entretenir de difcours auec nous, car ils fçauent les 
deux languesj la Huronne & la leur^ quoy que très 
différentes^ ce que n'ont pas les Hurons^ lefquels 

238 ne fçauent ordinairement que la leur maternelle^ || 
fans fe mettre en peine d'en apprendre d'autre , ou 
par negligence, ou pour le peu de neceflité qu'ils ont 
des autres Nations, ayans dans leur pays prefque tout 



— 227 — 

ce qui leur fait befoin, & pour le refle on leur apporte 
ou bien ils voyagent en pays cognus quoy qu'esloi- 
gneZj d'oïl ils rapportent ce qui leur manque. 

Ces Sauuages Ebicerinys nous donnèrent aduis 
d'une certaine Nation, à laquelle ils vont tous les ans 
une fois à la traite, n'en eftans esloignez qu'enuiron 
une lune ou lune & demye de chemin, tant par terre 
que par lacs & riuieres. A laquelle vient auiïî trafi- 
quer un certain peuple qui y aborde par mer auec de 
grands batteaux ou Nauires de bois_, chargez dedi- 
uerfes efpeces de marchandifes^ comme hafches faites 
en queues de perdrix, des bas de chaudes auec les fou- 
liers y attachez, fouples neantmoins comme un gand, 
& plufieurs autres chofes qu'ils efchangent pour des 
fourures & pelleteries. 

Ils nous dirent de plus que ces perfonnes là ne por- 
toient ny barbe ny cheueux que fort peu, lefquels pour 
cette ràifon nous auons furnommez Teftes pelées, & 
nous affeurerent aufîi que leur ayans parlé de nous^ 
ils leur tefmoignerent un grand defir de nous voir, 
ce qui nous fit coniedurer que ce pouuoit eftre quel- 
que peuple ou Nation policée & habitée vers la mer 
de la Chine, qui borne ce pays vers l'Occident comme 
il efl: auffi || borné de la mer Occeane enuiron les 40. 289 
degrez vers l'Orient, & efperions y faire un voyage à 
la premiere commodité auec ces Ebicerinys, comme 
ils nous le faifoient efperer moyennant quelque petit 
prefent, fi l'obédience ne m'euft rappelle en France : 
car bien que ces Sorciers ne veuillent pas mener des 
François feculiers en leur voyage , non plus que les 
Montagnais & Hurons au Saguenet, de peur de def- 



— 228 — 

couurir leur meilleure & plus excellente traite auec 
les pays , d'où ils rapportent tous les ans quantité de 
pelleteries ; ils ne font pas fi referuez en noftre en- 
droit^ fcachant des-ià par experience que nous ne nous 
meslons d'aucun autre trafic que de celuy des ames_, 
que nous nous efforçons de gaigner à lefus Chrift ^ 
fans intereft du temporel. 

Quand nous allions en vifite chez les Saunages^ ils 
en eftoient bien ayfes & la tenoient à honneur & fa- 
neur, fe plaignans de ne nous y voir affez fouuent^ & 
c'eftoit à qui nous attireroit premier à fon foyer^ fans 
trop d'importunité pourtant^ car ils tiennent les em- 
prelTemens onéreux & de mauuaifes graces ^ & eflans 
affis au milieu d'eux, où ils nous donnoient toufiours 
bonne place^ ils nous efcoutoient fort attentiuement, 
nous interrogeoient fort paifiblement , & fe refiouif- 
foient fort honnefiement_, accompagnans fouuent ces 
vifites de quelque petit prefent_, ou d'un relie de faga- 
mité, difant: Chataronchejîaj auez vous faim, Sega, 
240 man || gez^ mais pour mon particulier l'en prenois 
fort rarement^ tant à caufe qu'il fentoit pour lors trop 
le poiifon puant, que pour ce que les chiens y met- 
toient fouuent leur nez, & les enfans leur cueiller 
auecquoy ils mangeoientà mefme. 

Comme par deçà l'on prefente à boire aux amis_, les 
Saunages qui n'ont que de l'eau à boire pour toute 
boiflbn, & qui boiuent fort rarement_, prefentent le 
petunoir tout allumé à leurs amis, & à tous ceux qui 
leur rendent quelque vifite, & nous tenans en cette 
qualité, ils nous en prefentoient de fort bonne grace. 
Mais comme ie n'en ay iamais voulu ufer, ie les re- 



— 229 — 

merciois auec la mefme grace^ & n'en prenois nulle- 
ment^ de quoy ils reftoient au commencement fort 
eftonnez, pour n'y auoir perfonne en tous ces pays là 
qui n'en ufe^ pour à faute de vinj&d'efpices_,efchauf- 
fer cet eftomach , & aucunement corrompre tant de 
cruditez prouenantes de leur mauuaise nourriture. 

Pendant les grandes neiges_, nous eftions fouuent 
contraints de nous attacher des raquettes fous les 
pieds, ou pour aller au village^ ou pour aller quérir 
du bois, d'autant que n'y ayant fentier ny chemin 
frayé, nous n'euiïions pu facilement nous retirer des 
neiges auec nos fandales de bois. Les Sauuages en 
ufent de mefme comme chofes ayfées, car auec icelles 
l'on n'enfonce point, & fi on fait bien du chemin en 
peu de temps, &plus qu'on ne feroit fans icelles. 

Il Ces Agnonra comme nos Hurons les appellent ^ 
font deux ou trois fois grandes comme les noftres. Les 
Montagnais^ Canadiens & Algomequins, hommes & 
femmes auec icelles fuiuent la pifle des animaux qu'ils 
font harceler & arrefter par leurs chiens, puis l'abat- 
tent à coup de flefches_, & d'efpée emmanchées au bout 
d'une demie picque^ qu'ils fçauent dextrement dar- 
der: après ils fecabanent^ fe confolent & fe refioûif- 
fent là du fruid de leur trauail^ & fans ces racquettes 
ils ne pourroient courir l'eslan^ ny le cerf, & par con- 
fequent il faudroit qu'ils mourufïént de faim en temps 
d'Hyuer_, fi les autres belles n'y fuppleoient. 

Lorfque pour quelque neceflité ou affaire particu- 
liere^ il nous falloit aller d'une bourgade en une autre, 
nous allions librement loger & manger en leurs ca- 
banes ^ auxquelles ils nous receuoient & traitoient 



— 23o — 

fort humainement, bien qu'ils ne nous enflent au- 
cune obligation , car ils ont cela de propre d'affifter 
les paflans, & receuoir courtoifement entr'eux toute 
perfonne qui ne leur eft point ennemie ; & à plus forte 
raifon ceux de leur Nation, qui fe rendent l'hofpita- 
lité réciproque, & afliftent tellement l'un l'autre, qu'ils 
pouruoyent à la neceflité d'un chacun, fans qu'il y ayt 
aucun pauure mendiant parmy leurs villes, bourgs 
& villages, comme i'ay dit ailleurs, de forte qu'ils 
trouuoient fort manuals entendans dire qu'il y auoit 
242 en France grand nombre || de ces necefliteux & men- 
dians, & penfoicnt que cela fut faute de charité, & 
nous en blafmoient grandement, difans que fi nous 
anions de l'efprit on donneroit bon ordre à cela, les 
remèdes eftans faciles. 

Mais comme une amitié requiert une autre amitié, 
& un don un autre prefent, il eft plus que raifonna- 
ble que nous autres qui leur fommes eftrangers , & 
aufquels ils n'ont aucune obligation, qu'allans loger 
chez eux, & viuans à leurs defpens , nous leur don- 
nions toufiours quelque chofe , pour y eftre toufiours 
les biens * venus, autrement ils nous eftimeroient 
Omijîey, c'eft-à-dire chiche & auare, & à la fin vous 
n'y feriez pas fi bien receus que du paffé. Un peu de 
petun, de raffades, quelques aleines, ou autres petites 
chofes, vous peuuent conferuer leur amitié , & l'af- 
fe6lion de vous receuoir toufiours courtoifement & 
traider amiablement, comme i'ay efté par toutes leurs 
terres. 



— 23l — 



Il Du pays des Hurons ^ nombre du peuple. — De 243 
leurs villes , villages & cabanes ^ & comme nous 
deuons renoncer à nojîre patrie pour viure en 
paix en celle d^autruy. 

Chapitre XI. 

Bien que noflre vraye patrie foit le Paradis, auquel 
feul nous deuons afpirer & non aux chofes de la terre. 
Si eft-ce que l'amour du pays de noftre naiffance nous 
efl fi naturel qu'encores que nous nous voulions re- 
foudre de l'abandonner, li ne pouuons nous pourtant 
l'oublier, difoit le Sertorius Romain. C'eft pourquoy 
Socrates pour aucunement modérer l'imperfedion & 
la paffion de cette inclination naturelle^ défendit à fes 
difciples de dire ceftuy-ci ou ceftuy-là efl mon pays, 
afin qu'ils nepeulîentdire, cecy efl à moy, & cela eft 
à toy, penfant par là couper la fource de toutes les que- 
relles, procès, & debatSj qui demeureroient efteins à 
fon aduis, ft toutes chofes eftoient pofledées en com- 
mun." 

Et à ce propos Plutarque au liure d'exil _, raconte 
que Hercules le Thebain_, ayant efté interrogé par les 
Sidoniens de quel pays il || eftoit naturel, refpondit 244 
ainft. le ne fuis pas de la grande cité de Thebes, ny 
de la tres-renommée Athènes, ny moins de Lycaonie, 
ains fuis naturel de toute la Grèce. Grandement fut 
eftimé par les Grecs cette refponce d'Hercules, pour 
s'eftre nommé naturel de Grèce. Mais beaucoup plus 



— 232 — 

fut prifée celle de Socrates^ ayant eflé enquis par le 
grand facrificateur Archites d'où il eftoit, auquel il 
refpondit : le ne fuis de Thebes comme ThefipÉonte, 
ny des Athènes comme Agerilaus_, ny de Lycaonie 
comme Platon_, moins de Lacedemone comme Lycur- 
gus, mais fuis né au monde, & naturel de tout le 
monde. 

C'eft une leçon qui deuroit feruir à beaucoup & 
particulièrement aux Religieux_, car qu'eft-il befoin 
245 II que l'on fçache_, ce Frère eft de ce pays là, de cette 
ville làj il eft de bonne maifon_, il eft pauure, il eft riche, 
puis qu'ayant renoncé au monde & à tout ce qu'il y 
pretendoit, il ne doit plus rien auoir à démesler auec 
iceluy. C'eft auffi une vaine curiofité aux feculiers de 
s'en vouloir informer, pour efgaler l'honneur qu'ils 
leur rendent non au pois de leur vertu, mais à l'once 
de ce qu'ils ont quitté, comme fi l'honneur n'eftoit 
deu qu'aux apparences extérieures à l'exclufton des 
vertus internes, lefquelles Dieu feul * chérit fans dif- 
tiuclion du pauure ou du riche. 

