Non loin de Cloyes, sur la côte septentrionale du Loir, se dresse le gros bourg de Montigny-le-Gannelon (anciennement orthographié Montigny-le-Ganelon), fièrement campé sur des rochers granitiques. Au-dessus s’élève, orgueilleux et superbe, son magnifique château féodal — en partie détruit, le reste ayant en outre subi de nombreuses transformations au cours des siècles, notamment sous la Renaissance et au XIX
e siècle — tout plein de grands souvenirs : aventures galantes, mêlées à des histoires de cape et d’épée, qui inspiraient jadis la verve des troubadours.
C’était, en ce temps-là, une petite ville close et fortifiée comme une place de guerre. Le château, dûment flanqué de bastions, ajoutait à ses moyens de défense et facilitait au seigneur de céans l’entreprise de ses desseins belliqueux au dehors, sûr qu’il était de ne point trouver la place prise à son retour : genre de rapt très à la mode au Moyen Age. Certes, Montigny-le-Gannelon a bien perdu de son importance ; mais il est facile de se faire une idée de ce qu’il devait être, alors qu’éclairé par les derniers rayons d’un soleil couchant, sa majestueuse silhouette se dessinait de profil à travers les premières brumes du soir.
Château de Montigny-le-Gannelon |
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Jadis, la seigneurie de Montigny relevait de la tour de Châteaudun. D’après la tradition du pays, Charlemagne en avait gratifié le chevalier de Ganelon, qui le trahit ensuite à Roncevaux. Nous verrons pourquoi plus loin.
La fille de Ganelon s’étant fiancée à Roland, pour lequel son père avait de l’aversion, deux fois lâche et félon, ledit chevalier de Ganelon l’aurait livré au roi Marsile. Ainsi le veut la croyance populaire, à telles enseignes que dans les rixes fréquentes qui survenaient, naguère encore, entre les gens de Montigny et ceux de Cloyes, ces derniers jetaient à leurs voisins le mot de trahison en manière d’injure et de défi. Emile Maison, qui nous rapporte cette tradition, se souvient d’avoir lui-même jeté ce méchant reproche à mes camarades de l’autre côté du Loir : « Montigny-le-Gannelon, où s’est fait la première trahison ! » telle était la formule, restée pour la plupart, sinon pour tous, à l’état d’énigme. De tout temps, du reste, ceux de Montigny ont eu la réputation d’être querelleurs endiablés.
Aux fêtes patronales des communes environnantes, les jeunes gens de Montigny se prenaient souvent de dispute avec ceux des pays voisins, et il en résultait presque toujours des luttes corps à corps, d’aucunes fois à coups de pierre, en se servant de la fronde. Qui sait si cet esprit querelleur, ce besoin de batailles n’était, n’est pas un souvenir instinctif, faisant suite aux habitudes guerrières contractées par leurs aïeux, lorsque Montigny était ville fortifiée, qu’on y faisait le guet et que le château était confié à leur garde.
Il existe plusieurs légendes des bords du Loir, parmi lesquelles celle de
La Dame de Montigny-le-Gannelon. Encore aujourd’hui, écrit Emile Maison à la fin du XIX
e siècle, les vieillards de nos campagnes la racontent à leurs petits-enfants, comme leur ayant été narrée à eux-mêmes par « défunts nos ancêtres » ; car, pour n’être point barons, ils se flattent d’avoir des ancêtres comme ceux-ci, et n’ont point tort.
De cette légende, aussi bien, paraissent découler certains faits dignes de remarque, à cause du singulier surnom que portent depuis trois siècles les deux villages dont elle fait mention. Ainsi que toutes les vieilles histoires, le récit qui nous est parvenu se ressent un peu du surnaturel, embelli qu’il a été par une longue série de narrateurs à l’imagination plus ou moins noire. Que le lecteur veuille bien faire la part du diable !
Déjà depuis près de deux ans, sinon davantage, le seigneur de Montigny était parti pour de lointains pays où la guerre avait porté ses ravages, laissant au château son épouse et quelques serviteurs. Celui-là était vraiment possédé de la folie de l’épée ; il disait volontiers de sa longue rapière : « Madame » ; ce dont la châtelaine se montrait fort jalouse, non point qu’elle l’aimât, au moins ! La preuve du contraire se verra par la suite ; mais d’ores et déjà, que chacun retienne bien ceci : « Le cœur de la femme est un puits où oncques aucun homme n’est descendu. »
Combien différente était la châtelaine de son époux ! Autant celui-ci avait l’humeur cordiale et compatissante, autant celle-là, au contraire, se montrait dure et hautaine, et grande était la crainte qu’elle inspirait à ses vassaux ; car ils avaient à souffrir de son mauvais caractère, lorsque le châtelain la quittait pour se mettre en voyage ; aussi le retour du maître était-il attendu avec impatience et fêté avec joie par tous ces pauvres gens.
