mardi 29 janvier 2013

Godefroid de Bouillon Chroniques et légendes, 1095-1180


Godefroid de Bouillon
Chroniques et légendes, 1095-1180

Jacques Albin S. Collin de Plancy

1842

(Extraits)

 

XXXVI — TESTAMENT DE GODEFROID II.

Si l'histoire générale des Pays-Bas est trop souvent décousue au moyen-âge,  elle est riche au moins en reliefs brillants, qu'il ne faut que rassembler pour former une imposante galerie. — Telles sont les scènes du XIIème siècle que nous allons reproduire, et dont les cœurs poétiques sentiront tout le prix.
On lit, dans nos vieilles chroniques, que, le 5 juin de l'année 1142, une réunion extraordinaire de hauts personnages animait des pompes de la Cour la sainte abbaye d'Afflighem, pieuse et austère solitude, bâtie depuis soixante ans seulement, refuge sacré où saint Bernard disait qu'il ne voyait que des anges, quand partout ailleurs, dans cette rude époque, il trouvait à peine des hommes.
L'éclatante arrivée de cette cour, qui jetait du mouvement et du bruit dans l'asile du silence, n'amenait pourtant ni la joie, ni les fêtes. Tous ces nobles seigneurs paraissaient dans le deuil. Les hommes d'armes qui encombraient les avenues portaient la tristesse empreinte sur leurs visages. Si dans les sombres corridors on entendait les pas pesants des gentilshommes et des archers, la voix humaine semblait devenue muette; et sans la variété des costumes, les armures étincelantes et la multitude des hôtes, on eût pu croire l'abbaye d'Afflighem toujours habitée par ses seuls religieux. Toutefois, l'empressement et l'inquiétude de toutes les physionomies eussent révélé quelque chose de terrestre et l'attente d'un événement grave.
Tout le monde se rendait à la grande salle, attenante à la chapelle. C'était le lieu où l'abbé d'Afflighem, qui était seigneur souverain, donnait ses audiences et réglait sa justice, que tempérait toujours la mansuétude. Là, en ce moment, sur un lit couvert de somptueuses draperies, où l'aiguille avait brodé en or le lion de Brabant, se trouvait un homme qui paraissait âgé de trente-cinq ans. Il était pâle, défait, amaigri, et semblait s'éteindre d'une maladie de poitrine. Cet homme était Godefroid II, dit le Jeune, duc de Brabant, marquis d'Anvers et duc de Lotharingie. Une belle et noble dame, la jeune princesse Lutgarde, son épouse, était assise auprès du chevet, tenant sur ses genoux un enfant d'un an, l'espoir des Brabançons.
Le prince malade souleva sa tête affaiblie, quand l'abbé d'Afflighem introduisit les seigneurs convoqués; et Lutgarde essuya ses yeux rouges de larmes. Les sires de Diest, de Wemmel, de Bierbeck et de Wesemaele se rangèrent à droite du lit, autour de la Duchesse. Arnulphe, comte d'Aerschot, sénéchal de Godefroid II, Herzo, son chambellan, Henri d'Assche, son porte-étendard, se placèrent en silence de l'autre côté.
On vit entrer ensuite les sires de Dilighem, de Cobbeghem, de Zellick, de Dilbeck , de Bodeghem, de Lorebeck, de Berseele, de Haeren, de Lennick. de Droogenbosch, de Gaesbeck, de Ganshoren. de Masenseel, de Liedekerke, de Ravestein, les dames d'Anderlecht, de Brandenbourg, et la plupart des autres fidèles vassaux des ducs de Brabant.
Ceux de la puissante maison de Berthold, seigneurs de Grimberg, avoués de Malines, avaient été appelés aussi. Mais sachant d'avance quelles étaient les résolutions de Godefroid II, résolutions qu'ils ne voulaient pas approuver, ils ne se présentèrent pas. Tous leurs parents et tous les nombreux vassaux dont ils étaient suzerains firent défaut comme eux au rendez-vous d'Afflighem.
Le comte d'Aerschot, au nom de son seigneur le noble duc de Brabant, ayant invité tous les assistants à s'asseoir, Godefroid II se mit péniblement sur son séant; puis il dit lentement ces paroles, que l'abbé d'Afflighem écrivit, à mesure qu'elles étaient prononcées, pour conserver ainsi l'expression formelle des dernières volontés du bon duc, lequel entendait les donner comme son testament:
« Chevaliers, mes fidèles vassaux et mes braves amis, j'avais espéré une plus longue vie au milieu de vous. Le Ciel en ordonne autrement; et je sens qu'il faut nous séparer. Il n'y a pas deux ans que mon père Godefroid Ier est mort. Illustré dans la Croisade et dans les travaux d'un long règne, le noble prince, qui a rehaussé son duché de Brabant par la dignité de duc de Lotharingie. repose dans cette pieuse abbaye d'Afflighem. J'ai voulu vous réunir ici, entre la tombe de mon père et le berceau de mon fils, pour donner plus de solennité à notre dernière entrevue.
"Je vous ai connus, dans tous les temps, loyaux et fidèles. Vous m'avez aidé à consolider dans les mains des ducs de Brabant ce titre de duc de Lotharingie, conquis par mon père. Aujourd'hui, chevaliers, jurez-vous de soutenir et de défendre mon fils Godefroid III, cet enfant que voici et qui va être votre prince? Car je ne suis plus qu'une ombre. Mes fidèles, ce petit enfant que je vous laisse et qui devient votre duc ne peut encore vous entendre. Mais Dieu est là; et j'emporte vos serments dans son sein. »
Tous les vassaux s'étaient levés, le cœur ému et la larme à l'œil. Ils s'avancèrent successivement, d'un pas grave, mirent le genou en terre et jurèrent tous, sur la tête de l'enfant, qui leur souriait dans les bras de sa mère, de le protéger de leurs biens et de leurs vies, — de l'aimer, — de le servir comme leur duc, — de le garder et de le maintenir, — appelant sur eux l'anathème, si jamais ils tombaient dans le parjure.
La figure de Godefroid II se ranima. Il reprit:
« Que Dieu vous rende, mes fidèles, la joie que vous me donnez. Mais, vous le voyez, nos plus puissants vassaux ont méprisé notre appel. La maison de Berthold marcherait-elle donc à la félonie? Les deux frères, Gauthier de Malines et Gérard de Grimberg, eussent voulu la tutelle de mon fils. Pouvais-je confier le jeune duc de Brabant à cette famille si ambitieuse et si puissante, qui bientôt peut-être eût convoité le trône ducal?
» Je souhaite que notre enfant ( car vous l'adoptez, chevaliers,) ne soit pas enlevé à sa noble mère. C'est l'unique prière qu'elle m'ait faite. Je lui nomme pour tuteurs, — si vous le trouvez bon, — les dignes seigneurs Gérard de Wesemaele, Jean de Bierbeck, Henri de Diest et Arnold de Wemmel. Je charge de gouverner son enfance le bon sire de Gaesbeck, notre ami à tous. Approuvez-vous ces choix , mes fidèles? »
Les vassaux du noble duc s'inclinèrent tous et jurèrent avec effusion de faire respecter ses dernières volontés. L'abbé d'Afflighem les ayant mises sur un parchemin, tous ceux des assistants qui savaient écrire les signèrent; les autres y posèrent leurs sceaux. Le cachet de l'abbaye, qui portait les clefs de saint Pierre unies aux armes ducales, ferma l'enveloppe de ce testament.
Alors, le malade, faisant un nouvel effort, déclara que, se sentant mourir, et ne pouvant plus songer qu'au salut de son âme, il abdiquait en ce même moment le pouvoir, dont il espérait n'avoir pas abusé, et qu'il le transférait à son fils, sur qui il appelait la bénédiction de Dieu. Aussitôt les hérauts-d'armes proclamèrent le petit enfant duc sous le nom de Godefroid III. Tous les seigneurs et tous les chevaliers lui firent l'hommage accoutumé dans les mains tremblantes de sa mère et en présence des quatre tuteurs.
La réunion se rendit ensuite au réfectoire des moines, où une collation était préparée. Le petit enfant fut assis à la place de son père; et tous les assistants burent dans la même coupe — à son avenir!
Le bon duc Godefroid II, à qui le dévouement de ses vassaux fidèles avait causé une vive joie, se fit transporter à Louvain. Il y mourut huit jours après.
A la nouvelle de cette mort, les deux frères de la maison de Berthold, qui, depuis quatre cents ans fiers et riches , se regardaient comme souverains indépendants de Malines, quoique vassaux du duc de Brabant, et qui possédaient à Grimberg, près de Vilvorde, une forteresse réputée imprenable, les deux frères Gauthier et Gérard, furieux de ce qu'ils étaient exclus de la tutelle du jeune duc, quoiqu'ils se fussent attendus à cette mesure, annoncèrent qu'étant les plus puissants du pays et par conséquent les plus intéressés à la paix publique, ils allaient réclamer, les armes à la main, cette tutelle, qui ne pouvait leur être ôtée sans injure, ni remise en d'autres mains sans troubles.
Ils ne parlaient plus comme vassaux. Au contraire ils profitaient de l'occasion pour nier le devoir qui les liait au duché de Brabant, disant qu'ils tenaient de Pépin-le-Bref la seigneurie de Malines, et qu'ils n'en devaient qu'un hommage de forme à l'évêché de Liége, qui autrefois avait protégé leur fief.
Lutgarde, la duchesse veuve, âgée de vingt-quatre ans, était une femme douce et timide. Elle s'épouvanta pour son fils. Le Brabant, épuisé par la Croisade, n'avait pas alors les grandes ressources qu'il eut depuis; et les domaines populeux de la maison de Berthold s'étendaient jusqu'à l'Escaut. Mais les tuteurs du petit duc étaient des hommes dignes du choix honorable que le Souverain avait fait d'eux; ils ne se troublèrent point. Ils firent sommer les chefs insoumis de venir rendre le serment féodal et jurer la foi de service qu'ils devaient à leur prince. Leur message ayant été repoussé formellement, ils déclarèrent Gauthier de Malines et Gérard de Grimberg félons et rebelles.