Or nos Hurons encores barbares n'ont pas efté 
inftrui6ls en une û bonne efcole qu'ils voululTent 
penferen un feul Paradis, ilsdifent franchement leur 
qualité & au delà, & || croyent que ce leur foit hon- 
neur de haut loiier leur pays, quoy qu'aflez mal garny 
en comparaifon de plufieurs autres contrées qui fe 
retrouuent plus vers le Su, mais comme il n'eft pas 
encores des pires, ie vous en feray la defcription telle 
que ie l'ay deu fçavoir, laquelle vous fera d'autant plus 
utile que vous aurez de volonté d'y voyager. 

Premièrement il eft litué fous la hauteur de qua- 



~ 233 — 

rante quatre degrez et demy de latitude^ et lelon au- 
cuns le Soleil se leue fix ou fept heures plus tard fur 
leur Orifon que fur celuy de Paris_, tellement qu'il eft 
icy enuiron fix heures du matin^ qu'il n'eft encor aux 
Hurons que unze heures ou minuit du iour prece- 
dent, fi la fupputation en eft bien faite, laquelle ie 
rapporte Amplement comme ie Pay apprife. 

Ce pays eft très-beau & agréable j fort deferté &tra- 
uerfé d'eftangs_, & de lacs^ avec de beaux ruift'eaux 
qui fe defgorgent dedans ce grand lac^ que nous ap- 
pelions la Mer douce. Il eft plein de belles collines^ 
campagnes_, & de très belles & grandes prairies qui 
portent quantité de bon foin^ auquel les François 
mettent le feu fur le pied quand il eft fec_, non pour 
en profiter_, mais pour fe recréer. 

Il y a auiïi en plufieurs endroits quantité de froment 
fauuage, quia l'efpic comme feigle^ & le grain comme 
de l'auoine : i'y fus trompé, penfant au commence- 
ment que l'en vis^ que ce fuflent champs enfemancez 
de bon || grain ; ie fus de mefme trompé aux pois fau- 246 
uages, où il y en a en diuers endroi6ts aufîi efpais 
comme s'ils y auoient efté femez & cultiuez : & pour 
monftreréuidemment la bonté de la terre^ un Sauuage 
du village de Toenchen ayant planté dans un coin de 
fon champ un peu de pois qu'il auoit apporté de Ke- 
becj rendirent en quantité leurs fruids deux fois plus 
gros que leur femence, de quoy ie m'eftonnay^ n'en 
ayant point veu par tout ailleurs de fi beaux. 

Il y a de belles forefts_, peuplées de gros chefnes^ 
fouteauXj herables, cedres_, lapins, ifs & autres fortes 
de bois beaucoup plus beaux , fans comparaifon , 



20^ 

qu'aux autres prouinces du Canada que nous auons 
veijes: & font toufiours d'autant plus belles, le pays 
plus beaUj& les terres meilleureSjqueplus onauance 
tirant au Su : car du cofté du Nord les terres font plus 
fablonneufes, les pays plus montagneux_,et les fo refis 
plus defgarnies de gros bois_, finon de cèdres qui croif- 
fent mefme iufques dans les veines des rochers^ com- 
me ie vis voyageant fur la Mer douce,, pour la pefche 
du grand poiffon. 

Il y a plufieurs contrées ou provinces au pays de nos 
Hurons qui portent diuers nomSj & font gouuernées 
par diuers Capitaines ou chefs généraux & particuliers 
dependans & independans^ celle où commandoit le 
grand Capitaine Atironta s'appelle Renarhonon , 
247 celle d'Entauaque s'ap || pelle Atigagnongueha, & 
la Nation des Ours qui eft celle où nous demeurions 
fous le grand Capitaine Auoindaon s'appelle Atin- 
gyahointariy & en cette eftendue de pays il y a enui- 
ron vingt ou vingt cinq tant villes que villages^ dont 
une partie ne font point clos ny fermez^ & les autres 
font fortifiez de longues boifes de bois à triples rangs_, 
à la hauteur d'une longue picque entrelaffées les unes 
dans les autres & redoublées par dedans de grandes 
& groffes efcorces de huict à neuf pieds de hautj par 
deflbus il y a de grands arbres esbranchez pofez de 
leur long fur les troncs des arbres faits en fourchettes, 
fort courtes pour les tenir en eftat, puis au deOTus de 
ces pallilTades & fermetures, il y a des galleries ou 
guerittes qu'ils appellent Ondaqua , lefquelles ils 
garniffent de pierres en temps de guerre pour ruer fur 
l'ennemy, & d'eau pour efteindre le feu qu'il y 



— 235 — 

pourroit appliquer. On y monte par une efchelle 
aflez mal façonnée & difficile^ qui eft faite d'une lon- 
gue piece de bois charpentée de plufieurs coups de 
hacheSj pour tenir ferme du pied en montant. 

Les villes & villages de nos Hurons font perma- 
nans, & ne fe changent point finon lorfque trop esloi- 
gnez des bois, ils ont de la peine d'en auoir. Et en fé- 
cond lieu quand leurs heritages font tellement amai- 
gris &defeichez (à faute de fumier) || qu'ils ne peuuent 248 
plus produire leur bled à la perfection ordinaire^ ce 
qui arriue de dix, vingt, trente & quarante ans, plus 
ou moins felon les contrées^ la bonté des territoires, 
ou l'esloignement des forefts, au milieu defquelles ils 
batiftent toufiours leurs bourgs & villages pour les 
commoditez qu'ils en reçoiuent, car auparauant que 
tous les bois des enuirons foient confommez, il y a 
un grand temps_, de manière qu'il n'y auroit plus 
qu'à trouuer l'induftrie de fumer les terres ou de fe- 
merende nouuelles places leur bled d'Inde, qu'ils ont 
accouftumez de planter tous les ans dans les mefmes 
trous des années précédentes, qu'ils feroient comme 
nous des eternitez en un mefme lieu^ car pour le bois 
ils ont l'inuentionde l'amener en temps d'Hyuer, par 
fus les neiges, attaché fur de certaines traifnées ou 
planchettes de cèdre fort commodément. 

Leurs cabanes qu'ils appellent Ganonchia , font 
faites comme i'ay dit en façon de tonnelles ou ber- 
ceaux de iardins, couuertes d'efcorces d'arbres, lon- 
gues de vingt cinq à trente toizes plus ou moins, 
felon qu'il efchet (car elles ne font pas toutes d'une 
égale longueur) & larges de fix, lailTant par le milieu 



— 236 — 

une allée de dix à douze pieds de large, qui va d'un 
bout à l'autre de la cabane, aux deux coftez de laquelle 
il y a une manière d'eftablie, qu'ils appellent Endi- 
cha^ demefme longueur & de la hauteur || de quatre 
ou cinq pieds, où ils couchent en Efté, pour euiter 
l'importunité des puces dont ils ont en quantité^ & en 
Hyuer au bas fur les nattes deuant le feu arrangez 
les uns ioignans les autres pour eftre plus chaude- 
ment, les enfans au lieu plus commode & les pere& 
mere aprés_, & n'y a point d'entre-deux ou de fepa- 
ration, ny pied, ny cheuet, non plus en haut qu'en 
bas, & ne font autre chofe pour fe repofer, que de s'ef- 
tendre en la mefme place où ils fe trouuent afTis, & 
s'affubler latefte dans leur robe, fans autre couuerture, 
ny li6t, qui eft une façon de fe coucher ayfée, & qui fe 
continue à petit fraiz. 

Ils empliflent de bois fee pour brusler en Hyuer, 
tout le delîous de ces eftablies, mais pour les grofles 
bufches, qu'ils appellent Ancincunyj qui feruent à 
entretenir le feu pofées à terre par l'un des deux bouts 
& esleuées de l'autre fur une pierre, ou boutdetizon, 
ils en font des piles deuant leurs cabanes, ou les fer- 
rent au dedans des porches, qu'ils appellent Aque. 
Toutes les femmes s'aydent à faire cefte provifion de 
bois, qui fe faiét dés les mois de Mars & d'Avril, & 
auec cet ordre en peu de temps chaque mefnage elf 
fourny de ce qui luy eft neceflaire. 

Ils ne fe feruentque de tres-bon bois, aymans mieux 
l'aller chercher bien loin, qu'auoir moins de peine & 
en auoir de mauuais ou qui fafle fumée, c'eft pour- 
quoy ils entretiennent toufiours un feu clair & bien 



— 237 — 

faictauec peu de bois, que s'ils ne rencontrent point 
d'arbres || fees à leur gré, ils en abbatent de ceux qui 25o 
ont les branches mortes, lefquelles ils mettent par 
efclats & couppent de longueur comme les cotrets de 
Paris. Pour le fagotage, ils ne s'en feruent point du 
tout, non plus que du tronc des gros arbres qu'ils ab- 
batent, lefquels ils laiffent là pourrir fur la terre faute 
de fcie pour les fcier, ou d'induftrie pour les mettre en 
pieces, qu'ils ne foient fees & pourris, pour nous qui 
n'y prenions garde de fi prés, nous nous feruions du 
premier venu, fans employer tout noftre temps à en 
aller chercher fi loin, car c'eftoit à nous mefmes à y 
pouruoir, & non aux Sauuagefles, qui ne nous en 
donnoient que par courtoifie ou par prefents recipro- 
quez d'autres de pareille valeur, fmon lors que nous 
eftions logez dans leurs cabanes. 

En une cabane il y a plufieurs feux, & à chaque feu 
il y a deux mefnages, l'un d'un cofté, & l'autre de 
l'autre, & telle cabane aura iufqu'à 8. lo. ou 12. feux, 
qui font 24. mefnages, & les autres moins, felonqu'elles 
font longues ou petites, & où il fume à bon efcient, 
qui fai6l que plufieurs en reçoiuent de très-grandes 
incommoditezaux yeux, ny ayant feneflre ny aucune 
ouuerture, que celle qui eft au faifte de leur cabane 
par où fort la fumée. 

Ces cabanes n'ont aucune cloifonou feparation, qui 
puifle èmpefcher de porter la veuë d'un bouta l'autre 
& voir ce qui s'y palTe, neantmoins ils y demeurent 
tous en paix & fans aucune confufion ny bruits, cha- 
cun dans fon département auec ce qui leur appartient, 
qui II n'eft ny enfermé, ny clos de clefs ou de ferrures. 25 1 



— 238 — 

Aux deux bouts il y a à chacun un porche, & ces por- 
ches leur seruent principalement à mettre leurs gran- 
des cuues ou tonnes d'efcorce_, dans quoy ils ferrent 
leur bled d'Inde_, après qu'il eft bien fee & efgrené. 
Au milieu de chacun de leur logement il y a deux 
groffes perches fufpenduës, qu'ils appellent Oiiaron- 
ta, où ils pendent leur cramaliere^ & mettent leurs 
fourures, viures & autres chofes, peur des fouris & 
pour tenir les chofes feichement. 

