mardi 6 novembre 2012

La famille Lamarmite (la version belge de l'inoubliable "Auberge Rouge").

FANTASTIQUE La famille Lamarmite LA FAMILLE LAMARMITE La version belge de l'inoubliable "Auberge Rouge", film de Claude Autant-Lara, 1951, avec Fernandel et Françoise Rosay "Les légendes du Val d'Amblève" Par Marcellin La Garde (1818 - 1889) Non jamais le doigt de Dieu Sur la terre, en aucun lieu, Ne se montra plus visible Que dans l'histoire terrible De ces monstres, par l'enfer, Envoyés à Pépinster. (Ancienne complainte) Lorsque, en vous rendant à Spa, il vous arrivera de devoir stationner quelque temps à Pepinster, poussez jusqu'à l'extrémité de ce village et, vous arrêtant un peu en-deçà de la roche dite du Diable qui dresse sa crête près de la route, regardez à votre droite, et vous verrez, au fond d'un jardin, une petite maison d'ancienne structure, couverte en ardoises et percée de fenêtres en forme de meurtrières. Cette maison de chétive apparence acquerra pour vous un puissant intérêt quand vous saurez que c'est celle des Lamarmite; et si vous ignorez la terrible signification de ce nom, l'histoire suivante vous initiera aux événements qui l'ont rendu lugubrement populaire dans les pays de Liège, Franchimont et Luxembourg. Le sujet que nous allons traiter pourrait certes fournir à un romancier habile les éléments d'une vaste et intéressante composition; mais nous qui visons uniquement au rôle de simple et véridique conteur, au lieu du tableau à grand effet que comporterait la matière, nous nous bornerons à une esquisse, faite d'après des documents juridiques restés en possession d'une honorable famille de Verviers, des notices publiées par des auteurs contemporains, entre autres N. Gerlache (Almanach pour Malmédy et Stavelot) et R. Detrooz (Histoire du Marquisat de Franchimont), deux longues complaintes, l'une en français, l'autre en wallon, enfin les traditions recueillies aux lieux mêmes où nos sinistres héros ont laissé des traces de leur passage. Nous devons donc déclarer que le récit qui va suivre, tout extraordinaire qu'il puisse paraître, est, dans ses détails comme dans son ensemble, de la plus scrupuleuse exactitude. Hélas ! la réalité laisse bien souvent derrière elle les fictions les plus ingénieuses, et la Providence arrive, dans les drames de ce monde, à des dénouements bien autrement merveilleux, bien autrement fertiles en hautes leçons morales que ceux conçus par l'imagination la plus richement douée. I Entre Aywaille et Houffalize, à quelques kilomètres à droite de la route de Liège à Arlon, sur un vaste plateau boisé, contourné par les ruisseaux de Brâ et de Menil, qui se réunissent pour se jeter dans la charmante rivière de l'Aisne, affluent de l'Ourthe, se trouvent deux villages qui portent le même nom et qui, en réalité, n'en font qu'un : c'est la petite et la grande Hoursine, auxquels la partie la plus belle de l'antique Aduenna Sylva, qui se déploie tout autour sur une étendue de plusieurs lieues, forme un cadre des plus grandioses et des plus sauvages. A Hoursine habitait, vers l'an 1740, un honnête cultivateur nommé Pierre Flagothier, qui exploitait une petite métairie appartenant à l'abbaye de Bernard-Fagne (aujourd'hui Saint-Roch). Il avait deux enfants, un fils et une fille, qu'un frère de leur mère, curé à Lierneux, prit successivement auprès de lui, dans le but d'avoir une société et de faire leur éducation. Cette éducation eut des résultats bien différents; elle permit à Joseph d'entrer comme novice à l'abbaye précitée; Thérèse, — qui était fort belle et fort intelligente et avait lu en secret quelques romans de la Bibliothèque bleue —, elle fit rêver aventures et richesses... Rêves dangereux pour une jeune fille condamnée à vivre, de la vie des paysans, dans un des plus misérables villages de l'Ardenne. Aussi lorsqu'elle se trouva brusquement renvoyée par son oncle, pour des motifs restés ignorés, fut-elle pour ses parents une charge plutôt qu'une auxiliaire, car elle n'en voulait faire qu'à sa tête, aimait à se bien habiller, et manifestait une grande aversion pour les travaux rudes et grossiers de la ferme. Ce n'étaient donc que gronderies de la part des vieilles gens, qui lui reprochaient de trop faire la dammzelle, et réponses irritées de la part de la jeune fille, qui menaçait continuellement de les quitter. A peine était-elle de retour à Hoursine qu'un jeune homme, qu'on n'y avait jamais vu jusque là, s'était présenté à la ferme, une hotte sur le dos et se disant coquetier (marchand d'œufs et de volailles). Il avait offert, au père Flagothier d'entrer en relations d'affaires avec lui, et dans les acquisitions qu'il fit, il se montra si coulant sur les prix que quand il reparut peu après, il fut le bienvenu. Hâtons-nous de dire que ce jeune homme, — qui portait le nom peu poétique de Toussaint Lamarmite et habitait Malmédy —, n'était pas un inconnu pour Thérèse. Elle l'avait vu chez son oncle et s'était éprise de lui, parce que, outre qu'il était un fort bel homme et dépensait beaucoup d'argent, il avait des manières et un langage qui le distinguaient des paysans, ce qu'il devait à l'habitude de voyager et de visiter, les villes de Spa, Verviers, Liège, où il débitait les marchandises qu'il recueillait dans les Ardennes. Un jour, Toussaint Lamarmite, qui laissait rarement deux semaines s'écouler sans reparaître à Hoursine, demanda Thérèse en mariage, avec l'assentiment de celle-ci. Les parents ne voulurent pas se prononcer sans avoir consulté leur fils, qui venait de prononcer ses vœux. Le jeune moine, soucieux du bonheur de sa sœur, prit des renseignements à Malmédy sur le compte du prétendant. Il lui fut répondu que Lamarmite vivait fort à l'aise, mais qu'il avait mené depuis sa jeunesse une de ces existences vagabondes qui ne préparent guère aux vertus sociales et à la vie de famille. Sa demande fut donc repoussée, et le père Flagothier l'invita à ne plus mettre les pieds chez lui. Alors commença entre les deux jeunes gens, qui aspiraient à s'unir, et les parents de Thérèse, qui s'y opposaient chaque jour plus énergiquement, une de ces luttes qu'il est inutile de raconter, et où il est rare malheureusement, que la passion et le funeste esprit de révolte qu'elle engendre ne l'emporte pas sur la calme raison et la sainte et clairvoyante autorité paternelle... Un beau jour, la jeune fille disparut en compagnie de Lamarmite. Le bon curé de Lierneux, le lendemain de la fugue de sa nièce, fut trouvé mort dans son lit, frappé d'apoplexie tant cette nouvelle, dit-on, l'avait ému. Et comme, suivant le proverbe, un malheur n'arrive jamais seul, le vieux Flagothier et sa femme furent, quelques mois après, trouvés asphyxiés dans leur chambre à coucher. Ils avaient laissé le foyer allumé en se mettant au lit, et une pierre, qui s'était déplacée dans la cheminée, avait empêché la fumée de sortir. Telle fut du moins la cause à laquelle on attribua leur mort, qui permit à Thérèse et à Lamarmite de s'unir en légitime mariage et de donner de l'extension à leur commerce, qu'ils allèrent exercer à Pepinster. Les jeunes époux prospérèrent rapidement grâce au joli minois et aux façons engageantes de Thérèse qui voyageait avec son mari. Aussi n'était-il bruit à Spa et à Verviers que de la belle coquetière ardennaise et de son histoire; et lorsque, accompagnée de ses deux ânes portant d'immenses paniers, elle paraissait dans l'une ou l'autre de ces villes, jeunes gens et barbons se trouvaient volontiers sur son chemin pour jouir de sa vue avenante et entendre les quolibets qu'elle aimait à échanger avec les passants de sa connaissance. Quatre enfants qui se suivirent de près et des maladies fréquentes vinrent arrêter le cours de cette prospérité. La jeune femme fut forcée de rester à la maison, et Lamarmite, qui continuait à faire la ronde pour les achats et pour la vente, était de sa nature dépensier et s'enivrait quelquefois. Cependant Thérèse, dès que sa famille put se passer de ses soins, reprit son ancienne existence, et le ménage jouit d'une aisance plus grande encore que dans les premiers temps. On avait renoncé au concours des ânes; les deux plus âgés des enfants, Catherine et Gaspard, suivaient leurs parents, porteurs de hottes en osier, et remplaçaient tant bien que mal les patients quadrupèdes. Un jour, Thérèse et les enfants rentrèrent seuls à Pepinster, pleurant et gémissant. Un grand malheur leur était arrivé la veille, racontèrent-ils aux voisins. Ils cheminaient à la nuit tombante, dans la vallée du Roannay, lorsque Toussaint, qui avait dû s'arrêter et les suivait à une assez grande distance, s'était vu attaquer par plusieurs malfaiteurs qui l'avaient percé de coups et dépouillé de l'argent qu'il portait sur lui. Le malheureux avait été laissé au village de Roanne, dans un état qui donnait des inquiétudes pour sa vie. Or, depuis plusieurs années, il se commettait dans le pays de nombreux crimes qui faisaient croire à l'existence d'une association d'habiles et audacieux brigands; et cette nuit-là même où Lamarmite avait été blessé, on pénétrait chez le chapelain de Coo, qui fut "trouvé le matin assassiné; mais tout prouvait que les coupables avaient rencontré chez la victime une résistance énergique. II II y avait une semaine qu'avait eu lieu l'événement que nous venons de raconter, et la situation du blessé achats et pour la vente, était de sa nature dépensier et s'enivrait quelquefois. Cependant Thérèse, dès que sa famille put se passer de ses soins, reprit son ancienne existence, et le ménage jouit d'une aisance plus grande encore que dans les premiers temps. On avait renoncé au concours des ânes; les deux plus âgés des enfants, Catherine et Gaspard, suivaient leurs parents, porteurs de hottes en osier, et remplaçaient tant bien que mal les patients quadrupèdes. Un jour, Thérèse et les enfants rentrèrent seuls à Pepinster, pleurant et gémissant. Un grand malheur leur était arrivé la veille, racontèrent-ils aux voisins. Ils cheminaient à la nuit tombante, dans la vallée du Roannay, lorsque Toussaint, qui avait dû s'arrêter et les suivait à une assez grande distance, s'était vu attaquer par plusieurs malfaiteurs qui l'avaient percé de coups et dépouillé de l'argent qu'il portait sur lui. Le malheureux avait été laissé au village de Roanne, dans un état qui donnait des inquiétudes pour sa vie. Or, depuis plusieurs années, il se commettait dans le pays de nombreux crimes qui faisaient croire à l'existence d'une association d'habiles et audacieux brigands; et cette nuit-là même où Lamarmite avait été blessé, on pénétrait chez le chapelain de Coo, qui fut "trouvé le matin assassiné; mais tout prouvait que les coupables avaient rencontré chez la victime une résistance énergique. III II y avait une semaine qu'avait eu lieu l'événement que nous venons de raconter, et la situation du blessé était loin encore de permettre qu'on le transportât chez lui. Sa femme le soignait pendant que Gaspard et Catherine, qui avaient alors l'un vingt ans, l'autre dix-neuf, voyageaient pour les affaires. Comme les deux jeunes gens avaient été voir leur père, et qu'accompagnés de leur mère ils s'étaient mis en route avant le lever du jour pour être de bon matin chez eux, Catherine, qui était restée en arrière et s'était un peu écartée du sentier, accourut tout effarée rejoindre sa mère et son frère, annonçant qu'elle avait entendu comme des gémissements dans la bruyère. Ils prêtèrent l'oreille et, en effet, une voix plaintive s'élevait non loin d'eux. Ils se dirigèrent vers le lieu d'où elle partait et ils virent, étendu sur le sol, un jeune homme qui semblait dans une défaillance complète. Ils lui prodiguèrent tous les soins qui étaient en leur pouvoir, et quand il se trouva un peu ranimé, il leur apprit qu'il était du village de Breux, près de Liège, que s'étant, à la suite d'un coup de tête, engagé dans un régiment autrichien, il avait tenu à aller faire ses adieux à son parrain, meunier à Neuville; que, rassuré par la courte distance qui sépare ce village de Spa, où il avait résolu de loger, il ne s'était mis en route qu'assez tard; mais que surpris par l'obscurité, au milieu des Fagnes, il avait erré toute la nuit, mourant de faim et dévoré d'angoisses; qu'enfin il était tombé d'épuisement à l'endroit où il avait été si miraculeusement trouvé. Les Lamarmite et le jeune homme — qui avait dit s'appeler Martin Bailli — firent route ensemble jusque Spa, où ce dernier dut rester pour se remettre de ses fatigues. Mais il promit bien d'aller, le lendemain, faire une visite, en passant par Pepinster, à ceux qui l'avaient arraché à une mort certaine. En effet, Martin passa deux jours avec la famille Lamarmite. Lorsqu'il partit, un lien plus doux que celui de la reconnaissance l'attachait à Catherine, qui avait hérité de la beauté et des grâces natives de sa mère. Huit jours après, en allant rejoindre son régiment à Luxembourg, Martin se détourna de son chemin pour revoir Catherine, et cette nouvelle entrevue ne fit qu'accroître l'affection des deux jeunes gens, qui se quittèrent en se jurant une constance éternelle. Le pauvre jeune homme partit donc avec un crève-cœur de plus, et maudissant la funeste inspiration qu'il avait eue de s'enrôler, lui qui laissait seuls son vieux père, sa vieille mère et un petit neveu orphelin, âgé de six ans. Le surlendemain du départ de Martin, Lamarmite, convalescent, rentrait à son domicile, où il n'entendit parler que de ce futur gendre qu'il n'avait jamais vu. IV L'histoire de la rencontre que les Lamarmite avaient faite de Martin Bailli, à demi-mort dans les Fagnes, et de la liaison qui s'en était suivie entre Catherine et le jeune soldat, avait été propagée dans le pays et, comme il arrive toujours, singulièrement exagérée et embellie. Thérèse-la-Coquetière en avait vu sa popularité s'accroître, elle qui était déjà l'objet des sympathies de tous les habitants des villes et villages, à dix lieues à la ronde : on admirait son courage, sa probité, sa gaieté, son dévouement conjugal, la manière dont elle élevait ses enfants; on la savait d'ailleurs de bonne famille, car elle ne manquait jamais l'occasion de faire sonner bien haut qu'elle avait un frère moine à Bernard-Fagne, une des riches abbayes du pays. Aussi, quand elle arrivait dans une ferme, non seulement on aimait à traiter avec elle, mais on était heureux de lui donner l'hospitalité, ainsi qu'à sa famille, parce qu'elle animait la veillée soit en chantant une joyeuse chanson, soit en racontant ce qu'elle avait appris dans ses tournées. Nous l'avons déjà dit : des vols, des meurtres même répandaient depuis des années la terreur dans les campagnes, quoique la manière dont les malfaiteurs procédaient généralement indiquât de leur part un système qui permettait, pour ainsi dire, de désigner d'avance l'espèce de gens destinées à devenir leurs victimes. En effet, ils ne s'attaquaient jamais qu'à des maisons isolées, occupées par des personnes âgées ou infirmes, n'ayant pas de domestiques. La présence des Lamarmite dans une de ces habitations était d'autant mieux accueillie qu'elle était, au moins pour une nuit, un motif de sécurité, et qu'on était curieux de connaître par eux les nouvelles du pays, car à cette époque, où il n'y avait pas de journaux, ce n'était guère que par les voyageurs qu'on pouvait se tenir au courant des événements. Une après-dinée du mois d'août de l'année 1761, les quatre Lamarmite arrivaient à Soumagne, chez un cultivateur nommé Richalle, à qui il leur était arrivé souvent d'acheter des poulets. Ils venaient, disaient-ils, de Jupille. Leur intention était de rentrer le soir même chez eux; mais au moment où ils allaient se mettre en route, il se mit à pleuvoir à verse, et ils demandèrent un asile pour la nuit, ce qui leur fut accordé avec plaisir. Le bruit venait d'arriver à Soumagne qu'une vieille dame de Verviers avait été trouvée égorgée dans son lit, et Richalle demanda aux Lamarmite s'ils n'avaient rien appris à cet égard. — Je me suis rendue justement à Verviers, répondit Thérèse, le jour même où le meurtre a été découvert, c'est-à-dire avant-hier. La victime est Madame veuve Collet; une brave femme que j'avais pour pratique, car elle ne mangeait guère que des bouillons de poule. Elle avait dernièrement renvoyé sa servante par mesure d'économie, quoiqu'elle fut très riche. Cette servante restée sans place, fréquentait intimement un ouvrier de fabrique, assez mauvais sujet; comme le lendemain du crime, ils ont fait des dépenses au-dessus de leurs moyens, qu'on n'a constaté à la maison aucune trace d'effraction extérieure, et que, pour commettre l'assassinat et le vol qui s'en est suivi, il fallait connaître parfaitement les êtres, on les a arrêtés immédiatement, et il paraît qu'on a déjà des preuves certaines de leur culpabilité : on a trouvé dans le coffre de la fille plusieurs objets qui ont été reconnus comme ayant appartenu à la pauvre Madame Collet; elle a dû l'avouer, mais elle prétend que ce sont des cadeaux qu'elle a reçus de son ancienne maîtresse. La justice connaît ces excuses-là et ne s'y laissera pas prendre ! — Ainsi, observa Richalle, ce crime n'est pas le fait des scélérats qui viennent de marquer leur passage au Bois-de-Breux, la nuit dernière, par un double meurtre. — Au Bois-de-Breux, dites-vous ? Que s'est-il donc passé là ? demanda la coquetière. — Comment ! vous l'ignorez ? Voilà qui est singulier. — Mais nous sommes partis à quatre heures de Jupille où l'on ne savait rien, et nous ne nous sommes arrêtés nulle part. — Dans ce cas, je m'explique votre ignorance, puisque c'est à quatre heures seulement que le crime a été découvert. Voici comment, d'après ce qu'un roulier vient de nous apprendre. V « Un jeune homme de Grivegnée qui est aux études à Louvain et est venu passer ses vacances dans sa famille, se promenait, tout en lisant, aux environs d'une petite censé isolée, située aux Bois-de-Breux et habitée par deux vieilles gens et un petit garçon de six ans. Il entend des cris d'enfant partir de l'habitation, dont la porte était hermétiquement close. Il frappe, personne ne répond, et les cris continuent de se faire entendre du fond de la seconde pièce. L'étudiant fait le tour de la maison et va regarder à la fenêtre de cette pièce qui n'a pas de volets, mais est solidement grillée. Il voit le petit garçon, la chemise tout ensanglantée, près de l'alcôve des vieilles gens et tenant par le bras sa grand-mère, placée sur le devant du lit et qui semblait, ainsi que son mari, d'une immobilité complète. Le jeune homme, saisi d'un terrible pressentiment, s'efforce d'attirer l'attention de l'enfant pour se faire ouvrir, mais à sa vue, le pauvre petit se cache sous le lit. Non loin de là, deux hommes travaillaient aux champs. Ils sont appelés, la porte est enfoncée. Et que voit-on ? Le maître de la maison et sa femme ayant tous les deux la gorge coupée et baignant dans leur sang; les armoires et les coffres vides de tout ce qu'ils contenaient d'objets ayant quelque valeur. Quant à l'extérieur, aucune trace d'effraction. La justice s'est immédiatement rendue sur les lieux du crime, et son premier soin a été d'interroger l'enfant. On n'en a pu tirer que ceci : il s'était couché de très bonne heure, comme d'habitude, dans une espèce de coffre formant l'étage inférieur du lit de ses parents, construit à l'ancienne mode; la pluie qui fouettait les vitres et le vent qui ébranlait la maison l'avaient réveillé peu après. Il avait entendu son grand-père et sa grand-mère causer, dans l'avant-pièce, avec des personnes parmi lesquelles se trouvait une femme; la conversation roulait sur le mauvais temps. Il avait regardé à travers la porte entrouverte, mais comme les étrangers lui tournaient le dos, il n'avait pu rien voir et s'était rendormi. A son réveil, il était grand jour et il vit que son lit était inondé d'une « eau toute rouge ». Après avoir appelé sa grand-mère à différentes reprises sans obtenir de