XXXVII – LA BATAILLE DE RANSBEECK

Des deux côtés on courut donc aux armes.
Les seigneurs de Malines, dont l'opulence s'accroissait tous les jours par un vaste commerce, entretenaient des archers et gens de guerre en tel nombre, que leur ville s'appelait alors Malines-la-Belliqueuse. Ils rassemblèrent à la hâte tous les chevaliers qui leur étaient attachés comme parents, comme alliés, comme vassaux, et tous ceux qui dépendaient de leur maison par des intérêts de commerce. Ils eurent bientôt une armée trois fois plus nombreuse et plus formidable que celle de l'enfant-duc.
Lutgarde et les quatre tuteurs, que des actes d'hostilité et de rébellion, commis du vivant même de Godefroid II, avaient mis sur leurs gardes, venaient aussi de lever toutes leurs forces. Le nombre de leurs hommes de guerre était petit.
Comme on vit bien qu'avec de telles ressources on ne pourrait soutenir une lutte qui devait être sérieuse et longue, Lutgarde, qui était une princesse de la maison de Luxembourg, rappela à ses fidèles conseillers que sa sœur Gertrude était femme de l'empereur Conrad III; que sa sœur Germaine était l'épouse du prince héréditaire de Constantinople, Manuel-Comnène; que le jeune duc de Brabant, par elle ou par son père, était allié aux cours de France, d'Angleterre, de Hollande, de Flandre et de Hainaut:
— Il faut, ajouta-t-elle, réclamer les secours de tous ceux qui tiennent à nous. Ils ne laisseront pas l'orphelin sans défense. Si le comte de Luxembourg et de Namur, notre cousin, n'était occupé à nous remettre en paix avec le Limbourg, il viendrait à notre aide. Mais du moins envoyez des messagers à tous nos autres parents.
Des émissaires furent expédiés sur-le-champ. Conrad III promit des troupes qui ne vinrent point. Manuel-Comnène ne donna que des paroles. Le roi de France et les autres princes s'occupaient uniquement des Croisades. Thierry d'Alsace, comte de Flandre, quoiqu'il se livrât aussi avec ardeur aux devoirs de la guerre sainte, fut le seul qui prit intérêt à la cause de l'enfant. Mais les secours qu'il donna d'abord n'étaient pas capables de sauver le Brabant. Il avait sur ses terres une de ces bandes indisciplinées, que l'on voit dans le même temps en France, en Allemagne, en Angleterre et dans les Pays-Bas, sous les noms de Routiers, de Compagnies-Franches , de Grandes-Compagnies et de Brabançons, parce que le Brabant fournit au douzième siècle beaucoup de ces aventuriers. C'étaient des hommes de tous pays; échappés à la glèbe dans les Croisades, ils se réunissaient en bandes nombreuses, vendaient leurs services au premier prince qui avait besoin de troupes et vivaient de guerre et de pillage. On en vit de très-vaillants dans les batailles. Mais ils étaient souvent gens de bruit et de désordre plutôt que bons guerriers. Ceux que Thierry d'Alsace envoya comme soutiens du berceau de Godefroid III venaient de quelque expédition lointaine. Leur petit nombre et le mauvais renom qu'ils s'étaient fait dans le pays rassurèrent mal les chefs du Brabant.
Les troupes aguerries et disciplinées des seigneurs de Malines s'étaient emparées de Vilvorde et des villages voisins, qu'elles avaient livrés aux flammes. Elles portaient la dévastation dans les campagnes et jetaient la terreur jusqu'aux portes de Bruxelles. Les quatre tuteurs, renforcés de la bande fournie par Thierry d'Alsace, marchèrent à l'ennemi. Gérard de Wesemaele, qu'on trouve nommé dans quelques titres d'alors maréchal de Brabant, était chargé du commandement de l'armée ducale. Il disposa habilement ses troupes, qui prirent confiance quand les aventuriers, voulant montrer qu'ils valaient mieux que leur renommée, demandèrent à marcher à l'avant-garde et à soutenir le premier choc. La bataille se livra entre Vilvorde et Bruxelles. La poignée des auxiliaires intrépides se fit tailler en pièces; et la petite armée nationale du Brabant fut repoussée par le nombre jusque dans Bruxelles, dont on se hâta de fermer les portes. La consternation devint générale.
Il fallait une prompte résolution. Tout le monde sentait que Thierry seul, dont les états touchaient au Brabant, pouvait assez tôt donner d'autres secours. Mais comment les lui demander, après l'extermination si rapide du premier renfort qu'il avait envoyé ? Les quatre tuteurs, remettant la garde de Bruxelles et du jeune duc à Lutgarde et aux sires de Gaesbeck et de Horn, montèrent à cheval et se rendirent à Alost. Le comte souverain d'Alost se montrait favorable au Brabant. Ils trouvèrent chez lui Thierry d'Alsace, qui était son frère d'armes, car les deux princes s'étaient croisés ensemble. Ils lui exposèrent l'affreuse extrémité où étaient réduits les Brabançons. Mais malgré leur démarche, leurs supplications et les instances du comte d'Alost qui les appuyait chaudement, Thierry déclara qu'il ne leur permettrait de lever des hommes dans les Flandres qu'à une seule condition expresse et formelle; c'était que le jeune duc, lorsqu'il serait en âge, se reconnaîtrait son vassal, et que présentement ses quatre tuteurs jureraient et signeraient, scellé de leur sceau, cet engagement pris en son nom.
Les bons chevaliers sentirent leur cœur se serrer; de grosses larmes roulèrent dans leurs yeux, à cette proposition qui froissait l'orgueil de leur maître. Dans ces siècles où la fidélité commençait à devenir héréditaire, on donnait déjà ce nom à un enfant. D'un autre côté, ils considéraient avec effroi les pressants dangers de la patrie. Après les avoir laissés quelques instants, le comte d'Alost les prit à part et leur dit:
— Vous ne pouvez hésiter. Les Berthold sont les plus forts; ils seront vainqueurs. Aimez-vous mieux que votre duc soit détrôné ou vassal des avoués de Malines, que vassal du noble comte de Flandre? D'ailleurs, ajouta-t-il tout bas, vous vous engagez seuls. Le jeune duc n'a pas deux ans. Avant qu'il soit majeur, seize années s'écouleront. En ce moment, Thierry d'Alsace, dont vous devez apprécier l'âme héroïque et loyale, est dans toute sa force et dans tout son orgueil. Il va reprendre le chemin de la Palestine; il puisera, dans les saints lieux, des sentiments plus chrétiens: et quand le temps sera venu, vous obtiendrez de lui quelque transaction généreuse. Aujourd'hui, songez à sauver le pays et le trône.
Les tuteurs ne balancèrent plus. Ils jurèrent, quoique en gémissant, et signèrent, sous leur responsabilité personnelle, une promesse de vasselage.
Dès le lendemain, un appel fait aux Flamands par leur vaillant comte mit sur pied en peu de jours une petite armée qui se dirigea sur Bruxelles. Plusieurs chevaliers et bons personnages de la noblesse flamande, engagés par Frédéric d'Alsace, frère de Thierry, tinrent à honneur de marcher à cette guerre.
La Duchesse et les seigneurs du Brabant soupirèrent amèrement, lorsqu'ils apprirent les conditions imposées aux quatre tuteurs. Mais personne ne leur en fit reproche, tant leur fermeté et leur sagesse étaient révérées.
Les Berthold, ayant su l'arrivée des Flamands, se retirèrent dans Grimberg et dans Malines, concentrant dans ces deux places toutes leurs troupes. Le sire de Wesemaele sortit avec quelques détachements pour les harceler. Par représailles des dévastations qu'ils avaient semées autour de Bruxelles, il saccagea les environs de Grimberg et les faubourgs de Malines. Il irrita ainsi les deux frères, à qui il voulait montrer que les Bruxellois n'étaient ni abattus, ni effrayés. Les deux seigneurs rebelles s'ébranlèrent donc; et on apprit tout à coup que leur armée, appuyée sur la redoutable forteresse de Grimberg, se déployait en avant de Vilvorde et prenait position dans les plaines de Ransbeck, près de Trois-Fontaines. Cette armée était plus considérable encore que celle du petit duc, malgré ses auxiliaires flamands.
On trouva que les frères Berthold étaient un peu plus prompts qu'on ne l'eût voulu. Ils avaient appris que le comte d'Alost, qui avait promis son secours aux quatre tuteurs, levait des troupes à la hâte et se disposait à venir. Ils voulaient livrer bataille avant l'arrivée de ce renfort. Wesemaele essaya en vain de gagner deux ou trois jours. Les Bruxellois, piqués par les sarcasmes des guerriers de Malines, déclarèrent qu'ils voulaient le combat. Les Flamands ne témoignaient pas moins d'impatience. Donc le 24 septembre, après qu'elle eut entendu la sainte messe, toute l'armée du petit duc de Brabant, qui formait près de six mille hommes, fut passée en revue dans les rues de Bruxelles.
Comme tous ces guerriers, par de grands cris, demandaient à voir l'enfant pour qui ils allaient combattre, sa mère l'apporta dans ses bras et le présenta aux troupes qui défilèrent devant lui. Il parlait à peine; mais sa beauté et les petits saluts gracieux qu'on lui avait appris à faire avec gentillesse suffirent pour exciter un enthousiasme général.
— Son berceau verra une victoire! disait-on de toutes parts.
Tandis qu'on disposait tout pour sortir le lendemain matin avant le jour, le vieux sire de Gaesbeck vint trouver la Duchesse.
— Madame, lui dit-il, vous avez entendu les cris de l'armée. La journée de demain, si vous le voulez, sera décisive. Il faut pour cela que le jeune prince soit présent sur le champ de bataille.
La Duchesse pâlit à ce mot. Elle pressa son fils contre son sein, comme si elle eût craint qu'on ne le lui ravît à l'instant même.
— Y pensez-vous? dit-elle avec effroi. Sur le champ de bataille un enfant! Oubliez-vous que ce champ de bataille peut devenir un champ de mort?
— Nos ennemis n'approcheront jamais du jeune duc, reprit le vieillard. Les Brabançons ne reculeront pas, lorsqu'ils verront au milieu d'eux le berceau de leur prince.
— Nous irons donc, dit Lutgarde.
Le jour suivant, aux premières lueurs de l'aurore, l'armée alliée, brabançonne et flamande, sortit de Bruxelles en bon ordre. Elle s'alla ranger au-dessus de Strombeck, s'appuyant sur la Senne, devant l'autre armée qui, dans son développement, occupait tout le fond de la plaine. Le hameau de Ransbeck, dépendant de Vilvorde et qui a donné son nom à la bataille, fut presque entièrement détruit dans cette affaire.
Il y avait. près de l'endroit qu'on appelle la Maison-aux-Cailles (Kwakkelhuys), en un lieu que traverse à présent le canal de Vilvorde, qu'on a percé depuis, un bouquet d'arbres devant lequel s'arrêta le cortége qui amenait l'enfant-duc au champ du combat. Un jeune chêne très-élancé s'avançait comme une vedette sur la plaine. Le sire de Gaesbeck ôta le petit prince aux embrassements de sa mère; on suspendit aux branches du chêne le berceau portait l'enfant; l'étendard de Brabant fut déployé au-dessus de cette jeune tête sacrée. La mère inquiète resta au pied de l'arbre, gardée par le sire de Gaesbeck et par quelques serviteurs dévoués qui, à cheval et bien armés, portaient de grands boucliers pour protéger le berceau.
L'armée s'étendait au-devant de ce petit groupe et semblait ainsi commandée par un enfant.
Avant de tirer l'épée, le sire de Horn alla proposer encore aux seigneurs de Malines de remettre la décision de la querelle au jugement de douze vieux seigneurs choisis par les deux partis.
— Pourquoi, leur dit-il, voulez-vous ensanglanter la couronne naissante d'un enfant qui est votre suzerain et qui ne vous a fait aucune offense?
Mais les frères de la maison de Berthold répondirent fièrement que l'affaire ne pouvait plus se vider que par les armes.
Ainsi, on sonna les trompettes. Les soldats frappèrent leurs boucliers de leurs glaives et de leurs lances; on vit briller les haches d'armes; des grêles de pierres, lancées par les frondes, se croisèrent en tous sens avec les flèches et les bâtons aigus, espèces de javelines encore fréquentes alors. La Duchesse tremblante couvrait de ses regards humides le berceau de son fils. La mêlée devint si ardente, si acharnée, si terrible, que la nuit seule put séparer les combattants; et l'on reconnut que la présence du petit duc avait ce jour-là balancé la victoire. Les Brabançons, quatre fois repoussés, avaient quatre fois reculé jusqu'à l'arbre où était le berceau; on n'avait pu les pousser plus loin.
Cette bataille, reprise le lendemain , dura trois jours entiers, furieuse et opiniâtre; et pendant ces trois jours, le berceau où siégeait le petit prince resta suspendu aux branches du chêne, bannière vivante, caressée par le vent, toujours en vue de l'armée. Le Ciel, touché des angoisses de la mère, protégea l'enfant dans ces longs périls. La victoire, après une lutte si constante, après des flots de sang versé, ne se décidait pas encore. Vers le milieu du troisième jour, le comte d'Alost arriva sur le champ de bataille avec les siens. Alors l'ennemi plia; et à la fin de la journée, le petit duc fut salué par les cris de triomphe des Brabançons. Les rebelles avaient battu en retraite.