Pour le poiffon duquel ils font prouifion pour leur 
Hyuer, après qu'il eft boucané & bien defeiché, ils le 
ferrent en des tonneaux d'efcorce^ quails appellent 
Acha, excepté Leinchataon , lequel ils n'efuentrent 
point & le pendent au haut de leur cabane attaché 
auec des cordelettes peur des fouris & d'une mau- 
uaife odeur qu'il rend en temps chaud_, telle que per- 
fonne ne la pourroit fouffrir icy. 

Crainte du feu^ auquel ils font affez fuie6ls_, ils fer- 
rent ordinairement ce qu'ils ont de plus précieux dans 
des tonneaux d'efcorces^ qu'ils enterrent en desfoftes 
profondes qu'ils font au coin de leur foyer, puis les 
couurentdela mefme terre, & parce moyen fontcon- 
feruez non feulement du feu^ mais aufti de la main 
des larrons, pour n'auoir autre coffre ny armoire en 
tout leur mefnage que ces petits tonneaux. Il eft vray 
qu'ils fe font fort peu fouuent de tort les uns aux 
autres; mais encore s'y en pourroit il trouuer de mel- 
chans, qui vous feroientdudefplailirs'ilsentrouuoient 
252 l'occa II fion^ car l'obieft efmeut la puilTance^ dit le 
Philofophe, & l'occafion fai6t le larron. 



— 239 — 



Des exercices ordinaires des Hurons & des panures 
mendians & vagabons, & comme les Canadiens 
cabanent & courent les bois. 

Chapitre XII. 

Ce bon Législateur des Athéniens Solon, fill une 
LoVj dont * Amafis Roy d'Egypte auoit efté iadis 
Autheui'j laquelle obligeoit un chacun de monftrer 
tous les ans d'où il viuoit par deuant le Magiftrat, 
autrement à faute de ce faire il eftoit puny de mort. 
Et le bon Empereur Marc Aurelle, faifant mention de 
l'ancienne diligence des Romains^ efcrit qu'ils s'em- 
ployèrent tous auec telle ardeur aux labeurs & tra- 
uaux, qu'ils ne peurent oncques trouuer en toute la 
Cité de Rome un homme oifif, pour porter une lettre 
à deux ou trois iournées. 

C'eftoit une occupation fans exemple & qui tefmoi- 
gnoit le bon ordrede leur Republique, dans lefquelles 
on ne doit iamais fouffrir ceux qui pouuans gaigner 
leur vie par un honnefte trauail, ne font meftierque 
de volleries & brigandages_, comme cela n'eft que trop 
ordinaire par toute la France, & particulièrement à 
Pa II ris^ où fouuent ils paflent pour hon nèfles gens^ 253 
mais le pis eft que comme ils ne fe contentent pas de 
la médiocrité à laquelle ils préfèrent le luxe & la deli- 
cateflCj ils mettent souuentvoftre vie en hazard^ pour 
l'auoir auec la bource. 

Les Chinois defquels nous deurions imiter les Loix 
(quoy que Payens) ont auffi trouué Tinuention de 



— 240 — 

bannir d'entr'eux les fainéants & parefleuxj par une 
ordonnanee inuiolablement obferuée, à tous les pau- 
ureSj fous tres-grieues peines, de mandier par les 
ruëSj & à qui que ce foit de leur donner_, n'y ayant 
que les feuls Religieux Chinois à qui il eft permis de 
quefl:er_, & chercher leur vie de porte en porte^ comme 
par deçà les FF. Mineurs. 

Mais pour ce qu'il fembleroit que ce feroit tout à 
fai6l bannir la charité & l'humanité du milieu d'euXj ils 
ont des Hofpitaux Royaux en grand nombre par tout 
le Royaume, pour loger, nourrir & entretenir les vrays 
panures^ s'entend ceux qui n'ont aucun moyen de tra- 
uailler & gaigner leur vie & non les autres qui peu- 
uent faire quelque chofe_, lefquels font contrain6ls de 
feruirpour leurs defpens, ce qui efl: plus que raifon- 
nable, car quelle apparence y auroit il de nourrir du 
bien des panures^ ceux qui ont de la fanté alTez pour 
n'eftre point panures & viure honneftement accom- 
modé. 

G'eft pour la mefme raifon que les Aueugles n'y font 
point exempts de trauailler^ ny admis dans les Hofpi- 
tauXjS'ils ne font vieux & cafrez_, & ne leur eft non plus 
254 permis de tracafler & || mandier par les ruës^ ny par 
les TempleSj comme ils font à Paris, au grand deftour- 
bierdeceux qui prient Dieu. Mais on les oblige chez 
les Cordiers & Potiers d'eftain, pour tourner les rouës_, 
& faire plufieurs autres exercices où il ne faut point 
d'yeux. Nous voyons mefmes nos vieilles Huronnes, 
qui pour auoir la veuë débile^ ne demeurent pas pour 
cela toufiours oyfeufes; elles s'employent d'elle* mef- 
mes à efgrenerle maïz hors des efpics_, à filer, pleurer 



— 241 — 

les morts, & à plufieurs autres petites occupations 
compatibles à leurs infirmitez. 

On employe les manchots & eftropiez en d'autres 
chofes felon leurs incommoditez_, & les culs de iattes 
à faire des efpingles & efguilles, à coudre des habits & 
faire plufieurs autres exercices des mains. Mais pour 
les playez & ulcérez, il eft croyable qu'ils y font 
moins frequens que par deçà, puis que la mendicité 
leur eft interdite,, & que s'ils entrent dans les Hofpi- 
taux, leurs playes font vifitées& eux œilladez de prés, 
pour euiter aux tromperies & artifices, defquels plu- 
fieurs gredins & caymans uzent pour entretenir leurs 
playes & tirer la quinte -eflence des bources. Que fi 
on y prenoit garde de prés, on feroit fouuent icy des 
miracles fans miracles, en des perfonnes que l'œil 
guérirait fans medicament, & m'eftonne comme à 
Paris, & autres bonnes villes de France, il n'y a des 
Chirurgiens gagez pour y donner ordre, puis que les 
abus y font fi frequens que perfonne n'en peutdouter, 
du moins les vrays panures & malades feroient || fe- 255 
courus & les trompeurs chaftiez ou banis. 

Nos Saunages ne font point en peine de dreffer des 
Hofpitaux pour les malades, ny dedeffendre la man- 
dicité aux vagabonds, car chacun a foin de fes ma- 
lades, & aucun n'eft tellement vagabond qu'il doiue 
viure aux defpens d'autruy. Ils ne font point neant- 
moins fi exacts obferuateurs, que d'employer le temps 
auec un foin fi particulier des anciens Romains, mais 
encores ont ils quelques occupations & exercices par- 
ticuliers, aufquels ils s'adonnent & employent aucu- 
nement le temps. Les hommes vont à la chafle, à la 

16 



— 242 — 

pefchej à la guerre^ à la trai6le_, & font des cabanes & 
des canots ou les outils propres à cela; le refte dutemps 
à la vérité ils le pafïent en oyfiueté, à ioûer^ dormir_, 
chanter^ dancer_, petunér, ou aller en feftin_, & ne veu- 
lent s'entremettre d'aucun ouurage qui foit du deuoir 
de la femme fans grande neceffité^ & par ainfi ioûif- 
fent de beaucoup de repos qu'on ne ioûyt pas icy. 

Ce n'eft pas neantmoins en cela que confifte leur 
bon-heur_, principallement_, mais c'eft en ce qu'ils 
n'ont aucune paflion pour les biens & richeffes de la 
terre, qu'ils pofTedent comme ne les pofledans point, 
ainfi que dit l'Apoftre. N'ont aucun procès^ noifes ou 
debats_, pour les deffendre, & ne fçauent que c'eft de 
condemnation, de Iuges_, de tailles, fubfides, ny de 
prifoUj que pleuft à Dieu qu'ils fulTent conuertis, 
mais à mefme temps qu'ils feront faids Chreftiens, ie 
crains bien fort qu'ils perdront leur fimplicité & re- 
256 pos, non que la Loy de Dieu || porte cette neceffité^ 
mais la corruption glilTée entre les Chreftiens fe com- 
munique facilement entre les barbares conuertis, qui 
fuccent auec la do6lrine des Saind:Sj le mauuais efprit 
de ceux qui les fréquentent. 

Ils ont l'exercice du ieu tellement recommandable 
& couftumier_, qu'ils y employent une bonne partie 
du temps qui leur refte des autres occupations plus 
ferieufes, aufquelles ils s'adonnent allez peu fouuent_, 
& que la neceftîté ne les y contraingne. Ils font fort 
beaux loueurs & patiens, car encores que la chanfene 
leuren die point, ils ne s'en fafchentpaSj& perdent auffi 
gayement du moins extérieurement, que s'ils eitoit * en 
chanfe, dont l'en ay veu quelqu'uns s'en retourner 



— 243 — 

en leur village tout nuds^ chantans alaigrement après 
auoir tout perdu au noftre, &eft une fois arriuéqu'un 
Canadien perdit (après toutes fes bardes) & fa femme, 
& fes enfans contre le fieur Du Pont Graué_, lequel 
les luy rendit après volontairement & de fort bonne 
volontè_, car il n'eufl: pas voulu fe cbarger d'un tel at- 
tirailj qui luy euft apporté plus de peine que de pro- 
fit, & neantmoins, il eftoit en luy de les retenir fans 
que le Saunage l'eut pu trouuer mauuais. 

Les bommes ne s'adonnent pas feulement au ieu des 
ioncs nommé Aefcara^ qui font trois ou quatre cens 
petits ioncs blancs, également couppez de la gran- 
deur d'un pied ou enuiron, mais aufïi à plufieurs 
autres fortes de ieu, comme de prendre une grande ef- 
cuelle de bois j & dans || icelle auoir cinq ou fix noyaux 9.5 j 
ou petites boulettes un peu plattes de la groffeur du 
bout du petit doigt & peintes de noir d'un cofté & 
blanche * ou iaune * de l'autre, & eflans tous aflis à 
terre en rond, à leur accouftumée, prennent tour à 
tour felon qu'il efchet, cefte efcuelle auec les deux 
mains qu'ils esleuent un peu de terre, & à mefme 
temps l'y repofent & frappent un peu rudement, de 
forte que ces boulettes fe remuans, ils voyent comme 
au ieu des dez de quel cofté elles fe repofent & fi elles 
font pour eux ou non, & pendant queceluyqui tient 
l'efcuelle la frappe & regarde à fon ieu, il dit conti- 
nuellement & fans intermiiïion, Tet^ Tet, Tet, Tet, 
penfant que cela excite & fait bon ieu pour luy; encor 
que cela ne fert que d'un amufement, plus tolerable 
que les choleres de nos loueurs de cartes & de dez, qui 
s'emportent à leurs premieres paillons. 