réponse, il avait avancé la tête et avait vu qu'elle dormait encore; il l'avait laissée en repos; mais, sentant qu'il avait faim, il s'était levé et s'était de nouveau efforcé d'éveiller les vieillards, dont la hauteur du lit l'empêchait de voir le visage. Comme ils ne donnaient pas signe de vie, le pauvre petit avait eu peur et s'était mis à pleurer. » C'est alors que l'étudiant était arrivé et qu'on avait pénétré sur le théâtre de ce forfait abominable, qui ressemble tellement à ceux commis depuis un certain nombre d'années dans le pays, qu'ils doivent être le fait des mêmes, individus. La justice des hommes a été jusqu'ici impuissante à découvrir ces mystérieux scélérats, ajouta Richalle, mais Dieu saura bien mettre la main sur eux, et gare alors la roue et la corde !... » VI Quand Richalle eut fini de parler, Toussaint Lamarmite s'écria en levant les mains vers le ciel : — C'est à faire frémir, tous ces crimes abominables... Oui, vous avez raison, ils sont tous le fait de la même bande... C'est aussi elle qui m'a attaqué près de Roanne, il y a quelques mois, pour me prendre le peu d'argent dont j'étais porteur. Il y avait aussi une femme, une espèce de géante... On dit qu'ils se tiennent dans les grottes, les bois et les ruines qui se trouvent le long de l'Amblève. Voilà pourquoi il est si difficile de les prendre. En ce moment entra le vieux Jacques Lagrange, ancien agent de police à Verviers, retiré à Soumagne, son lieu de naissance. Entendant de quoi il était question, il s'écria : — Ah! vous parlez de l'assassinat du Bois-de-Breux... Pauvre Martin Bailli, quel coup pour lui quand il apprendra la mort de son père et de sa mère. — Bailli ! ils s'appelaient Bailli ! s'écrièrent les Lamarmite en se regardant avec surprise. Mais parmi les quatre voix qui venaient de proférer ce nom, une surtout avait pris un caractère particulier : c'était celle de Catherine qu'on vit jeter sur sa mère et sur son père des yeux égarés, chanceler sur sa chaise et tomber sur le sol, en proie à une crise nerveuse. Des paroles incohérentes s'échappèrent sourdement de ses lèvres. Thérèse se précipita vers elle et lui mit la main sur la bouche pendant que Toussaint et son fils l'enlevaient et l'emportaient dans une pièce voisine, comme pour dérober aux assistants stupéfaits la vue de ce pénible spectacle. VII Dès que Catherine eut disparu, Thérèse se hâta de dire en larmoyant : — Pauvre fille ! Quel coup pour elle aussi que ce crime horrible ! — Comment, pour elle ? demanda le fermier. — Un mot vous fera tout comprendre, répartit la coquetière : Catherine a eu l'occasion de sauver la vie à Martin Bailli, ils s'aiment et se sont promis mariage. Pendant qu'avait lieu cette explication si simple et si naturelle, on entendait la voix de Catherine prononcer des paroles véhémentes que Lamarmite et son fils s'efforçaient d'étouffer ; mais ces mots parvinrent aux oreilles des personnes qui se trouvaient dans l'avant-pièce : — Pauvre Martin ! Pauvre Martin ! Et moi... moi.... A la fin Toussaint, profondément agité et le front couvert de sueur, appela sa femme auprès de lui. Il y eut un conciliabule de quelques minutes, à la suite duquel Catherine se tut complètement. Quand Thérèse reparut dans la cuisine, elle annonça qu'ils allaient se remettre en route, la pluie ayant cessé. Il était cependant près de dix heures du soir. Richalle les engagea à demeurer et objecta la situation où se trouvait Catherine, à qui il fallait du repos. — Vous êtes bien honnête et je vous remercie de grand cœur, dit la coquetière; mais je crois qu'au contraire il faut le grand air et la marche à ma fille. Ces jeunesses, ça est facilement affecté, mais ça est aussi très vite remis. En moins de deux heures, nous serons à Pepinster. Peu d'instants après, les préparatifs du départ étaient terminés et Catherine, pâle comme une morte, traversait la cuisine pour sortir, soutenue par son père et son frère. Au moment de franchir la porte, elle se roidit comme pour s'arrêter; ils l'entraînèrent; elle voulut parler : aucun son ne put sortir de sa bouche, qui semblait avoir été bâillonnée. Ce soir-là, on veilla jusque près de minuit dans la maison Richalle, et la scène qui venait de se passer fut naturellement l'objet de la conversation. On admira beaucoup la tendresse de Catherine pour Martin Bailli; on admira surtout le cœur sensible qu'elle venait de montrer en apprenant le malheur qui frappait son fiancé. — Fleur de braves gens que ces Lamarmite ! dit la femme Richalle, et j'ai grand-peine à l'idée que maintenant ils cheminent par l'obscurité et les mauvais chemins, tandis qu'ils nous eussent fait vraiment plaisir en passant la nuit sous notre toit. — C'est vrai, ajouta Richalle, leur départ subit m'a beaucoup étonné. Le vieux Jacques Lagrange, resté impassible sur sa chaise, se leva alors pour se retirer et dit, comme en réponse aux paroles que venait de prononcer Richalle : — Pour moi, leur départ s'explique très bien. — Comment cela ? — Par une foule de circonstances que j'ai remarquées. — Voyons-les; je suis curieux de les connaître. — Non, je conserve cela pour moi jusqu'à ce qu'il soit temps de parler, et de parler à qui de droit. Là-dessus l'ex-agent de police se retira, laissant Richalle et sa femme se livrer à toutes sortes de conjectures sur les singulières paroles qu'il venait de prononcer. VIII Martin Bailli, qui était en garnison à Luxembourg, avait été immédiatement informé par le mayeur de sa commune de l'événement tragique qui lui avait enlevé à la fois son vieux père et sa vieille mère. Les chefs de l'infortuné jeune homme s'étaient empressé de lui accorder un congé, et il s'était mis en route, vêtu d'un sarrau, pour assister au service funèbre de ses parents et régler ses affaires. C'est un sentiment naturel à l'homme de rechercher, dans les grandes afflictions, ceux qui lui sont chers : leur présence est pour lui une source de consolations et de force. Aussi la première pensée de Martin, en partant, avait été de passer par Pepinster pour y voir Catherine avant d'affronter la présence des lieux ensanglantés par le meurtre de ses parents. Il ne se détournait, du reste, que fort peu de son chemin en prenant cette direction. Lorsque le jeune soldat arriva dans le village auquel le célèbre maire du palais d'Austrasie a donné son nom, il était près de dix heures du soir. Il s'arrêta longtemps devant la maison qu'habitaient les Lamarmite lors de son départ, mais comme tout y était silencieux, il résolut de remettre sa visite au lendemain et s'occupa de chercher un gîte. C'est ici le moment de dire que, depuis peu de mois, les Lamarmite avaient fait construire une maison tout à l'extrémité du village, vers Spa, en face de la Roche-dû-Diable. Ils l'avaient meublée tout à neuf et y avaient établi un cabaret et une auberge que dirigeait, quand ils étaient en voyage, leur seconde fille Annette, âgée alors clé dix-huit ans. Martin, après avoir passé en revue les habitations où il supposait pouvoir loger, et les avoir trouvées toutes fermées, arriva devant la maison Lamarmite. Tandis qu'une lumière brillait à travers les volets mal joints, une branche de genévrier placée au-dessus de la porte et des rondelles de fer blanc appliquées sur les vitres la désignaient comme étant un lieu public. Il frappa. Toussaint vint lui ouvrir. On ne doit pas oublier que ce dernier, à l'époque où Martin était venu dans sa famille, se trouvait absent. Les deux hommes ne s'étaient donc jamais vus. Martin se fit servir un verre de genièvre et demanda s'il pourrait avoir à loger. — Impossible, répondit Lamarmite. Je suis seul ici avec ma fille cadette qui est au lit un peu malade, et la chambre que nous réservons aux logeurs n'est pas arrangée. — Oh ! qu'à cela ne tienne, reprit Bailli en payant sa goutte au moyen d'un patar tiré d'une bourse où souriaient plusieurs couronnes, je ne suis pas si difficile en fait de couchage. Je marche depuis ce matin et je suis tellement accablé de fatigue qu'une botte de paille me contenterait. Faites en sorte, je vous prie, que je ne sois pas obligé de me mettre à la recherche d'un logement, je vous paierai bien. — Nous avons deux bons lits, reprit Lamarmite indécis; mais la pièce est encombrée de meubles et de toutes sortes d'objets... Nous sommes nouvellement établis. Pourtant, je vais voir s'il n'y aurait pas moyen de mettre un peu d'ordre dans ce pêle-mêle. Au moment où Lamarmite redescendait l'escalier, on frappa trois coups à la porte. Il parut embarrassé. Après une seconde d'hésitation, il remit à son hôte la lampe qu'il tenait à la main et lui dit : — Vous pouvez aller vous coucher... juste en face de l'escalier. Martin, qui dormait presque debout, gagna la chambre qui lui était destinée et où régnait en effet un grand désordre. IX Dès que son hôte eut disparu, Lamarmite alla ouvrir, Gaspard entra, sa hotte sur le dos. Le père et le fils se dirent réciproquement bonsoir. Cette entrée, si elle avait eu lieu quelques instants plus tôt, changeait probablement le sort de la famille Lamarmite : Martin eût su qu'il était chez le père de Catherine, et certainement on se fut arrangé de façon à l'empêcher de faire la découverte que nous raconterons tout à l'heure. Cependant le jeune soldat, tout en se déshabillant, entendit parfaitement le dialogue qui eut lieu entre les deux hommes; mais cette conversation ne lui apprit rien de nature à le mettre sur la voie. — Il y avait quelqu'un ici ? demanda Gaspard en se débarrassant de sa hotte dont les habitants, voyant de la lumière, se mirent à glousser et à caqueter. — Oui, un jeune paysan mort de fatigue. — Un paysan ! dit Gaspard : il valait bien la peine de se déranger si tard... — C'est vrai, mais il paraît assez en fonds... Qu'as-tu fait de ta mère et de ta sœur ? — Elles ont dû rester à Verviers, parce que ce vieux gueux de Thisquen leur a fait dire par sa femme de revenir avec les bijoux à dix heures du soir, pour que personne ne les vit entrer. Martin s'endormit au bruit des dernières paroles, qui n'arrivèrent que vaguement à son intelligence. Après quelques heures d'un lourd sommeil, il se réveilla grelottant de froid. Il s'aperçut qu'il était très mal couvert, et comme il avait vu en se couchant une couverture jetée sur un grand coffre dans un coin de la chambre, il se leva pour la placer sur son lit. Il faisait un magnifique clair de lune; il vit que sous cette couverture se trouvaient entassés une foule d'objets d'habillement, entre autres une capote en drap gris à grands boutons en os noir. — Tiens, se dit-il, voilà un vêtement qui ressemble extraordinairement à l'habit de mariage de mon pauvre père. Mon Dieu !... une jupe à fleurs semblable à celle de ma mère... Et ces culottes en velours rayé, comme elles ressemblent à celles que je portais les dimanches-au village. Martin saisit ce dernier vêtement, se dirigea vers la fenêtre, l'examina et faillit tomber à la renverse. C'était bien le haut de chausse qu'il avait acheté à Liège, rue des Mineurs, un peu avant son départ; il le reconnaissait parfaitement. Un nouvel examen de l'habit et de la jupe lui permit d'en bien constater l'origine. X Martin Bailli fit encore d'autres découvertes qui le convainquirent que dans cette pièce, se trouvait réuni, en grande partie, le produit du vol qui, d'après les lettres qu'il avait reçues, avait été le mobile du meurtre de ses vieux parents. Se trouvait-il donc chez les assassins ? Il se rappela le regard avide que son hôte avait jeté sur sa bourse, l'embarras qu'il avait montré quand on avait frappé à la porte, et les paroles prononcées par le fils à propos de bijoux qu'il s'agissait d'engager; il ne douta pas qu'il ne fût tombé dans un repaire dangereux. Que faire ? Ses jambes chancelaient, son cœur battait à lui rompre la poitrine, sa tête se troublait. Une idée fort simple se fit cependant jour dans son esprit : la fenêtre, qui donnait sur le jardin, n'était qu'à une vingtaine de pieds du sol. Il parvint à l'ouvrir sans bruit et après avoir remis à sa place la couverture qui recelait le terrible secret, il recourut au classique moyen qui consiste à se servir de draps de lit ou de couvertures en forme de corde. Quelques minutes après, il était libre. Tout dormait dans le village. Il se rendit de nouveau à la maison qu'habitaient précédemment les Lamarmite, pour leur confier ce qu'il avait découvert et prendre conseil auprès, d'eux. Il frappa à plusieurs reprises; mais cette maison, après le départ de ses hôtes, était restée vide. Il crut que ceux-ci étaient en voyage, et sans trop savoir de quel ban de justice faisait partie Pepinster, il se mit à tout hasard en route pour Verviers, afin de prévenir le mayeur. Il arriva à Verviers comme le jour allait paraître; une des rares personnes qui- circulaient déjà lui indiqua la demeure de l'officier de justice, M. Nizet, chez qui, malgré l'heure indue, il n'hésita pas à se présenter incontinent, car il comprenait toute l'urgence de la visite domiciliaire qu'il venait provoquer. Le magistrat se hâta de se lever et de donner audience à son visiteur matinal, qui lui raconta en détail la découverte qu'il venait de faire, dans une maison dont il indiqua la situation et qu'il décrivit aussi exactement que possible. Le mayeur, après avoir cherché en vain à connaître, sur ces indications, le nom des habitants de la maison suspecte, pria le jeune homme de se rendre en diligence près de l'agent Pittaut, un de ses meilleurs limiers, qui demeurait non loin de là. A peine Martin fut-il dans la rue qu'il se trouva face à face avec Catherine. XI La fille Lamarmite, à l'aspect de son fiancé, poussa un cri de surprise et ne put que balbutier quelques mots, tant elle était émue. — Ah! ma chère Catherine, s'écria Bailli, que je suis heureux de vous revoir ! J'ai logé à Pepinster, je suis arrivé trop tard pour me rendre chez vous... J'avais remis ma visite à ce matin... Mais me voilà engagé dans une terrible affaire ! Je me trouve ici pour faire arrêter les assassins de mes parents... — Que dites-vous ? s'exclama Catherine. — Du moins, je crois les tenir... J'ai trouvé, dans la maison où j'ai passé la nuit, une foule d'objets qui nous appartenaient... Mais qu'avez-vous donc, Catherine ? demanda Martin en voyant la jeune fille devenir pâle comme une morte et s'appuyer contre un mur pour ne pas tomber. — Ce n'est rien, ce n'est rien, se hâta-t-elle de répondre. Je suis si saisie de ce que vous me dites !... Et quels sont ces gens que vous soupçonnez ? ajouta-t-elle en interrogeant avec anxiété le visage de son amoureux. — Je ne sais pas leur nom, attendu que je suis accouru ici sans avoir vu âme qui vive à Pepinster; c'était au milieu de la nuit... J'ai frappé chez vous, niais on ne m'a pas ouvert. A ce moment, Thérèse franchit la porte de la maison d'où venait de sortir sa fille, un petit cabaret portant l'enseigne du Pot d'Etain. Elle demeura stupéfaite à la vue de l'homme avec qui causait Catherine. Celle-ci ne laissa pas à sa mère le temps d'interpeller Martin; elle s'élança vers elle et lui adressa quelques paroles d'une voix rapide et frémissante. La coquetière poussa une violente exclamation et, s'avançant vers Martin, elle lui dit d'un ton altéré : — Voilà une singulière nouvelle... Entrez un instant ici, vous nous conterez tout cela en détail. — Impossible, je suis pressé, je vais chez le sergent Pittaut. Nous nous reverrons plus tard à Pepinster. — Vous ne nous quitterez pas si vite, s'écria Catherine en saisissant la main de Bailli. — Non, ajouta Thérèse, vous ne devez avoir rien pris ce matin, vous viendrez déjeuner avec nous, ou nous ne vous aimerons plus. Et elle s'empara de l'autre main du jeune homme qui allait se trouver entraîné au Pot d'Etain, lorsqu'il sentit qu'on lui frappait sur l'épaule, en même temps qu'une voix lui disait d'un ton rude : — Eh bien! eh bien! Vous vous moquez de la justice? C'était M. Nizet qui, de sa fenêtre, avait vu ce qui s'était passé dans la rue et était sorti pour demander compte au dénonciateur matinal du peu d'empressement qu'il montrait à se rendre chez le sergent. A la vue du mayeur, les deux femmes s'étaient empressées d'entrer au Pot d'Etain, sans adresser un mot à Bailli qui, pour s'excuser de s'être arrêté à causer avec elles, se borna à dire au magistrat que c'étaient des connaissances intimes auxquelles il n'avait pu se dispenser de donner quelques explications sur le motif qui l'avait amené à Verviers. Le mayeur accompagna Martin chez Pittaut. Le sergent déclara au jeune homme, — incrédule d'abord, atterré ensuite —, que la maison désignée par lui était habitée depuis deux mois par l'a famille Lamarmite. XII Martin Bailli ne sortit de la stupeur où l'avait plongé le nom prononcé par le sergent Pittaut, que pour protester énergiquement en faveur de l'innocence des personnes qu'il venait lui-même d'accuser à son insu. — Je suis, dit-il, uni à la famille Lamarmite par une éternelle reconnaissance, car ils m'ont sauvé la vie dans la Fagne, une nuit que je m'y étais égaré. Je vous dirai même que, à l'expiration de mon temps de service, je dois épouser Catherine, l'aînée des filles. Ce sont de braves gens, et s'il se trouve dans leur demeure des effets volés chez mes parents, c'est qu'il les auront achetés sans en connaître l'origine, ou bien quelque logeur les aura laissés là. Qu'il en soit donc comme si je n'avais rien dit. Je retourne chez eux, et tout s'expliquera naturellement. L'officier de justice, peu porté par sa nature, — contrairement aux instincts de ses pareils —, à procéder à des arrestations et à des instructions, regarda son agent d'un air ébranlé. — Qu'en dis-tu, Pittaut ? L'agent prit son chef à part et lui parla quelque temps à voix basse; puis il sortit. — Mon ami, dit le mayeur à Bailli, Pittaut vient de nie faire part de soupçons graves qu'il avait déjà sur le compte des Lamarmite, à la suite d'une conversation qu'il a eue avant-hier avec un de ses anciens collègues, Jacques Lagrange. Il paraît que le jour même où a été découvert le double assassinat de Bois-de-Breux, il s'est passé dans une ferme, où devaient loger les Lamarmite, une scène très compromettante pour eux. D'un autre côté, l'avoir de ces gens s'est accru singulièrement depuis quelques années. Ils ont fait bâtir... Bref, nous allons procéder à l'instant à une visite domiciliaire. Pittaut est allé chercher quelques-uns de ses camarades. Vous devez nous accompagner. — Moi ! s'écria Martin avec un geste d'effroi. Me présenter en compagnie de la justice chez le père de Catherine... jamais !... — Monsieur Bailli, dit M. Nizet d'un air sévère, vous êtes venu m'arracher de mon lit pour m'apprendre que vous étiez sur la trace d'un grand crime... Vos assertions ont besoin d'être vérifiées par la justice et votre devoir, quoiqu'il puisse vous en coûter, est de l'aider dans ses investigations. J'avoue qu'il y a dans tout ceci une complication pénible pour vous, mais songez que le sang de votre père et de votre mère crie vengeance. De gré ou de force vous nous accompagnerez donc. En ce moment, Pittaut rentrait avec trois autres agents de police. — Pittaut, vous avez entendu ce que je viens de dire au révélateur. Sortez, marchez dans l'ordre convenu; je vous rejoindrai au pré des Mezelles, près de la Tour aux Rats. Force fut à Martin de s'exécuter. Il espérait d'ailleurs que Catherine ne serait pas encore rentrée chez elle, que ses parents se justifieraient facilement et comprendraient ensuite par quel concours fatal de circonstances il leur avait involontairement occasionné cette fâcheuse mésaventure. Au lieu du rendez-vous se trouvaient un carrosse et des chevaux de selle. Le mayeur, Martin et deux des agents se placèrent dans la voiture, dont les portières étaient garnies d'épais rideaux, et qui se dirigea aussitôt vers Pepinster par le fond de la vallée, tandis que Pittaut el le troisième agent, à cheval, s'élancèrent dans la même direction, mais par un chemin de traverse. A ce moment