XXXVIII. - LE MANNEKEN-PIS.

Mais la part que le prince enfant avait prise à la bataille de Ransbeck, avec des circonstances si naïves et si piquantes, devait rester dans les souvenirs. Les Bruxellois plusieurs fois avaient remarqué que leur petit duc, semblant se plaire au grand spectacle qu'on lui donnait, n'en avait témoigné ni effroi, ni impatience. Seulement, de temps en temps il s'était levé ; et se tenant debout, le visage tourné vers l'ennemi, il avait satisfait fièrement à ce léger besoin que l'enfance ressent au moins sans rougir. Chaque fois que cet incident s'était reproduit, il avait été accueilli par de joyeuses et bruyantes clameurs. On voulut garder la mémoire de ces choses singulières. Sur le champ de bataille même, on décida qu'un monument en conserverait la trace. Il fut résolu qu'une petite statue serait élevée au noble enfant, dans la position ingénue où il avait semblé le plus clairement laisser tomber ses mépris sur les rebelles. Le vote fut unanime et spontané.
On fit plus; on enleva le jeune chêne qui avait porté le berceau, et qui devenait ainsi cher et vénéré. On l'emporta à Bruxelles. On le replanta à l'entrée d'une rue, appelée depuis la rue du Chêne; et ce fut tout à côté qu'on éleva la statue d'un enfant haut d'un pied et demi. — Ce monument, en pierre jusqu'à l'année 1648, et alors jeté en bronze par l'habile sculpteur Duquesnoy, se voit toujours à Bruxelles , dans la même place qu'il occupe depuis le XIIème siècle, protégé par une niche en coquille où l'on reconnaît encore la vieille prétention de rappeler un berceau. C'est le Manneken-Pis, dont l'action produit une petite fontaine au moins fort originale, le Manneken-pis, à qui les traditions confuses ont fidèlement conservé le nom de Godefroid, mais sur lequel on a fait tant de contes et tant de suppositions, et que le peuple appelle toujours le plus ancien bourgeois de Bruxelles.
Retournons cependant à l'année 1142.
Si la victoire de Ransbeck avait affermi les droits et la puissance de l'enfant-duc. elle ne termina pas la guerre. On ne put prendre la forteresse de Grimberg, où l'ennemi s'était réfugié et d'où il faisait de temps en temps des sorties qui désolaient le pays et le couvraient d'incendies et de brigandages.
Gauthier Berthold partit en 1147 pour la Croisade prêchée par saint Bernard. Mais son frère Gérard, que l'on disait le plus mauvais, resta et maintint les hostilités. Ce cruel état de choses devait durer jusqu'à la majorité de Godefroid III.
(…)
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LE VRAI MANNEKEN-PIS ?




La légende habituelle du plus célèbre citoyen de Bruxelles (en tout cas celle que l'on connaît encore de nos jours), le Manneken-Pis, ou Menneke-Pis, nous narre l’histoire d’un petit garçon qui, au XIIIè siècle, pour éteindre la mèche d’une bombe près d’exploser (posée par les assiégeants d’une armée ennemie) a l’idée toute naturelle d’uriner sur cette mèche… Il sauve ainsi la ville. En récompense de cet exploit, une statue du gamin, qui se serait nommé Julien, est installée à proximité de la Grand-Place.
Ce que l’on sait moins, c’est que le « petit pisseur » porte d’autres noms, dans d’autres légendes, et parfois même dans des histoires vraies…
Voici un large extrait d’un ouvrage paru en 1842, qui nous raconte une affaire bien différente !  Et sans doute vraie, celle-ci !  « Ecoutons » donc l’histoire du petit duc Godefroid, et de cette fameuse bataille de Ransbeeck où les Bruxellois, avec l’aide des troupes du Comte de Flandres, parvinrent à écarter la menace malinoise...