— 244 — 

O bon Iefus_, il n'y a pas iufqu'à un tas de mauuais 
garçons, qui ne ceflent de blafphemer au ieu, comme 
il offencer un Dieu nous deuoit faire profiter ou pluf- 
toft périr dans fes difgraces. Ah mal-heureux ! qui as 
pris l'habitude de iurer_, tous les vices doiuent eftre 
abhorrez, mais celui du blafpheme plus que tous les 
autres, car il n'y a vice qui ne puifTe caufer quelque 
dele61:ation & non iamais le blafpheme_, & par confe- 
quent moins excufable que les autres_, qui tous nous 
meinent à la damnation. 

Pour le ieu ordinaire des femmes & filles _, au- 
258 quel s'entretiennent auffi par fois des hom- || mes & 
garçons auec elles_, eft particulièrement auec cinq ou 
fix noyaux,, comme ceux de nos abricots^ noirs d'un 
coflé & iaunes de l'autre, lefquels elles prennent 
auec la main comme on faicl les dez, puis les iettent 
un peu en haut^ & eftans tombez fur une peau qui 
leur fert de tapis_, elles voyent ce qui fai6t pour elles, 
& continuent à qui gaignera les coliers, oreillettes, ou 
autres bagatelles de leurs compagnes, & n'ont ia- 
mais de monnoye d'or ou d'argent, car ils n'en ont 
aucune cognoifTance ny ufage, de manière que quand 
il efl mefme queftion de trafique ou achapt de mar- 
chandise, ils ne font qu'efchanger une chofe pour une 
autre. 

le ne puis obmettre aufïi qu'ils pratiquent en 
quelqu'uns de leurs villages ce que nous appelions 
en France porter les momons; car ils enuoyent le 
cartel de defy aux autres villages , pour les faire ve- 
nir iouer auec eux & gaigner leurs uftencilles s'ils 
peuuent, & cependant' les feftins ne manquent 



— 245 — 

point J car pour la moindre occafion la chaudière eft 
fur le feUj particulièrement en Hyuer, qui eft le 
temps auquel principallement ils feftinent & fe re- 
iouiftent enfemblement pour pafler plus doucement 
la rigueur de la faifon. 

Ils ayment la peinture & y reufiflent aflez induf- 
trieufement pour des perfonnes qui n'y ont point 
d'art, ny d'inftrumens propres , & font des reprefen- 
tations d'hommes_, d'animaux ^ d'oyfeaux & autres 
grotefques, tant || en relief^ de pierres, bois & autres ^^^ 
femblables matières, qu'en platte peinture fur leur 
corps^ qu'ils font non pour idolâtrer, mais pour con- 
tenter leur veuë, embellir leurs callumets & orner le 
deuant de leurs cabanes. 

Pendant rHyuer_, du filet que les femmes & filles 
ont difpofé_, les hommes en font des rets & feines 
pour pefcher & prendre le poifTon iufques fous la 
glace_, par le moyen des trous qu'ils y font en plu- 
fieurs endroits_, dont en voicy la méthode. 

Ils font à grands coups de hache un trou aftez 
grandelet dans la glace d'un lac ou de la riuiere; ils 
en font d'autres plus petits d'efpaces en efpaces_, & 
auec des perches ils paffent une fifcelle de trous en 
trous par deftous la glace : cefte fifcelle aufïi longue 
que les rets qu'on veut tendre^ fe va arrefter au der- 
nier trouj par lequel on tire^ & on eftend dedans 
l'eau toute la rets* qui luy eft attaché. Quand on les 
veut vifiter, on les retire par la plus grande ouuer- 
ture_, pour en recueillir le poiiron_, puis il ne faut 
que retirer la fifcelle pour les retendre, les perches ne 
feruans qu'a pafTer la premiere fois la fifcelle. 



— 246 — 

Ils font auiïî des flèches auec le coufteau fort 
droites & longues & n'ayans point de coufleaux_, ils 
fe feruoient anciennement des pierres tranchantes^ & 
les empennent de plumes_, de queues & d'aisles d'Ai- 
gle , par ce qu'elles font fermes & fe portent bien en 
260 l'air. Ils accommodent la pointe auec de nos fers |( 
qu'on leur trai6te à Kebec, ou bien auec une pierre 
acérée qu'ils collent dans le bout de la flefche fendue 
auec une colle de poiflbn très forte. Ils font les cordes 
de leurs arcs auec des boyaux ou nerfs d'animaux, 
de mefmes celles des raquettes, qui leur feruent pour 
aller fur la neige au bois & à la chaffe, puis des maf- 
fues de bois pour la guerre _, aflez bien faiéles^ & des 
pauois de cèdre, qui leur couurent prefque tout le 
corps^ & d'autres plus petits fai£ts de cuir bouilly. 

Ils font aufïî des voyages par les lacs & riuieres, 
qui font fréquentes dans le païs, iufques en des na- 
tions fort esloignées_, 011 ils traitent & efchangent de 
leurs marchandifes pour d'autres, qui leur font be- 
foin & defquelles leur païs manque^ mais ils n'entre- 
prennent pas ordinairement ces voyages de longs 
courSj inconfideremment & fans en auoir première- 
ment eu la permiffion des Chefs, lefquels en un con- 
feil particulier_, ont accouflumé d'ordonner tous les 
ans la quantité d'hommes qui doiuent partir de 
chaque ville ou village, pour ne les lailTer defgarnis 
de gens de guerre , & quiconque voudroit partir au- 
trement le pourroit faire à toute rigueur, mais il en 
feroit blafmé & eftimé mal auifé & inciuil. 

l'ay veu plufieurs Sauuages des villages circonuoi- 
fms venir au bourg S. lofeph demander congé au 



- 247 — 

Capitaine Onorotandi, frère du grand Capitaine 
Auoindaon ^ pour auoir la permiffion d'aller au Sa- 
guenay: car il fe difoit Maiftre fuperieur des che- 
mins & riuieres qui y condui- || fent, s'entend iuf- 261 
ques hors le païs des Hurons. De rnefme il falloit 
auoir la permiiïîon & congé d'Auoindaon^ pour aller 
à Kebec, & comme chacun entend eftre le maiftre en 
fon païs, auflî ne lailïent ils paiTer aucun d'une autre . 
nation par leurs terres _, pour la trai6le_, fans eftre re- 
cognus & gratifiez de quelque prefent: ce qui fe faicl 
fans difficulté_, autrement on leur pourroit donner de 
l'empefchement & faire du defplairir_, fi on vouloit. 

Sur l'Hyuer que le poiflon fe retire fentant le 
froidj comme au mois de Juillet & d'Aouft fentant le 
chaud, les Saunages errants comme font les Cana- 
diens Algomquins* Etechemins & autres _, quittent 
les riues de la mer & des riuieres &fecabanentdans 
les boisj là où ils fçauent qu'il y a de la venaifon. 
Pour nos Hurons, Honquerons & autres peuples fe- 
dentaireSj ils ne quittent point leurs villes & vil- 
lageSj que pour les raifons que i'ay déduites cy-def- 
fus_, au chapitre precedent. 

Lorfque ces peuples errants ont faim, ils conful- 
tent l'Oracle^ & après s'en vont l'arc en la main & 
le carquois fur le dos, la part que leur Médecin leur a 
indiqué, ou ailleurs oîi ils penfent ne point perdre 
leur temps. Ils ont des chiens qui les fuyuent, & 
nonobftant qu'ils n'abayent * point, toutesfois ils 
fçauent fort bien defcouurir le gifte de la befte qu'ils 
cherchent, laquelle ayant trouuée ils la pourfuiuent 
courageufement & ne l'abandonnent iamais qu'ils ne 



— 248 — 

Payent terraflee^ & en fin l'ayant naurée à mort_, ils 
262 la font tant harceler par leurs chiens || qu'il faut 
qu'elle tombe^ lors ils luy ouurent le ventre,, baillent 
la curée aux chiens, feftinent & emportent le refte. 
Que fi la befte prefTée de trop pre's rencontre une ri- 
uiere^ la mer ou un lac^ elle s'eslance librement de- 
danSj & nos Saunages après où ils luy donnent le 
coup de la mort s'ils ont des canots prefts, comme ils 
firent à Gafpey^ un iour auant mon arriuée. 

Or pour ce que plufieurs pourroient penfer qu'ef- 
tans les Montagnais errants^ ils viuent en beftes en 
leur hiuernementj ie vous ay icy mis l'ordre qu'ils y 
tiennent, qui eft une couftume louable^ car voulans 
fe départir & courir les montagnes & les bois^ ils 
font une reueuë de la quantité de femmes vefues, 
petits enfans & de perfonnes qui ne peuuent auoir 
leur vie par le moyen de la chaffe, & les départent 
par les familles également, oftans des enfans ou il y 
en a beaucoup, pour les mettre ou il y en a moins, 
& ainfi des autres perfonnes inutiles. Et pour ce qui 
eft des hommes & des garçons capables de la chalfe, 
s'il y a quelque famille qui en manque, on en tire de 
celles qui en ont trop, pour en accommoder de 
moins accommodées. Il n'y a que les filles de mau- 
uaife vie^ à qui on a peine de trouuer place, pour au- 
tant qu'elles font en opprobre parmy ceux de leur 
nation, comme les filles desbauchées icy. 

Tout ceft accommodement eftant fai6t, fi les neiges 
font affez hautes, ils donnent ordre qu'en chaque fa- 
mille il fe fafle des traifnes de bois, d'enuiron un 
pied de large^ & huiLt ou dix de long, un peu cour- 



— 249 — 

bées par le bout de || deuant,, fur lefquelles ils char- 263 
gent tous leurs pacquets, viures & emmeublemens 
auec les petits enfans, qui ne peuuent marcher^ fi les 
mères n'ayment mieux les porter fur leur dos em- 
maillottés fur une petite planchette, à la façon de 
nos Huronnesj & en cefte manière courent les bois 
s'ils ne prennent les riuieres. 

Eftans arriuez au lieu où ils doiuent camper. Les 
ieunes femmes & filles ayans la hache en main vont 
par ces grandes foreftsj coupper quinze ou vingt per- 
ches, plus ou moins, felon la grandeur de la cabane 
qu'ils ont à faire. Cependant les vieilles femmes & 
aucunefois les hommes_, en ayans defigné le plan, 
vuident la neige auec leurs pelles, qu'ils font ou por- 
tent exprés pour ce fuie6l. La place fe fait ronde ou 
en quarré à la volonté du maiftre Archite6te, pro- 
fonde felon la hauteur des neiges de deux, trois 
iufques à quatre pieds, de manière que la neige leur 
fert comme d'une muraille qui lesenuironne de tous 
coftez_, excepté par l'endroit où on la fend_, pour faire 
la porte que l'on tient fort balîe. 