six heures sonnaient à l'église principale de la ville. XIII Les deux cavaliers s'arrêtèrent sur le plateau boisé qui domine la Roche-du-Diable ; ils attachèrent leurs chevaux à un arbre et allèrent se poster dans une des anfractuosités de cette roche, d'où ils pouvaient, sans être vus, surveiller la maison Lamarmite. Peu après ils virent s'avancer dans le lointain le coche qu'ils attendaient. Pittaut quitta alors sa cachette où il laissa son compagnon, et alla se mettre sur le passage de la voiture. Il en fit descendre Martin qui, agité comme un coupable, le suivit machinalement dans le cabaret de Lamarmite, dont la porte était grande ouverte. Le père et le fils étaient debout devant la cheminée. A la vue des deux survenants, ils poussèrent un cri de surprise. Pittaut était trop habilement déguisé pour qu'ils pussent le reconnaître, mais le premier retrouvait en Martin l'hôte qu'il croyait s'être échappé pour ne pas payer son logement, le second avait reconnu le jeune soldat... Gaspard s'avança vers l'amant de sa sœur d'un air qu'il s'efforçait de rendre avenant, et lui prit la main en le félicitant de son retour au pays. Toussaint paraissait intrigué. — Ah ! c'est vrai, dit le jeune coquetier en se tournant vers son père, vous ne connaissez pas encore notre ami Martin Bailli. — Comment ! s'écria Lamarmite en faisant un bond en arrière comme si une vipère l'eût piqué, c'est là le fils Bailli?... Et il a logé chez nous sans se faire connaître... — Lui ! chez nous ! dans la chambre de derrière ! s'exclama Gaspard en jetant sur son père un regard courroucé. — Tais-toi, répondit Lamarmite ; pourquoi ne l'au-rais-je pas mis là, imbécile ? Pittaut intervint : — Ne faites donc pas de reproches à votre père, jeune homme, dit-il en ricanant; c'est le bon Dieu qui a conduit tout cela. En ce moment, il fit entendre un coup de sifflet, et la voiture, qui se trouvait juste en face de la maison, s'ouvrit et livra passage au mayeur et aux agents qu'elle renfermait. — Ils sont coupables ! Ils se sont déjà trahis ! s'écria Pittaut en s'adressant à M. Nizet. Et il se précipita sur le père, tandis qu'un autre agent s'emparait du fils. En un clin d'œil, ils furent l'un et l'autre garrottés. Tout à coup, une voix qui fit tressaillir Martin se fit entendre du haut de l'escalier : — Qu'y a-t-il ? qu'y a-t-il ? demanda-t-elle; se bat-on là-bas ? C'était la voix d'Annette qui était, au physique le portrait vivant de sa sœur. Elle fut également mise en état d'arrestation. XIV La maison fut visitée dans tous ses recoins; on y découvrit tant d'objets de tous genres que le mayeur s'écria qu'il y avait là de quoi monter un magasin de friperie et de bric-à-brac. Bailli, outre ceux qu'il avait déjà vus la nuit, en reconnut un grand nombre comme ayant appartenu à ses parents. Les agents, de leur côté, constatèrent qu'il en était beaucoup provenant du vol commis chez la dame Collet, de Verviers, morte également assassinée, comme il a été dit précédemment. Lamarmite, interrogé, protesta de son innocence et déclara que tous ces objets avaient été déposés chez lui par deux colporteurs flamands, les frères Coster, qu'il avait logés plusieurs fois et qu'ils devaient revenir dans un jour ou deux. Le fils, interrogé séparément, fit la même déclaration. Annette prétendit ne rien connaître aux affaires de ses parents, qu'elle croyait avoir joint le brocantage à leur ancien commerce; elle n'était d'ailleurs rentrée au sein de sa famille que depuis trois mois; elle avait vécu de longues années à Malmédy, chez une parente de son père, femme jouissant de la meilleure réputation et près de laquelle son jeune frère la remplaçait en ce moment. Tous trois furent conduits au château de Franchimont qui — triste destinée — après avoir été le séjour des preux, servait à cette époque de prison pour les cinq bans ou juridictions dont se composait le marquisat de Franchimont : Verviers, Theux, Spa, Jalhay et Sart. Thérèse et Catherine, contre lesquelles on lança aussitôt des mandats d'arrêt, furent recherchées à Verviers où elles se trouvaient en dernier lieu, comme nous le savons; mais, indirectement averties par Martin du coup qui les menaçait il va sans dire qu'on ne put les découvrir dans cette ville. L'hôte du Pot d'Etain déclara qu'après être sorties un instant dès le point du jour: elles étaient rentrées fort agitées et étaient ressorties aussitôt par une porte de derrière, portant sur leurs vêtements un mantelet de coton dont elles étaient munies, et la tête soigneusement enveloppée dans un mouchoir, à la manière des femmes de l’Ardenne Toussaint Lamarmite persista dans le système qu'il avait avancé lors de son arrestation : il n'était que le dépositaire innocent de tous les objets retrouvés chez lui et reconnus de plus en plus comme provenant des victimes des nombreux meurtres qui, pendant plusieurs années, avaient porté la terreur dans le pays. Il invoquait surtout en sa faveur le peu de précautions qui avait été pris pour dissimuler plusieurs de ces objets, laissés dans une chambre où le premier venu pouvait coucher. Un tel acte d'imprudence de la part de gens qui avaient dû montrer tant d'habileté et de dissimulation pour cacher leurs méfaits pendant une si longue suite d'années, était en effet de nature à surprendre grandement. Mais Annette avoua que les vêtements accusateurs avaient été extraits par elle d'une armoire qu'elle avait nettoyée, et mis le soir même à cette place. Des recherches ultérieures amenèrent de nouvelles découvertes : en fouillant le sol de la cave, on mit au jour une foule d'objets d'église enveloppés dans des vêtements ensanglantés; des pistolets, de longs couteaux, soigneusement cachés, devinrent aussi de muets accusateurs. N'oublions pas d'ajouter que des débris humains furent trouvés enfouis dans le jardin, mais la police jugea, à tort ou à raison, qu'ils remontaient à une époque antérieure de beaucoup au séjour des accusés en ce lieu. XV Lamarmite fut soumis à la torture. Interrogé préalablement sur les faits les plus récents et les mieux établis — c'est-à-dire les assassinats de Verviers et du Bois-de-Breux — il s'en reconnut coupable, mais il en rejeta la principale responsabilité sur sa femme, avide de toilette et de bien-être, et qui n'avait cessé d'être son instigatrice. C'était elle qui s'était rendue vers le soir chez M""" Collet, à qui elle vendait des poules, et y avait fait entrer son mari et son fils. C'était elle encore qui, ayant aperçu la demeure isolée du fermier Piron Bailli, devant laquelle ils passaient par hasard et dont ils ne connaissaient nullement les hôtes, avait proposé d'y entrer sous le prétexte de s'y mettre à l'abri de la pluie. Après avoir bien examiné les lieux et s'être assurée, comme toujours, qu'il n'y avait que de bonnes chances à courir, elle avait ordonné à sa fille de feindre de sortir la première et de se cacher dans le fournil pour leur ouvrir la porte dès que les vieilles gens seraient endormis. Malheureusement ceux-ci s'étaient réveillés et les avaient reconnus. Leur mort avait été immédiatement résolue... Toutefois, Lamarmite soutint constamment que Catherine, comme poussée par un pressentiment, avait voulu résister à l'ordre de sa mère, et que l'idée d'avoir participé même involontairement au meurtre des parents de son prétendu, avait failli la rendre folle. Quant à sa seconde fille, Annette, qui n'avait jamais voyagé avec eux, elle avait toujours ignoré les actions de ses parents et était complètement innocente. Gaspard, torturé à son tour, confirma les déclarations de son père. Toutefois, aux aveux de celui-ci, il en ajouta, d'autres : ainsi le meurtre du chapelain de Coo était leur fait, et c'est en se battant contre sa victime que Toussaint avait reçu les blessures qui l'avaient retenu quinze jours à Neuville. Il résulta aussi de ses déclarations que c'était la mère qui les avait entraînés au crime. La clameur publique alla plus loin : elle prétendit que le curé de Lierneux et les époux Flagothier étaient morts de la main de Thérèse et de Lamarmite... Mais ces points n'ont jamais été éclaircis. Par une de ces bizarreries si nombreuses dans l'administration de la justice sous l'ancien régime, tandis que presque tous les juges de village pouvaient prononcer des sentences de mort, ceux du ban de Verviers n'avaient pour toute attribution que le droit de procéder aux arrestations et d'instruire les procès criminels. A la cour des échevins de Liège était réservé le privilège de prononcer la peine. D'ailleurs, toutes les cours de la principauté étaient tenues d'aller « à la recharge », comme on disait, près des susdits échevins. Toussaint, Gaspard et Annette Lamarmite furent donc conduits à Liège. Les deux premiers furent condamnés à mort; la dernière fut mise en liberté. L'instruction avait démontré non seulement son innocence, mais avait révélé une foule de faits qui témoignaient en faveur de sa vertu et de sa bonté. Nous ne nous appesantirons pas sur le supplice horrible qu'eurent à subir les deux misérables. Ils furent tenaillés depuis la prison jusqu'au lieu du gibet; là, ils étirent le poing droit coupé, on leur rompit, à coups de barre de fer, les bras et les jambes; on les laissa pendant une heure sur une roue, puis on les pendit. Mais les coupables avaient eu la consolation suprême de voir, au milieu de la foule qui les accablait de malédictions, la douce figure d'Annette qui, comme l'ange de la dernière heure, était agenouillée sur leur passage et priait pour eux en leur montrant le ciel, toujours ouvert au crime repentant. XVI Martin Bailli, pendant tout le temps qu'avait duré le procès, avait été en proie aux alternatives les plus diverses et les plus cruelles : tantôt plein d'horreur pour les assassins de ses parents, il se félicitait de ce que Dieu l'eût choisi comme l'instrument de sa justice; tantôt il songeait au sort funeste de Catherine, errante et fugitive, de Catherine qu'il considérait comme plus malheureuse que coupable; tandis il maudissait le sentiment fatal qui le liait à cette fille d'assassins qui avaient trempé leurs mains dans le sang de ses parents. Le pauvre jeune homme, en proie à toutes ces tortures morales, faillit devenir fou. Le terme de son congé allait expirer; encore quelques jours, et force lui serait de rejoindre son régiment. Sur ces entrefaites, il lui parvint au Bois-de-Breux, par le messager de Grivegnée — qui la tenait d'une jeune fille inconnue — une lettre qui ajouta à ses perplexités. Cette lettre était de Catherine qui, grâce à sa mère, savait lire et écrire, chose extrêmement rare à cette époque parmi les gens de la campagne. La jeune fille, après avoir essayé d'expliquer et de justifier sa conduite dans le drame, où elle avait, disait-elle, joué un rôle forcé et dont elle ne pouvait prévoir les terribles conséquences, parlait de l'existence affreuse qu'elle avait menée depuis sa fuite, et ajoutait que, lasse de cette existence, dévorée par les remords et par un attachement qu'elle savait elle-même insensé, elle était résolue d'en finir avec la vie; mais qu'avant de mettre son projet à exécution, elle désirait voir une dernière fois Martin, pour que son pardon lui facilitât celui que Dieu ne pouvait manquer d'accorder à son repentir et à ses souffrances. Elle finissait par le supplier de se trouver derrière l'église Saint-Lambert, à Liège, le lendemain, à neuf heures du soir. Bailli, après un violent combat entre son cœur qui le poussait à obtempérer au vœu de Catherine, et sa raison qui lui reprochait cette faiblesse comme un outrage aux mânes de ses parents, finit par une de ces capitulations de conscience que souffle d'ordinaire la voix de la passion : il se décida à aller au rendez-vous qu'on lui donnait. Il se trouvait à peine à l'endroit désigné qu'il vit venir à lui une femme dont l'aspect l'émut profondément. Il lui semblait reconnaître la démarche de Catherine. Ce n'était pas elle pourtant. C'était sa sœur. Annette lui dit que Catherine, devant se tenir cachée, l'avait envoyée vers lui pour le conduire à l'endroit où elle se trouvait et où ils pourraient causer en toute sécurité. — Et votre mère, demanda Martin avec hésitation, elle n'est sans doute pas avec votre sœur ? — Non, répondit Annette, le jour où elles ont dû s'enfuir de Verviers, ma mère, arrivée dans la campagne, a dit à ma sœur qu'elles devaient se séparer, parce qu'en restant ensemble elles pourraient moins facilement échapper à la justice. Elle lui a remis un peu d'argent, lui a donné certaines instructions et indiqué le moyen de correspondre avec elle, en mettant les lettres dans le creux d'un vieil arbre situé aux environs de Spa. Mais depuis ce temps-là, elle n'a plus donné signe de vie. Pendant cette conversation, Martin et Annette s'acheminaient vers la rue Pierreuse, Lorsqu'ils furent arrivés à l'extrémité de cette rue, assez mal famée, la jeune fille s'arrêta, regarda avec précaution autour d'elle pour s'assurer que personne ne l'observait, et montrant à Martin une maison à l'aspect sordide et dont la porte était entrouverte, elle lui dit : — C'est ici, suivez-moi. XVII Annette s'aperçut que Bailli hésitait à la suivre. En effet, le jeune homme, au moment de pénétrer dans cette maison d'apparence équivoque, s'était représenté la figure vengeresse de Thérèse Lamarmite et s'était demandé si ce rendez-vous ne cachait pas un piège dressé par cette femme, dont il connaissait alors tout le caractère cruel et hypocrite. La jeune fille parut avoir deviné sa pensée : — Vous craignez quelque chose, Martin, dit-elle d'un air triste. Je comprends cela, mais vous savez que je n'ai jamais trempé dans les actions de mes parents... Comment pouvez-vous supposer que je me prête à quelque mauvaise manœuvre contre vous ? moi qui vous plains tant et donnerais ma vie pour réparer le mal qui vous a été fait... C'est la charité chrétienne qui, seule, m'a fait consentir à hasarder cette démarche. Ces paroles rassurèrent Bailli qui avait d'ailleurs sur lui un bon couteau; il pénétra enfin dans cette demeure où il allait se rencontrer face à face avec cette Catherine dont la pensée le faisait tant souffrir. Il la trouva dans un affreux galetas, la figure hâve, les vêtements en guenilles. Elle se mit à sangloter en le voyant, et se cacha le visage dans les mains. Ces deux êtres, placés l'un vis-à-vis de l'autre dans une situation si exceptionnelle, restèrent ensemble plusieurs heures. A quelle fascination Martin fut-il livré pendant cette entrevue ? Dieu seul le sait, mais dès le lendemain, il se mettait en quête d'un acquéreur pour son héritage, et trois jours après, au lieu d'aller rejoindre son corps, il partait avec Catherine pour la Hollande où ils se marièrent sous des noms supposés. La pauvre Annette se trouvait seule au monde, car pour comble de malheur, son jeune frère, resté comme elle pur des crimes commis par les autres membres de sa famille, venait de mourir de la petite vérole. Ainsi abandonnée à Liège et portant un nom maudit, elle songea à aller implorer la pitié de son oncle Flagothier pour qu'il lui facilitât son entrée dans un couvent. Mais avant de faire cette démarche auprès du moine de Bernard-Fagne, elle résolut de se rendre dans le bois du Thier des Raihons pour y visiter le creux du chêne que sa sœur lui avait désigné comme devant recevoir la correspondance qu'elle était convenue d'échanger avec leur mère, II ne lui fut pas difficile de découvrir cet arbre, dont la couronne dominait tous les autres. Elle trouva à l'endroit indiqué une lettre de Thérèse qui, comme nous le savons, n'avait pas donné signe de vie depuis son départ de Verviers. XVIII La femme Lamarmite, dès qu'elle sut que la justice avait reçu l'éveil, comprit immédiatement avec sa rare intelligence, que son mari et son fils, s'ils étaient trouvés à leur domicile, étaient irrévocablement perdus, et qu'elle-même et sa fille, si Martin avait prononcé leur nom devant le mayeur, allaient être également arrêtées. Comme il lui était impossible d'envoyer un avis à Pepinster avant l'arrivée de la justice, elle résolut de ne s'occuper que de sa propre sécurité et de celle de Catherine. Nous savons comment elles étaient sorties déguisées de l'auberge du Pot d'Etain, et comment, arrivées hors de la ville, elles s'étaient séparées. Thérèse, pendant que sa fille gagnait l'intérieur du pays de Liège, se dirigea vers l'Ardenne. Elle était nantie d'une assez forte somme d'argent, produit des bijoux volés à la veuve Collet et engagés chez l'usurier Thisquen. Elle rencontra sur la Fagne une colporteuse de son âge et de sa taille qui, tout en causant, lui raconta qu'à la suite de la mort de son mari, elle s'en retournait à Pruym, dans l'Eiffel, où elle avait son domicile et où elle se proposait de rester désormais fixée. Cette conversation suggéra aussitôt à Thérèse un plan qui devait, selon elle, lui permettre de se soustraire aux poursuites de la justice. La fugitive acheta la pacotille de la marchande, qui lui vendit de plus le manteau qu'elle portait dans ses voyages. Mais, cette dernière alla précisément loger dans un cabaret de Vielsalm, où se trouvait un échevin qui venait de recevoir le signalement de la femme Lamarmite. Ayant entendu l'étrangère parler de la rencontre qu'elle avait faite et ce qui s'en était suivi, il ne douta nullement que l'acheteuse ne fût celle qu'on recherchait, et il prit des mesures en conséquence. La criminelle devait cependant échapper à ce danger grâce à l'idée qui lui vint d'aller demander à loger au fermier de Noirefontaine, maison de plaisance du prince-abbé de Stavelot. Elle y fut reçue avec empressement, car, dans ce temps où les auberges étaient rares dans les campagnes chacun se faisait un devoir de pratiquer l'hospitalité. Thérèse fut si enjouée, si amusante pendant la veillée, que toute la famille se montra enchantée d'elle, ce que voyant, elle insinua habilement que, lasse du métier de marchande, elle était décidée à se mettre en service, surtout à la campagne, si une bonne occasion se présentait. Elle était fille de cultivateur, ajouta-t-elle, et parfaitement au courant de tous les travaux champêtres. Cette ouverture indirecte eut un plein succès. Le lendemain elle se trouvait engagée et se considérait d'autant plus comme sauvée que Noirefontaine, entourée de bois et de landes immenses, était une des solitudes les plus complètes de l'Ardenne, et appartenait au souverain du pays. Le bruit de l'exécution de son mari et de son fils parvint cependant jusqu'à ses oreilles et il fut souvent question devant elle de la coquetière de Pepinster et de sa fille aînée, qui avaient échappé à la justice et qu'on recherchait activement. Plusieurs mois s'écoulèrent et Thérèse — qui s'appelait Marie Henkart — avait eu l'art de se faire si bien venir de ses maîtres qu'ils furent véritablement désolés? quand elle leur apprit un jour son prochain mariage avec un cultivateur des Villettes, appelé Simon Payot, qui la courtisait depuis quelque temps. XIX La veuve Lamarmite avait alors quarante ans passés; mais elle n'en annonçait pas trente. C'était toujours cette femme « grande et bien faite, à la figure intéressante, à la voix douce, à la parole persuasive », comme s'exprime Detrooz dans le portrait qu'il nous a laissé d'elle. Elle devint donc l'épouse de Payot, mais elle avait stipulé avant le mariage que celui-ci vendrait son bien et qu'ils iraient s'établir plus avant dans l'Ardenne, à Laidoiseau, où une métairie se trouvait à vendre et où, disait-elle, elle se plairait mieux qu'aux Villettes. Or, Laidoiseau est situé entre Harre et Hoursine, à un quart de lieue au nord de ce dernier village. Etait-ce l'amour du sol natal qui lui avait dicté cette résolution singulière ? Ou bien, certaine de n'être pas reconnue, espérait-elle échapper en cet endroit, plus que partout ailleurs, aux recherches dont elle était l'objet ? Ce fut peu de semaines après son mariage que, jouissant d'une sécurité sur laquelle elle