Charles Saint-André.
 http://boutic.annik.1tpe.fr

LA PLACE STEPHANIE A BRUXELLES ET LE CHIFFRE 13





La renommée et le prestige exceptionnels, au plan national ou international,  dont jouit la place Stéphanie à Bruxelles (et plus précisément à Ixelles, en Belgique), suscitent l'étonnement depuis un certain moment.
Etonnement et curiosité, parce que, en dehors d'un contexte commercial très favorable mais qui ne diffère pas sensiblement d'une certaine moyenne, rien ne semble indiquer qu'il y ait lieu d'évoquer cet endroit de manière particulièrement accentuée ou tapageuse.
Pour dire les choses autrement, la place Stéphanie n'est absolument pas un lieu touristique conventionnel...Pas de monuments exceptionnels, pas de perspectives photographiables...
Et pourtant, il y existe un tourisme particulier. Ou plutôt, un pèlerinage.
Quelques hôtels parmi les plus réputés d'Europe, dans le quartier de la place Stéphanie, reçoivent une clientèle d'hommes d'affaire, d'ambassadeurs, de touristes et de couples romantiques à la recherche de sensations fortes et surtout riches, mais aussi d'hommes et de femmes qui partagent une même passion, ou plutôt une même obsession :  le chiffre 13.
Le chiffre 13, et surtout la notion de chance qui lui est liée.
Car, pour une raison encore relativement obscure, la place Stéphanie à Bruxelles est en quelque sorte le haut-lieu, le point névralgique, le centre quasi absolu d'influence du chiffre 13 à travers le monde.
Le chiffre 13... Que l'on y croie ou non, que l'on appelle cela de la superstition ou autre chose, ne change rien à un état de fait :  des hommes et des femmes à travers le monde sont convaincus que le chiffre 13 influence leur vie.
L'origine de cette croyance - ou de cette certitude ! - n'est pas aisément explicable. On fait assez facilement remonter cette origine à la Dernière Cène, moment où le Christ partage un ultime repas avec les 12 apôtres. Douze plus un égale treize... et le treizième subit, comme on le sait, un destin funeste. On évoque aussi la treizième lame du tarot, la Mort, dont l'origine est encore plus mystérieuse.
Bref, cette origine supposée est sinistre. Ce qui explique sans doute qu'un certain nombre de personnes évitent le 13. Mais la particularité de ce chiffre, malgré son origine néfaste, est d'avoir conquis le coeur d'un nombre impressionnant d'hommes et de femmes. Et là, rien n'explique ce "revirement".
Il faudra sans doute un nouveau Freud ou un nouveau Jung pour démonter et expliquer cet arcane vraiment très particulier de la psyché humaine.
Toujours est-il que la place Stéphanie à Bruxelles est devenue l'attraction majeure des aficionados du chiffre 13. On le sait - sans trop oser le dire ! - depuis une bonne soixantaine d'années (nous sommes en 2008 au moment où sont écrites ces lignes). Les riverains sont fort discrets à cet égard... On les comprend, parce qu'enfin, tout cela relève du domaine de la superstition, et qu'il n'est avantageux pour personne, de nos jours, d'exprimer, même au seul seul titre de témoin, des considérations qui heurtent ce "rationalisme" qui est devenu comme une nouvelle "religion d'état". 
Une soixantaine d'années donc... Nous sommes en septembre 1944. Une division anglaise des Guards, de la 2ème Armée du général Dempsey, et à laquelle est incorporée la fameuse Brigade Piron, pénètre dans Bruxelles, remonte les artères principales d'Uccle, de Saint-Gilles et d'Ixelles, pour enfin déboucher - avant l'explosion populaire qui aura lieu à la Porte de Namur - sur la place Stéphanie...
Un tankiste anglais s'écrie :  "La voilà enfin, la place du 13 !"
La formule est immédiatement traduite, reprise, relancée, et la foule belge reprend en choeur le motif principal :  "Treize !"... répété sans fin...
Les rationalistes, dont fait partie l'auteur de ces lignes, restent impuissants à expliquer un pareil phénomène. Mais l'historien, ou le sociologue, ne s'embarrassent pas de telles préoccupations :  les faits sont là.
C'est à partir de ce moment-là, en septembre 1944, que l'on commence à parler d'une influence du chiffre 13 à la place Stéphanie. Doit-on dire que toute l'affaire commence là, ou que le tankiste anglais était un relais par rapport à des événements antérieurs, ou que tout cela n'est qu'une énorme fumisterie ?  Une fois encore, et sans juger, on ne peut que s'étonner, et en rapporter des éléments, d'une situation particulière qui prend une allure d'événement planétaire.

Parce qu'enfin, "que l'on y croie ou non", le chiffre 13 et ses influences bénéfiques attire du monde à la place Stéphanie.

Il semblerait, d'après plusieurs témoignages de riverains,  que le point maximal des "influences" se situe dans le plan d'eau - et ses fontaines - qui relie la place Stéphanie à l'avenue Louise. Là encore, l'irrationnel le dispute au réel, puisque ce plan d'eau n'existait pas en septembre 1944, lorsque la foule belge reprend en choeur l'exclamation du tankiste anglais.

Mais d'autres éléments ont frappé notre attention :  dans la cour de l'un des hôtels de maître qui bordent cette place, et "peut-être sous le nom d'un quartier de Londres bien connu", on peut voir la statue d'une déesse-mère dont on se demandera quel rôle elle joue dans ce scénario... Nous n'avons pas relevé de certitudes, mais nous avons enregistré des regards en coin...!
Notre enquête touche à sa fin. Il n'y a actuellement rien à dire de plus. Des hommes et des femmes se précipitent vers un lieu quelconque, là en Belgique, là à Bruxelles plus précisément, pour y communier dans une même croyance, pour y recevoir des "influences", pour y satisfaire une superstition, ou pour revivre tout simplement ?... Nous ne jugeons pas, nous ne jugeons rien... mais nous retournerons à la place Stéphanie !



Charles Saint-André.
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L'église Saint-Léonard de Leau.

Eglise Saint-Léonard de Zoutleeuw
Tour du Saint-Sacrement

Avec l'aimable autorisation du Miroir Alchimique
(Article de L.A.T.)

L'Eglise Saint-Léonard de LEAU (Zoutleeuw)
Fondée au VIIème siècle par saint Remacle, Zoutleeuw (en français Léau) est une petite ville du Brabant flamand, en Belgique. Elle se singularise principalement par une Grand-Place dont quelques façades ne manquent pas d’intérêt, mais surtout par son église, dédiée à saint Léonard.
Cette église contient une série d'indices et symboles alchimiques…
Après avoir visité les lieux, le mercredi 21 septembre 2011, je me propose de vous faire part de quelques considérations personnelles sur le « dispositif alchimique » de cette église, assorties d’une série de photos qui donneront, je l’espère, un aperçu de l’ambiance générale. Je me limiterai à deux éléments :  le Marianum et la Tour du Sacrement. Il y a bien d’autres pièces d’art et de symboles alchimiques dans cette église, dont on ne saurait trop recommander la visite, mais une étude approfondie me mènerait ici trop loin.


Le Marianum

Dans la tapisserie de la Dame à la Licorne, à laquelle je consacre un article dans ce blog, le « pont » qui relie alchimiquement les symboles proposés, est la Lune. Dans l’église Saint-Léonard, c’est également la Lune qui opère la jonction révélatrice dans le foisonnement des symboles, Lune qui attire l’attention dès l’entrée.
L’astre nocturne, miroir de l’astre diurne, est l’intermédiaire-clé entre le macrocosme et le microcosme, entre les influences célestes et ce coin du cœur humain qui en est le réceptacle. Tout est dit, ou presque…
Suspendue à la voûte de la nef principale, une Vierge à l’Enfant sourit aux visiteurs, majestueuse, impressionnante. Cette sculpture en chêne polychrome datée de 1533 est en fait une Vierge à double face, représentée dans un ensemble symbolique que l’on appelle aussi « Marianum ». Le thème principal de cet ensemble, que l’on voit apparaître au cours du Moyen-Age, est ce passage de l’Apocalypse de Jean de Pathmos (Apocalypse 12) mettant en scène une femme qui pose le pied sur un croissant de lune, alors qu’elle est soumise à l’agression d’un dragon.  Le Marianum a cependant ceci de particulier :  cette scène est agrémentée de la présence du Christ-enfant et d’un collier de roses, ainsi que d’un nombre variable de rayons issant de la Vierge, et de quelques symboles, également variables, qui scandent le rosaire.
Le « Marianum » de l’église de Zoutleeuw n’est pas une pièce unique, quoique rare; on le retrouve, dans cette même région d’Europe, notamment dans les églises hollandaises de  Venray, Horst, Thorn et Neer, et dans les églises de Flandres à Neeroeteren et à Zoutleeuw.
Il y aurait beaucoup à dire de tous les éléments de cet ensemble, mais je n’en retiendrai que trois, qui, à Zoutleeuw,  signalent une « approche alchimique »…
En premier lieu, cette Vierge pose le pied sur un satan (dont les adeptes de notre Art n’auront aucune peine à déceler le sens), mais aussi sur un croissant de lune.
En second lieu, et en résonance directe avec cette lune émettrice de grands bienfaits, on voit au-dessus de cette Vierge le cœur du Christ, percé de la lance romaine. Romaine ou lunaire ?  Le cœur, dans le microcosme, dans le corps humain, est symboliquement solidaire du soleil, dans le macrocosme. Ses rayons se reflètent sur la lune, notre « miroir alchimique ». Après les opérations de l’Art, le cœur macrocosmique rejoint le cœur microcosmique…
En troisième lieu :  de cette Vierge émanent vingt-huit rayons (et ce nombre n’est pas constant d’un Marianum à l’autre). Chiffre du cycle lunaire. Ce qui, incidemment, nous rapproche des neuf étages de la Tour du Sacrement :  neuf, autre chiffre lunaire…
Posons un dernier regard sur les mains et les pieds qui entourent cette scène, figuration probable du corps humain tout entier, et passons à la Tour du Sacrement.