Les perches eftans apportées on les plante fur le 
haut de la neige, puis on iette fur ces perches qui 
s'approchent un peu par en haut, quatre ou cinq 
rouleaux d'efcorces coufues enfemble commençant 
par le bas, comme font les recouureurs des maifons, 
la neige que l'on a à dos, eft après couuerte de petites 
branches de cèdre ou de pin, de quoy la maifon eft 
auflî pauée, haute ou baffe felon qu'il efchet, car en || 264 
aucunes on s'y tient facilement debout & en d'autres 
non. L'huis du logis n'eft autre qu'une mefchante 



— 25o — 

peau d'Eslan attachée à deux perches_, qui feruentde 
porte, dont les iambages du palais^ font la neige 
mefme_, foutenue de quelque bois. 

le ne tçay fi l'on pourrait alTez exagérer la peine & 
les incommoditez que l'on fouffre dedans ces chetifs 
palaisj oîi l'on expérimente par fois les deux extremi- 
tez, un extreme chaud tel que l'on efl: a demy rofty, 
ou un extreme froid^ tel que l'on efl: à demy glacé, & 
puis des chiens vous importunent fans cede pour 
auoir place auprès de vous^ mais la fumée felon les 
vents en eft infupportable_, comme la faim quand la 
chalfe n'eft pas bonne^ un autre puilTant diuertifle- 
ment d'efprit. 

S'ils n'ont deffein que demeurer une feule nuiél en 
un mefme lieu, ou deux ou trois au plus, ils n'y ap- 
portent point tant d'inuention_, particulièrement lorf- 
qu'ils n'ont point de petits enfans/car à peine font 
ils de cabanes^ & fi ce font chaffeurs, ils fe contentent 
de coucher fur la neige au pied d'un arbre, ou pour le 
plus ils font un trou dans la neige^, auquel ils font du 
feu & fe couchent auprès^ dormans là aulïî gaillarde- 
mentj que nous fçaurions faire icy fur un bon lict. 

Ils fe cabanent ordinairement plulieurs mefnages 
enfemble, & ne fe feruent que d'un feu à deux, à la 
265 manière de nos Hurons, mais il y a cela || de diffe- 
rence que nos cabanes Huronnes font bonnes & fo- 
lides, grandes & fpacieufes, & pour ce ordinairement 
froides fi on n'en bouchoit les aduenuës^ là où les 
Montagnaites font petites_, baffes, referrées & facile- 
ment efchauffées ^ fi on y apporte tant foit peu de 
foin, 



— 2DI 



I'ay admiré les grands voyages que nos Montagnais 
& Canadiens font quelquesfois tant par mer^ par les 
riuieres, que par terre_, pour traiter les marchandifes 
qu'ils ont eues des François^ ils vont iufques vers les 
Flamands du cofté de la Virginie_, & en la Virginie 
mefme_, où font habituez les Anglois, & en beaucoup 
d'autres pays du cofté du Saguenay^ par des chemins 
fort difficiles & dangereux , & entreprendront (chofe 
incroyable) d'aller dix_, vingt, trente & quarante lieues 
parles bois^ fans rencontrer ny fentiers^ ny cabaneSj 
& fans porter aucuns viures^ fmon du petun, & un 
fuzil, auec l'arc au poing, & le carquois fur le dos. 
S'ils font preffez de la foif, & qu'ils ne rencontrent 
point d'eau ils ont l'induftrie de faire une fente dans 
l'efcorce des plus gros fouteaux qui font en feue_, & en 
fuccent la douce & agréable liqueur qui en diftile^ 
comme nous foulions faire pour femblable neceflité^ 
& les affadiffemens & débilité du cœur. 

Les efcorces de bouleau auec quoy ils cabanent font 
enuiron de 8 à 9 pieds de longueur, & enuiron trois 
pieds de largeur qu'ils portent roulées comme une 
peau de (| parchemin^ ayant aux deux bouts à chacun 266 
une baguette platte coufuë qui les tiennent en eftat 
&.les empefchent de faire de faux plis. 

Pour leurs canots ils font allez petits^ mais lorf- 
qu'ils en ont befoin de plus grands ils traitent des 
chalouppes françoifes ^ auec lefquelles ils vont libre- 
ment fur les riuages de la mer, comme ils font encore 
auec leurs petits canots, mais auec moins d'affeurance^ 
ceux de nos Hurons font de hui6l & neuf pas de long 
& enuiron un pas ou un pas &. demy de large par le 



— 252 — 

milieu, & vont en diminuant par les deux bouts 
comme la nauette d'un Tefïîer, & ceux - là font des 
plus grands qu'ils falTent, car ils en ont encores d'au- 
tres plus petits defquels ils fe feruent felon l'occafion 
& la difficulté des voyages qu'ils ont à faire. 

Ils font fort fuiets à tourner fi on ne les fcait bien 
gouuerner_, car ils ne font Amplement faits que d'ef- 
corce de bouleau renforcés par le dedans de petits cer- 
cles de cèdre blanc bien proprement arrangez^ & font 
fi légères qu'un homme feul en porte ayfement un fur 
fa tefte, ou fur fon efpaule^ comme ils font ordinaire- 
ment par la campagne. Chacun peut porter la pefan- 
teur d'une pippe plus ou moms, felon qu'il efl grand 
ou petit & fi l'on fait auiïi d'ordinaire par chacun 
iour^ quand l'on eft prelTé, 25. ou 3o. lieues dedans 
pourueu qu'il n'y ait point de faut à pafïer, qu'on 
267 aille au gré du vent & de l'eau, || car ils vont d'une 
viteffe &. légèreté fi grande que ie m'en eftonnois, & 
ne penfe pas que la pofte pût guère aller plus vifte, 
quand ils font conduits par de bons nageurs. 

Ils vont à la traide en de certaines Nations_, d'oti 
ils rapportent de grofl'es coquilles de limaçons de mer, 
qu'ils rompent par petits morceaux , & les poliffent 
furungrais ou autre pierre dure, fort induftrieufe- 
ment les unes en quarré gros comme une noix, & les 
autres un peu en rondeur gros comme un pois chiche 
& plus, qu'ils percent auec ie ne fçay quel inftrument 
auec grand peine & trauail pour la dureté de ces os 
defquels ils font des chaines & braffelets. Les Capi- 
taines & quelques particuliers en fçavent fi bien ac- 
commoder leur* petunoirs, que vous diriez que ce 



— 255 — 

foit l'œuure d'un excellent graueur^ tant ces petits 
grains de pourcelaine y font gentiment enchaffez. 

On auoit tafché de leur faire pafler de l'yuoire pour 
de la pourcelaine^ mais il n'y a pas eu moyen pour ce 
que la pourcelaine eft tout autrement dure, blanche 
& luifante que l'yvoire^ & parainfi ayfée à difcerner. 
Les Brafiliens, les Floridiens & autres peuples & Na- 
tions américaines en ufoient anciennement, auant la 
venue des Efpagnols, & de quoy ils faifoient autant 
d'eftat pour fe parer que nous faifons icy des perles 
fines, mais à prefent ils portent leur penfée bien plus 
haut à mefure qu'ils defcouurent de plus grandes ri- 
chefles, & qu'ils ont changé de manière de || viure & 268 
embrafle noftre Religion. Quand nos Hurons ont leur 
petunoir ou leurcalumets de terre rompus, ils prennent 
une pierre trenchante, & d'icelle fe font tant de tail- 
lades fur le bras qu'ils en tirent du fang fuffifamment 
pour tremper.les deux bouts du calumet rompu; puis 
leprefentent un peu au feu, & après les reioignent& 
laiflent feicher à loifir. C'eft un fecret d'autant plus 
admirable que les pieces recollées de ce fang font après 
plus fortes que les autres qui n'ont point receu de 
fraction. Il me femble qu'on en dit de mefme d'une 
iambe rompue bien remife. 

l'admirois egallement ce fecret auec leur patience, 
car vous euffiez dit qu'ils decouppoient la chair d'un 
autre, ou qu'ils fuffent fans fentiment, car ils ne fai- 
foient pas une petite mine, mais c'eftoit encor bien 
d'auantage * de les voir eux-mefmes confommer un 
morceau de tondre ou de moelle de fureau allumé fur 
leur* bras nuds comme fi rien ne les eut touché, & 



— 254 — 

après nous monftroient les marques & cicatrices de 
leur bruslure qui leur reftoient-pour toufiours fur les 
bras. Ce font ordinairement les ieunes garçons qui 
s'adonnent à ce ieu là pour eflre eftimez courageux; 
car pour les grands ils ont fait leur experience & fe 
mocquent de quelque douleur que ce foit pourueu 
qu'elle ne les oblige au lict. 

Pendant que ie demeurois aux Hurons l'on me fit 
269 récit d'un François_, aufTi peu fage || qu'il vouloit eftre 
eftimé patient^ lequel eftant deffié par un Saunage à 
qui pourroit mieux endurer le feu_, fe firent attacher 
leur * deux bras nuds par les coudes & par les poi- 
gnets auec des ligatures^ puis mirent un gros char- 
bon de feu allumé entre-deux & le foufflerent tant 
(chacun de fon coflé) qu'ils le confommerent^ car qui 
en eut retiré fon bras ou fecoué le feu^ eut efté eftimé 
moins courageux, tant y a que tous deux en fortirent 
à leur honneur^ mais au defpens de leur propre chair 
qui commençoit à fe griller. 

Peufle volontiers demandé à ce Francois s'il en eut 
bien voulu fouffrir autant pour l'amour de Dieu, qu'il 
auoit fait pour fa vanité, mais ie crains bien fort qu'il 
m'eut dit que non, & que Dieu n'auoit point tant de 
credit chez luy, aufTi y a il plus de barbarie que de 
mérite en toutes ces avions là, û ell&s ne font faites 
purement pour l'amour de Dieu_, ou pour s'exercer au 
martyre, comme nous lifons qu'ont faits autrefois de 
nos fainds Frères, fols felon le monde, & fages felon 
Dieu. 



255 — 



Il Des femmes & en quoy s^occupent ordinairement 270 
les Huronnes. 

Chapitre XIII. 

