Je
suis toujours un peu hésitante lorsqu'il s'agit d'aller voir un film à
thèse, un de ces films que l'on dit "engagés", et que bien souvent je ne
suis pas capable d'apprécier, faute de savoir distinctement faire la
part des choses entre l'explicatif et le subjectif. J'éprouvais une
crainte un peu semblable en allant voir "Versailles", premier film de
Pierre Schoeller. Une histoire de marginaux vivant dans les bois qui
entourent le parc de Versailles, ça me paraissait un peu tiré par les
cheveux. En tout cas, je ne sentais pas le sujet, pas du tout même. Et
puis, du monde des vrais marginaux, je ne connais rien. Juste les
clichés habituels. Qui sans doute sont une manière facile de mettre dans
le même sac des individus aux histoires singulières.
Pourtant,
dès le début du film, mes craintes se sont envolées. Pas de
misérabilisme ou de bons sentiments larmoyants; pas de caractères
grossièrement dessinés pour faire passer le message de l'auteur, aucune
de ces facilités qui plombent souvent les scénarios. Au contraire. Tout
dans ce film est travaillé avec finesse et, me semble-t-il, beaucoup de
justesse. Et principalement le caractère et le parcours des deux héros,
totalement différents. Bien sûr, la vie à la rue déclenche chez eux les
même réflexes de défense et d'endurcissement, les mêmes colères face à
la paperasserie et à l'administration, la même rage face à
l'incompréhension. Mais les convergences s'arrêtent là. Alors que Nina,
la très jeune mère d'Enzo met toute son énergie à sortir de la galère,
Damien rejette fondamentalement la société, ou plus exactement la
méprise. Et l'attachement du petit garçon, si fort soit-il, ne
parviendra pas à l'arracher à son mode de vie solitaire et marginal
(même s'il ne s'agit en l'espèce que d'une solitude mineure, dans une
micro société reconstruite à son image, juste à la lisière de la ville).
Parce
que finalement Damien est un drôle de marginal: un homme qui semble
avoir eu une enfance structurée, qui connaît les codes et les règles de
la vie en société mais en refuse les exigences. Toute idée d'obligation
lui pèse comme un asservissement dont il n'a de cesse de se libérer. Un
psy irait sans doute chercher très loin dans l'enfance les causes de
cette vie en zig-zag, de cette incapacité à supporter les contraintes
(qu'il impose finalement aux autres, sans aucun état d'âme). A ce stade,
je dois avouer que ce type d'attitude me rend viscéralement allergique.
Je n'ai pas beaucoup de certitudes dans la vie, mais ma conception du
respect de la liberté d'autrui, me conduit à penser que chacun a le
droit de vivre comme il l'entend, même celui de ne pas travailler ("j'me casse; on n'est pas des bêtes"
dit Damien après quelques jours de travail dans une entreprise de
bâtiment) et de vomir sur la société. Chacun en a le droit. En
contrepartie, il me paraîtrait cohérent de ne pas appeler
systématiquement à l'aide le "système" (social ou familial) que l'on a
si ardemment dénigré. Question de logique, mais pas si évidente que ça,
finalement. En tous cas, pas pour Damien. Et c'est peut-être ce côté
calculateur qui me le rend franchement antipathique.
Nina,
c'est tout le contraire. Elle erre, seule avec son fils dans la ville,
dort dans des cartons, s'autorise une toilette de chat entre deux
voitures en stationnement. Pas de boulot, pas de logement, un jeune
enfant qu'elle aime, mais dont elle perçoit confusément qu'il constitue
un obstacle entre elle et son insertion dans le monde du travail. Parce
qu'elle veut travailler Nina, se former, se couler dans le moule. Elle a
des rêves tout simples, et une incapacité à ouvrir la bonne porte.
Lentement
l'histoire se met en place. Une rencontre improbable, dans les bois qui
entourent le château de Versailles, une opportunité formidable de
modifier le cours d'une vie qui n'est plus qu'une survie. Nina abandonne
son fils à Damien le temps de se construire ailleurs. Dès lors Nina et
Damien vont vivre des jours différents. Tandis que l'une échappe à un
destin trop vite scellé, l'autre découvre la force d'un sentiment bien
proche de l'amour paternel. Pour Enzo, il fera quelques entorses à ses
principes de vie, renouant même en apparence un ersatz de dialogue avec
son père, auquel il confiera de facto la garde du petit garçon.
En
regardant le film, je me demandais comment un enfant ballotté comme
Enzo pourrait, dans sa vie d'adulte, accorder sa confiance. Marchant des
heures toute la journée à coté de sa mère, dormant avec elle sur des
cartons, ne parlant qu'avec elle, il n'a pas d'autre attache que Nina. A
cet âge où la personnalité d'un enfant se structure, elle est son seul
point fixe. Et voilà qu'elle l'abandonne. A un inconnu. La détresse du
regard de l'enfant (merveilleux petit acteur) donne la mesure de la
douleur de l'abandon. Alors Enzo s'accroche à Damien avec toute la force
de son amour, cette fidélité silencieuse et absolue qui oppresse le
spectateur qui imagine, hélas, la suite de l'histoire. Damien
l'abandonne à son tour, repart dans sa vie marginale. L'enfant reste là,
immobile dans le jardin des parents de Damien, sonné. Ma fibre
maternelle a été bien malmenée au cours de cette séquence...
Le
regard de Pierre Schoeller sur l'enfance a quelque chose de très
émouvant. Et de souvent très juste. Il y a en particulier dans le film
une scène absolument sublime et qui en même temps appelle le sourire des
grands adultes que nous sommes. C'est celle dans laquelle le petit
Enzo, que Damien secoué par une violente pneumopathie envoie chercher du
secours, se met à courir vers le château, en grimpe l'escalier central
aussi vite que ses petites jambes le lui permettent, traverse les salles
en enfilade jusqu'à la chambre royale et appelle à l'aide celui qu'il
prend pour le Valet du Roi (et dont un jour Damien, racontant une
histoire, lui avait expliqué qu'il pouvait résoudre tous les problèmes).
Merveilleux petit bonhomme!
Quelques
critiques ont comparé Enzo au Kid de Chaplin. C'est vrai qu'il y a une
certaine filiation, si je peux dire, entre les deux personnages, cette
petite main qui veut serrer celle de l'adulte, cet attachement sans
limite ni calcul, et surtout ce regard confiant de l'enfance. Il faut
dire que le film de Schoeller est servi par le choix d'acteurs
exceptionnels dans leur rôle: Guillaume Depardieu qui donne le sentiment
de vivre le film plutôt que le jouer, visage émacié, chevelure
poisseuse, démarche chaotique, et Max Baissette de Malglaive dont le
regard traduit à la nuance près tous les sentiments qui l'habitent.
Extraordinaire!
Je me rends compte
que je suis bien bavarde, que je m'attarde peut-être trop longuement sur
ma perception de ce film. Mais il est à mon avis une réelle réussite
(porté par des acteurs inspirés), un de ces rares films à plusieurs
entrées qui autorisent des lectures multiples et qui cheminent en nous
longtemps après que les lumières se soient éteintes...