La Tour du Sacrement
Cette tour, datée de 1552, haute de ses neuf étages et de son socle en trois sections, c’est-à-dire près de dix-huit mètres, évoque à travers divers épisodes bibliques, l’évolution spirituelle de l’être humain. La perception de cette évolution est évidemment chrétienne… Mais qu’est-ce que cela aurait à voir avec l’alchimie ? 
Le christianisme n’a jamais lancé le moindre anathème à l’encontre de l’alchimie. Il fut même un temps où il considérait Hermès Trismégiste comme l’un de ses prophètes, annonciateur de la parole christique, comme on peut le voir dans la cathédrale de Sienne. C’est que le christianisme, malgré ses dogmes et ses diktats, n’est pas autre chose qu’une énième application de l’Art Royal.
Il y a accolé une morale qui lui est propre, et dont on peut se départir, mais son fondement est alchimique. Certes, les nombreux prédicateurs et autres fanatiques qu’il compte dans ses rangs ont obscurci le message initial, mais il n’en reste pas moins que le Christ, « au cœur percé d’une lance », représente l’Adepte au sens fort du terme.
Fulcanelli, dans son « Mystère des Cathédrales », ne le nie pas, tout au contraire. Si l’on veut bien se reporter aux écrits de Julien Champagne, alias Fulcanelli, on saura désormais que l’Eglise « sait »… ou du moins, savait.
(Une digression s’impose ici :  la Franc-Maçonnerie, avec sa légende d’Hiram, répètera à sa façon le même message).
L’évolution spirituelle de l’être humain telle que décrite dans la Tour du Sacrement, et donc dans la Bible, est parsemée de faits plus ou moins historiques ou plus ou moins légendaires qui ne facilitent pas la perception des éléments alchimiques auxquels nous nous intéressons ici. Sauf à considérer, naïvement, que chaque événement décrit dans la Bible est,  presque magiquement, une pièce du puzzle alchimique, il reste malaisé de faire la part des choses.
C’est sur cette mise en garde que j’entreprends la description, sommaire car discrétion oblige, de ces neuf étages de la Tour du Sacrement :
Le 1er étage, soutien et base des huit autres, est formé de quatre « colonnes » :  Melchisédec, Moïse, Aaron, David. Pourquoi eux ?  Pourquoi pas Abraham, ou Salomon, voire, pourquoi pas,  Zorobabel ? 
Melchisédec, ou Melki-Tsedeq, c’est-à-dire « roi de justice », est sans doute, malgré son côté très discret, et moins connu, l’homme-clé de la tradition hébraïque, et donc, par effets successifs, de la tradition chrétienne. Quand Abram, devenu plus tard Abraham, quitte Ur, capitale de Sumer, pour émigrer vers la Palestine, il ne représente pas encore la tradition hébraïque. Mais lorsqu’il rencontre Melchisédec – dont l’Ancien Testament ne nous dit rien ou presque, mais d’autres écrits existent qui le définissent plus clairement -, il devient le « porteur du flambeau »,  le premier guide de la tradition hébraïque. Abram fait allégeance à Melchisédec, comme si ce dernier était, en quelque sorte, un initiateur. Porteur de quelle tradition ?  Représentant de quelle « obédience » ? 
Moïse, Aaron et David sont quant à eux les « transmetteurs » et les « protecteurs » de l’Alliance, alliance entre Yahvé et le peuple juif. Cette alliance sera concrétisée, devenant « visible », par la fameuse Arche. Qui, de temps en d’autres, sera « fixée » par Salomon entre les murs du temple qu’il fera bâtir à Jérusalem, vers 950 avant l’ère chrétienne, sous la supervision d’un personnage, Hiram, dont la Franc-Maçonnerie fera plus tard son « prophète »… ou plutôt, son initiateur.
Au même étage, se retrouvent les cinq scènes de la Création et de la Chute:  la création d'Eve, l'arbre de la Connaissance, le Péché originel, l'expulsion du paradis, puis Caïn tuant Abel.
Au 2ème étage, quatre figures symboliques évoquent la Sagesse, la Clémence, la Vigilance et la Justice. Un lion issant des vagues l’agrémente, ainsi qu’un calice, et un blason aux trois marteaux et trois roses. Les trois marteaux, proches des trois clous que le bourreau romain enfonça dans les avant-bras et les pieds du Christ, se retrouvent ailleurs, et notamment dans les armoiries de Charles Martel, comme on peut le voir souvent à Martel, la « ville aux sept tours », dans le Quercy français.
Au 3ème étage, les Quatre Evangélistes avec leurs attributs ne manquent pas de rappeler l’importance des Quatre Eléments… L’Eau, la Terre, le Feu et l’Air, participent à la démonstration et à la réalisation alchimique, infiniment proches des Eléments de la Magie qui œuvre sur des bases identiques à l’Alchimie, mais souvent pour des buts différents (on en prendra mieux conscience en consultant « Dogme et Rituel de la Haute-Magie » d’Eliphas Lévi, ouvrage alchimique autant que magique). Ces Quatre Evangélistes encadrent  la rencontre d'Abraham et Melchisédech (dont j’ai déjà souligné l’importance), la Dernière Cène et la Manne du Désert.
Au 4ème étage, supportés par de petits temples ronds, sont la Foi, l'Espérance, l'Amour et la Charité. Ce sont les Trois Vertus Théologales, Foi, Espérance et Charité, cette dernière se dédoublant pour mettre en avant l'Amour.
Au 5ème étage, les Pères de l'Eglise occidentale:  Augustin, Grégoire, Jérôme et Ambroise, sont entourés d'évêques et d'autorités spirituelles qui proposent à notre sagacité le mystère de l'Eucharistie. Mais ici, ne nous leurrons pas :  si le mystère de l’Eucharistie est bien alchimique, il n’en va pas forcément toujours de même pour les explications qu’en donnent dans leurs écrits nos quatre patriarches.
Au 6ème étage, quatre statues couronnées figurent… des rois peut-être, des martyrs couronnés de la Grâce, peut-on savoir…Certains ont évoqué les Quatuor Coronati… C’est en tout cas l’un des énigmes de cette Tour. Est-ce alchimique, historique, moral ?
Au 7ème étage, six prophètes et légistes… Nous approchons de la « réalisation », et, forcément, le mystère est ici à la fois dense et indirect…
Au 8ème étage, six anges encadrent l'Enfant Jésus enseignant (tout comme six anges entourent la Vierge du Marianum de cette église). Ce qui nous renvoie au Temple de Jérusalem. Après une longue pérégrination dans le désert, l’Arche d’Alliance est enfin placée en un lieu fixe :  le Temple de Salomon, le premier temple de Jérusalem, dont la légende maçonnique s’emparera pour consolider sa présence… Ce temple est détruit, l’Arche disparaît, on le reconstruit, sous les œuvres de Zorobabel, second temple à Jérusalem… On en fait la réfection sous Hérode… et c’est là que Jésus enseigne. Il y aurait trop à dire, trop longuement, pour expliquer toutes ces interactions entre l’Alchimie et le Temple… Je me contenterai de signaler les indices, que les chercheurs retrouveront sans peine dans l’énorme documentation que nous offrent les medias contemporains.
Au 9ème étage, la Vierge, toujours aussi lunaire, est couronnée… Elle est surmontée d’un pélican qui s’ouvre la poitrine pour nourrir ses petits. Symbole du Christ offrant son sang pour sauver l'humanité, mais aussi autre réalité, moins immédiatement accessible.
On pourra aussi souligner que cette tour symbolise l’athanor, le fourneau alchimique, ou, en termes plus simples, le corps humain, tout comme d’ailleurs le fait la Maison-Dieu du Tarot. Où se trouve le cœur de ce corps ?
Plusieurs dizaines d’autres sculptures s’assortissent à cet ensemble. C’est à la fois beau, historique, symbolique, légendaire… J’en termine ici avec cette description fort sommaire, fort incomplète, mais qui comporte déjà quelques aperçus très directs sur le mystère alchimique, et qu’il y aura lieu de parachever dans des écrits ultérieurs.
Saint Léonard lui-même n’est pas en reste. Voici ce que nous en dit la Légende dorée de Jacques de Voragine :
Léonard veut dire odeur du peuple, de Leos, peuple, et nardus, nard, herbe odoriférante, parce que l’odeur d'une bonne renommée attirait le peuple à lui. Léonard peut encore venir de Legens ardua, qui choisit les lieux escarpés, ou bien il vient de Lion. Or, le lion possède quatre qualités : 1° La force qui, selon Isidore, réside dans sa poitrine et dans sa tète. De même, saint Léonard posséda la force dans son coeur, en mettant un frein aux mauvaises pensées, et dans la tête, par la contemplation infatigable des choses d'en haut. 2° Il possède la sagacité en deux circonstances, savoir en dormant les yeux ouverts et en effaçant les traces de ses pieds quand il  s'enfuit. De même, Léonard veilla par l’action du travail ; en veillant, il dormit dans le repos de la contemplation, et il détruisit en soi les traces de toute affection mondaine. 3° Il possède une grande puissance dans sa vois, au moyen de laquelle il ressuscite au bout de trois jours son lionceau qui vient mort-né, et son rugissement fait arrêter court toutes les bêtes. De même, Léonard ressuscita une infinité de personnes mortes dans le péché, et il fixa dans la pratique des bonnes oeuvres beaucoup de morts qui vivaient en bêtes. 4° Il est craintif au fond du coeur, car, d'après Isidore, il craint le bruit des roues et le feu. De même, Léonard posséda la crainte qui lui fit éviter le bruit des tracas du monde, c'est pour cela qu'il s'enfuit au désert; il craignit le feu de la cupidité terrestre: voilà pourquoi il méprisa tous les trésors qu'on lui offrit.
A propos de la tête de saint Léonard… on sait que la tête est dévolue symboliquement à la lune.
Zoutleeuw, en français Léau, signifie, en traduction littérale, Sel-Lion. Je ne m’associerai pas forcément aux diverses interprétations historiques que l’ont a données de l’étymologie de ce nom. Son aspect symbolique est suffisant.
Une dernière chose encore, avant d’en finir :  le retable de saint Léonard, dans le transept sud de l’église, nous montre, à sa gauche, la légende de Longinius, l’officier romain qui transperça le flan du Christ avec sa lance… Le symbolisme alchimique fonctionne « en boucle » dans cette église, si l’on veut bien me permettre cette expression fort moderne.
N’allez pas à Zoutleeuw n’importe quand et n’importe comment. Les visites ont lieu à certaines heures, certains jours, et cela n’est pas constant au cours de l’année. Le « ticket d’entrée » ne représente pas du tout une grosse dépense, et l’accueil, si je me réfère du moins à celui qui m’a été réservé, est absolument charmant. Si vous ne maîtrisez pas la langue flamande, je pense qu’en y insistant un peu, votre hôte ou votre hôtesse se fera un plaisir de tout tenter  pour vous faire partager son enthousiasme de manière compréhensible.