C'eft un tres-excellent honneur à la femme d'eftre 
appellee le fexe deuot dans les faindes lettres; mais 
la plus rauiflante louange que luy puiffe attribuer le 
fage_, eft de l'appeller le Tupport des pauures_, la confo- 
lation des affligez & le refuge des indigens. Où il n'y 
a point de femmes le pauure gemit^ dit Salomon : 
nous voulant donner à entendre, que les panures 
n'ont que faire où n'y a point de femmes_, & de fait 
nous les voyons plus fecourables que les hommes_, ont 
plus de compafTion, font plus charitables & fréquen- 
tent d'avantage* les Sacremens, les Hofpitaux & les 
prifons, perfonne n'en peut douter,, puifque leurs pra- 
tiques ordinaires , & les exercices continuels des 
fain6les femmes , en font des tefmoignages plus que 
fuffifans. le ne parle pas feulement des femmes de 
mediocre condition , & qui ne peuuent appréhender 
l'horreur des cachots, ny la puanteur des Hofpitaux, 
mais des Dames les plus releuées de condition iufques 
à la Reyne mefme la plus excellente & vertueufe Prin- 
cefle de la terre, laquelle abaiffantla hauteffede fa di- 
gnité II. Royale, fait quelquesfois l'office des plus ver- 271 
tueux & deuots Religieux, enuers les panures agoni- 
fans, aux Hofpitaux, & en lieux où elle fe rencontre, 
les encourage à la mort, les exhorte à la patience, & 
au relfouuenir des douleurs qu'un Dieu a fouffert pour 



— 256 — 

nous en Croix. G'eft cette tres-admirable Princefle qui 
d'un profond relTentiment de fon ame^, nous dit un 
iour dans fon petit cabinet : O mon Dieu , falloit il 
que les Religionnaires pallaflent laïner pour ayderà 
perdre les âmes des Canadiens , que ces bons Reli- 
gieux tafchent de conuertir à Dieu_, par leurs prières 
& bons exemples. 

Il eft vray qu'il ne fe voit rien de comparable à une 
femme vrayement denote & fpirituelle_, elle entre- 
prent tout pour l'amour de fon efpoux lefus Chrift, 
elle fouffre tout pour le mefme amour_, puis vous la 
voyez tantoft faire l'office de Marte_, puis celuy de 
Magdelene. Elle fçait mefnager fes heures pour tous 
& les donne toutes à Dieu, car foit qu'elle vaque à 
l'Eglife^ à fon mefnage, en compagnie, ou rende fes 
vifites, comme fon intention eft fainde^ tous fes pas 
& fes avions lont contées deuant Dieu ; mais que ne 
peut la grace enuers celles qui ont une bonne volonté, 
puifque la nature vitiée des fon origine peut mefme 
par frequens ades, changer nos mauuaifes inclinations 
en de bonnes habitudes, & nous rendre de vicieux 
vertueux, comme les anciens Philofophes nous ont 
272 fait voir en l'honnefteté de leur vie, & en la pa- || 
tience aux iniures & au mefpris qu'ils enduroient 
mieux que nous. 

Que pleuft à Dieu que le nombre des bonnes fem- 
mes fuft le plus grand nombre, les panures ne feroient 
plus panures, les affligez defolez, car chacun Irouue- 
roit fupport en fa pauureté, & confolation dans fes 
detreffes , le Ciel nous feroit ouuert, & verrions à la 
fin un DieUj qui fait plus d'eftat de l'humilité d'une 



— 257 — • 

pauure fammelette^ que de la fcience d'un Do6teur 
indeuot. 

le ne veux neantmoins point tellement releuer la 
vertu propre & naturelle des femmes au deffus de celle 
de rhomme_, que ie n'accorde qu'il y en a de tres-mau- 
uaifes_,mondaines_,auares,&criardescommedesfurieSj 
mais peu en comparaifon des bonnes à mon aduis. 

Nos Huronnes bien que payennes font à la vérité 
un peu trop desbauchées_, mais au refte elles ont les 
mefmes aduantages de celles d'icy ; elles font paifible- 
ment leurs petites* ouurages & s'occupent à ce qui eft 
de leur charge & office^ fans que iamais on y entende 
aucune noife ou débat ^ quelque fuiet qui leur en 
puiffe arriuer. 

Elles trauaillent ordinairement plus que les hom- 
mes, encores qu'elles n'y foient point forcées ny con- 
traintes. Elles ont le foin de la cuiime & du mefnage^ 
de femer & cultiuer les bleds_, faire les farines^ accom- 
moder le chanure^ & les efcorces, & de faire la pro- 
uifion de bois neceffaire. Et pour ce qu'il refte || encor 273 
beaucoup de temps à perdre _, elles l'employent à 
ioûer^ aller aux dances^ & feftinSj à deuifer & fe re- 
créer^ & faire tout ainfi comme il leur plaift du temps 
qu'elles ont de refte, qui n'eft pas petite puifque tout 
leur mefnage ne confifte qu'à mettre le pot au feu, & 
à quelque petit fatras, n'eftans obligées à tout ce qui 
eft du trauail extérieur^ comme eftoient iadis les fem- 
mes d'Egypte, lefquelles exerçoient la marchandife, 
tenoient tauerne, & faifoient tout ce qui eft de l'office 
des hommes, au lieu que leurs marys viuoient en 
feneants* & dormoient en parefleux. 

^7 



— 258 — 

Elles n'affiftoient * non plus en aucun de leurs 
confeils, ne font admifes en plufieurs de leurs feftins, 
& n'ont la peine de faire les cabanes & canots_, ny 
plufieurs autres chofes qui font du debuoir de l'homme, 
ou * les Canadiennes & Montagnaites au contraire 
ont une particulière obligation de coudre les canots 
auec de l'efcorce, après que les hommes en ont fait le 
corps, tiftres * les raquettes après qu'ils en ont fait le 
boisj ce font elles qui vont quérir les animaux, après 
que les chalfeurs les ont tuez_, les efcorchent & paf- 
fent les peaux, bref ce font elles qui vont quérir le 
bois qu'ils bruslent, font la cuifine, & ont le foin de 
tout le mefnage. Ce font elles auffi qui mettent la 
chaudière à bas, diftribuent les portions & feruent le 
mary le premier^ puis elles & fes enfans felon leur 
aage. 
274 •' Il l'ai appris cette autre petite particularité des Mon- 
tagnais, que les ieunes filles à marier, & les femmes 
qui n'ont point encore eu d'enfans, n'ont rien en ma- 
niement,, & ne mangent point dans les plats de leurs 
marys , c'eft à dire qu'on leur fait leur part comme 
aux enfans. S'il arriue qu'il s'y rencontre quelque 
François du commun, il eft feruy le dernier. Si des 
Religieux les féconds après le mary, oti aux Hurons 
i'eftois feruy le premier en la cabane de mon Sauuage. 

Mais les Montagnaites à ce que i'ay pu apprendre 
font un peu friandes, car s'il y a un bon morceau 
c'eft ordinairement pour elles, particulièrement le py 
des ieunes eslans femelles, defquels elles ne font 
point de part à leurs marys, & leur font comme 
maiftreffes en plufieurs chofes. 



— 259 — 

le ne fçay fi elles fçauent filer^ mais nos Huronnes 
ont trouué l'inuention de filer le chanure fur leur 
cuiffe, n'ayans pas l'ufage de la quenouille ny du fu- 
feaUj & de ce filet les hommes en font leurs rets^ & 
feines pour la pefche^ mais en telle quantité qu'ils en 
trafiquent encore à nos Montagnais_, & en plufieurs 
Nations eftrangeres pour d'autres marchandifes. 
Lors que ie vis pour la première fois de ces hommes 
affis en guenon contre terre^, lafler les rets, le bout 
attaché à l'un des bois de leur cabane^ ie leur deman- 
day û c'eftait là de l'ouurage des hommes (car ie n'y 
voyois point || trauailler les femmes) ils me dirent que 275 
ouy finon que les femmes leur en accommodoient le 
filet. Elles pillent auffi le maiz pour la cuifine & en 
font de roftis_, duquel elles tirent la fine fleur pour 
leurs marys^ qui vont l'Efté trafiquer en des Nations 
esloignées. 

Le mortier dans quoy elles pillent le bled_, eft fait 
d'un gros tronc d'arbre d'herable ou d'autre bois dur^ 
couppé de mefure_, haut de deux pieds, qu'elles creu- 
fent petit à petit auec des charbons_, ou du tondre ar- 
dant, qu'elles entretiennent deffus^ & le renouuel- 
lent tant qu'il foit affez large & profond, puis ont 
des baftons longs de fix à fept pieds_, & gros comme 
le braSj qui leur feruent de pillons plus facilles que 
s'ils éftoient plus courts, ainfi que i'ay expérimenté, 
car c'eftoit affez fouuent qu'il nous falloit batre nous 
mefme * noftre bled d'Inde pour viure, & pour trait- 
ter nos Francois qui nous venoient voir, aux feftes 
pour la fainde Mefle, & peu fouuent pour fe confef- 
fer, finon quelqu'uns. 



— 26o — 

Elles ont l'induftrie de faire de fort bons pots de 
terre, qu'elles cuifent dans leur foyer fort propre- 
ment, & font û forts qu'ils ne fe caflent point au feu 
fans eau comme les noftres, mais ils ne peuuent auffi 
fouffrir long-temps l'humidité ny l'eau froide_, qu'ils 
ne s'attendriffent & ne fe caflent au moindre heurt 
qu'on leur donne, autrement ils durent beaucoup. Les 
276 Sauuagefles les font || prenans de la terre propre, la- 
quelle elles nettoyent & petriflent très bien entre 
leurs mains_, & y meslent^ ie ne fçay par quelle 
fcience^ un peu de graiz pillé parmy, puis la mafle 
eftant réduite comme une boulle, elles y font un trou 
au milieu auec le poing, qu'elles agrandiflent touf- 
iours en frappant par dehors auec une petite palette 
de bois_, tant & fi long-temps qu'il eft neceflaire pour 
les parfaires * : ces pots font de diuerfes grandeurs, 
fans pieds & fans ances, & tous ronds comme une 
boulle_, excepté la gueule qui fort un peu dehors. 

A la fin de l'Automne, elles font des nattes de 
ioncsj & de feuilles de maiz, dont elles garniflent les 
portes de leurs cabanes pour fe garantir du froid, & 
d'autres pour s'afleoir deflus, le tout fort proprement. 
Les femmes des Cheueux releuez, y apportent encore 
quelque autre chofe de plus gentil, car elles baillent 
des couleurs aux ioncs, il viues, & font des compar- 
timens d'ouurages auec telle mefure, qu'il n'y a que 
redire, & de quoy admirer, mesme entre nous. 

Elles corroyent & adouciflent les peaux de caftors, 
d'eslans, de cerfs, de loutres & autres, avec la mefme 
perfe6lion qu'on fçauroit faire icy, defquelles elles 
font leurs manteaux & brayers, & y peignent des 



— 201 — 

palïemens & bigarures de diuerfes couleurs^ qui leur 
donnent fort bonne grâce_, & trompent fouuent l'œil 
& la penfée des nouueaux || venus_, tant ils femblent 277 
naturels^ égaux & bien faits. 