n'avait osé compter jusque là, elle fit nuitamment sept lieues pour se rendre dans le bois des Raihons, afin d'y déposer la lettre destinée à Catherine et qui tomba aux mains de sa seconde fille. L'épouse Payot vit donc Annette arriver chez, elle, avec la qualité de nièce et toutes les précautions qu'elle avait minutieusement recommandées. Annette lui apprit la mort de son jeune frère et le départ de sa sœur pour la Hollande, en compagnie de Martin Bailli. Elle lui fil connaître en même temps son intention de recourir à l'intercession de son oncle pour pouvoir être admise dans un couvent quelconque. Ce projet fut fortement appuyé par Thérèse; elle y voyait un moyen commode de se débarrasser du seul fardeau qui pouvait la gêner dans sa nouvelle position. Cependant, avant de se séparer de sa fille, elle la pria de se rendre à Verviers, à l'effet d'y reprendre les bijoux qu'elle y avait engagés sous un nom supposé, pour une somme bien inférieure à leur valeur, bijoux dont Thisquen l'usurier lui avait donné une reconnaissance en règle. Annette refusa de se charger de cette dangereuse commission. Ce refus jeta un grand froid entre la mère et la fille quand elles se séparèrent. Annette n'avait pas vainement compté sur la protection de son oncle Flagothier; le bon moine, plein de pitié pour cette infortunée que la société repoussait, parvint à la faire admettre au couvent des Ursulines de Bouillon. Mais elle quitta cet établissement peu après pour entrer comme sœur de charité à l'hôpital de Bavière. XX Le retrait des bijoux engagés aux mains de Thisquen était devenu, chez l'ancienne coquetière, une véritable idée fixe, car après l'insuccès de sa tentative auprès de sa fille, elle s'en ouvrit à son mari, qui avait précisément un frère maçon à Verviers à qui il avait promis depuis longtemps de l'aller voir. Simon Payot partit donc pour Verviers dans les premiers jours du mois de mai 1763, nanti de la reconnaissance et des fonds nécessaires au dégagement des bijoux, sur l'origine desquels Thérèse lui avait débité une fable habilement imaginée et qu'il répéta à son frère en le priant- de se rendre chez le prêteur sur gages. Or, il faut savoir que les objets en question avaient été saisis chez Thisquen, immédiatement après les aveux faits par le père et le fils Lamarmite relativement à l'assassinat de la dame Collet, aveux qui, pour le dire en passant, étaient venus à point empêcher le supplice de la servante de la victime et de son amant, accusés comme on sait d'être les auteurs de ce crime. Une récompense de cinq cents florins ayant été promise, à celui qui livrerait Thérèse, le vieux ladre, lorsque Natalis Payot lui eut représenté sa reconnaissance, flaira la prime et feignant de se livrer à des recherches parmi une multitude d'objets, il fit avertir secrètement la justice de ce qui se passait. Mais celle-ci tarda à paraître, et Payot, qui était pressé, dit qu'il reviendrait le lendemain et -quitta brusquement l'usurier qui n'avait pas eu la précaution de lui demander son nom et son adresse. Plusieurs jours s'écoulèrent et Thisquen, chez qui des agents siégeaient en permanence, ne vit pas reparaître celui qu'il attendait avec tant d'impatience. Voici ce qui s'était passé : Simon Payot avait dépensé à boire avec son frère et avec des amis, une partie de la somme destinée à remplir la commission qu'il disait avoir reçue d'une dame de son pays, et il était parti en se promettant de revenir bientôt, muni de nouveaux fonds. Un mois après, Thisquen rencontra Natalis, le suivit et parvint à connaître son nom et sa demeure. Le mayeur, aussitôt averti, fit appeler celui qu'il croyait le mandataire de la femme Lamarmite, et lui fit subir un interrogatoire. Natalis Payot raconta les choses comme .files avaient eu lieu, et convainquit le magistrat de son entière bonne foi, comme de celle de son frère qui, 'disait-il, n'était que le commissionnaire d'une dame de l'Ardenne. Le mayeur lui révéla alors l'origine des bijoux, et lui dit que la prétendue dame devait être la femme Lamarmite. L'honnête maçon demeura atterré en entendant prononcer ce nom exécré. — Vous connaissez, lui dit Nizet, les crimes affreux dont cette créature s'est rendue coupable, et vous savez aussi que celui qui la livrera, non seulement recevra cinq cents florins, mais rendra à la société un immense service. La justice compte donc sur vous pour l'aider à se saisir de cette abominable femme. — C'est entendu ! s'écria Natalis, je vais faire écrire à mon frère pour qu'il m'apprenne la demeure de celle qui l'avait commissionné. — Gardez-vous en bien, reprit l'officier de justice ; votre frère, en admettant qu'il ne soit en rien complice de la veuve Lamarmite, pourrait l'avertir par indiscrétion, par pitié ou par intérêt. Nous allons de ce pas nous mettre en route pour Laidoiseau. Vous entrerez seul chez votre frère, mais nous nous posterons aux alentours ; vous l'interrogerez en lui promettant la moitié de la récompense; s'il consent à parler, vous sortirez aussitôt la tête couverte, s'il refuse, vous sortirez tête nue. Alors nous ferons semblant de l'arrêter et force lui sera de nous révéler l'asile de la coupable. Rien de fâcheux ne peut donc résulter pour lui de ceci, et vous y gagnerez cinq cents florins. Natalis consentit à se prêter à l'exécution de ce plan, et une heure après, il partit avec le mayeur, Pittaut, deux agents et un énorme dogue répondant au nom de Camard et appartenant au sergent. Ils arrivèrent à quatre heures de l'après-dinée au village de Harrè, où il? requirent l'officier de justice du lieu. Une heure après, ils étaient à Laidoiseau. XXI Laidoiseau est un petit hameau situé sur le versant méridional de la vallée de Grandmont, perdue entre les bois de Harre et ceux dits du Pays. C'est un endroit charmant en été, un vrai nid dont l'aspect forme un singulier contraste avec le nom de mauvais augure qui lui a été donné, nous ne savons pourquoi. Ce n'est pas sans un vif sentiment de curiosité que nous avons visité naguère ce lieu agreste, où une femme déjà âgée, souillée de crimes affreux, privée en quelques mois, dans des circonstances qu'on ne peut se rappeler sans frémir, de son mari et de ses enfants, vécut entourée de l'amour d'un honnête homme qui l'avait conduite à l'autel, le front ceint de la couronne des jeunes filles. Nous n'avons malheureusement pas retrouvé debout la maison qu'elle habitait : un incendie l'a détruite il y a une cinquantaine d'années, mais un vieillard nous a donné les indications nécessaires pour l'intelligence de ce qui va suivre. La ferme de Payot était située à quelques centaines de toises du hameau, à droite du chemin de Harre qui côtoyait un de ses pignons. Sur le derrière s'étendait un champ qui aboutissait au bois, sur le devant se trouvait la cour, ayant d'un côté un mur percé d'une porte cochère, de l'autre, l'étable et la grange, en face, une charmille épaisse qui la séparait d'un clos comprenant le jardin et le verger. Après un examen attentif des lieux, il fut décidé que Natalis entrerait par la porte cochère, tandis que les gens de justice iraient prendre position dans la charmille, où ils pouvaient arriver sans être vus, et observer non seulement la maison, mais y parvenir en quelques enjambées. XXII Le frère de Simon trouva la porte de l'habitation fermée. Il frappa, mais personne ne répondit. La maison semblait vide. Il secoua une seconde fois et plus fortement le marteau de la porte. Une femme sortit de l'étable... Pittaut reconnut la veuve Lamarmite. Il ne put retenir une exclamation et s'avança de quelques pas en écartant les branches qui le cachaient. Soit que Thérèse l'eût reconnu, soit que ce fut de sa part pressentiment ou méfiance, elle rentra brusquement dans l'étable dont elle referma la porte. — C'est elle ! C'est la coquetière ! dit le sergent au mayeur en quittant son poste au pas de course. Et il s'élança sur la porte derrière laquelle Thérèse avait disparu : mais il essaya en vain de l'ébranler. — Gagnez le jardin, vous autres, dit Pittaut aux deux agents. Toi, Payot, et vous, Monsieur le mayeur, restez ici pendant que je visiterai la maison. Le sergent allait pénétrer dans l'habitation lorsque des cris perçants, mêlés à des aboiements formidables, se firent entendre dans le légumier. — Ah ! s'écriait Pittaut, elle fuyait déjà, et Camard la tient ! Brave bête !... Courons vite. Un spectacle saisissant s'offrit à leurs regards. Une femme était renversée sur le sol et se débattait contre le dogue qui, penché sur elle, semblait lui serrer la gorge tandis qu'un homme, debout et une fourche à la main, frappait l'animal à coups redoublés pour lui faire lâcher prise. Natalis Payot arriva le premier sur le théâtre de la lutte, et de son bâton ferré, il se mit à son tour à frapper le chien lorsque lui et l'homme à la fourche s'étant regardés, ils poussèrent tous les deux le même cri : — Mon frère ! En ce moment, le chien, blessé à mort, tombait, expirant, à côté de la femme. Celle-ci, avec une agilité surprenante, se remit sur pied et allait prendre son élan vers le bois lorsque Pittaut se saisit d'elle. — Veuve Lamarmite, dit le mayeur, moi, officier de justice du ban de Verviers, assisté de mon collègue de Harre, je vous arrête pour vos crimes. Des deux Pavot, Natalis avait seul compris ce qui venait de se passer. Simon, étourdi, n'avait rien entendu et voulait s'élancer au secours de sa femme. Un des agents le contint : — Respectez donc la justice, dit-il. Thérèse se débattait, écumante, aux mains des sergents et hurlait : — A moi, Payot... Je ne sais ce qu'ils me veulent, ils se trompent... — Au secours, frère, criait Simon en s'efforçant de se débarrasser de l'étreinte de l'agent auquel s'étaient joints les deux mayeurs. — Malheureux que nous sommes, dit Natalis avec désespoir et les larmes aux yeux... Tu as épousé la plus grande scélérate du monde et moi, sans le savoir, je la livre à la justice. — Que dis-tu ? — N'as-tu donc pas entendu !... Ta femme ne s'appelle pas Marie Henkard... Elle n'est autre que la veuve Lamarmite. Simon tomba anéanti sur le sol. Une heure après, Natalis veillait au chevet de son malheureux frère, en proie à un délire violent, et Thérèse, garrottée, disait adieu à cette paisible ferme de Laidoiseau où elle avait espéré que la justice de Dieu l'oublierait au bras de l'honnête homme qui en avait fait sa compagne. XXIII Le 17 novembre de l'année 1763, la ville de Liège fut témoin de deux spectacles bien différents et dont le souvenir, à la fois terrible et attendrissant, fit pendant de longues années frémir et pleurer les bonnes femmes. Au moment précis au Thérèse Lamarmite périssait étranglée, — après avoir eu, comme son mari et son fils, une partie des chairs enlevée à l'aide de tenailles rougies au feu, les os des bras et des jambes brisés en plusieurs endroits —, une sœur hospitalière qui ne l'avait pas quittée dans le trajet de la prison à la potence, tombait raide morte à ses côtés. C'était Annette, le bon ange de la famille. Dieu avait sans doute permis que l'âme pure de la jeune fille s'envolât en même temps que celle de sa mère, pour l'accompagner auprès du trône céleste et intercéder en faveur de cette grande coupable qui, après avoir cessé de vivre, eut encore à répondre de plusieurs existences : Simon Payot resta fou jusqu'à la fin de ses jours; Martin Bailli, poursuivi par sa conscience qui lui représentait sans cesse les ombres de ses parents venant lui reprocher son funeste mariage, termina sa vie par le suicide; Catherine, qui, sous le nom de Billen, avait fini par établir à Wellen, au pays de Looz, une auberge qui était devenue le lieu de rendez-vous des Bok-Ridders (chevaliers du Bouc) fut brûlée vive en 1778. avec soixante-dix membres de cette redoutable et mystérieuse association. De même qu'on montre aujourd'hui à Pepinster la maison des Lamarmite, on montre aussi à Wellen, dans une prairie, l'endroit où existait cette fameuse auberge de la Plume, qui fut démolie de fond en comble, et sur l'emplacement de laquelle on fit passer la charrue et semer le sel, à cause des forfaits et des sacrilèges qui avait souillé cette demeure du dernier membre d'une famille dont la destinée, aussi horrible qu'étrange, n'a peut-être pas sa pareille dans les sombres annales du crime et de l'expiation. Est-il surprenant, après cela, que les Lamarmite soient passés à l'état de personnages légendaires et défraient souvent les veillées dans les villes comme dans les campagnes du Sud de la Belgique ? Mais comme il arrive ordinairement pour toute espèce de célébrité, le peuple a groupé sur leur tête un grand nombre de faits imaginaires ou qui sont l'œuvre d'autres coupables. Ces faits formeraient une liste curieuse. Nous n'en citerons qu'un seul. Il n'est personne à Verviers qui, vous parlant de Lamarmite, ne vous raconte qu'il joignait à ses autres professions celle de barbier; qu'un jour un monsieur étant entré chez lui pour se faire raser, sut inspirer tant d'intérêt à un petit garçon de six ans que celui-ci pria son père de ne pas faire faire à ce bon monsieur une aussi laide grimace qu'à l'homme à qui, la veille, il avait coupé la gorge avec son rasoir; que l'étranger, à ces mots, s'était hâté de prendre la fuite, le visage à demi-barbifié, et que Thérèse, en apprenant l'indiscrétion de son enfant, l'avait jeté dans un four qu'elle était occupée à chauffer. C'est ainsi que, pour nous servir des expressions d'un ancien chroniqueur, « de vieilles ménagères ont ajouté de nombreux apanages de fable à cette histoire, laquelle est véritablement advenue comme nous en faisons ici le rapport ». Et maintenant, lecteur, dites s'il n'a pas exprimé une grande vérité, dans le quarantième et dernier couplet de sa complainte, le barde contemporain qui a chanté ces événements en un style si naïf : Dites si le doigt de Dieu, Sur la terre, en aucun lieu, Parut jamais plus visible Que dans l'histoire terrible De ces monstres, par l'enfer, Envoyés à Pepinster ?

La danse des chats : "les sorcières".

Légendes et Traditions de la Belgique : La danse des chats (Marie de Ploennies – 1848) "Les sorcières", gravure de Hans Baldung, dit Grien LA DANSE DES CHATS. (Louvain ) La nuit on n'était pas en sûreté au marché de Louvain. Vers minuit on entendait une grande rumeur dans l'air, des chats arrivaient de toutes parts, et se réunissaient pour danser, chanter et boire. Ce sabbat durait une heure, et quelquefois même il se prolongeait jusqu'à l'aurore. Alors les chats se dispersaient et tous disparaissaient dans les airs. Un habitant de la ville s'étant oublié au cabaret, assez tard dans la nuit, voulut traverser le marché pour retourner chez lui; la place était encombrée de chats qui se tenaient par les pattes de devant et dansaient autour d'un vaste buffet tout couvert de verres et de bouteilles de vin. Après la danse, tous ces animaux sautaient sur les tables, prenaient les verres et buvaient, puis retournaient à leur place. A ce spectacle, le malheureux Louvaniste se crut perdu, il essaya de prendre la fuite, car il aurait voulu être à cent lieues de là. Mais il était trop tard; dans ce moment, il fut entouré de toute la bande, et un petit chat tenant un verre plein, s'avança vers lui et le lui présenta en disant: „Tiens, bois un petit coup avec nous! . . Allons, bois." Je vous laisse à penser dans quelle angoisse se trouva le pauvre homme. Une sueur froide lui couvrait le visage, à peine eut-il assez de force pour répondre: Non, je ne veux, je ne puis, je ne saurais boire!" Les chats sans avoir égard à ce refus, firent comme s'ils n'eussent pas compris, ils s'approchèrent de plus en plus de lui et le petit lui criait toujours: „Tiens, bois on petit coup avec nous! . . . Allons, bois." Le malheureux ne savait plus où il en était. Il leva la jambe le plus haut qu'il put, et tâcha de marcher sur la pointe des pieds, car il craignait de faire mal à quelqu'un de la bande; mais il avançait avec tant de peine, que bientôt le désespoir s'empara de lui. Une démangeaison le fit éternuer, ce fut son bonheur, car dans ce cas il avait l'habitude de dire, Dieu vous bénisse. A peine eut-il prononcé ces mots, que toute cette bande infernale disparut en poussant d'horribles hurlements. On raconte beaucoup de choses semblables des chats. Aux environs de chaque. village il y avait un endroit où les sorcières se réunissaient sous la forme de ces animaux, pour tenir sabbat. Le lendemain on voyait dans le gazon un grand cercle d'herbe brûlée. Souvent ils se hasardaient à s'introduire dans les maisons, mais ils en sortaient rarement la peau intacte. De semblables scènes avaient lieu dans un vieux château des Flandres, de sorte que personne n'osait y rester et qu'il demeura longtemps vide. Un vieux soldat passa un jour par ce village, il avait flairé la poudre et ne craignait ni le diable ni l'enfer. Il éclata de rire, quand on lui raconta les histoires de ce château abandonné. „Si personne n'ose y rester, dit-il, moi je m'y rendrai et je verrai, si je puis venir à bout de cette race de démons." Les paysans lui conseillèrent de ne pas faire le fanfaron , lui disant qn' il n'était pas sûr d'en revenir sain et sauf. Mais le propriétaire du château lui dit: „Essaie mon ami, et si tu mets un terme à ces enchantements, je te promets une bonne récompense." »Cela me va, dit le soldat, et pour vous prouver que je ne suis pas exigeant, je ne désire pour mon souper que du beurre, des oeufs, de la farine, du lait, un peu de bois pour faire du feu et une poêle, car j'ai l'envie de me faire des crêpes." „Tu auras tout cela" dit le Seigneur, et il ordonne aussitôt de transporter toutes ces choses au château, et le soldat y entra. D’abord j'ai besoin de repos, se dit-il, en se mettant au lit. Après avoir dormi une assez grande partie de la nuit, il s'éveilla; son estomac l'avertit qu'il était temps de se lever. Il fit du feu dans l'âtre et prépara la pâte pour ses crêpes. A peine avait-il commencé, qu'un chat sauta dans la place, s'approcha du feu et dit: „Est-ce que je puis me chauffer." — „Certes, pourquoi pas?" répondit le vieillard qui continua à remuer la pâte, ne perdant pourtant pas le chat de vue. — „Que remues-tu donc là?" lui dit celui-ci un moment après. „La pâte pour faire des crêpes" répondit brusquement le soldat: Quelques minutes après, un second chat sauta dans la chambre, puis un troisième, un quatrième et ainsi de suite jusqu'à sept, et chacun d'eux demandait au soldat ce qu'il faisait. Celui - ci répondait toujours très - laconiquement. Tous ces chats se tenant par les pattes se mirent alors à danser autour d'un huitième qui venait d'entrer. Ils poussaient des miaulements à fendre la tête. Le soldat n'y tint plus, il jeta un gros morceau de beurre dans la poêle, le fit fondre, et le versa tout brûlant sur le dos de ses hôtes. Au même instant tous les chats avaient disparu; le soldat continua à cuire ses crêpes, puis se mit au lit et dormit tranquillement jusqu'au matin. Comme il tardait à revenir an village, tout le monde le crut mort. Chacun était déjà à le plaindre, lorsqu'on le vit sortir du château et se diriger vers le village. Tous coururent gaiement à sa rencontre. Toutes les femmes se trouvaient là à l'exception d'une seule, la femme du cordonnier, la plus curieuse de toutes. Lorsque le soldat eut raconté son aventure et qu'il eut reçu sa récompense, toutes lés femmes coururent chez la cordonnière pour lui raconter cette singulière histoire; mais la pauvre femme était couchée» elle avait tout le corps brûlé et des morceaux de beurre pendaient encore à ses cheveux. Un mensonge eût été inutile, l'affaire était trop claire, aussi avoua-t-elle que tous les soirs elle se rendait au château avec sept autres femmes des environs pour y exercer des sortilèges. Naturellement personne ne voulut plus avoir rien de commun avec une telle femme et sa réputation fut perdue à tout jamais.

La capote du pendu : "les légendes du Val d'Amblève".