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L'Elfe de la Belle-Roche.



L'ELFE DE LA BELLE-ROCHE
Blanke Dame del Belle-Rotche

"Les légendes du Val d'Amblève"

Par Marcellin La Garde
(1818 - 1889)
I

Entre Aywaille et Douxflamme, où l'Amblève va se perdre dans l'Ourthe, on admire l'énorme masse pierreuse désignée à bon droit sous le nom de Belle-Roche car, avec la roche sur laquelle reposent les ruines du château dit des quatre fils Aymon, elle est incontestablement la plus remarquable de toutes celles qui surplombent la rivière depuis sa source jusqu'à son embouchure.
Mais la Belle-Roche n'est pas célèbre seulement par son aspect imposant : elle renferme, dit-on, dans son sein, deux choses de nature à agir puissamment sur l'esprit des habitants des campagnes : une dame blanche et un trésor. J'ajouterai que non loin de là se trouve le village de Fraiture, dont le nom rappelle aux amateurs d'étymologies deux divinités principales de l'Olympe germanique : Freya et Thor, qui auraient eu dans ces parages un autel digne des enfants d'Odin.
Il est peu de rochers et de ruines de quelque importance que, dans nos contrées, la croyance populaire n'ait peuplés d'êtres surnaturels. Ainsi la grotte de Remouchamps avait ses nûtons ou sottais, lutins tantôt serviables, tantôt malfaisants, suivant la conduite qu'on tenait envers eux; le château de Logne-sur-1'Ourthe a sa gatte d'or, laquelle n'est autre chose qu'une jeune fille noble, Berthe de Berloz qui, pour quelques atours, se laissa séduire par le duc Waleran de Luxembourg et qui, en punition de son orgueil, est condamnée depuis plus de six siècles à venir errer, à certaines époques, sous la forme d'une chèvre aux cornes d'or, sur les débris du château témoin de sa faute.
La Belle-Roche, elle, est habitée par une espèce de nymphe, de naïade, brillant d'une éternelle jeunesse, qui ne se montre qu'une fois l'an, quand le temps est beau, dans la nuit du premier mai; elle vient se baigner dans l'Amblève, vêtue d'une longue robe blanche, couronnée de fleurs de nénuphar, de renoncule et de myosotis.
Pourquoi cette mystérieuse beauté, cette Elfe, comme on l'appelle, vit-elle ainsi solitaire dans les entrailles de ce sombre rocher ? Comme Berthe de Berloz, expie-t-elle quelque faute ?
Son existence est bien constatée, on l'a aperçue souvent, on a entendu le son de sa voix, car elle murmure, en se baignant, un chant mélodieux; mais son histoire est racontée de différentes manières.
Il paraîtrait que la fille d'un seigneur dont le château dominait la Belle-Roche, éprise, comme Sapho, d'un jouvenceau qui la repoussait par excès de vertu, se serait, de désespoir, précipitée dans l'Amblève d'où elle n'aurait pu être retirée.
Quoi qu'il en soit de son origine et des motifs qui lui ont procuré cette triste immortalité, il est certain qu'elle est gardienne d'un trésor « qui surpasse les richesses de tous les rois et de tous les empereurs réunis » et que ce trésor appartiendra, avec sa main et son cœur, sans doute, au jeune homme de l'âge de vingt à vingt-et-un ans qui parviendra à toucher un des pans de sa robe pendant l'une de ses rares et nocturnes apparitions.
Seulement une condition est requise pour pouvoir l'approcher : le jeune homme doit être aussi vertueux, aussi pur qu'elle est belle.
Et voilà pourquoi l'elfe continue à habiter la Belle-Roche et à garder son trésor et sa virginité, malgré les nombreuses tentatives faites pour arriver jusqu'à elle et la surprendre, tentatives dont la plus connue, à cause de ses incidents et de ses conséquences, est celle que je vais raconter.
Un soir de la fin du mois d'avril, un cultivateur du hameau de Halleux, nommé Lambert Vivroux, était assis avec sa femme et son fils, robuste garçon de seize ans, sur le pas de sa porte, attirés tous trois par la douceur de la brise chargée de parfums printaniers et par la splendeur d'un ciel azuré scintillant d'étoiles.
Un voisin vint à passer : c'était Colas le vannier, vieillard courbé sous le poids des ans, respecté et aimé de tous. Il s'arrêta.
— Voilà un temps qui promet, père Colas, lui dit Lambert.
— Oui, répondit le vieillard, l'elfe se montrera après-demain, s'il continue, c'est certain.
— Tiens ! reprit Lambert en riant, sa première idée est pour l'elfe; moi qui parlais du temps par rapport aux semailles qui, depuis deux jours, poussent à vue d'œil.
— C'est que, dit la femme, notre vieux Colas n'a pas oublié que, il y a de cela plus d'une demi-centaine d'années, l'elfe lui avait aussi tourné la tête et qu'il l'a recherchée en risquant de se noyer; il peut donc bien en parler.
— Oui, Toinette, c'est vrai, je puis en parler, non pas comme vous le supposez, mais avec amour et reconnaissance.
— Comment! Mais j'ai entendu dire qu'elle ne s'était même pas montrée à vos yeux et que vous en aviez été si chagriné que vous aviez pensé à partir pour l'armée.
Je connais l'elfe parfaitement et il n'y a peut-être que moi au monde qui la connaisse. C'est une sainte et bonne fée, elle m'a fait beaucoup de bien; c'est à elle que je dois d'être arrivé à près de quatre-vingts ans avec une parfaite santé et d'avoir toujours été heureux sur cette terre. C'est à elle encore que je devrai, j'espère, une place auprès du Père Eternel. Mais ma vieille ménagère m'attend pour souper.
Bonsoir Lambert, bonsoir Toinette. Ah ! je ne dois pas oublier Jérôme.
— Jérôme, dit la mère, ne mérite pas votre bonsoir, père Colas; vous êtes trop bon pour lui... Il a les bras aussi mauvais que la tête, et paresseux, désobéissant et querelleur comme il est, nous craignons qu'il ne nous cause bien du chagrin. Figurez-vous qu'hier encore il a battu votre filleule, la petite à la mère Dizier, cette Georgette, si patiente avec lui, et qui l'aime tant.
Ah ! dit le vieillard, c'est malheureux, car il promet d'être beau garçon, et qui sait ? s'il voulait être brave, bien brave, là, il aurait peut-être la chance plus tard de capter l'elfe et ses millions.
Le vieillard s'éloigna, et Lambert et sa femme se regardèrent en souriant.
— Pauvre vieux, dit le mari, le corps est solide chez lui, mais l'esprit s'en va... As-tu entendu ce qu'il disait à propos de l'elfe ? Il la connait, elle l'a protégé, il lui doit tout... Quel radotage ! Du reste, quand on a vu passer tant d'eau que lui devant la Belle-Roche, il est bien permis de n'avoir plus la tête à soi...
— M. le chapelain de Fraiture dit que le père Colas est un puits de sagesse, interrompit Jérôme, dont le regard s'était animé aux dernières paroles que le vannier avaient prononcées.
— Ah ! Eh bien, alors, comme il t'a conseillé cent fois de devenir brave, tu es bien coupable de n'avoir pas changé. — Je changerai à partir d'aujourd'hui, reprit le jeune homme d'un air résolu.
— Songerait-il à l'elfe ? dit le paysan à voix basse à sa femme.
— Qu'est-ce que ça nous fait, si cette idée doit le rendre meilleur ?
— C'est vrai, et je me souviens que dans sa jeunesse, le fils à Thierry, qui est devenu contremaître* d'une des plus grandes fabriques de Verviers, était un franc vaurien et qu'il s'est corrigé dans l'espoir d'être agréé par l'elfe. Mon père m'a dit que Colas lui-même, quand il avait seize ou dix-sept ans, chagrinait beaucoup ses parents et qu'il a changé tout à coup. Si notre Jérôme pouvait en faire autant.
— Et puis, ajouta la femme, il a aussi la chance de réussir, après tout...
— Oui, mais il y a le tourbillon que forme là un gouffre très profond : on prétend qu'il faut absolument y passer, et c'est dangereux.
— Bah ! Jérôme nage déjà comme un poisson, il n'y a pas d'inquiétude à avoir. Moi, je vois dans tout cela beaucoup de profit pour nous, que Jérôme réussisse ou non. Va, il y a plus de malice que tu ne penses dans ce que vient de débiter Colas.
Le père, la mère et le fils se couchèrent ce soir-là en rêvant de l'elfe et de ses millions.
II
A partir de ce moment, une transformation complète s'opéra chez Jérôme. Les paroles de Colas avaient produit leur effet sur lui. Après que le chapelain de Fraiture lui eût expliqué que la vertu consiste à aimer, à pratiquer le bien, à détester, à fuir le mal, il s'efforça de suivre toujours cette loi si simple, et il se montra bientôt le modèle des jeunes gens de la commune.
