La
seconde moitié du VIe siècle va être marquée par la rivalité entre deux
reines, les célèbres Frédégonde et Brunehaut, rivalité qui bouleversera
à maintes reprises la donne politique. De cette époque, l’histoire a
retenu la multitude des crimes, des intrigues et des méfaits de
Frédégonde qui, dès le Moyen Âge, acquiert le qualificatif de « reine
sanguinaire ».
À la mort du dernier fils du roi Clovis et de sainte
Clotilde, Clotaire Ier, qui avait réussi à unifier le royaume franc,
celui-ci est, selon la coutume franque, divisé entre les fils du roi,
d’abord en quatre puis en trois à la mort de l’aîné, Caribert. Gontran
obtient ainsi la Burgondie, avec Orléans pour capitale, Sigebert reçoit
l’Austrasie et s’établit à Reims et Chilpéric, le plus jeune, hérite du
royaume de Neustrie, Soissons étant la capitale. Paris reste dans
l’indivision et peut être occupée à tour de rôle.
Un tel partage ne
pouvait que faire naître les difficultés et les convoitises, notamment
de la part de Chilpéric qui avait reçu la plus petite part et qui
n’était pas d’un caractère particulièrement soumis. Cependant, ce qui va
déclencher la terrible vendetta qui, de 566 à la fin du VIe siècle,
allait ensanglanter la cour et tout le royaume fut la jalousie. D’abord
celle de Chilpéric envers son frère Sigebert puis celle de Frédégonde…
envers tout le monde !
Contrairement
à ses deux frères qui vivaient dans la débauche et qui épousaient
volontiers des femmes de la plus basse extraction, Sigebert avait une
haute idée de son rang et ne désirait qu’une épouse de sang royal. Il la
trouve en Espagne, alors royaume wisigoth, en la personne de la belle
Brunehaut.
C’était, raconte Grégoire de Tours, une jeune fille
de manières élégantes, belle de figure, honnête et décente dans ses
mœurs, de bon conseil et d’agréable conversation. Bref,
l’opposé absolu des femmes avec qui vivaient ses chers frères. Et,
Sigebert, qui décidément était l’exception de la famille, désirait
vraiment être fidèle à son épouse.
Les réjouissances ordonnées par
le roi d’Austrasie pour célébrer son union avec une princesse de si haut
rang allaient raviver la jalousie de son frère Chilpéric.
Ce
dernier avait épousé Audovère, dont il avait eu trois fils, et vivait
avec une servante de la reine, une Franque du nom de Frédégonde. Mais
qu’était une servante, aussi belle et intelligente fût-elle, face à
l’orgueil démesuré de Chilpéric ? Voyant Sigebert honoré pour son
illustre mariage, Chilpéric décide tout simplement de l’imiter ! Il
renvoie -officiellement- épouse et concubines et demande la main de
Galswinthe, la sœur de Brunehaut. Là encore, Chilpéric révèle son
caractère jaloux et infantile : son mariage est fastueux, splendide,
bref, supérieur en tous points à celui de Sigebert ! Le roi entoure sa
nouvelle épouse de toute la tendresse dont il est capable ; il loue sa
vertu… jusqu’à ce qu’il se lasse de jouer au bon mari. Galswinthe était
parfaite, certes, mais elle l’ennuyait à mourir !
En épousant
Galswinthe, le roi avait promis de se séparer de ses femmes. Et en
effet, il avait répudié Audovère et l’avait enfermée dans un couvent.
Mais Frédégonde, elle, était restée à la cour au service de la nouvelle
reine. Patiente, elle attendait dans l’ombre ce qu’elle savait
inéluctable : le retour du roi dans sa couche.
La reine est morte, vive la reine !
Galswinthe, profondément affectée par la trahison de Chilpéric, désire
se retirer. Le roi pouvait garder son douaire, peu lui importait. Tout
ce qu’elle voulait, c’était retourner chez son père. La solution
convenait sans doute tout autant à Frédégonde qu’à Galswinthe, mais
Chilpéric voulait garder le prestige de son mariage. Et, de son côté,
Frédégonde était résolument contre un quelconque partage du lit royal.
Peu après, la malheureuse Galswinthe est trouvée dans son lit,
étranglée. Ce fut le premier crime…
Après quelques jours de deuil,
réduits au strict minimum, où il pleure amèrement la jeune femme,
Chilpéric épouse Frédégonde. Cet événement allait être le prélude à plus
de trente ans de guerre et de rivalité.
En apprenant la mort de sa belle-sœur, Sigebert entre dans une colère noire. Chilpéric méritait un châtiment exemplaire…
En l’année 568, Sigebert rassemble ses armées et fait appel à son
frère Gontran, roi de Burgondie, qui voyait là l’occasion de dépouiller
le frère maudit de ses domaines. Selon les dires de Grégoire de Tours,
les deux souverains avait tout simplement prévu de détrôner Chilpéric.