FANTASTIQUE La capote du pendu LA CAPOTE DU PENDU "Les légendes du Val d'Amblève" Par Marcellin La Garde (1818 - 1889) Au milieu de la presqu'île vaste et escarpée que forme l'Amblève sinueuse - entre le charmant village de Nonceveux et celui de Remouchamps - s'élève un tilleul, véritable nain de sa race, car il est vieux de plusieurs siècles, et son tronc est rabougri, son branchage est maigre et chétif. On l'appelle aujourd'hui simplement le tilleul de Nonceveux; mais, dans le temps où l'on aimait à évoquer le souvenir des choses passées, il portait le nom de Tilleul des pendus. L'histoire suivante expliquera cette dénomination. Il y avait un jour - c'était un dimanche de printemps après les vêpres - réunion de tous les moutonniers de Sougnez et de Remouchamps, dans une friche située entre les deux villages : il s'agissait de procéder à l'élection d'un berger, car, dans nos Ardennes, les possesseurs de bétail nomment entre eux, et à la pluralité des voix, le gardien du troupeau commun, et quoique ceci se soit passé il y a bien longtemps - sous l'ancien régime - les usages, en beaucoup d'endroits, sont restés les mêmes. Deux candidats étaient sur les rangs pour la place vacante : Léonard Wixhou et Noël Burnot. L'assemblée était présidée, comme toujours, par le plus âgé de ses membres, lequel, après avoir énuméré les titres invoqués de part et d'autre, fit connaître les charges et les avantages de l'emploi : ces derniers consistaient à recevoir un gage de dix couronnes, à être hébergé toute l'année par les moutonniers à tour de rôle et pendant un nombre de jours proportionné à celui de leurs brebis; enfin, à pouvoir élever, aux dépens de la communauté, une bête sur vingt-cinq. Tout cela bien établi, pour qu'aucune contestation ne pût jamais s'élever, le vieillard fit placer les deux postulants, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, en invitant les moutonniers à se ranger du côté de celui qui avait leur préférence. Ce fut Léonard Wixhou qui eut pour lui le groupe le plus nombreux et qui fut, par conséquent, proclamé. Après avoir juré d'être bon et fidèle berger, l'élu dut se rendre dans chaque étable pour faire, suivant la naïve expression employée, connaissance avec les brebis confiées désormais à ses soins, y dire à haute voix un Pater et un Ave et y faire une aspersion d'eau bénite afin de prouver qu'il était pur de toute accointance avec l'esprit malin. Ce Léonard Wixhou était cependant étranger au pays, puisqu'il provenait du banc de Jalhay, et jamais de sa vie il n'avait gardé les moutons, tandis que Noël Burton était du hameau de Sedoz et avait appris tout jeune le métier en accompagnant son oncle, l'ancien berger. Mais Wixhou était un compère très cauteleux et très insinuant, qui avait su se rendre depuis longtemps les moutonniers favorables par d'habiles flatteries et des contes joyeux; de plus, il avait la réputation de connaître une foule de secrets pour guérir gens et bêtes, ce qui entraîna son élection. Pendant la première saison, les choses allèrent fort bien, et les partisans de Noël eux-mêmes durent avouer que le choix avait été excellent; mais à l'époque des neiges, Léonard s'absenta à plusieurs reprises, sous prétexte d'aller voir ses parents. Un jour, il ramena avec lui une jeune femme qu'il déclara être sa sœur, se fit bâtir une maisonnette, fréquenta les cabarets et se montra le dimanche à l'église, mieux habillé que les paysans les plus huppés de la paroisse, ce qui fit beaucoup jaser. Le scandale fut grand surtout lorsque, à Pâques, on le vif porter une ample capote de drap, comme en avaient seuls les seigneurs et les gens de loi. On l'entoura de toutes parts, on l'accabla de quolibets, on alla même jusqu'à lui demander s'il n'avait, pas dépouillé quelqu'Anglais. Bref, il se hâta de rentrer chez lui pour reprendre sa blouse, et ne s'avisa plus d'exhiber sa malencontreuse capote. Tout cela avait donné lieu à bien des réflexions, quand une maladie jusqu'alors inconnue vint ravager le troupeau : les bêtes moururent en quelques heures, et aucun remède ne parvint à en sauver une seule de celles qui furent attaquées. Le berger se chargeait lui-même de les écorcher et de les enfouir, car il avait tant parlé du danger de cette opération, que personne n'eût voulu la tenter. Cependant, son ancien concurrent avait, au sujet de cette épidémie inexplicable, hasardé certains propos qui avaient été attribués à la jalousie. Piqué au vif, il se promit de tirer la chose au clair, et il acquit la preuve que Wixhou donnait aux brebis un breuvage qui les faisait mourir, et que sa sœur allait nuitamment en vendre la chair dans les villes voisines. Il existait, et il existe aujourd'hui encore parmi les moutonniers, une juridiction chargée d'aplanir les différends qui pourraient s'élever, soit entre eux, soit avec le berger, et au besoin de punir et de révoquer celui-ci. Le tribunal des moutonniers s'assembla donc secrètement et déféra l'affaire à la cour de justice de Remouchamps. Léonard et sa complice furent immédiatement arrêtés. Mais la soi-disant sœur se hâta de renier toute parenté avec le coupable et, pour obtenir sa liberté, fit des révélations qui aggravèrent tellement la position de celui-ci, qu'il fut condamné à être pendu comme l'auteur d'une longue série de méfaits. La haute cour d'Aywaille confirma la sentence. Le jour de l'exécution, une foule immense couvrait tout le plateau qui couronne le bois de Mont jardin; dans un rond-point qui se voit encore, s'élevait la potence. Léonard Wixhou, pour mourir, avait revêtu la capote qu'il avait renoncé à porter à cause des plaisanteries qu'elle lui avait attirées. Arrivé sur le lieu du supplice et voyant tout près de lui Noël Burnot, son dénonciateur, il lui dit, à voix haute, qu'il lui pardonnait de grand cœur et que, pour preuve, il le priait de vouloir accepter sa capote, qui valait bien vingt patagons. Noël reçut le cadeau avec joie; mais on remarqua que le patient, au moment de se dépouiller de son vêtement, avait sur les lèvres un sourire fort peu naturel dans un pareil moment et qui dénotait certainement une mauvaise pensée... Après l'exécution, plusieurs le dirent à Noël, qui ne fit qu'en rire et se promit bien de profiter de ce chaud vêtement quand viendrait l'hiver. Toutefois, lorsqu'il sollicita la place de berger, plusieurs moutonniers superstitieux ayant subordonné l'octroi de leur suffrage à la condition qu'il se défasse de la défroque du pendu, il dut se résigner à la tenir dans son armoire. Noël, devenu berger, songea à se marier. Il y avait à Lorcé une jeune fille qui lui convenait et il se rendit à la fête de ce village vêtu de sa capote, parce qu'il s'était dit qu'ainsi habillé, il produirait plus d'effet. Mais celle qu'il recherchait affecta de ne pas vouloir l'entendre. II se mit alors à boire outre mesure et, dans une dernière explication qu'il eut avec la cruelle, exalté par l'ivresse et la jalousie, il dit qu'il mourrait si elle persistait à ne pas l'accepter. Là-dessus, il sortit de la salle de bal. Quelques heures après, des jeunes gens des environs, qui traversaient les bois pour retourner chez eux, le trouvèrent pendu à un chêne. La jeune fille, qui se rappelait ses dernières paroles, qu'elle n'avait pas prises au sérieux, vit dans ce malheur un effet de sa coquetterie et fut longtemps inconsolable. Mais, à part elle, tout le monde l'attribua à une maligne influence renfermée dans la capote de Léonard Wixhou, que le misérable, qui était réputé comme s'occupant de magie, avait évidemment ensorcelée pour infliger à son ennemi une mort semblable à la sienne. Noël avait, pour unique héritier, un neveu orphelin âgé de cinq ou six ans, qui se nommait comme lui, car il l'avait tenu sur les fonts baptismaux. C'est à ce neveu qu'échurent tous ses biens, y compris les vêtements qu'il portait le jour de sa mort. II De longues années s'étaient écoulées; le petit Noël Burnot était devenu un homme d'âge mûr et, grâce à son travail et à ses économies, il avait établi au Sedoz une métairie qui lui permettait de tenir un cheval et cinq belles vaches. C'était ce que nous appelons dans nos campagnes un bon moyen propriétaire. Il avait toujours vécu très simplement et, comme il avait renoncé à toute idée de mariage, il se montrait négligé dans sa mise, jusqu'à porter, même aux jours de grandes fêtes, des blouses déteintes et rapiécées, des chausses ravaudées et des souliers sans boucles. Qu'on juge donc de la surprise générale lorsqu'un dimanche ' on le vit paraître à l'église vêtu d'une capote qui allait à merveille à sa taille élevée. L'office terminé, il se rendit au cabaret où il fut naturellement l'objet de nombreuses questions et d'une foule de plaisanteries. Il alla s'asseoir silencieusement à l'écart; les uns remarquèrent que sa mine avait quelque chose de sombre et d'inusité, d'autres prétendirent que c'était un air grave qu'il se donnait à cause de son nouveau costume. Noël sortit accompagné de quelques habitants de Nonceveux et, arrivé au tilleul, il s'assit au pied de l'arbre, sur un tertre, disant qu'il était fatigué et qu'il éprouvait le besoin de se reposer quelques instants. Ses compagnons continuèrent leur route. Mais après avoir fait quelques centaines de pas, l'un d'eux se retourna et vit avec stupéfaction que Burnot était grimpé sur le tilleul, en train de se passer le cou dans un nœud coulant qu'il avait fait à l'aide de sa cravate. Ils coururent vers lui et arrivèrent au moment où le corps allait tomber dans le vide. Noël se trouva très contrarié de ce qu'on l'eût empêché de se pendre, déclarant qu'il en avait la plus grande envie et s'en promettait une jouissance infinie. Les braves gens qui l'avaient arraché à la mort le reconduisirent chez lui; ils ne le quittèrent que quand le curé, qu'on avait fait appelé, fut arrivé. Le pauvre Noël, qui s'était mis au lit avec la fièvre, se montra alors très repentant de sa coupable tentative, dit qu'il n'y comprenait rien et jura de ne plus recommencer. La capote qu'il avait revêtue ce jour-là était celle de son oncle... Il l'avait conservée pendant plus de quarante ans et ne s'était enfin hasardé à la porter que parce qu'un maquignon verviétois, qui était venu chez lui la veille et à qui il l'avait montrée, lui avait dit qu'un homme comme lui, ayant un aussi beau vêtement, était bien sot de ne pas s'en servir. Il y aurait eu certainement un rapprochement à faire entre ce qui venait de se passer et ce qui avait eu lieu jadis; mais les anciens événements étaient entièrement oubliés et Noël lui-même les avait toujours ignorés. A quelque temps de là, Burnot s'étant rendu à la foire de Theux, pour laquelle il s'était habillé de son mieux, éprouva encore l'envie de se pendre et il l'eût satisfaite, si son garçon de charrue, qui l'accompagnait, et à qui il avait fait des confidences, ne fût resté tout le temps auprès de lui. Il alla s'en confesser au curé. Celui-ci lui conseilla d'assister à tous les offices, certain dimanche où tombait précisément la fête de je ne sais quel saint, protecteur spécial contre les envies de suicide. Le dimanche en question, Noël qui, vu la circonstance, avait encore endossé sa capote, se rendit à la messe accompagné de plusieurs de ses voisins, ce dont il se félicita fort, car sa fatale envie lui reprit quand il passa près du même tilleul auquel il avait voulu se prendre peu auparavant. Il en fut de même à son retour; heureusement il avait encore du monde avec lui. Après son dîner, il fit sa sieste comme il en avait l'habitude le dimanche. Il s'éveilla que les vêpres étaient près de sonner et de Sedoz à Sougnez, par les hauteurs, il y a plus d'une demi-lieue ! Il se mit à courir, espérant assister encore à une partie de l'office divin. Mais comme il allait arriver à Remouchamps, il rencontra un paysan de Nonceveux, nommé Lambert Ménil, qui l'arrêta en lui annonçant que les vêpres venaient précisément de finir. Grand fut le désespoir de Noël, qui se trouvait ainsi ne pas avoir accompli son vœu. Son interlocuteur cependant mentait ; mais voulant pousser la goguenarderie jusqu'au bout, il lui dit : — II ne faut pas tant vous désoler, Noël... Je sais tout... L'affaire est facile à arranger : achetez-moi le mérite que j'ai acquis aux vêpres; je vous le céderai volontiers. Il faut savoir que de pareilles transactions ont quelquefois lieu chez nous avec une entière bonne foi. Rien de plus commun que de voir, entre autres, des gens qui font des pèlerinages pour le compte d'autrui. Noël, dont le moral était extrêmement abattu, puisqu'il y allait non seulement de sa vie en ce monde, mais surtout du salut de son âme, saisit avec empressement cette idée et demanda à Lambert de faire son prix. — Le marché sera vite conclu, dit celui-ci, qui était marchand de fruits et voyageait souvent : donnez-moi votre habit, et je vous donnerai mon sarrau, qui est de fine toile toute neuve. Le malheureux accepta avec joie et les vêtements furent échangés sur le champ. Quand les deux hommes se séparèrent, il était nuit close, car on était en février. Noël, arrivé à Sougnez, apprit, à sa grande indignation et à sa grande inquiétude, que Lambert n'avait pas assisté aux vêpres. Cependant, depuis le marché, il se sentait tout autre, il but et fit sa partie de cartes en homme parfaitement disposé à vivre. Il était sept heures quand il se mit en route, seul, pour retourner chez lui. Chaque fois qu'il passait auprès du fatal tilleul, il n'osait lever les yeux, même quand il n'avait aucune envie de se pendre, tant le souvenir de sa folie l'accablait. Ce soir-là, il résolut de regarder l'arbre en face comme pour le défier; mais à peine y eut-il porté le regard, qu'il poussa un grand cri et recula d'horreur. Le corps d'un homme pendait à la branche principale, un corps couvert d'un long vêtement noir et dans lequel il reconnut Lambert Ménil. Toutefois, une réflexion vint tempérer la vive émotion qu'il ressentait. « C'est Dieu qui l'a puni, se dit-il; il s'est joué d'une chose sainte, le coquin... Respect à la volonté de Dieu ! » Le calme et l'assurance lui revinrent peu à peu, et il finit par se dire qu'il serait bien fou de ne pas profiter de l'occasion pour rentrer secrètement en possession de sa capote, qui lui avait été extorquée à l'aide d'un si odieux moyen. Après d'assez longues hésitations, et non sans frissonner, il opéra, avec le cadavre de Lambert, la contrepartie de l'échange qui avait eu lieu dans l'après-dîner, et il se hâta de regagner Sedoz. Mais lorsqu'il arriva à la première maison du hameau, il entendit une femme pousser un grand cri et la vit rentrer chez elle en fermant la porte avec bruit; plus loin, deux jeunes filles s'enfuirent comme à l'approche d'un fantôme; plus loin encore, des enfants tombèrent la face contre terre. Devant cette terreur inexplicable dont il était l'objet, il se sentit tellement troublé qu'il ne songea à interroger personne, et se dirigea vers sa maison. Sa servante se sauva en le voyant, mais son domestique, qui avait été soldat, osa le regarder en face. — Ma foi, maître, dit-il, je vois que c'est bien vous en chair et en os; mais que vous en soyez revenu, c'est plus difficile à comprendre. — Que me débites-tu là ? — Voilà plus d'une heure que les fils à Bléret ont annoncé que vous étiez pendu au tilleul de là-haut. Nous sommes allé voir à plusieurs : c'était effectivement vous, et il a fallu, pour m'empêcher de couper la corde, les prières de mes compagnons et la peur que j'ai de la justice, qui ne veut pas qu'on touche aux pendus avant son arrivée. Enfin, vous revenez bien portant, c'est le principal. Mais que va dire le mayeur, qu'on est allé quérir ? Noël, à cette nouvelle qui compliquait sa situation, tomba accablé sur sa chaise... Puis il sentit que ses idées se troublaient et, en proie à une sorte de délire, il s'échappa de sa maison et se mit à courir avec une telle rapidité que son domestique ne put le suivre. Il erra quelque temps dans les bois, ensuite il remonta la côte dans la direction de Remouchamps. Il était à quelques pas du tilleul lorsqu'il vit une lumière qui précédait un groupe d'hommes. Il se coucha à terre et reconnut le mayeur et ses échevins, suivis de leurs assesseurs et d'autres personnes. Il entendit pousser des cris de surprise et prononcer ces mots : — Ce n'est pas lui!... C'est Lambert Ménil!... Qu'est-ce que cela signifie ? — Le voilà ! le voilà ! dit quelqu'un qui avait aperçu sa forme noire, étendue sur la terre grisâtre. — Où donc ? où donc ? demandèrent plusieurs voix. Le pauvre Noël se leva, tandis que les justiciers, effrayés, s'enfuyaient de toutes parts. Il se mit à courir dans la bruyère, les yeux fermés, à travers les ronces et les genêts. Après un quart d'heure de cette course désordonnée, il se heurta contre un obstacle : c'était le fatal tilleul, vers lequel il était revenu sans le savoir. Il sentit alors que des mains s'abattaient sur lui et entendit des voix qui s'écriaient : — Nous le tenons enfin ! Noël comparut devant la cour de justice de Remouchamps, qui se trouva dans la position du juge de l'Avocat Patelin, placé entre les moutons et le drap du bonhomme Guillaume. Il avoua tout ce qui s'était passé entre lui et Lambert et la cour fut avec lui d'avis que le Ciel, en donnant à Ménil l'envie de se pendre, avait voulu le punir de son action malhonnête et sacrilège. La séance finie, Noël, loin d'être heureux de cette issue, se montra sombre et abattu. Ses amis le firent boire pour l'égayer un peu et le retinrent jusqu'assez avant dans la soirée. Le lendemain, on le; trouva pendu au tilleul de Nonceveux, et bien mort cette fois. Inutile de dire qu'il était vêtu de la capote de Léonard Wixhou, laquelle échut, on ne sait comment, au greffier de la cour de Remouchamps, François Bonhomme, qui, à l'aide de ses archives, en reconstitua l'histoire telle que nous l'avons racontée d'après son manuscrit. Ce vêtement de malheur resta, comme une curiosité, dans la famille Bonhomme jusqu'en 1819, où un Anglais, lord S..., qui était venu de Spa passer quelques jours sur les bords de l'Amblève, désira le voir et en fit l'acquisition à la suite d'une visite au Tilleul des Pendus. Le lord avait une jeune et belle femme, dont il était fort jaloux, et qu'un de ses compatriotes recherchait particulièrement. Que se passa-t-il entre les deux gentlemen, qui semblaient être très liés ? On l'ignore. Mais un jour on trouva l'amant supposé pendu à un arbre dans le bois de Géronstère, et le Journal de Liège, en rapportant ce fait sous la date du 27 août de l'année précitée, ajoute ceci : « Outre que rien ne faisait prévoir chez M. B.... une aussi fatale détermination, on a été très surpris de le trouver, lui, qui était un type d'élégance, affublé d'une vieille capote de forme gothique, au sujet de laquelle il court, du reste, à Spa, des bruits que leur absurdité nous empêche de reproduire. Toujours est-il qu'à la suite de ces bruits, un autre Anglais, lord S..., s'est empressé de quitter la ville. »

L'église alchimique de Zoutleew (Léau).