Notre jeune homme avait partagé ses jeux d'enfant avec cette petite voisine du nom de Georgette Dizier, et qui maintenant s'épanouissait dans toutes les grâces de ses vingt ans.
Un jour la mère Dizier, qui avait du bien, dit au père Vivroux, en présence des deux jeunes gens :
— Encore trois ou quatre ans, voisin, et ça formera un couple parfait, car Jérôme est si vaillant à l'ouvrage et si pieux que je lui donnerais ma Georgette, les yeux fermés. Bien sûr qu'il la rendrait heureuse.
Jérôme remarqua que le visage de la jeune fille se teintait d'une pudique rougeur, que son cœur bondissait sous son casaquin bleu en même temps qu'un sourire de joie errait sur ses lèvres.
Dès lors, il parut fuir Georgette; il évitait de la rencontrer et quand il ne le pouvait pas, il passait outre sans lui adresser autre chose qu'un froid bonjour. Cette froideur chagrinait beaucoup la pauvre Georgette, qui perdit les belles couleurs rosés qui contribuaient tant à la rendre avenante.
Enfin, le jour arriva où Jérôme atteignit ses vingt ans: c'était au commencement d'avril, un mois à peine avant la grande épreuve. Quatre années venaient de s'écouler et le jeune homme n'avait dévié en rien de la ligne de conduite qu'il s'était tracée. Il interrogea sa conscience et trouva que l'elfe devait être bien exigeante si elle ne se laissait pas approcher par lui, car il lui semblait certain qu'il remplissait toutes les conditions exigées.
On était le 28 avril. Comme Jérôme ramenait à l'étable les bœufs de son père, le rencontra Colas qui avait conduit paître sa vache le long des chemins. Ils firent route ensemble.
Le jeune homme entretint naturellement le vieillard de ses projets concernant l'elfe. Pendant qu'ils devisaient, Georgette vint à passer. Le vannier parut pensif et demeura silencieux.
— Qu'avez-vous donc ? lui demanda Jérôme.
— Je pense, répondit Colas, que voilà une belle et bonne jeune fille, qu'elle mettra le pain sur la planche à celui qui l'épousera, et que si Dieu m'avait accordé un fils, j'aurais été heureux de les unir.
Ces paroles semblèrent contrarier Jérôme, qui dit à Colas avec un accent de mauvaise humeur :
— Pour moi, il n'existe ni belle, ni bonne, ni riche fille, et je n'aime pas qu'on parle de pareilles choses; ceux qui sont dans la confidence de mes projets devraient donc se garder de me tenter ainsi.
— Tu as l'air fâché, garçon, reprit le vieillard en le regardant fixement; sais-tu que la colère est une mauvaise note auprès de l'elfe ?
Jérôme se radoucit aussitôt pour expier la faute qu'il croyait avoir commise.
Le lendemain, notre jeune homme se leva avant l'aube pour aller bêcher un champ. Il était décidé à passer ce jour-là dans l'isolement pour bien se recueillir, pour se détacher de toute pensée terrestre, et il avait emporté avec lui de quoi dîner afin de ne pas être obligé de revenir à la maison paternelle.
Qu'on juge de sa contrariété quand il vit les vaches de la mère de Georgette pénétrer dans un pré tout voisin du champ où il travaillait, car il ne douta pas que la jeune fille ne les accompagnât comme d'habitude.
Georgette, en effet, parut et vint s'asseoir non loin de lui, sur un petit monticule, qui lui faisait une espèce de piédestal.
Le soleil venait de paraître à l'horizon et donnait en plein sur le gracieux visage de la jeune paysanne, qu'il illuminait de sa radieuse clarté.
Jérôme en fut frappé et, intérieurement, il dut s'avouer que Georgette était bien belle... Mais cet aveu, il se le reprocha comme une faute et chercha, dans son esprit, un prétexte pour se retirer.
Tout à coup, Georgette lui dit :
— Voilà une superbe matinée, Jérôme. C'est une grande gaieté dans le ciel et sur la terre. Il fait bon vivre par un temps semblable.
— Oui, répondit sèchement le jeune cultivateur. Et il continua son travail sans lever les yeux.
— Quand je parle de gaieté, ce n'est pas pour moi... Silence de Jérôme.
— Non, il ne peut y avoir de gaieté dans mon cœur 'quand je vois... quand je vois...
— Quoi ? dit Jérôme presque malgré lui.
— Que vous êtes envers moi depuis quelque temps d'une froideur...
Le gars comprit que la conversation prenait un tour embarrassant pour lui...
— Je suis envers vous ce que j'ai toujours été, Georgette ; je vous dis bonjour et bonsoir, je vous parle comme je parle à tout le monde... Mais je m'aperçois que ma bêche ne me donnera pas raison de ce dur morceau de terre et qu'il me faudra ma houe. Je vais la chercher. Au revoir, Georgette.
Georgette attendit impatiemment le retour de Jérôme pour continuer l'explication qu'elle avait fort à cœur.
Les heures s'écoulèrent et il ne reparut pas.
Comme elle s'en revenait à midi pour dîner, elle le vit qui travaillait dans un autre champ.
Deux larmes mouillèrent ses yeux.
— Il a voulu me fuir, pensa-t-elle. Il n'a plus que de l'aversion pour moi.
Sur sa route, elle rencontra son parrain, Colas le vannier qui, la voyant pleurer, l'interrogea avec intérêt. Elle lui raconta naïvement tout.
— Prends patience, ma fille, lui dit-il. Avant un an d'ici, tu auras Jérôme et jamais femme ne sera plus aimée, ni plus heureuse que toi.
Colas se rendit près du champ où était Jérôme. Celui-ci lui dit, en allant au-devant de lui :
— Je suis triste. Ma conscience me reproche deux choses : j'ai fait de la peine à Georgette et j'ai menti pour avoir l'occasion de ne pas me trouver avec elle. Ce n'est pas chrétien, n'est-ce pas ? Qu'en pensez-vous, père Colas ? Cela ne peut-il pas me faire tort pour cette nuit ?
— Tu veux donc décidément courir la chance, mon garçon ? demanda Colas, sans répondre à la question qui lui était adressée. C'est bien; mais prends garde au tourbillon... Voilà tout ce que j'ai à te dire, en te souhaitant bonne réussite.
Et il s'éloigna rapidement.
III
La nuit ne démentit pas les promisses de la journée. A un soleil radieux succéda une lune, dont l'éclat n'était terni par aucun nuage.
Aussi, après le souper, les habitants de Halleux vinrent-ils la plupart sur le seuil de leur porte, et la conversation s'engagea de voisins à voisins.
On parla de l'elfe, dont l'apparition annuelle approchait, et à ce sujet, on parla également un peu de Jérôme car, quoique Colas le vannier eût été discret, on avait conçu de vagues soupçons en remarquant combien le fils à Vivroux était devenu rigide dans ses mœurs et dans ses paroles.
Il était traditionnel de dire de tout jeune homme qui se distinguait par sa bonne conduite : « II a l'elfe en tête ».
Depuis le matin, Jérôme n'avait voulu voir ni son père, pi sa mère, de peur qu'à l'instant décisif l'idée du danger que pouvait lui faire courir le tourbillon ne les engageât à le retenir malgré lui. Il était assis sous un arbre, sur la hauteur à l'opposite de la Belle-Roche, et son œil semblait vouloir sonder le lieu qui recelait l'être mystérieux, arbitre de son sort.
Il resta plongé dans une vague rêverie jusqu'à ce que toute lumière fut éteinte dans l'horizon que ses regards embrassaient.
Alors il se dit que le moment approchait; il descendit la côte, traversa la vallée et arriva dans une aunaie qui longeait l'Amblève, et qu'il parcourut en rampant jusqu’à la rive où il se blottit de manière à tout voir sans être aperçu.
Son cœur battait à lui rompre la poitrine. L'elfe se montrerait-elle ? Puis, n'y avait-il pas là, près de lui, peut-être un ou plusieurs concurrents des villages voisins ?
A part le bruit que faisait l'Amblève, rien ne troublait le majestueux silence de la nuit. Tout à coup, sur l'autre rive, une forme blanche se dessina sur le fond sombre du rocher; elle semblait vouloir se cacher dans les anfractuosités creusées par la rivière.
— C'est elle ! murmura Jérôme. Oh ! je l'aurai...
Et plein d'une fiévreuse ardeur, il se laissa glisser dans l'Amblève et se mit à nager vers le bord opposé, en s'efforçant de ne pas faire de bruit pour ne point effaroucher l'elfe.
Le rocher projetait sur les eaux une ombre gigantesque, de sorte que sa base, où Jérôme croyait avoir vu la nymphe, était plongé dans la nuit; et quoique le jeune homme ne se trouvât pas loin du but, il ne distinguait encore que d'une manière confuse la forme qui lui était apparue.
Soudain, il se sentit violemment entraîné et il ne douta pas qu'il ne fût au-dessus du gouffre profond, qui formait là un tourbillon dangereux.
La résistance qu'il opposa au courant eut en un instant épuisé ses forces, et il disparut sous les eaux.