Mais Gontran n’aimait pas particulièrement faire la guerre -chose
curieuse pour un Mérovingien- et, après quelques escarmouches, il se
fait diplomate et convainc ses frères de se présenter devant le Mâl, un
tribunal de leudes.
Chilpéric fait amende honorable et accepte de
rendre le douaire de la pauvre Galswinthe qui revient alors à sa sœur,
Brunehaut. Tout rentrait dans l’ordre.
Quatre ans plus tard, les
fils de Chilpéric étant désormais en âge de conduire les armées, le roi
de Neustrie décide de récupérer le douaire de Galswinthe. Il lance ses
fils contre les armées de Sigebert… qui les écrase sans difficulté. Il
avait fallu de longs mois et plus d’une traîtrise pour décider Sigebert à
se défaire de son frère définitivement, mais l’avancée de son armée fut
telle que, en 575, Chilpéric et Frédégonde durent se réfugier dans
Tournai assiégée. Brunehaut, qui avait été privée de sa vengeance quatre
ans plus tôt, la tenait enfin… C’était compter sans l’extraordinaire
sens de la manipulation de Frédégonde.
« Si tu y vas dans l’intention de ne pas tuer ton frère… »
Frédégonde armant ses sicaires (illustration du XIXe siècle).
Alors qu’il marchait à la tête de ses troupes contre Chilpéric,
Sigebert s’était entretenu avec l’évêque saint Germain qui l’avait mis
en garde :
-Si tu y vas dans l’intention de ne pas tuer ton
frère, tu reviendras vivant et vainqueur ; mais si tu as d’autres
pensées, tu mourras. Sigebert, poussé par la haine, méprisera
les conseils du saint homme. Et c’est Frédégonde qui accomplit la
prophétie : convoquant deux jeunes leudes tout dévoués à sa famille,
elle les arme de scramasaxes -les longs poignards francs- à la lame
empoisonnée. Leur mission : tuer Sigebert ! Ce qu’ils font près de
Vitry.
La mort de Sigebert jette l’effroi dans les rangs de l’armée
austrasienne qui se disperse laissant le corps de son roi à l’abandon
et Brunehaut seule dans Paris.
Chilpéric, sauvé par le crime de sa
femme, poussa l’hypocrisie jusqu’au bout : il s’empara de l’un des
meurtriers, le fit torturer et enfin tuer puis, récupérant la dépouille
de Sigebert, il lui rendit, en larmes, les derniers honneurs…
Le
rêve de vengeance de Brunehaut s’écroulait. Pire, elle était prisonnière
de Chilpéric. Seul son fils Childebert, âgé de cinq ans, avait pu
échapper à son oncle, quittant Paris caché dans un panier à provisions…
La reine d’Austrasie exilée à Rouen, ses filles reléguées dans un
couvent de Meaux, Chilpéric enrichi par le trésor de sa belle-sœur et
Childebert II trop jeune pour se venger : la guerre fratricide allait
s’éteindre faute de prétendant…
Mais Brunehaut, âgée d’à peine
vingt-huit ans, était très belle et Mérovée, le fils de Chilpéric, en
âge de tomber amoureux… Chargé par son père de conduire Brunehaut à son
exil rouennais, Mérovée succombe au charme de l’altière princesse
wisigoth et l’épouse.
C’est le moment que choisissent les
Austrasiens pour assiéger Soissons : Frédégonde, en fuite, rejoint le
roi à Rouen et lui révèle que cette attaque est le fruit d’un complot
entre les Austrasiens et… Mérovée ! Pour prix de sa trahison, ce dernier
est déchu de ses droits à la succession, tonsuré et exilé. Il s’enfuit
et rejoint Brunehaut qui a pu gagner l’Austrasie… Mais les malheurs du
jeune prince ne sont pas encore finis : soupçonné par les leudes
austrasiens de vouloir s’emparer du pouvoir, il est obligé de s’exiler à
nouveau. Errant de ville en ville, vivant caché, le pauvre Mérovée
croit voir enfin une porte de sortie quand quelques nobles viennent le
trouver et le décident à renverser son père. L’aventure s’arrête soudain
quand Mérovée apprend que les leudes en question sont au service de la
reine Frédégonde qui, lasse de chasser cette proie, a décidé de porter
l’estocade. Désespéré, Mérovée se suicide en 578.
Une fois de plus,
Frédégonde a réussi son coup. Son beau-fils Théodebert était mort sur
le champ de bataille en 575 ; Mérovée, grâce à un savant complot, venait
de mourir ; il ne restait plus que Clovis et le trône reviendrait à ses
propres rejetons…
Le mea culpa de Frédégonde
Mais avant même que la « reine sanguinaire » ne s’occupe du « cas » de
son dernier beau-fils, une série de cataclysmes s’abat soudain sur le
royaume : les fleuves débordent, Orléans est ravagée par un incendie,
Bordeaux touchée par un tremblement de terre et une épidémie de variole
s’étend sur Paris. Les deux fils de Frédégonde, Clodebert et Dagobert,
sont touchés.