FANTASTIQUE L'église alchimique de Zoutleeuw (Léau) Eglise Saint-Léonard de Zoutleeuw Tour du Saint-Sacrement Avec l'aimable autorisation du Miroir Alchimique (Article de L.A.T.) L'Eglise Saint-Léonard de LEAU (Zoutleeuw) Fondée au VIIème siècle par saint Remacle, Zoutleeuw (en français Léau) est une petite ville du Brabant flamand, en Belgique. Elle se singularise principalement par une Grand-Place dont quelques façades ne manquent pas d’intérêt, mais surtout par son église, dédiée à saint Léonard. Cette église contient une série d'indices et symboles alchimiques… Après avoir visité les lieux, le mercredi 21 septembre 2011, je me propose de vous faire part de quelques considérations personnelles sur le « dispositif alchimique » de cette église, assorties d’une série de photos qui donneront, je l’espère, un aperçu de l’ambiance générale. Je me limiterai à deux éléments : le Marianum et la Tour du Sacrement. Il y a bien d’autres pièces d’art et de symboles alchimiques dans cette église, dont on ne saurait trop recommander la visite, mais une étude approfondie me mènerait ici trop loin. Le Marianum Dans la tapisserie de la Dame à la Licorne, à laquelle je consacre un article dans ce blog, le « pont » qui relie alchimiquement les symboles proposés, est la Lune. Dans l’église Saint-Léonard, c’est également la Lune qui opère la jonction révélatrice dans le foisonnement des symboles, Lune qui attire l’attention dès l’entrée. L’astre nocturne, miroir de l’astre diurne, est l’intermédiaire-clé entre le macrocosme et le microcosme, entre les influences célestes et ce coin du cœur humain qui en est le réceptacle. Tout est dit, ou presque… Suspendue à la voûte de la nef principale, une Vierge à l’Enfant sourit aux visiteurs, majestueuse, impressionnante. Cette sculpture en chêne polychrome datée de 1533 est en fait une Vierge à double face, représentée dans un ensemble symbolique que l’on appelle aussi « Marianum ». Le thème principal de cet ensemble, que l’on voit apparaître au cours du Moyen-Age, est ce passage de l’Apocalypse de Jean de Pathmos (Apocalypse 12) mettant en scène une femme qui pose le pied sur un croissant de lune, alors qu’elle est soumise à l’agression d’un dragon. Le Marianum a cependant ceci de particulier : cette scène est agrémentée de la présence du Christ-enfant et d’un collier de roses, ainsi que d’un nombre variable de rayons issant de la Vierge, et de quelques symboles, également variables, qui scandent le rosaire. Le « Marianum » de l’église de Zoutleeuw n’est pas une pièce unique, quoique rare; on le retrouve, dans cette même région d’Europe, notamment dans les églises hollandaises de Venray, Horst, Thorn et Neer, et dans les églises de Flandres à Neeroeteren et à Zoutleeuw. Il y aurait beaucoup à dire de tous les éléments de cet ensemble, mais je n’en retiendrai que trois, qui, à Zoutleeuw, signalent une « approche alchimique »… En premier lieu, cette Vierge pose le pied sur un satan (dont les adeptes de notre Art n’auront aucune peine à déceler le sens), mais aussi sur un croissant de lune. En second lieu, et en résonance directe avec cette lune émettrice de grands bienfaits, on voit au-dessus de cette Vierge le cœur du Christ, percé de la lance romaine. Romaine ou lunaire ? Le cœur, dans le microcosme, dans le corps humain, est symboliquement solidaire du soleil, dans le macrocosme. Ses rayons se reflètent sur la lune, notre « miroir alchimique ». Après les opérations de l’Art, le cœur macrocosmique rejoint le cœur microcosmique… En troisième lieu : de cette Vierge émanent vingt-huit rayons (et ce nombre n’est pas constant d’un Marianum à l’autre). Chiffre du cycle lunaire. Ce qui, incidemment, nous rapproche des neuf étages de la Tour du Sacrement : neuf, autre chiffre lunaire… Posons un dernier regard sur les mains et les pieds qui entourent cette scène, figuration probable du corps humain tout entier, et passons à la Tour du Sacrement. La Tour du Sacrement Cette tour, datée de 1552, haute de ses neuf étages et de son socle en trois sections, c’est-à-dire près de dix-huit mètres, évoque à travers divers épisodes bibliques, l’évolution spirituelle de l’être humain. La perception de cette évolution est évidemment chrétienne… Mais qu’est-ce que cela aurait à voir avec l’alchimie ? Le christianisme n’a jamais lancé le moindre anathème à l’encontre de l’alchimie. Il fut même un temps où il considérait Hermès Trismégiste comme l’un de ses prophètes, annonciateur de la parole christique, comme on peut le voir dans la cathédrale de Sienne. C’est que le christianisme, malgré ses dogmes et ses diktats, n’est pas autre chose qu’une énième application de l’Art Royal. Il y a accolé une morale qui lui est propre, et dont on peut se départir, mais son fondement est alchimique. Certes, les nombreux prédicateurs et autres fanatiques qu’il compte dans ses rangs ont obscurci le message initial, mais il n’en reste pas moins que le Christ, « au cœur percé d’une lance », représente l’Adepte au sens fort du terme. Fulcanelli, dans son « Mystère des Cathédrales », ne le nie pas, tout au contraire. Si l’on veut bien se reporter aux écrits de Julien Champagne, alias Fulcanelli, on saura désormais que l’Eglise « sait »… ou du moins, savait. (Une digression s’impose ici : la Franc-Maçonnerie, avec sa légende d’Hiram, répètera à sa façon le même message). L’évolution spirituelle de l’être humain telle que décrite dans la Tour du Sacrement, et donc dans la Bible, est parsemée de faits plus ou moins historiques ou plus ou moins légendaires qui ne facilitent pas la perception des éléments alchimiques auxquels nous nous intéressons ici. Sauf à considérer, naïvement, que chaque événement décrit dans la Bible est, presque magiquement, une pièce du puzzle alchimique, il reste malaisé de faire la part des choses. C’est sur cette mise en garde que j’entreprends la description, sommaire car discrétion oblige, de ces neuf étages de la Tour du Sacrement : Le 1er étage, soutien et base des huit autres, est formé de quatre « colonnes » : Melchisédec, Moïse, Aaron, David. Pourquoi eux ? Pourquoi pas Abraham, ou Salomon, voire, pourquoi pas, Zorobabel ? Melchisédec, ou Melki-Tsedeq, c’est-à-dire « roi de justice », est sans doute, malgré son côté très discret, et moins connu, l’homme-clé de la tradition hébraïque, et donc, par effets successifs, de la tradition chrétienne. Quand Abram, devenu plus tard Abraham, quitte Ur, capitale de Sumer, pour émigrer vers la Palestine, il ne représente pas encore la tradition hébraïque. Mais lorsqu’il rencontre Melchisédec – dont l’Ancien Testament ne nous dit rien ou presque, mais d’autres écrits existent qui le définissent plus clairement -, il devient le « porteur du flambeau », le premier guide de la tradition hébraïque. Abram fait allégeance à Melchisédec, comme si ce dernier était, en quelque sorte, un initiateur. Porteur de quelle tradition ? Représentant de quelle « obédience » ? Moïse, Aaron et David sont quant à eux les « transmetteurs » et les « protecteurs » de l’Alliance, alliance entre Yahvé et le peuple juif. Cette alliance sera concrétisée, devenant « visible », par la fameuse Arche. Qui, de temps en d’autres, sera « fixée » par Salomon entre les murs du temple qu’il fera bâtir à Jérusalem, vers 950 avant l’ère chrétienne, sous la supervision d’un personnage, Hiram, dont la Franc-Maçonnerie fera plus tard son « prophète »… ou plutôt, son initiateur. Au même étage, se retrouvent les cinq scènes de la Création et de la Chute: la création d'Eve, l'arbre de la Connaissance, le Péché originel, l'expulsion du paradis, puis Caïn tuant Abel. Au 2ème étage, quatre figures symboliques évoquent la Sagesse, la Clémence, la Vigilance et la Justice. Un lion issant des vagues l’agrémente, ainsi qu’un calice, et un blason aux trois marteaux et trois roses. Les trois marteaux, proches des trois clous que le bourreau romain enfonça dans les avant-bras et les pieds du Christ, se retrouvent ailleurs, et notamment dans les armoiries de Charles Martel, comme on peut le voir souvent à Martel, la « ville aux sept tours », dans le Quercy français. Au 3ème étage, les Quatre Evangélistes avec leurs attributs ne manquent pas de rappeler l’importance des Quatre Eléments… L’Eau, la Terre, le Feu et l’Air, participent à la démonstration et à la réalisation alchimique, infiniment proches des Eléments de la Magie qui œuvre sur des bases identiques à l’Alchimie, mais souvent pour des buts différents (on en prendra mieux conscience en consultant « Dogme et Rituel de la Haute-Magie » d’Eliphas Lévi, ouvrage alchimique autant que magique). Ces Quatre Evangélistes encadrent la rencontre d'Abraham et Melchisédech (dont j’ai déjà souligné l’importance), la Dernière Cène et la Manne du Désert. Au 4ème étage, supportés par de petits temples ronds, sont la Foi, l'Espérance, l'Amour et la Charité. Ce sont les Trois Vertus Théologales, Foi, Espérance et Charité, cette dernière se dédoublant pour mettre en avant l'Amour. Au 5ème étage, les Pères de l'Eglise occidentale: Augustin, Grégoire, Jérôme et Ambroise, sont entourés d'évêques et d'autorités spirituelles qui proposent à notre sagacité le mystère de l'Eucharistie. Mais ici, ne nous leurrons pas : si le mystère de l’Eucharistie est bien alchimique, il n’en va pas forcément toujours de même pour les explications qu’en donnent dans leurs écrits nos quatre patriarches. Au 6ème étage, quatre statues couronnées figurent… des rois peut-être, des martyrs couronnés de la Grâce, peut-on savoir…Certains ont évoqué les Quatuor Coronati… C’est en tout cas l’un des énigmes de cette Tour. Est-ce alchimique, historique, moral ? Au 7ème étage, six prophètes et légistes… Nous approchons de la « réalisation », et, forcément, le mystère est ici à la fois dense et indirect… Au 8ème étage, six anges encadrent l'Enfant Jésus enseignant (tout comme six anges entourent la Vierge du Marianum de cette église). Ce qui nous renvoie au Temple de Jérusalem. Après une longue pérégrination dans le désert, l’Arche d’Alliance est enfin placée en un lieu fixe : le Temple de Salomon, le premier temple de Jérusalem, dont la légende maçonnique s’emparera pour consolider sa présence… Ce temple est détruit, l’Arche disparaît, on le reconstruit, sous les œuvres de Zorobabel, second temple à Jérusalem… On en fait la réfection sous Hérode… et c’est là que Jésus enseigne. Il y aurait trop à dire, trop longuement, pour expliquer toutes ces interactions entre l’Alchimie et le Temple… Je me contenterai de signaler les indices, que les chercheurs retrouveront sans peine dans l’énorme documentation que nous offrent les medias contemporains. Au 9ème étage, la Vierge, toujours aussi lunaire, est couronnée… Elle est surmontée d’un pélican qui s’ouvre la poitrine pour nourrir ses petits. Symbole du Christ offrant son sang pour sauver l'humanité, mais aussi autre réalité, moins immédiatement accessible. On pourra aussi souligner que cette tour symbolise l’athanor, le fourneau alchimique, ou, en termes plus simples, le corps humain, tout comme d’ailleurs le fait la Maison-Dieu du Tarot. Où se trouve le cœur de ce corps ? Plusieurs dizaines d’autres sculptures s’assortissent à cet ensemble. C’est à la fois beau, historique, symbolique, légendaire… J’en termine ici avec cette description fort sommaire, fort incomplète, mais qui comporte déjà quelques aperçus très directs sur le mystère alchimique, et qu’il y aura lieu de parachever dans des écrits ultérieurs. Saint Léonard lui-même n’est pas en reste. Voici ce que nous en dit la Légende dorée de Jacques de Voragine : Léonard veut dire odeur du peuple, de Leos, peuple, et nardus, nard, herbe odoriférante, parce que l’odeur d'une bonne renommée attirait le peuple à lui. Léonard peut encore venir de Legens ardua, qui choisit les lieux escarpés, ou bien il vient de Lion. Or, le lion possède quatre qualités : 1° La force qui, selon Isidore, réside dans sa poitrine et dans sa tète. De même, saint Léonard posséda la force dans son coeur, en mettant un frein aux mauvaises pensées, et dans la tête, par la contemplation infatigable des choses d'en haut. 2° Il possède la sagacité en deux circonstances, savoir en dormant les yeux ouverts et en effaçant les traces de ses pieds quand il s'enfuit. De même, Léonard veilla par l’action du travail ; en veillant, il dormit dans le repos de la contemplation, et il détruisit en soi les traces de toute affection mondaine. 3° Il possède une grande puissance dans sa vois, au moyen de laquelle il ressuscite au bout de trois jours son lionceau qui vient mort-né, et son rugissement fait arrêter court toutes les bêtes. De même, Léonard ressuscita une infinité de personnes mortes dans le péché, et il fixa dans la pratique des bonnes oeuvres beaucoup de morts qui vivaient en bêtes. 4° Il est craintif au fond du coeur, car, d'après Isidore, il craint le bruit des roues et le feu. De même, Léonard posséda la crainte qui lui fit éviter le bruit des tracas du monde, c'est pour cela qu'il s'enfuit au désert; il craignit le feu de la cupidité terrestre: voilà pourquoi il méprisa tous les trésors qu'on lui offrit. A propos de la tête de saint Léonard… on sait que la tête est dévolue symboliquement à la lune. Zoutleeuw, en français Léau, signifie, en traduction littérale, Sel-Lion. Je ne m’associerai pas forcément aux diverses interprétations historiques que l’ont a données de l’étymologie de ce nom. Son aspect symbolique est suffisant. Une dernière chose encore, avant d’en finir : le retable de saint Léonard, dans le transept sud de l’église, nous montre, à sa gauche, la légende de Longinius, l’officier romain qui transperça le flan du Christ avec sa lance… Le symbolisme alchimique fonctionne « en boucle » dans cette église, si l’on veut bien me permettre cette expression fort moderne. N’allez pas à Zoutleeuw n’importe quand et n’importe comment. Les visites ont lieu à certaines heures, certains jours, et cela n’est pas constant au cours de l’année. Le « ticket d’entrée » ne représente pas du tout une grosse dépense, et l’accueil, si je me réfère du moins à celui qui m’a été réservé, est absolument charmant. Si vous ne maîtrisez pas la langue flamande, je pense qu’en y insistant un peu, votre hôte ou votre hôtesse se fera un plaisir de tout tenter pour vous faire partager son enthousiasme de manière compréhensible. Photos et annexe suivent. L.A.T. * Tour du Sacrement Détails Tour du Sacrement Saint Jean l'Evangéliste Tour du Sacrement Rencontre d'Abram et de Melchisédec Tour du Sacrement La Charité Le Marianum La Chaire de Vérité Retable Saint Georges terrassant le dragon, entouré de Saint Jacques le Mineur et de Saint Philippe Retable Saint Léonard Croix en surplomb de l'autel Symboles des Quatre Evangélistes Tour du Sacrement Vue d'ensemble L'église Saint-Léonard de Zoutleeuw * ANNEXE "Il importe donc de retenir que le soleil est le destructeur par excellence de toutes les substances trop jeunes, trop faibles pour résister à son pouvoir igné. Et cela est si réel qu’on a basé sur cette action spéciale une méthode thérapeutique pour la guérison d’affections externes, la cicatrisation rapide de plaies et blessures. C’est le pouvoir mortel de l’astre sur les cellules microbiennes d’abord, et les cellules organiques ensuite, qui a permis d’instituer le traitement photothérapique. Et maintenant, travaillez de jour si bon vous semble ; mais ne nous accusez pas si vos efforts n’aboutissent jamais qu’à l’insuccès. Nous savons, quant à nous, que la déesse Isis est la mère de toutes choses, qu’elle les porte toutes dans son sein, et qu’elle seule est la dispensatrice de la Révélation et de l’Initiation. Profanes qui avez des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre, à qui donc adresserez-vous vos prières ? Ignorez-vous qu’on ne parvient à Jésus que par l’intercession de sa Mère, sancta Maria ora pro nobis ? Et la Vierge est figurée, pour votre instruction, les pieds posés sur le croissant lunaire, toujours vêtue de bleu, couleur symbolique de l’astre des nuits. Nous pourrions dire beaucoup plus, mais nous estimons avoir assez parlé." FULCANELLI : Le Mystère des cathédrales, Amiens La Belgique, pays des extrêmes et des contrastes forts… sans violence ! Ce qui est d’ailleurs une parfaite définition du Surréalisme. La Belgique, faite ou défaite par les Flamands et les Wallons, avec ou sans l’arbitrage des Bruxellois (race spéciale à part entière), et les conseils avisés d’une minorité allemande souvent et fort naturellement tournée vers le Rhin plutôt que vers la Meuse ou l’Escaut… On trouvera ici des textes injustement oubliés ou des articles récents, tous consacrés à un pays décidément plus étrange qu’on ne l’imagine souvent. Charles Saint-André

L'Elfe de la Belle-Roche.