Elles font femblablement des paniers de ioncs & 
d'autres auec des efcorces de bouleaux, puis des 
hottes & tonneaux, dans quoy elles ferrent leurs pro- 
uifions. Elles font aufïi comme une efpèce de gibe- 
cière de cuir ou fac à petun, fur lefquelles elles font 
des ouurages digne * d'admiration, auec du poil de 
porc efpic coloré & teint en rouge^ noir_, blanc, & 
bleu_, cramoify^ qui font les couleurs qu'elles font fi 
viues^ que les noftres ne femblent point en approcher. 

Les Hurons & Canadiens font bien les efcuelles de 
noeuds de bois_, pour ce que cela eft de longue ha- 
leine, mais les femmes s'exercent à faire celles d'ef- 
corces, pour boire Si manger^ & drelïer leurs viandes 
& potages. De plus, les efcharpes, carquans & braf- 
felets qu'elles & les hommes portent font de leurs ou- 
urages: & nonobftant qu'elles ayent beaucoup plus 
d'occupation que les hommes ^ lefquels trenchent du 
Gentilhomme entr'eux, encores ayment elles gran- 
dement leurs marySj viuent par enfemble fort dou- 
cementj ne s'ympatientent iamais contre leurs en- 
fans, ne querellent point leurs voifms^ & ne fçauent 
que c'eft de iurer, de manière que dans une cabane 
où il y aura peut-eftre dix ou douze mefnages_, à 
peine, y entendroit on un feul petit bruit_, & s'ils 
rient ou fe recréent, c'eft toufiours auec de la rete- 
nue, & non point à gorge defployée, car || toutes 278 
leurs ioyes, leurs ieux^ de mefmes que les pleurs & 



— 202 

lamentations des femmes Canadiennes^ qui fe bar- 
bouillent de noir au temps des funérailles, fe font & 
tiennent toufiours dans un modefte & honnefte com- 
portement de la voix & des pieds_, tellement que s'ils 
eftoient Chreftiens;, il n'y a point de doute que Dieu 
fe plairoit auec eux^ mieux qu'auec nous miferables 
qui le chaflbns de nos maifons, par nos tumultes ^ 
nos querelles, & nos débats^ qui ne trouuent iamais 
de fin parmy la plufpart des familles Chreftiennes. 
C'eft pourquoy i'ay bien peur qu^à la fin il ne nous 
arriue le chaftiment des Juifs^ defquels les péchez ont 
efié la gloire des Gentils ^ difoit l'Apoftre, car perfe- 
uerans dans nos malices & impietez_, le foleil de 
Dieu nous fera ofté^ la vraye Religion fera arrachée 
du milieu de nous, nous n'aurons plus de foy, & 
tout fera pour les peuples barbares qui fe rendront 
dignes du Paradis à hoftre exclufion. 



279 (I Comme ils défrichent^ fement & cultiuent les 
terres, & comme ils faifoient anciennement cuire 
leurs viandes dans des chaudières de bois & d'ef- 
corces. 

Chapitre XIV. 

Tu mangeras ton pain à la fueur de ton vifage,,& 
non point à la fueur d'autruy, dit le Seigneur en la 
Genefe_, car Dieu n'approuue point les faineans ny 
ceux qui veulent faire bonne chère aux defpens d'au- 
truy. I'ay longtemps pratiqué,, & encore plus ad- 



— 263 — 

miré la manière de viure de nos Hurons, & Cana- 
diens , à la vérité eftrange à ceux qui n'y font point 
accouftumez_, mais admirable, & telle que tous les 
pauures necefliteux qui font par tout en très -grand 
nombre , la deuroient imiter dans l'honnefteté , puis 
que fouuent faute de preuoyance & d'inuention^ ils 
fe trouuent réduits & accablez fous le pefant faix 
d'une extreme pauureté^ de forte qu'ils viuent lan- 
guilTant, & meurent fans pouuoir mourir_, au lieu 
que nos Barbares dans un pays fauuage & peu cul- 
tiué, viuent contens^ gays & ioyeux_, || & tellement 280 
fatisfait *, qu'ils ne croyent pas une autre vie meil- 
leure que la leur^ & neantmoins elle ne confifte 
entre nos Sédentaires, qu'au bled d'Inde principale- 
ment, lequel ils fçauent tellement bien diuerfifier^ 
& accommoder en diuerfes fauces dans la pure eau_, 
qu'ils y trouuent du gouft, de la delicateffe & une 
nourriture plus que fuffifante pour les maintenir 
forts^ & les conferuer en fanté. 

Et ne faut point alléguer que les pauures ne font 
point accouftumez à cette vie fanuageffe^ & que ce 
feroit leur prefcrire une manière de viure bien mife- 
rable, puis qu'ils en meinent fouuent une autre plus 
deplorable^ qui eft de mourir de faim_, & de viure en 
langueur. Les Saunages font hommes comme nous, 
& de mefme nature, & moy-mefme ay vefcu de leur 
feule viande, fans fel, fans pain & fans vin, plus 
d'une bonne année entière, fans me trouuer mal ny 
incommodé qu'un petit du cœur, auquel ie fuis fuiet 
naturellement, & non de leur viande. 

Ne dites donc point que ces viandes font incipides, 



— 264 — 

& de peu de gouft, il fuffit qu'elles font capables de 
nourrir l'homme & le tirer de la neceiïîté. Et quoy 
les riches ont ils toufiours les viandes au gré de leur 
appétit, helas il y en a qui les deftrempent fouuent 
dans les larmes & les amertumes, aufquels font fuiets 
281 les plus esleuezj mortifiez vous donc pour l'amour || 
de DieUj & deftrempez tous les grains de ce bled 
d'Inde dans les playes & les douleurs d'un lefus, 
nay pauure & mort pauure pour vous^ & ie vous af- 
feure de fa part^ que les chofes qui vous auront fem- 
blé ameres & difficiles au commencement^ vous fe- 
ront à la fin douces & faciles. 

Diogenes difoit, que la vertu ne peut habiter en 
cité ny en maifon riche, c'eft donc une grande difpo- 
fition à la vertu que la pauureté, laquelle étant bien 
prife, nous rend imitateur de celuy qui a dit de luy 
mefme. Les renards & les oyfeaux ont des nids & 
des tanières pour fe repofer, mais le Fils de l'homme 
n'a pas où repofer fon chef. Les Saunages errants 
plus miferables que les fedentaires^ fembleroient à la 
vérité imiter en quelque chofe Noftre Seigneur, en 
ce qu'ils n'ont aucune demeure arreftée^ prouifion_, ny 
rente affeurée_, mais ils ne font pas Chreftiens, & 
n'ont point Dieu pour obie6t de leurs adions^ c'eft 
pourquoy il n'y a point de mérite pour eux ny de re- 
compenfe à receuoir_, au contraire des vrays Chreftiens 
panures, qui peuuent en toute action agrandir leur 
couronne & leur mérite. Ayans la nourriture & les 
veftemens pour nouscouurir^ nous nous contentons, 
difoit l'Apoftre à fon difciple Timothée. 
Chaque meinage de nos Hurons & Canadiens^ con- 



— 265 — 

tant de ce peu qu'il a_, vit de ce qu'il peut pefcher^ 
chaffer & femer, car toutes les terres, forets & prai- 
ries non défrichées, font en commun, & eft permis à 
qui veut de les défricher & enfemencer, & cette terre 
ainfi defri || chée, demeure à la perfonne autant d'an- 282 
nées qu'il la cultiue, & eftant entièrement aban- 
donnée du maiftre^ s'en fert par après qui veut & non 
autrement. 

Ils les défrichent auec grand peine & trauail, pour 
n'auoirdes inftrumens propres & commodes, car nos 
Hurorîs n'ont pour tout outils que la hache & la pe- 
tite pesle de bois, faicle comme une oreille, attachée 
par le mollet au bout d'une manche, où celles de nos 
Montagnais relîemblent un peu à celles des batteliers 
un peu creufées. 

Ils efmondent les branches des arbres qu'ils ont 
couppez, & les bruslent au pied d'iceux, & par fuccef- 
fion de temps en oftent les racines, puis les femmes 
nettoyent bien la terre & befchent de deux en deux 
pieds ou peu moins, une place en rond, où elles 
fement au mois de Maya chacune neuf ou dix grains 
de maiz, qu'elles ont premièrement choifi, trié et fai6l 
tremper par quelque * iours dans de l'eau, & conti- 
nuent ainfi tant qu'ils en ayent aflez pour deux ou 
trois ans de prouifion, foitpourla crainte qu'il ne leur 
fuccede quelque mauuaife année, ou bien pour l'aller 
traider & efchanger en d'autres Nations, pour des 
pelleteries, ou autres chofes qui leur font befoin, & 
tous les ans fement ainfi leur bled aux mefmes places 
& endroits, qu'elles rafraifchiffent auec leur petite 
pesle de bois, le refte de la terre n'eft point labourée. 



~ 266 — 

ains feulement nettoyée des melchantes herbes^ de 
forte qu'il femble que ce loient tous chemins, tant ils 
283 font foigneux de tenir || tout net^ ce qui eftoit caufe 
qu'allant parfois feuls * de noftre village à un autre^ ie 
m'efgarois ordinairement dans ces champs de bled^ 
plutoft que dans les prairies & forefls. 

Le bled eftant ainfi femé_, à la façon que nous fai- 
fons les febues, d'un grain fort feulement un tuyau ou 
canne, & la canne rapporte deux ou trois efpics, & 
chaque efpic rend cent, deux cens_, quelquefois 400. 
grains, & y en a tel qui en rend plus. La canne croift 
à la hauteur de l'homme_, & plus_, & eft fort greffe (ex- 
cepté en France & mefme en quelque endroit du Ca- 
nada^ où il ne vient pas fi bien ny fi haut, ny le grain 
n'efi: du tout fi bon qu'au païs de nos Hurons & es 
contrées plus méridionales). Le grain meurit en 
quatre mois_, & en de certains lieux en trois : après 
ils le cueillent & le lient en pacquets par les feuilles 
releuées contremont_, qu'ils pendent arrangez le long 
des cabanes du haut en bas, en des perches accommo- 
dées en rattelier, qui defcendent iufqu'au bord deuant 
les eftablies^ & tout cela fi proprement aiancé qu'il 
femble que ce foient tapifléries tendues le long des 
cabanes,, & le grain eflant bien fee & bon à ferrer, les 
femmes & filles l'efgrenent, nettoyent & mettent dans 
des facs ou tonnes à ce deftinées & pofées en leur por- 
che, ou en quelque coin de leurs cabanes. 