Désespérée, Frédégonde est saisie de remords -tardifs il est vrai- et dit au roi, selon Grégoire de Tours :
-Voilà
trop longtemps que la miséricorde divine supporte nos mauvaises actions
; elle nous a souvent frappés de fièvres et d’autres maux et nous ne
nous sommes pas amendés. Voilà que nous perdons nos fils ; voilà que les
larmes des pauvres, les gémissements des veuves, les soupirs des
orphelins les font périr et il ne nous reste plus d’espérance d’amasser
pour personne ; nous thésaurisons et nous ne savons plus pour qui…
Maintenant, si tu veux, allons brûler ces injustes registres… Fais ce
que tu me vois faire, afin que, si nous perdons nos chers enfants, nous
échappions du moins aux peines éternelles ! Ce fut peine
perdue et les deux jeunes princes périrent. Ces derniers enterrés,
Frédégonde retrouve la bonne vieille haine d’autrefois. Elle avait perdu
ses fils ? Eh bien, elle perdrait le dernier rejeton d’Audovère !
Voilà donc que Frédégonde accuse Clovis d’avoir empoisonné ses fils et
de vouloir éliminer Chilpéric et sa femme. D’ailleurs, sa maîtresse, une
sorcière reconnue, l’a avoué… après quelques heures passées en
compagnie du bourreau ! Chilpéric, décidément aveuglé par sa peur
pathologique du complot et sous l’emprise totale de son épouse, livre le
jeune homme aux douces mains de sa belle-mère. Quatre jours de torture
ne feront rien avouer au jeune prince qui finit tout de même assassiné…
Mais ce n’était pas encore suffisant pour assouvir la colère de
Frédégonde : elle fait assassiner la pauvre Audovère, reléguée depuis
des années dans un couvent avec sa fille Basine.
Résultat :
Chilpéric n’a plus aucun héritier ! Heureusement, Frédégonde était
féconde et, dans l’année qui suit, elle lui donne un autre fils,
Thierry… qui devait mourir à son tour en 584. L’événement a son
importance : une fois de plus, Chilpéric se retrouve sans fils et, une
fois de plus, Frédégonde fait passer sa colère sur des innocents. Elle
fait arrêter à Paris des dizaines de femmes, les accusant de
sorcellerie, les fait torturer et mettre à mort. Seule la naissance d’un
petit Clotaire fera cesser ces horreurs…
« Il n’a jamais aimé vraiment personne et personne ne l’a aimé »
Chilpéric avait enfin un héritier et songeait au prochain mariage de
sa fille Rigonde avec un prince wisigoth quand, un soir de 584, alors
qu’il revenait de chasse dans la forêt de Chelles, il est assassiné.
Il a dévasté et incendié de très nombreuses provinces. Il n’en
éprouvait nul chagrin, mais au contraire de la joie, comme jadis
Néron
quand il déclamait une tragédie devant l’incendie de Rome. Il était
porté à la gloutonnerie, car son dieu était son ventre… Il détestait les
intérêts des pauvres. Il blasphémait sans arrêt contre les prêtres du
Seigneur… En ce qui concerne la débauche et la dépravation, il est
impossible d’imaginer un excès qu’il n’ait pas commis. Il se plaisait à
trouver des coupables et leur faisait arracher les yeux. Il n’a jamais
aimé personne et personne ne l’a jamais aimé. Tel est le
jugement, sans appel, que Grégoire de Tours a porté sur le roi
Chilpéric. Lisant ces lignes, il paraît même incroyable que Chilpéric
n’ait pas été assassiné plus tôt. Mais qui a commandité ce meurtre ?
Certains ont prétendu que c’était Frédégonde, parce que le roi l’avait
surprise avec un de ses leudes, Landry, dans une attitude plutôt
compromettante. Et on avait déjà accusé la reine de tant de crimes,
alors, un de plus ou de moins. D’autres ont avancé le nom de Brunehaut…
Qui sait ? Ce qui est sûr, c’est qu’avec la mort de Chilpéric,
Frédégonde se trouve en grande difficulté : régente pour son fils âgé
d’à peine quatre mois, elle vient surtout de perdre son meilleur
protecteur !
« Tu seras maudite dans les siècles ! »
À peine a-t-elle appris le meurtre de son mari que Frédégonde entasse
vite fait ses richesses dans des chariots et se réfugie à Paris, où elle
se place d’abord sous la protection de l’évêque puis sous celle de
Gontran, son beau-frère.