L'ELFE DE LA BELLE-ROCHE Blanke Dame del Belle-Rotche "Les légendes du Val d'Amblève" Par Marcellin La Garde (1818 - 1889) I Entre Aywaille et Douxflamme, où l'Amblève va se perdre dans l'Ourthe, on admire l'énorme masse pierreuse désignée à bon droit sous le nom de Belle-Roche car, avec la roche sur laquelle reposent les ruines du château dit des quatre fils Aymon, elle est incontestablement la plus remarquable de toutes celles qui surplombent la rivière depuis sa source jusqu'à son embouchure. Mais la Belle-Roche n'est pas célèbre seulement par son aspect imposant : elle renferme, dit-on, dans son sein, deux choses de nature à agir puissamment sur l'esprit des habitants des campagnes : une dame blanche et un trésor. J'ajouterai que non loin de là se trouve le village de Fraiture, dont le nom rappelle aux amateurs d'étymologies deux divinités principales de l'Olympe germanique : Freya et Thor, qui auraient eu dans ces parages un autel digne des enfants d'Odin. Il est peu de rochers et de ruines de quelque importance que, dans nos contrées, la croyance populaire n'ait peuplés d'êtres surnaturels. Ainsi la grotte de Remouchamps avait ses nûtons ou sottais, lutins tantôt serviables, tantôt malfaisants, suivant la conduite qu'on tenait envers eux; le château de Logne-sur-1'Ourthe a sa gatte d'or, laquelle n'est autre chose qu'une jeune fille noble, Berthe de Berloz qui, pour quelques atours, se laissa séduire par le duc Waleran de Luxembourg et qui, en punition de son orgueil, est condamnée depuis plus de six siècles à venir errer, à certaines époques, sous la forme d'une chèvre aux cornes d'or, sur les débris du château témoin de sa faute. La Belle-Roche, elle, est habitée par une espèce de nymphe, de naïade, brillant d'une éternelle jeunesse, qui ne se montre qu'une fois l'an, quand le temps est beau, dans la nuit du premier mai; elle vient se baigner dans l'Amblève, vêtue d'une longue robe blanche, couronnée de fleurs de nénuphar, de renoncule et de myosotis. Pourquoi cette mystérieuse beauté, cette Elfe, comme on l'appelle, vit-elle ainsi solitaire dans les entrailles de ce sombre rocher ? Comme Berthe de Berloz, expie-t-elle quelque faute ? Son existence est bien constatée, on l'a aperçue souvent, on a entendu le son de sa voix, car elle murmure, en se baignant, un chant mélodieux; mais son histoire est racontée de différentes manières. Il paraîtrait que la fille d'un seigneur dont le château dominait la Belle-Roche, éprise, comme Sapho, d'un jouvenceau qui la repoussait par excès de vertu, se serait, de désespoir, précipitée dans l'Amblève d'où elle n'aurait pu être retirée. Quoi qu'il en soit de son origine et des motifs qui lui ont procuré cette triste immortalité, il est certain qu'elle est gardienne d'un trésor « qui surpasse les richesses de tous les rois et de tous les empereurs réunis » et que ce trésor appartiendra, avec sa main et son cœur, sans doute, au jeune homme de l'âge de vingt à vingt-et-un ans qui parviendra à toucher un des pans de sa robe pendant l'une de ses rares et nocturnes apparitions. Seulement une condition est requise pour pouvoir l'approcher : le jeune homme doit être aussi vertueux, aussi pur qu'elle est belle. Et voilà pourquoi l'elfe continue à habiter la Belle-Roche et à garder son trésor et sa virginité, malgré les nombreuses tentatives faites pour arriver jusqu'à elle et la surprendre, tentatives dont la plus connue, à cause de ses incidents et de ses conséquences, est celle que je vais raconter. Un soir de la fin du mois d'avril, un cultivateur du hameau de Halleux, nommé Lambert Vivroux, était assis avec sa femme et son fils, robuste garçon de seize ans, sur le pas de sa porte, attirés tous trois par la douceur de la brise chargée de parfums printaniers et par la splendeur d'un ciel azuré scintillant d'étoiles. Un voisin vint à passer : c'était Colas le vannier, vieillard courbé sous le poids des ans, respecté et aimé de tous. Il s'arrêta. — Voilà un temps qui promet, père Colas, lui dit Lambert. — Oui, répondit le vieillard, l'elfe se montrera après-demain, s'il continue, c'est certain. — Tiens ! reprit Lambert en riant, sa première idée est pour l'elfe; moi qui parlais du temps par rapport aux semailles qui, depuis deux jours, poussent à vue d'œil. — C'est que, dit la femme, notre vieux Colas n'a pas oublié que, il y a de cela plus d'une demi-centaine d'années, l'elfe lui avait aussi tourné la tête et qu'il l'a recherchée en risquant de se noyer; il peut donc bien en parler. — Oui, Toinette, c'est vrai, je puis en parler, non pas comme vous le supposez, mais avec amour et reconnaissance. — Comment! Mais j'ai entendu dire qu'elle ne s'était même pas montrée à vos yeux et que vous en aviez été si chagriné que vous aviez pensé à partir pour l'armée. Je connais l'elfe parfaitement et il n'y a peut-être que moi au monde qui la connaisse. C'est une sainte et bonne fée, elle m'a fait beaucoup de bien; c'est à elle que je dois d'être arrivé à près de quatre-vingts ans avec une parfaite santé et d'avoir toujours été heureux sur cette terre. C'est à elle encore que je devrai, j'espère, une place auprès du Père Eternel. Mais ma vieille ménagère m'attend pour souper. Bonsoir Lambert, bonsoir Toinette. Ah ! je ne dois pas oublier Jérôme. — Jérôme, dit la mère, ne mérite pas votre bonsoir, père Colas; vous êtes trop bon pour lui... Il a les bras aussi mauvais que la tête, et paresseux, désobéissant et querelleur comme il est, nous craignons qu'il ne nous cause bien du chagrin. Figurez-vous qu'hier encore il a battu votre filleule, la petite à la mère Dizier, cette Georgette, si patiente avec lui, et qui l'aime tant. Ah ! dit le vieillard, c'est malheureux, car il promet d'être beau garçon, et qui sait ? s'il voulait être brave, bien brave, là, il aurait peut-être la chance plus tard de capter l'elfe et ses millions. Le vieillard s'éloigna, et Lambert et sa femme se regardèrent en souriant. — Pauvre vieux, dit le mari, le corps est solide chez lui, mais l'esprit s'en va... As-tu entendu ce qu'il disait à propos de l'elfe ? Il la connait, elle l'a protégé, il lui doit tout... Quel radotage ! Du reste, quand on a vu passer tant d'eau que lui devant la Belle-Roche, il est bien permis de n'avoir plus la tête à soi... — M. le chapelain de Fraiture dit que le père Colas est un puits de sagesse, interrompit Jérôme, dont le regard s'était animé aux dernières paroles que le vannier avaient prononcées. — Ah ! Eh bien, alors, comme il t'a conseillé cent fois de devenir brave, tu es bien coupable de n'avoir pas changé. — Je changerai à partir d'aujourd'hui, reprit le jeune homme d'un air résolu. — Songerait-il à l'elfe ? dit le paysan à voix basse à sa femme. — Qu'est-ce que ça nous fait, si cette idée doit le rendre meilleur ? — C'est vrai, et je me souviens que dans sa jeunesse, le fils à Thierry, qui est devenu contremaître* d'une des plus grandes fabriques de Verviers, était un franc vaurien et qu'il s'est corrigé dans l'espoir d'être agréé par l'elfe. Mon père m'a dit que Colas lui-même, quand il avait seize ou dix-sept ans, chagrinait beaucoup ses parents et qu'il a changé tout à coup. Si notre Jérôme pouvait en faire autant. — Et puis, ajouta la femme, il a aussi la chance de réussir, après tout... — Oui, mais il y a le tourbillon que forme là un gouffre très profond : on prétend qu'il faut absolument y passer, et c'est dangereux. — Bah ! Jérôme nage déjà comme un poisson, il n'y a pas d'inquiétude à avoir. Moi, je vois dans tout cela beaucoup de profit pour nous, que Jérôme réussisse ou non. Va, il y a plus de malice que tu ne penses dans ce que vient de débiter Colas. Le père, la mère et le fils se couchèrent ce soir-là en rêvant de l'elfe et de ses millions. II A partir de ce moment, une transformation complète s'opéra chez Jérôme. Les paroles de Colas avaient produit leur effet sur lui. Après que le chapelain de Fraiture lui eût expliqué que la vertu consiste à aimer, à pratiquer le bien, à détester, à fuir le mal, il s'efforça de suivre toujours cette loi si simple, et il se montra bientôt le modèle des jeunes gens de la commune. Notre jeune homme avait partagé ses jeux d'enfant avec cette petite voisine du nom de Georgette Dizier, et qui maintenant s'épanouissait dans toutes les grâces de ses vingt ans. Un jour la mère Dizier, qui avait du bien, dit au père Vivroux, en présence des deux jeunes gens : — Encore trois ou quatre ans, voisin, et ça formera un couple parfait, car Jérôme est si vaillant à l'ouvrage et si pieux que je lui donnerais ma Georgette, les yeux fermés. Bien sûr qu'il la rendrait heureuse. Jérôme remarqua que le visage de la jeune fille se teintait d'une pudique rougeur, que son cœur bondissait sous son casaquin bleu en même temps qu'un sourire de joie errait sur ses lèvres. Dès lors, il parut fuir Georgette; il évitait de la rencontrer et quand il ne le pouvait pas, il passait outre sans lui adresser autre chose qu'un froid bonjour. Cette froideur chagrinait beaucoup la pauvre Georgette, qui perdit les belles couleurs rosés qui contribuaient tant à la rendre avenante. Enfin, le jour arriva où Jérôme atteignit ses vingt ans: c'était au commencement d'avril, un mois à peine avant la grande épreuve. Quatre années venaient de s'écouler et le jeune homme n'avait dévié en rien de la ligne de conduite qu'il s'était tracée. Il interrogea sa conscience et trouva que l'elfe devait être bien exigeante si elle ne se laissait pas approcher par lui, car il lui semblait certain qu'il remplissait toutes les conditions exigées. On était le 28 avril. Comme Jérôme ramenait à l'étable les bœufs de son père, le rencontra Colas qui avait conduit paître sa vache le long des chemins. Ils firent route ensemble. Le jeune homme entretint naturellement le vieillard de ses projets concernant l'elfe. Pendant qu'ils devisaient, Georgette vint à passer. Le vannier parut pensif et demeura silencieux. — Qu'avez-vous donc ? lui demanda Jérôme. — Je pense, répondit Colas, que voilà une belle et bonne jeune fille, qu'elle mettra le pain sur la planche à celui qui l'épousera, et que si Dieu m'avait accordé un fils, j'aurais été heureux de les unir. Ces paroles semblèrent contrarier Jérôme, qui dit à Colas avec un accent de mauvaise humeur : — Pour moi, il n'existe ni belle, ni bonne, ni riche fille, et je n'aime pas qu'on parle de pareilles choses; ceux qui sont dans la confidence de mes projets devraient donc se garder de me tenter ainsi. — Tu as l'air fâché, garçon, reprit le vieillard en le regardant fixement; sais-tu que la colère est une mauvaise note auprès de l'elfe ? Jérôme se radoucit aussitôt pour expier la faute qu'il croyait avoir commise. Le lendemain, notre jeune homme se leva avant l'aube pour aller bêcher un champ. Il était décidé à passer ce jour-là dans l'isolement pour bien se recueillir, pour se détacher de toute pensée terrestre, et il avait emporté avec lui de quoi dîner afin de ne pas être obligé de revenir à la maison paternelle. Qu'on juge de sa contrariété quand il vit les vaches de la mère de Georgette pénétrer dans un pré tout voisin du champ où il travaillait, car il ne douta pas que la jeune fille ne les accompagnât comme d'habitude. Georgette, en effet, parut et vint s'asseoir non loin de lui, sur un petit monticule, qui lui faisait une espèce de piédestal. Le soleil venait de paraître à l'horizon et donnait en plein sur le gracieux visage de la jeune paysanne, qu'il illuminait de sa radieuse clarté. Jérôme en fut frappé et, intérieurement, il dut s'avouer que Georgette était bien belle... Mais cet aveu, il se le reprocha comme une faute et chercha, dans son esprit, un prétexte pour se retirer. Tout à coup, Georgette lui dit : — Voilà une superbe matinée, Jérôme. C'est une grande gaieté dans le ciel et sur la terre. Il fait bon vivre par un temps semblable. — Oui, répondit sèchement le jeune cultivateur. Et il continua son travail sans lever les yeux. — Quand je parle de gaieté, ce n'est pas pour moi... Silence de Jérôme. — Non, il ne peut y avoir de gaieté dans mon cœur 'quand je vois... quand je vois... — Quoi ? dit Jérôme presque malgré lui. — Que vous êtes envers moi depuis quelque temps d'une froideur... Le gars comprit que la conversation prenait un tour embarrassant pour lui... — Je suis envers vous ce que j'ai toujours été, Georgette ; je vous dis bonjour et bonsoir, je vous parle comme je parle à tout le monde... Mais je m'aperçois que ma bêche ne me donnera pas raison de ce dur morceau de terre et qu'il me faudra ma houe. Je vais la chercher. Au revoir, Georgette. Georgette attendit impatiemment le retour de Jérôme pour continuer l'explication qu'elle avait fort à cœur. Les heures s'écoulèrent et il ne reparut pas. Comme elle s'en revenait à midi pour dîner, elle le vit qui travaillait dans un autre champ. Deux larmes mouillèrent ses yeux. — Il a voulu me fuir, pensa-t-elle. Il n'a plus que de l'aversion pour moi. Sur sa route, elle rencontra son parrain, Colas le vannier qui, la voyant pleurer, l'interrogea avec intérêt. Elle lui raconta naïvement tout. — Prends patience, ma fille, lui dit-il. Avant un an d'ici, tu auras Jérôme et jamais femme ne sera plus aimée, ni plus heureuse que toi. Colas se rendit près du champ où était Jérôme. Celui-ci lui dit, en allant au-devant de lui : — Je suis triste. Ma conscience me reproche deux choses : j'ai fait de la peine à Georgette et j'ai menti pour avoir l'occasion de ne pas me trouver avec elle. Ce n'est pas chrétien, n'est-ce pas ? Qu'en pensez-vous, père Colas ? Cela ne peut-il pas me faire tort pour cette nuit ? — Tu veux donc décidément courir la chance, mon garçon ? demanda Colas, sans répondre à la question qui lui était adressée. C'est bien; mais prends garde au tourbillon... Voilà tout ce que j'ai à te dire, en te souhaitant bonne réussite. Et il s'éloigna rapidement. III La nuit ne démentit pas les promisses de la journée. A un soleil radieux succéda une lune, dont l'éclat n'était terni par aucun nuage. Aussi, après le souper, les habitants de Halleux vinrent-ils la plupart sur le seuil de leur porte, et la conversation s'engagea de voisins à voisins. On parla de l'elfe, dont l'apparition annuelle approchait, et à ce sujet, on parla également un peu de Jérôme car, quoique Colas le vannier eût été discret, on avait conçu de vagues soupçons en remarquant combien le fils à Vivroux était devenu rigide dans ses mœurs et dans ses paroles. Il était traditionnel de dire de tout jeune homme qui se distinguait par sa bonne conduite : « II a l'elfe en tête ». Depuis le matin, Jérôme n'avait voulu voir ni son père, pi sa mère, de peur qu'à l'instant décisif l'idée du danger que pouvait lui faire courir le tourbillon ne les engageât à le retenir malgré lui. Il était assis sous un arbre, sur la hauteur à l'opposite de la Belle-Roche, et son œil semblait vouloir sonder le lieu qui recelait l'être mystérieux, arbitre de son sort. Il resta plongé dans une vague rêverie jusqu'à ce que toute lumière fut éteinte dans l'horizon que ses regards embrassaient. Alors il se dit que le moment approchait; il descendit la côte, traversa la vallée et arriva dans une aunaie qui longeait l'Amblève, et qu'il parcourut en rampant jusqu’à la rive où il se blottit de manière à tout voir sans être aperçu. Son cœur battait à lui rompre la poitrine. L'elfe se montrerait-elle ? Puis, n'y avait-il pas là, près de lui, peut-être un ou plusieurs concurrents des villages voisins ? A part le bruit que faisait l'Amblève, rien ne troublait le majestueux silence de la nuit. Tout à coup, sur l'autre rive, une forme blanche se dessina sur le fond sombre du rocher; elle semblait vouloir se cacher dans les anfractuosités creusées par la rivière. — C'est elle ! murmura Jérôme. Oh ! je l'aurai... Et plein d'une fiévreuse ardeur, il se laissa glisser dans l'Amblève et se mit à nager vers le bord opposé, en s'efforçant de ne pas faire de bruit pour ne point effaroucher l'elfe. Le rocher projetait sur les eaux une ombre gigantesque, de sorte que sa base, où Jérôme croyait avoir vu la nymphe, était plongé dans la nuit; et quoique le jeune homme ne se trouvât pas loin du but, il ne distinguait encore que d'une manière confuse la forme qui lui était apparue. Soudain, il se sentit violemment entraîné et il ne douta pas qu'il ne fût au-dessus du gouffre profond, qui formait là un tourbillon dangereux. La résistance qu'il opposa au courant eut en un instant épuisé ses forces, et il disparut sous les eaux. Dans ce danger suprême, le pauvre Jérôme conserva cependant assez de présence d'esprit pour faire un effort, afin de sortir du cercle infernal où il se trouvait. Il y parvint, mais sa tête frappa contre un angle de rocher et il s'évanouit en poussant un cri arraché par la douleur et la surprise à la vue de l'elfe qui se précipitait vers lui... Jérôme revint peu à peu à lui; il eut ainsi la sensation de douces pressions sur son visage qui le ranimèrent de plus en plus. Il put ouvrir les yeux, mais il lui parut qu'il était environné d'épaisses ténèbres. Il porta la main à la figure et en arracha un mouchoir qui lui interceptait la vue. Il se trouvait couché sur l'herbe d'une oseraie. Il n'y avait personne à ses côtés, mais il entendit un léger bruit de pas et les arbustes s'agitèrent comme au souffle des vents. Il se leva péniblement et tâcha de se souvenir, mais il ne put réunir ses esprits. Tout à coup, il entendit une voix s'écrier : — Jérôme ! Jérôme ! Où es-tu ? Il reconnut la voix de son père qui, peu d'instants après, se précipitait vers lui et le serrait en pleurant dans ses bras. Vivroux fit part à son fils des mortelles inquiétudes que lui et sa femme avaient éprouvées pendant cette nuit et il l'interrogea sur ce qui avait eu lieu. Qu'on juge de sa stupeur : le malheureux le regardait d'un air égaré, sans articuler un seul mot. Il s'achemina silencieusement vers Halleux avec Jérôme, qui se laissait conduire machinalement. Le lendemain, le jeune homme fut frappé d'une fièvre violente, accompagnée d'un délire continuel. Il ne cessait de parler de l'elfe, qui non seulement, disait-il, s'était montrée à lui, mais qu'il l'avait touchée et dont il avait même reçu des soins. En disant cela, il montrait un mouchoir blanc qu'on n'avait pu lui enlever et répétait sans cesse : — Elle est à moi ! Elle est à moi ! Il resta quinze jours dans cette situation; après quoi, il redevint plus calme et put raconter, d'une manière précise, ce qui lui était arrivé jusqu'au moment où il avait perdu connaissance. Que s'était-il passé alors ? Il ne doutait pas que ce ne fût l'elfe qui l'eût sauvé, qui l'eût soigné et n'eût disparu, dès son retour à la vie, après avoir eu la précaution de lui bander les yeux pour l'empêcher de la voir et de suivre ses traces. Son père et sa mère ajoutaient une foi entière à ce récit, car le mouchoir en attestait la réalité. Et c'était un mouchoir en fine batiste,, garni d'une petite dentelle, un objet de luxe, par conséquent. Quelles suites aurait l'aventure ? Voilà ce que se demandaient, à chaque instant, Lambert et sa femme. Car ce qu'on racontait de l'existence de l'elfe était bien vrai, il n'y avait plus de doute à cet égard; et comme leur fils l'avait vue et touchée, toutes les espérances de Jérôme ne devaient-elles pas se réaliser ? Cependant les semaines s'écoulaient sans que l'elfe donnât de ses nouvelles et les graves gens commencèrent à désespérer. Dans l'entretemps, Jérôme revenait à la santé et il se sentit un jour assez fort pour risquer une petite promenade. Il se dirigea vers la prairie où, d'ordinaire, Georgette faisait paître ses bestiaux, car il ne craignait plus de la rencontrer maintenant. Au contraire, il lui semblait qu'il serait bien aise de la revoir. Les vaches y étaient, en effet, mais c'était une autre que Georgette qui les gardait. Il s'approcha de la fille. — Tiens, dit-il, pourquoi la mère Dizier a-t-elle besoin d'une herdière à présent ? Est-ce que Georgette veut faire la demoiselle, afin d'épouser quelque faraud des environs ? — Vous ignorez donc que Georgette est malade depuis longtemps ? — Malade ? Je n'en ai absolument rien appris. — C'est ainsi, pourtant, et la chose la plus singulière c'est qu'elle a eu ça en même temps que vous, et que sa tête a été aussi troublée. On a compris tout de suite d'où le mal provenait, du reste. — Et d'où ça venait-il donc ? — De ce qu'elle vous a trop dans le cœur, grand fier que vous êtes ! C'est ça qui la ronge, voilà tout. Jérôme se sentit une commotion au cœur. — Le cas n'est pas dangereux, au moins? demanda-t-il. — Ma foi, reprit la vachère, allez-y voir. Et elle se mit à courir après une folle génisse qui avait fait invasion dans le pré voisin. IV Le fils de Vivroux se rendit près de Colas qui, tout âgé qu'il était, tressait encore l'osier pour en faire des vans. Il reprocha au vieillard de lui avoir laissé ignorer la maladie de Georgette. — Suis mon raisonnement, dit Colas, et tu comprendras cela tout de suite. Ou bien tu tiens à Georgette, ou bien tu n'y tiens pas, c'est clair, je pense ? Si tu y tiens, je ne devais pas te parler d'elle pendant ta maladie; si tu n'y tiens pas, je ne vois pas pourquoi je t'en aurais parlé. — Mais, reprit Jérôme, Georgette est une voisine, une amie d'enfance, et elle ne peut m'être tout à fait... indifférente. Colas ne répondit pas; il semblait tout entier à sa besogne. Jérôme, lui paraissait impatient d'avoir une réponse. — Voyons donc, père Colas, parlez-moi un peu d'elle, vous, son parrain. Comment va-t-elle, à présent ? — Mais pas bien, pas bien... Ah ! ça, fils, toujours sans nouvelles de l'elfe, donc !... Sais-tu que nous voilà au 8 juin ? — Pourtant, répondit tristement le jeune homme, je suis -sûr de tout ce que je vous ai raconté, père Colas. Et le mouchoir blanc doit vous prouver, d'ailleurs, que c'est l'exacte vérité. Mais tout en venant vers vous, j'ai fait une réflexion. Ce qu'on rapporte touchant la délivrance de l'elfe et ses trésors, ne pourrait-il pas être un faux bruit ? Moi, je commence à le croire... Mais Vous disiez que Georgette ne va pas bien ? — Tiens, tu as là, mon garçon, par rapport à l'elfe, une idée qui prouve que tu n'es pas sot. Elle me frappe, ton idée; car enfin, il y a dans tous les pays tant de dames blanches qui, depuis que le monde est monde, se promènent à certaines époques, au claire de lune, sans qu'on parle de les délivrer et sans qu'on prétende qu'elles veillent sur des trésors; pourquoi la nôtre ne serait-elle pas de cette espèce-là ? — Enfin, comme vous le disiez l'autre jour, Colas, qui vivra verra... répliqua Jérôme. Pourvu qu'elle vive au moins, la pauvre Georgette, car d'après vous, son cas est grave. — Il y a moyen de t'en assurer. Je vais aller la voir. Si tu veux m'accompagner, il ne tient qu'à toi. La figure de Jérôme exprima un vif sentiment de satisfaction. — Etes-vous sûr, Colas, qu'elle nie recevra bien ? Car j'ai de grands torts envers elle... Je n'ai pas toujours été aussi poli que je l'aurais dû, quand elle me parlait. — Elle est si bonne qu'elle aura tout oublié. — Pour de vrai ? — J'en suis sûr, car elle m'a souvent demandé de tes nouvelles d'une façon pleine d'amitié. Quand Colas et Jérôme entrèrent chez la mère Dizier, celle-ci était dans la pièce qui précédait la chambre à coucher. Elle parut heureuse de voir le jeune Vivroux. — Ah ! voilà un brave garçon qui n'oublie pas ses voisins. — Je serais venu plus tôt, dit Jérôme, si j'avais connu la maladie de Georgette. Comment cela lui est-il donc arrivé ? — C'est un froid, probablement, dit. la mère Dizier. La petite sotte a été curieuse la nuit du premier mai... Colas, placé derrière le jeune homme, fit un signe énergique à la veuve Dizier qui, toute stupéfaite, s'arrêta court. — Entrons, dit-il en entraînant son compagnon dans la seconde pièce. Georgette occupait le grand fauteuil de cuir à clous dorés, dans lequel son père avait rendu l'âme peu d'années auparavant. La pauvre fille avait l'air bien souffrant. Aussi Jérôme, en la voyant, se sentit-il fort ému, et son premier mouvement fut-il de lui prendre silencieusement la main. La malade le regarda avec une surprise mêlée d'une joie que trahissait toute l'expression de sa physionomie. — Quoi ! Jérôme, c'est vous... Vous qui venez visiter votre... ancienne amie ? — Oui, Georgette, c'est moi, répondit le jeune homme d'une voix étouffée. Deux larmes coulèrent le long des joues amaigries de Georgette. A cette vue Jérôme s'attendrit. — Oh ! pardon, pardon, s'écria-t-il, toute ma vie, toute ma vie pour vous, Georgette. L'ivresse du bonheur se peignit sur les traits de la malade qui sembla soudainement transfigurée et prenant un mouchoir blanc qui était à sa portée, elle essuya les larmes qui perlaient à ses paupières. Jérôme saisit le mouchoir qu'il regarda avidement. Il prit ensuite celui qu'il portait dans son sein depuis le premier mai, et les examina tous deux avec attention. Ils étaient absolument semblables. — Tiens, s'écria la mère Dizier, voilà que Jérôme a le mouchoir que tu me disais avoir perdu, Georgette. Georgette se cacha la figure dans ses deux mains, tandis que Colas prit à part le fils de Vivroux et lui parla quelque temps à voix basse. Quand l'entretien fut fini, Jérôme s'avança résolument vers la veuve : — Mère Dizier, dit-il, vous avez prononcé, il y a quatre ans, certaines paroles que je viens vous rappeler. Je suis sûr que mon père et ma mère seront heureux de me voir épouser Georgette, si donc vous me croyez encore digne de votre fille et si elle-même a un peu d'amitié pour moi, je vous la demande en mariage. Pour toute réponse, la mère Dizier prit la main du jeune homme et la plaça dans celle de sa fille... Six semaines après, Jérôme et Georgette devinrent époux. — Eh bien ! Jérôme, dit Colas au repas de noces, tu vois que j'avais raison de prétendre jadis que l'elfe est une créature bienfaisante. Tu as obtenu tout ce qui t'avait été promis si tu t'habituais à pratiquer la vertu : une belle et bonne femme, digne de toi, vrai trésor, qui te donnera ce que les millions ne procurent pas; vous aurez, j'espère, de beaux enfants que vous élèverez dans la crainte de Dieu, vous vous aimerez, vous posséderez la paix du cœur, vous serez heureux... Ah! ces histoires du vieux temps auxquelles les uns croient aveuglément et dont les autres se raillent, renferment presque toujours un sens caché, une salutaire leçon. Telle est, selon moi, mes amis, l'histoire de l’Elfe de la Belle-Roche ; telles sont la plupart, de celles qui se racontent aux veillées, dans notre cher Val de l'Amblève.