Ils fement aulTi force citrouilles du païs, & les esle- 
uent auec grande facilité par cefle inuention. Les 
femmes HuronneS en la faifon vont aux foreftsvoi fi- 
nes amaffer alentour * des vieilles foucbes, quantité 



— 267 — 

de poudre de bois || pourry^ puis ayans difpole une 284 
grande caiffe d'efcorce_, y font un licl de la dide pou- 
drCj fur lequel ils fement de la femence de citrouilles^ 
qu'ils couurent après d'un autre li6t de la mefme 
poudre, & fur icelle fement de rechef des femences, 
iufques à 2. 3. & quatre fois autant qu'ils veulent^en 
telle forte neantmoins qu'il y refle encor plus de quatre 
ou cinq bons doigts de vuide dans lacai(re_, pour don- 
ner lieu au germe des femences^ après ils couurent la 
caille d'une grande efcorce, qu'ils' pofent fur les deux 
perches sufpenduës à la fumée du feUj laquelle efchauffe 
petit à petit tellement cefte poudre & en fuitte les fe- 
mences, qu'elles germent en fort peu de iours, eftant 
grandelettes & propres à planter^ on les prend par 
bouquets auec leur poudre^ on les fépare, puis on les 
plante dans les champs en lieux difpofez^ d'où après 
on en cueille le fruiften fa faifon. 

La moilTon du bled eftant fai6te^ nos Saunages en 
ufent en diuerfes façons, car pour le manger en pain 
ou petits gafteaux, ils luy font premièrement prendre 
un bouillon dans de l'eau_, puis l'effuyent & font un 
peu feicher: en après ils le broyent dans le grand 
mortier_, & paiftriffent auec de l'eau tiède comme on 
faict la pafte de laquelle ils font des petits gafteaux 
efpais d'un bon pouce_, qu'ils font cuire fous les cen- 
dres chaudes enueloppez de feuilles de bled_, & à faute 
de feuilles lelauent & nettoyent après qu'il eft cuit: 
s'ils ont des fezolles ils en font cuire dans un petit pot, 
& en meslent parmy la pafte fans les efcacher, ou bien 
des II fraizes, desbluës, des framboifes, meures cham- 285 
peftres, & autres petits fruiéb fees & verts pour luy 



— 268 — 

donner du gouft & le rendre meilleur; car il eft fort 
fade de foy, û on n'y mesle de ces petits ragoufts. 

Ils font encor d'une autre forte de pain, que nous 
appellions pain mafché; ils cueillent une quantité d'ef- 
pics de bled, auant qu'il foit bien fee & meur, puis 
les femmes, filles & enfans auec les dents en defta- 
chentles grains, qu'ils reiettent auec la bouche dans 
de grandes efcuelles, qu'elles tiennent auprès d'elles, 
après on l'acheue de piler dans le grand mortier : on 
en peftrit la pafte, & en fai6ls * des tourtelets qu'on en- 
ueloppe dans des feuilles de bled, pour les faire cuire 
fous les cendres chaudes à l'accouftumée; ce pain maf- 
ché eft le plus eftimé entr'eux, mais pour moy ie n'en 
mangeois que par neceftité & à contre cœur, à caufe 
que le bled auoit efté ainfi à demy mafché, pilé & 
peftry, auec les dents des femmes, filles & petits en- 
fans. Ils font une troifiefme efpece de pain qu'ils ap- 
pellent d'un nom particulier Coinkia, caries autres 
fufdits, auec celuy duquel nous ufons par deçà, & 
mefmes le bifcuit, ils l'appellent Andataroni; ils re- 
duifent la pafte comme deux balles iointes enfemble, 
les enueloppent de feuilles qu'ils lient par le milieu 
d'une cordelette, auec laquelle ils auallent ce pain 
dans une chaudière d'eau bouillante, & l'y lailTent 
prendre plufieurs bouillons, eftant cuit, ils l'en reti- 
rent & le mangent fans le faire pafterpar le feu. 
286 II Ce pain de maiz & la fagamité qui en eft faifle, eft 
de fort bonne fubftance, & nourrit merueilleufement, 
comme on peut voir en ce que ne beuuant iamais que 
de l'eau pure, mangeant peu fouuent de ce pain, en- 
core plus rarement de la viande, n'ufans prefque que 



— 269 — 

des leuls fagamitez, auec un bien peu de poiflbn^, on 
fe porte fort bien^ & fi tous ces apprefts fe font à fort 
peu de frais, fans qu'il y ait neceffité d'y adioufter de 
la viande, du poiflbn, beurre, fel_, huyle, herbes ou 
efpicesj fi on ne veut^ car ce bled porte prefque toute 
fa fauce quand & luy, c'eft ce qui me faid fouhaitter 
d'affeétion, d'en voir beaucoup de terres cultiuées en 
France, pour le foulagement des panures qui y font 
partout en très-grand nombre, & vont toufiours mul- 
tiplians à mefure que les miferes du fiecle croiffent. 

Ils le diuerfilient & accommodent en plufieurs fa- 
çons, pour le trouuer bon en meneftre & potage, car 
comme nous fommes curieux de diuerfes fauces pour 
contenter noftre appétit, auffi font ils foigneux d'in- 
uenter de nouuelles manières d'accommoder leur me- 
neftre, dont i'ay traidé amplement en mon premier 
volume, intitulé le grand voyage des Hurons, im- 
primé à Paris, chez Denis Moreau rue S. lacques, 011 
le renuoye ceux qui s'en voudront feruir & ufer de 
ce bled pour leur viure. 

Nos Hurons fe feruent auffi des vieux os de poif- 
fon réduits en poudre pour donner gouft à leur faga- 
mité quand ils n'ont autre chofe à mettre dans leur 
pot, mais les Canadiens & || Algoumequins fouuerai- 287 
nement plus gueux mangent iufques à la raclure des 
peaux d'Eslans & de Caffors, qu'ils reduifent en mafl'e 
dure comme pierre, i'y fus trompé, car penfant auoir 
traitSté un morceau de viande boucannée des Algou- 
mequins, qui eftoient venus hyuerner à la Province 
des Ours, elle deuint à force de bouillir ce qu'elle 
eftoit auparauant, tellement que perfonne n'en pu 



— 270 — 

manger & la fallut letter. Ils font aufïï pitance de 
glands, qu'ils font bouillir en plulieurs eaues pour 
en ofter l'amertume, & les trouuois aflez bons: ils 
mangent ^uiïî aucune fois d'une certaine efcorce de 
bois cruëj reffemblant à la faulx_, de laquelle i'ay man- 
gé à l'imitation des Saunages; mais pour des herbes 
ils n'en mangent ny cuites ny crues_, fmon de cer- 
taines racines qu'ils appellent Sondhratates & autres 
femblables. 

Auparauant l'arriuée des François au païs des Ca- 
nadiens, Montagnais & Algoumequins^, tout leur 
meuble n'eftoit que de bois, d'efcorces & de pierres, 
de ces pierres ils en faifoient les haches & coufteaux, 
& du bois & de l'efcorce ils en fabriquoient toutes les 
autres uftenciles & pieces de mefnage, & mefme les 
platSj chaudières, bacs ou auges à faire cuire leur 
viande, laquelle ils faifoient cuire ou pluftoft morti- 
fier en cefte manière. 

Ils mettoient une quantité de grais ou cailloux 
dans un grand feu, puis les iettoient tous bruslans 
dans le plat ou chaudière d'efcorce pleine d'eau, en 
laquelle eftoit la viande ou le poilïon à cuire, & à 
288 mefme temps les en reti || roient & en remettoient 
d'autres en leur place, & à fucceiîion de temps, l'eau 
s'efchaufoit & cuifoit aucunement la viande , de la- 
quelle ils faifoient après leur repas. 

Il y a eu de mefme des Religieux, qui mefprifant 
le fer & l'airain, fe feruoient de pots de bois. Il y en 
auoitun en Egypte, qui rempliffoit un pot de bois, 
l'expofoit aux rayons du foleil, lequel ralTemblant fes 
ravons en un, à caufe de laconcauité du pot, efchauf- 



— 271 — 

foit ayfement la partie intérieure, fi bien que ce pot 
de bois venoit à bouillir & cuire les viandes_, fans 
neantmoins que celle ardeur le bruslat : cette inuen- 
tion eftoit bonne en Efté feulement^ & lorfque le fo- 
leil dardoit à plomb fes rayons fur la terre, mais l'autre 
méthode inuente'e par nos Saunages, fe pouuoit pra- 
tiquer en toute faifon & à toute heure^ayans de l'eau, 
du bois &du feu. 

Pour les Hurons & autres peuples fedentaires, ie 
croy qu'ils auoient, comme ils ont encores, l'ufage & 
l'induftrie de faire des pots de terre, dans quoy ils 
cuifoient leur viande, chair ou poiffon , comme i'ay 
dit au chapitre unziefme. Quelqu'uns ont voulu dire, 
ce que i'ay peine à croire veu l'ufage des bacs & auges 
fufdits, que les Montagnais auant la venue des Fran- 
çois auoient encor le mefme ufage de faire des pots de 
terre, lefquels ils auoient quitté du depuis, pour fe 
feruir de nos chaudières, & que leurs haches eftoient 
comme celles des autres peuples une pierre tren- 
chante, accommodée dans un bafton fendu^, auecquoy 
ils abbattoient les bois, comme nous en labourions 
noftre petit || iardinet au pais des Hurons , où toutes 289 
fortes d'outils nous manquoient, fors la hache, les 
coufteaux & les chaudrons, que nous y anions porté 
de Kebec. 

On remarque aufli qu'eux & les Algoumequins , 
ont autrefois labouré les terres & habité en des bour- 
gades comme nos Hurons, mais du depuis les Hiro- 
quois leurs ennemis mortels les en ayans dechafl'ez, 
ils furent contraints courir les bois, & fe rendre va- 
gabonds & errants parmy les terres, fuyans la per- 



— 272 — 

fecntion de leurs ennemis ^ lefquels s'eftans faifis de 
leurs bourgades les fortifièrent,, & depuis abandon- 
nerentj ne les ayans pu conferuer, comme il fe voit 
encore en un lieu fur la haute terre, qui eft auprès de 
noftre petit Conuent^ que l'on appelle le fort des Hi- 
roquois. 



Fin du premier Volume, 



Imprimé par H. Schoutheer, à Arras, 
Pour la LIBRAIRIE TROSS, à PARIS. 

i865 

L'oeuf rouge (maléfique) de Pâques.

Oeuf (L’) rouge maléfique de Pâques ou la légende bourbonnaise de Jeanne et Robert

Symbole très prisé que l’on retrouve dans de nombreuses légendes, l’œuf, et particulièrement celui de Pâques, passe pour être le catalyseur de puissances magiques et maléfiques. Ainsi en va de l’histoire terrifiante de Jeanne croisant le chemin d’une mendiante lui remettant un jour de Pâques un œuf d’un rouge éclatant censé lui porter bonheur, et à n’ouvrir que la première nuit de noces venue...

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