Donc, on attendait son retour, et des mois entiers s’écoulaient sans nouvelles aucunes. Ce fut dans cet intervalle d’attente que la dame de Montigny fit un soir, à la tombée de la nuit, la rencontre d’une mendiante, accompagnée de sept petits enfants qui semblaient tous avoir le même âge. La pauvresse s’approcha d’elle pour lui demander l’aumône ; mais la dame lui dit avec dureté : « Une chienne ne porte pas plus de petits que vous d’enfants ! »
A ces mots, la mendiante, qui n’était ni plus ni moins qu’une sorcière, lui répondit : « Vous riez de moi, madame ; eh bien, pour votre punition, vous aurez en une seule couche autant de rejetons qu’une laie a de petits. » Après quoi la pauvresse disparut, et la châtelaine revint au château, riant fort de ce qu’elle venait d’entendre. Or on affirme que quelque temps après, la dame mit au monde neuf enfants, et cela le même jour. Elle devint furieuse et ordonna que l’on se mît à la recherche de la maudite sorcière ; puis, ayant fait venir une de ses suivantes, elle lui dit : « Mon seigneur époux doit revenir bientôt ; comme je redoute sa colère, enlève huit de cette marmaille, et les va jeter dans les eaux du Loir. »
La servante enferma dans un sac les huit pauvres petites innocentes créatures, et, favorisée par la nuit, elle se dirigeait vers le Loir qui baigne la base des coteaux de Montigny, lorsque tout à coup elle entendit venir de son côté des gens d’armes à cheval suivis d’autres à pied : c’était la troupe du seigneur de Montigny. Celui-ci, venant à elle, lui dit d’un ton enjoué : « Où vas-tu, à cette heure, ma mie ? » Elle lui répondit qu’elle allait noyer des petits chiens ; mais son maître lui ayant demandé à les voir, elle dut lui faire confidence.
Château de Montigny-le-Gannelon |
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Le brave châtelain fut tellement pénétré de douleur en apprenant les fautes de son épouse qu’il entra, contre son ordinaire, dans un grand courroux et jura châtiment ; à cette fin, il fit élever secrètement les huit pauvrets dans le bourg ; puis, un jour, d’aucuns disent sept ans après leur naissance, il les fit amener au château, mit au milieu d’eux celui que la châtelaine avait adopté, et les ayant tous vêtus de la même manière, il envoya quérir sa femme et lui fit cette demande : « Madame, où est votre fils ? montrez-le moi ? »
Elle ne le put, car ils se ressemblaient tous comme des bessons. Devenue confuse, puis interdite, elle se jeta aux pieds de son mari ; mais il la repoussa et lui dit : « Quelle mort avez-vous méritée ? » Elle de répondre qu’elle méritait qu’on la jetât du haut du château, enfermée toute nue dans un tonneau garni de pointes et de lames, ne trouvant pas ce supplice disproportionné à sa faute.
Le châtelain ayant donné ses ordres, la malheureuse roula de la sorte jusque dans le Loir dont le courant l’entraîna loin de Montigny. Un homme d’armes la suivait en criant aux curieux des pays riverains : « Laissez passer la justice du haut et puissant seigneur de Montigny-le-Gannelon !... »
Enfin la dolente châtelaine étant arrivée vers le soir entre Saint-Jean et Saint-Claude, villages situés au-dessous de Bouche-d’Aigre, sur le Loir, elle se mit à crier merci. L’homme d’armes, qui la devait suivre jusqu’à Saint-Jean, pour la retirer morte ou vive, eut pitié de ses plaintes ; il retira la cruelle machine et en fit sortir la victime, dans un bien piteux état. Elle demanda des hardes pour se couvrir ; on lui apporta un manteau, et, quand elle l’eut mis sur son pauvre corps meurtri, elle s’écria en rendant l’âme : « Ah ! froid mantel !... »
C’est depuis cette époque que les villages de Saint-Claude et Saint-Jean portent le surnom de
Froidmantel. Pour ce qui est du seigneur dont il est parlé céans, au fond, c’était un loyal cœur et une vaillante lame ; il dut regretter par la suite d’avoir été sans miséricorde, et reconnaître, à part lui, qu’une femme ne met pas au monde neuf enfants, d’un seul coup, sans l’intervention d’une puissance étrangère, esprit malin ou démon.
Sources la France pittoresque.