La bataille des Eperons d'Or.

WILLEM VAN BONEM ET LA BATAILLE DES EPERONS D'OR ou La fin annoncée de l'Ordre du Temple ? Willem van Bonem, ou Guillaume de Bonem, s'inscrit dans la légende - ou tout simplement l'histoire - de l'Ordre du Temple avec un panache certain, mais, contrairement à son "frère" Gérard de Villers, souvent cité dans l'histoire du Temple en Belgique, il reste encore relativement méconnu... Son nom a donné lieu à de nombreuses interprétations orthographiques, à travers le temps et les auteurs divers : Boenem, Boonem, Boneem, Bonheem, Bornem, Bornhem... Je me rallierai à la graphie la plus courante, Bonem, que l'on retrouve à Damme, au nord-est de Bruges, où se trouvait, au XIIIème siècle, une seigneurie indépendante appartenant aux Bonem, incluse dans le Franc de Bruges, et dont il subsiste encore de nos jours la Ferme Bonem, au n° 1 de la Bonemstraat (les terres de cette seigneurie furent vendues en 1297 à Baudouin de Dudzele; après être repassé en 1725 aux mains de Ferdinand-Philippe, baron de Boonem d'Everencourt, entre autres tractations, ce bien est actuellement propriété privée). Le chevalier Guillaume de Bonem, échevin du Franc de Bruges, capitaine du Zwin, seigneur d'Oostkerke, appartint donc à l'Ordre du Temple, et participa, entouré de ses troupes templières, à la Bataille des Eperons d'Or, en 1302, sous la bannière au Lion, bataille qui se termina par la cuisante défaite du roi de France Philippe le Bel face aux rebelles du comté de Flandre. Un bref "recadrage historique" serait sans doute utile : L'Ordre du Temple, créé le 23 janvier 1120 par un chevalier champenois, Hugues de Payns, ainsi que par le chevalier flamand Geoffroy (ou Godefroy) de Saint-Omer, et confirmé le 13 janvier 1129 au concile de Troyes, a pour vocation première de protéger les routes de pèlerinage vers Jérusalem et d'assurer le transport des reliques chrétiennes. La perte de la Terre Sainte obligera les moines-chevaliers de l'Ordre du Temple à se replier sur leurs bases occidentales, qu'ils ont d'ailleurs fortement développées dès la création de l'Ordre, en France et dans les pays avoisinants, mais notamment dans le comté de Flandre. J'ai évoqué une "vocation première", mais il faut constater que très vite les Templiers, animés d'un esprit de justice et d'équité peu courant à ces époques, en assument une seconde : le bien du peuple, face à une féodalité oppressante, face à des "seigneurs" nés tels par chance et qui, sortant trop souvent de leur rôle naturel de protecteurs, deviennent les tyrans que l'on sait. Ainsi, les terres templières deviennent quasiment des lieux de refuge, pour une population autrefois servile, qu'ils libèreront; ils créent des associations d'artisans, libres, qui bâtiront des églises et cathédrales grandioses, car ils sont au service de Dieu et de la Chrétienté (les Templiers obéissent à la Règle rédigée pour eux par Bernard de Clairvaux, qui deviendra en quelque sorte leur "mentor spirituel"); ils animeront le commerce, grâce à des ressources financières importantes, et par un système bancaire fort en avance sur son temps. En 1307, le roi de France Philippe IV, dit Philippe le Bel, par exemplaire félonie et avec la relative complicité du pape Clément V (ou plutôt par sa "molle résistance" aux actes du roi de France... A noter aussi que, selon le Parchemin de Chinon de 1308, il semblerait bien que le pape ait "absous les Templiers de tous péchés"...), Philippe le Bel donc met un terme à l'aventure templière. Le procès des Templiers, leurs aveux souvent arrachés sous la torture, les accusations d'infamies soutenues par une propagande préalable orchestrée par Philippe le Bel, la mort sur le bûcher du dernier grand maître de l'Ordre, Jacques de Molay, tout cela hante encore l'imaginaire de beaucoup de nos contemporains. Philippe le Bel Gisant de marbre - Abbaye de Saint-Denis Ce qui est moins clair de nos jours, c'est le "pourquoi" de cette élimination de l'Ordre du Temple. On a dit, pour les défendre ou pour les charger - car aujourd'hui encore comme depuis des siècles, des historiens s'opposent sur le sens à donner à l'histoire du Temple -, que les Templiers étaient des hérétiques; qu'ils adoraient des divinités païennes, voire le diable en personne; qu'ils pratiquaient une sorte d'alchimie sorcière afin de remplir leurs coffres d'or; qu'ils étaient homosexuels; etc. Ou que leur destruction aurait constitué pour Philippe le Bel une opportunité de rétablir ses propres finances, fort délabrées, en prenant possession des biens du Temple. Ou encore qu'ils constituaient "un état dans l'état", devenu dangereux à la fois pour le pouvoir du roi de France et celui des seigneurs féodaux... Dire que les Templiers ont été toujours et partout irréprochables serait la manifestation d'une certaine naïveté. Mais entre la légende et les acccusations, où se déterminer ? Pour ma part, je n'entrerai pas ici dans ce long débat, qui a déjà été mené souvent avec plus ou moins de bonheur par de nombreux historiens. Je m'arrêterai à un évènement précis, qui semble démontrer qu'à la fin de sa vie, l'Ordre du Temple répondait toujours aux "critères de qualité" voulus par Hugues de Payns, Geoffroy de Saint-Omer et Bernard de Clairvaux. Il s'agit de la bataille des Eperons d'Or... Cet évènement, d'autre part, pourrait fort bien expliquer - au-delà de toutes les littératures plus ou moins fantastiques que l'on a commises à ce sujet - la profonde animosité de Philippe le Bel à l'encontre des Templiers, qui s'assouvira en 1307 par la destruction de l'Ordre. Parce que, par cet évènement, les Templiers entrent en conflit armé avec Philippe le Bel ! Les historiens belges ont généralement reconnu une très positive influence templière dans les anciens duché de Brabant, comté de Flandre, et autre Pays de Liège, etc. Cet extrait d’un article de A. Perreau intitulé « Recherches sur les Templiers belges », paru dans les « Annales de l'Académie d'Archéologie de Belgique » (Tome onzième - 1852), nous donne un aperçu de cette reconnaissance : "Les Templiers en Belgique se rendirent dignes du reste de l'intérêt que leur témoignèrent les souverains de ce pays par le concours actif qu'ils prêtèrent en toutes circonstances à la défense de la patrie. C'est surtout lors de la guerre acharnée que le roi de France, Philippe-le-Bel, fit aux Flamands dans les premières années du XIVe siècle, que leur patriotisme parut au grand jour. Les historiens de la Flandre n'ont pas oublié de signaler dans leurs écrits la brillante conduite du Templier Guillaume de Bornem, dont la coopération fut si utile aux princes flamands et à Guillaume de Juliers pour organiser l'armée flamande et chasser de la Flandre les troupes françaises qui jusqu'alors n'avaient rencontré aucune résistance sérieuse." Cet extrait nous signale l'impact templier en Belgique, et surtout, annonce mon propos : cette fameuse bataille des Eperons d'Or. Chez les historiens français, on la nomme "Bataille de Courtrai". Et chez les Flamands, elle est connue sous le nom de "Guldensporenslag". Elle a lieu le 11 juillet 1302. Vers cette époque, le comté de Flandre (c'est-à-dire la Flandre française, de Lille à Dunkerque, soit l'actuelle moitié nord-ouest du département du Nord; les actuelles provinces belges de Flandre orientale et occidentale; une partie de l'actuelle province belge du Hainaut avec Tournai et Mouscron; le sud de l'actuelle Zélande hollandaise avec Aardenburg, Sluis et Hulst), fief du roi de France, s'est fortement développé et enrichi, pour deux raisons : 1° le 4 octobre 1134, un raz-de-marée ouvre une large brèche dans la terre de Flandre, qui fait tout à coup de Bruges un port maritime, lequel devient rapidement l'un des ports commerciaux les plus importants du monde d'alors, ainsi que son avant-port à Damme (la mer est redescendue depuis, et il ne reste plus de cette brèche que le Zwin, charmant endroit entre Knokke et Cadzand)... et 2° le commerce très prospère de la laine avec l'Angleterre. Ces riches Flamands sont pour Philippe le Bel une opportunité. Ses caisses sont vides. Il veut les remplir avec l'or flamand. Il impose donc des taxes écrasantes. Les Flamands refusent. Philippe le Bel lance ses armées sur la Flandre, armées qui, portant haut des "balais", symbole de leur détermination, "nettoient", c'est-à-dire ravagent le pays. Mais la résistance flamande s'organise. En mai 1302, les Brugeois, commandés par l'un des chefs de cette résistance, Jan Breydel, s'emparent de la garnison française stationnée au château de Male; Guillaume de Bonem participe à l'assaut de la place forte. Quelques jours plus tard, une autre réaction flamande, fort cruelle hélas, purge la ville de Bruges d'une majorité de ses résidents français : cet épisode sera nommé "les matines brugeoises". Fou de rage, Philippe le Bel lève l'une des armées les plus considérables de ce temps. Pour mater ces Flamands qui veulent préserver leurs libertés et leur or, il réunit la fine fleur de la chevalerie française, les "tanks" de l'époque, sept mille hommes bardés de fer. Il fait appel à des mercenaires provençaux, navarrais, espagnols, lombards, qui grossissent les rangs des hommes de troupe et sergents d'armes français. Bref, il constitue une "force de frappe" de près de cinquante mille hommes. Face à eux... peu de chose. Les milices flamandes, de Bruges, de Gand, et de toutes les régions de Flandre que l'on réunit alors, ne feront pas le poids. C'est alors qu'interviennent les Templiers. Ils décident de prendre fait et cause pour les Flamands, face au roi de France. Sous le commandement de Guillaume de Bonem, ils organisent en hâte la petite armée flamande. Ils élaborent une stratégie, imaginent de reprendre la tactique d'Hannibal à la bataille de Cannes en 216 avant notre ère (laisser volontairement enfoncer le centre des forces pour, après la ruée désordonnée de l'ennemi, les prendre en tenailles avec les ailes gauche et droite), et, dit-on, procurent à la troupe une arme qui aurait été apportée d'Orient par les Templiers, le "goedendag" : une boule de bois hérissée de pointes de fer, reliée à un bâton de bois par une chaîne, arme d'une efficacité redoutable. Une autre figure légendaire mais aussi historique de Flandre, Willem van Saeftinghe, moine de l'abbaye de Ter Doest près de Lissewege, "fignole" le dispositif : sur la trajectoire de la "ruée au centre" que l'on espère de l'ennemi, on aura creusé des fossés, recouverts ensuite de branchages. Les chevaliers français n'y verront que du feu, et se feront prendre au piège. Très vite, la rébellion flamande fait tache d'huile. Par jeux d'alliance et parce qu'elles aussi sont soumises aux exactions françaises, d'autres régions de la Belgique d'alors se mobilisent. Les maigres troupes flamandes sont ainsi renforcées par des contingents de Zélande, du Hainaut, du Namurois, du duché de Brabant, du Pays de Liège. Il paraîtrait même - mais cela reste incertain - que des troupes anglaises aient traversé la Manche pour porter secours aux insurgés flamands. Dans cette armée hétéroclite, on voit des nobles, des bourgeois, des paysans, des manants, tout un peuple... En définitive, les rebelles flamands et leurs alliés réunissent quelque vingt mille hommes. Le 11 juillet 1302, la bataille s'engage, dans la plaine de Groeninghe, près de Courtrai, aux abords de la Lys. Chez les Français, il n'y a nulle inquiétude. Sous le commandement de Robert II d'Artois et de Raoul de Nesle, l'armée du roi de France est sûre de son fait. Armoiries de Robert II d'Artois Mais c'est compter sans cette association particulière de l'esprit templier et du courage flamand : bien qu'on l'eût prévenu qu'il valait mieux contourner l'armée flamande et la prendre à revers, Robert d'Artois décide... de foncer dans le piège tendu par les coalisés belges. Il attaque le centre du dispositif adverse, n'y voyant qu'une troupe de manants peu armés... illusion qu'Hannibal, à la bataille de Cannes, avait déjà réussi à imposer aux légions romaines de Varron et de Paul Emile . Les chevaliers français, en armure et superbement entraînés au combat, après avoir cru refouler les manants flamands - qui se repliaient volontairement, comme le firent les mercenaires gaulois d'Hannibal, et non pas pris de panique comme l'ont écrit plusieurs historiens ! -, les chevaliers français donc, en une "poussée victorieuse" qui vire vite au désordre, s'embourbent dans les fossés marécageux qu'ils n'avaient point vus... Et là, les ailes gauche et droite de l'armée flamande, commandées par Guy de Namur et Guillaume de Juliers, se rabattent sur eux, les prennent en tenailles, et les massacrent. La chevalerie française est anéantie dans le bloed meersch, le "marais sanglant". La Bataille des Eperons d'Or Gravure flamande du XIVème siècle Guillaume de Bonem et ses Templiers sont de la partie, leur bannière unie à la bannière au lion des Flamands. On les surnomme "les Chevaliers du Cygne". Ils sont constitués de trois groupes : templiers noirs, templiers gris et templiers blancs, selon leur grade dans l'Ordre. Au milieu d'eux se trouve Willem van Saeftinghe. La bannière au lion D'or, au lion de sable, armé et lampassé de gueules Quelques temps avant la bataille, Philippe le Bel avait demandé aux Templiers français de se joindre à ses troupes... Ils refuseront, arguant qu'il leur était impensable de se battre contre leurs frères belges. Nouvel affront au pouvoir du roi. La légende, ou l'histoire, affirme que Robert d'Artois fut tué par Willem van Saeftinghe, qui par ailleurs aurait tué quarante chevaliers français à lui seul. Que cela soit vrai ou faux, il n'en demeure pas moins que cette légende, ou vérité historique, reflète fort bien la réalité du moment : les rebelles flamands et leurs alliés firent un carnage total. Il n'y eut point de quartier. Statue de Willem van Saeftinghe à Lissewege (Photo Charles Saint-André) Après la bataille, les Flamands arrachèrent des bottes françaises leurs éperons, près de sept cents. Ceux-ci, en or paraît-il, furent exposés dans l'église de Notre-Dame à Courtrai. Quelques années plus tard - et les Templiers n'étaient plus là pour leur venir en aide -, les milices flamandes subirent de graves revers, et la France récupéra ses "éperons d'or", qu'elle transféra dans une église à Dijon. En 1313, Philippe le Bel, dit "le roi de fer", après les avoir supprimés, s'octroya les richesses monétaires des Templiers et transféra leurs commanderies à l'Ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem (appelé plus tard Ordre de Malte). Il mourut l'année suivante, suite, dit-on, à la malédiction que lui lança Jacques de Molay du haut de son bûcher, sur l'Ile aux Juifs à Paris... légende sans doute, mais le "roi de fer" ne survécut donc pas à ses adversaires. On ne sait trop ce qu'il advint de Guillaume de Bonem. On sait cependant que ses descendants continuèrent en plusieurs occasions d'occuper des charges communales à Bruges. Les Templiers de Belgique ne furent pas grandement inquiétés après la dissolution de leur ordre, contrairement à leurs frères français. La majorité d'entre eux néanmoins prirent la fuite, et rejoignirent principalement leurs commanderies du Portugal, où, sous la protection du roi Dom Dinis, ils changèrent de nom et devinrent l'Ordre des Chevaliers du Christ, ou Ordre du Christ. Croix de l'Ordre du Christ D'autres choisirent l'Ecosse comme terre d'exil. Ils y seront protégés par Robert Ier d'Ecosse (Robert the Bruce) qui, excommunié, n'avait plus à répondre aux ordres de saisie des biens templiers promulgués par Rome. Une tradition, toujours controversée, affirme que les Templiers ont aidé Robert Ier à gagner la bataille de Bannockburn en juillet 1314, victoire qui assura l'indépendance de l'Ecosse jusqu'en 1707. En récompense de leurs services, Robert Ier aurait constitué ou reconstitué en leur faveur l'Ordre de Saint-André du Chardon, dont les Templiers formeront le noyau. Cet Ordre du Chardon se serait alors installé à Aberdeen puis à Kilwinning... où fut, historiquement cette fois, créée la première loge maçonnique d'Ecosse, vers 1599... ce qui a incité bon nombre d'auteurs à imaginer (?) une filiation entre l'Ordre du Temple et la Franc-Maçonnerie. Vraie ou fausse, c'est cette tradition qu'utilisa en partie Dan Brown dans son très romancé "Da Vinci Code". En Flandre, les Templiers n'ont pas été oubliés. Plusieurs communes de la région de Slijpe, où se trouvait l'une des commanderies templières les plus importantes de Flandre, ont gardé la croix du Temple dans leur blason (voir à ce sujet mon article "Les armoiries templières de quelques communes de Flandre"). Les Templiers continuent, de nos jours, comme depuis toujours d'ailleurs, à embraser les imaginations. Divers mouvements néo-templiers se sont formés. L'un des plus connus est sans doute, au XVIIIème siècle, la Stricte Observance Templière, système de hauts-grades souché sur la Franc-Maçonnerie des grades bleus en Allemagne. Jean-Baptiste Willermoz, un franc-maçon lyonnais, rallia la S.O.T. aux loges créées par Martinès de Pasqually en France, et créa ainsi le Rite Ecossais Rectifié - l'un des nombreux rites maçonniques actuels -, qui perpétue l'esprit de l'Ordre du Temple (l'un des grades les plus élevés de ce rite est le "Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte", ou CBCS, manière quelque peu détournée de dire "Chevalier du Temple"). Logo d'une loge maçonnique française travaillant au Rite Ecossais Rectifié (R.°. L.°. Kreisteiz à l'Orient de Lorient) Logo du Grand Prieuré de Nouvelle France, obédience maçonnique canadienne travaillant au Rite Ecossais Rectifié On connait aussi "l'ordre du temple" de Fabré-Pelaprat, au début du XIXème siècle, séquence relativement bizarre des avatars templiers. Actuellement, de nombreuses confréries se réclament de l'esprit templier : leurs actes relèvent parfois d'un certain folklore, mais il n'y a sans doute pas lieu de douter de la force de leurs convictions. Il existe aussi toujours des escrocs en cape blanche à croix rouge, dont il convient évidemment de se méfier. L'esprit templier perdurera donc... si deus lo vult. Charles Saint-André Bannière templière Le Beaucéant