Frédégonde connaissait suffisamment le
roi des Burgondes pour savoir qu’il ne pourrait refuser son aide à un
enfant, héritier de la race des rois chevelus. De plus, ce serait pour
lui l’occasion de mettre la main, même indirectement, sur le royaume de
Chilpéric. Les beaux sentiments de Gontran serviraient grandement les
desseins de la reine sanguinaire…
Il n’en fallait pas moins pour arrêter Childebert qui réclamait vengeance :
-Rends-moi la femme homicide qui a assassiné ma tante, mon père, mon oncle et mes cousins ! Gontran ne cède pas… pour la plus grande joie de Frédégonde qui peut ainsi reprendre ses « activités ».
Les premiers à en faire les frais seront Childebert, qui commençait
sérieusement à inquiéter Frédégonde, et… Gontran lui-même ! Le complot
échoue mais Gontran, naïf, continue à la protéger.
Assassinat de l'évêque Prétextat (illustration du XIXe siècle).
L’évêque Prétextat, qui avait jadis accusé Frédégonde de certains
crimes et qui avait béni le mariage de Mérovée et de Brunehaut, n’aura
pas la même chance… Cela se passait le jour de Pâques 586 :
Le
jour de la Résurrection de Notre-Seigneur étant arrivé, relate Grégoire
de Tours, alors que l’évêque s’était rendu de bonne heure à la
cathédrale pour y accomplir les offices de l’Église et commençait à
entonner les antien-nes selon l’ordre accoutumé, dans un moment où,
entre les psaumes, il était appuyé sur sa chaire, un meurtrier
s’approcha de lui et, tirant un couteau de sa ceinture, le frappa…
Rempli de sang, il étendit ses mains sur l’autel, offrit à Dieu son
oraison, lui rendit grâce puis, emporté chez lui dans les bras des
fidèles, il fut placé sur son lit. Aussitôt, Frédégonde vint le voir et
lui dit :
-Nous n’aurions pas voulu, ô saint évêque, non plus que
le reste de ton peuple que, pendant l’exercice de tes fonctions, il
t’arrivât une telle chose. Mais plût à Dieu qu’on pût nous indiquer
celui qui a osé la commettre afin qu’il subisse le supplice que mérite
semblable crime !
Le prêtre, connaissant la fourberie de ces paroles, lui dit :
-Et qui l’a commise si ce n’est celle qui a fait périr des rois, qui a
si souvent répandu le sang innocent, qui s’est couverte de tant de
crimes en ce royaume ?
Et il ajouta :
-Les ordres de Dieu
m’ont rappelé de ce monde. Toi, que chacun connaît pour être la source
de tous les crimes, tu seras maudite dans les siècles et Dieu vengera
mon sang sur ta tête ! Frédégonde s’affole
Mais voilà que Gontran et le jeune Childebert s’allient et que le roi
de Burgondie fait de son neveu son héritier. Pour Frédégonde, c’est une
catastrophe. Affolée, la reine tente le tout pour le tout. En vain…
Gontran échappe à deux tentatives d’assassinat tout comme Childebert. Et
bien que le commanditaire ne fasse guère de doute, Frédégonde continue
de profiter des beaux sentiments de Gontran…
28 mars 593, nouveau
bouleversement : à l’âge de soixante-huit ans, Gontran meurt. Childebert
hérite donc de ses États et a enfin toute liberté pour assouvir sa
vengeance. À peine son oncle est-il enterré que Childebert lance ses
armées contre le royaume de Neustrie. Mais c’était compter sans
l’incroyable volonté de Frédégonde : tenant son fils âgé de neuf ans par
la main, la reine enflamme le cœur de ses soldats et prend elle-même la
tête de l’armée. Les Austrasiens sont défaits à Droisy, près de
Soissons.
Frédégonde est victorieuse, mais elle sait bien que ce
n’est que partie remise. Et la prochaine fois, pourra-t-elle résister à
l’armée austrasienne ?
Dans le doute, elle décide d’agir… selon les
bonnes vieilles méthodes : en 596 -Frédégonde était infiniment
patiente- Childebert succombe à un empoisonnement !
Childebert
éliminé, Frédégonde aurait enfin pu s’attaquer en toute impunité à sa
vieille ennemie, la reine Brunehaut. Poutant, elle n’en fera rien.
Peut-être juge-t-elle que les leudes austrasiens, qui secouent fortement
le joug de la reine mère, se chargeront de la besogne. Peut-être
préfèrerait-elle voir sa déchéance. Peut-être… mais elle n’en aura pas
l’occasion. La reine sanguinaire, la meurtrière de Galswinthe, de
Sigebert, de Mérovée, d’Audovère, de Clovis, de Prétextat, de Childebert
et de bien d’autres encore, meurt en 597… dans son lit.