Dans ce danger suprême, le pauvre Jérôme conserva cependant assez de présence d'esprit pour faire un effort, afin de sortir du cercle infernal où il se trouvait.
Il y parvint, mais sa tête frappa contre un angle de rocher et il s'évanouit en poussant un cri arraché par la douleur et la surprise à la vue de l'elfe qui se précipitait vers lui...
Jérôme revint peu à peu à lui; il eut ainsi la sensation de douces pressions sur son visage qui le ranimèrent de plus en plus.
Il put ouvrir les yeux, mais il lui parut qu'il était environné d'épaisses ténèbres. Il porta la main à la figure et en arracha un mouchoir qui lui interceptait la vue.
Il se trouvait couché sur l'herbe d'une oseraie. Il n'y avait personne à ses côtés, mais il entendit un léger bruit de pas et les arbustes s'agitèrent comme au souffle des vents.
Il se leva péniblement et tâcha de se souvenir, mais il ne put réunir ses esprits. Tout à coup, il entendit une voix s'écrier :
— Jérôme ! Jérôme ! Où es-tu ?
Il reconnut la voix de son père qui, peu d'instants après, se précipitait vers lui et le serrait en pleurant dans ses bras.
Vivroux fit part à son fils des mortelles inquiétudes que lui et sa femme avaient éprouvées pendant cette nuit et il l'interrogea sur ce qui avait eu lieu.
Qu'on juge de sa stupeur : le malheureux le regardait d'un air égaré, sans articuler un seul mot.
Il s'achemina silencieusement vers Halleux avec Jérôme, qui se laissait conduire machinalement.
Le lendemain, le jeune homme fut frappé d'une fièvre violente, accompagnée d'un délire continuel. Il ne cessait de parler de l'elfe, qui non seulement, disait-il, s'était montrée à lui, mais qu'il l'avait touchée et dont il avait même reçu des soins.
En disant cela, il montrait un mouchoir blanc qu'on n'avait pu lui enlever et répétait sans cesse :
— Elle est à moi ! Elle est à moi !
Il resta quinze jours dans cette situation; après quoi, il redevint plus calme et put raconter, d'une manière précise, ce qui lui était arrivé jusqu'au moment où il avait perdu connaissance.
Que s'était-il passé alors ?
Il ne doutait pas que ce ne fût l'elfe qui l'eût sauvé, qui l'eût soigné et n'eût disparu, dès son retour à la vie, après avoir eu la précaution de lui bander les yeux pour l'empêcher de la voir et de suivre ses traces.
Son père et sa mère ajoutaient une foi entière à ce récit, car le mouchoir en attestait la réalité. Et c'était un mouchoir en fine batiste,, garni d'une petite dentelle, un objet de luxe, par conséquent.
Quelles suites aurait l'aventure ?
Voilà ce que se demandaient, à chaque instant, Lambert et sa femme. Car ce qu'on racontait de l'existence de l'elfe était bien vrai, il n'y avait plus de doute à cet égard; et comme leur fils l'avait vue et touchée, toutes les espérances de Jérôme ne devaient-elles pas se réaliser ?
Cependant les semaines s'écoulaient sans que l'elfe donnât de ses nouvelles et les graves gens commencèrent à désespérer. Dans l'entretemps, Jérôme revenait à la santé et il se sentit un jour assez fort pour risquer une petite promenade.
Il se dirigea vers la prairie où, d'ordinaire, Georgette faisait paître ses bestiaux, car il ne craignait plus de la rencontrer maintenant. Au contraire, il lui semblait qu'il serait bien aise de la revoir.
Les vaches y étaient, en effet, mais c'était une autre que Georgette qui les gardait.
Il s'approcha de la fille.
— Tiens, dit-il, pourquoi la mère Dizier a-t-elle besoin d'une herdière à présent ? Est-ce que Georgette veut faire la demoiselle, afin d'épouser quelque faraud des environs ?
— Vous ignorez donc que Georgette est malade depuis longtemps ?
— Malade ? Je n'en ai absolument rien appris.
— C'est ainsi, pourtant, et la chose la plus singulière c'est qu'elle a eu ça en même temps que vous, et que sa tête a été aussi troublée. On a compris tout de suite d'où le mal provenait, du reste.
— Et d'où ça venait-il donc ?
— De ce qu'elle vous a trop dans le cœur, grand fier que vous êtes ! C'est ça qui la ronge, voilà tout. Jérôme se sentit une commotion au cœur.
— Le cas n'est pas dangereux, au moins? demanda-t-il.
— Ma foi, reprit la vachère, allez-y voir. Et elle se mit à courir après une folle génisse qui avait fait invasion dans le pré voisin.
IV
Le fils de Vivroux se rendit près de Colas qui, tout âgé qu'il était, tressait encore l'osier pour en faire des vans. Il reprocha au vieillard de lui avoir laissé ignorer la maladie de Georgette.
— Suis mon raisonnement, dit Colas, et tu comprendras cela tout de suite. Ou bien tu tiens à Georgette, ou bien tu n'y tiens pas, c'est clair, je pense ? Si tu y tiens, je ne devais pas te parler d'elle pendant ta maladie; si tu n'y tiens pas, je ne vois pas pourquoi je t'en aurais parlé.
— Mais, reprit Jérôme, Georgette est une voisine, une amie d'enfance, et elle ne peut m'être tout à fait... indifférente.
Colas ne répondit pas; il semblait tout entier à sa besogne.
Jérôme, lui paraissait impatient d'avoir une réponse.
— Voyons donc, père Colas, parlez-moi un peu d'elle, vous, son parrain. Comment va-t-elle, à présent ?
— Mais pas bien, pas bien... Ah ! ça, fils, toujours sans nouvelles de l'elfe, donc !... Sais-tu que nous voilà au 8 juin ?
— Pourtant, répondit tristement le jeune homme, je suis -sûr de tout ce que je vous ai raconté, père Colas. Et le mouchoir blanc doit vous prouver, d'ailleurs, que c'est l'exacte vérité. Mais tout en venant vers vous, j'ai fait une réflexion. Ce qu'on rapporte touchant la délivrance de l'elfe et ses trésors, ne pourrait-il pas être un faux bruit ? Moi, je commence à le croire... Mais Vous disiez que Georgette ne va pas bien ?
— Tiens, tu as là, mon garçon, par rapport à l'elfe, une idée qui prouve que tu n'es pas sot. Elle me frappe, ton idée; car enfin, il y a dans tous les pays tant de dames blanches qui, depuis que le monde est monde, se promènent à certaines époques, au claire de lune, sans qu'on parle de les délivrer et sans qu'on prétende qu'elles veillent sur des trésors; pourquoi la nôtre ne serait-elle pas de cette espèce-là ?
— Enfin, comme vous le disiez l'autre jour, Colas, qui vivra verra... répliqua Jérôme. Pourvu qu'elle vive au moins, la pauvre Georgette, car d'après vous, son cas est grave.
— Il y a moyen de t'en assurer. Je vais aller la voir. Si tu veux m'accompagner, il ne tient qu'à toi.
La figure de Jérôme exprima un vif sentiment de satisfaction.
— Etes-vous sûr, Colas, qu'elle nie recevra bien ? Car j'ai de grands torts envers elle... Je n'ai pas toujours été aussi poli que je l'aurais dû, quand elle me parlait.
— Elle est si bonne qu'elle aura tout oublié.
— Pour de vrai ?
— J'en suis sûr, car elle m'a souvent demandé de tes nouvelles d'une façon pleine d'amitié.
Quand Colas et Jérôme entrèrent chez la mère Dizier, celle-ci était dans la pièce qui précédait la chambre à coucher. Elle parut heureuse de voir le jeune Vivroux.
— Ah ! voilà un brave garçon qui n'oublie pas ses voisins.
— Je serais venu plus tôt, dit Jérôme, si j'avais connu la maladie de Georgette. Comment cela lui est-il donc arrivé ?
— C'est un froid, probablement, dit. la mère Dizier. La petite sotte a été curieuse la nuit du premier mai...
Colas, placé derrière le jeune homme, fit un signe énergique à la veuve Dizier qui, toute stupéfaite, s'arrêta court.
— Entrons, dit-il en entraînant son compagnon dans la seconde pièce.
Georgette occupait le grand fauteuil de cuir à clous dorés, dans lequel son père avait rendu l'âme peu d'années auparavant. La pauvre fille avait l'air bien souffrant. Aussi Jérôme, en la voyant, se sentit-il fort ému, et son premier mouvement fut-il de lui prendre silencieusement la main.
La malade le regarda avec une surprise mêlée d'une joie que trahissait toute l'expression de sa physionomie.
— Quoi ! Jérôme, c'est vous... Vous qui venez visiter votre... ancienne amie ?
— Oui, Georgette, c'est moi, répondit le jeune homme d'une voix étouffée. Deux larmes coulèrent le long des joues amaigries de Georgette. A cette vue Jérôme s'attendrit.
— Oh ! pardon, pardon, s'écria-t-il, toute ma vie, toute ma vie pour vous, Georgette.
L'ivresse du bonheur se peignit sur les traits de la malade qui sembla soudainement transfigurée et prenant un mouchoir blanc qui était à sa portée, elle essuya les larmes qui perlaient à ses paupières.
Jérôme saisit le mouchoir qu'il regarda avidement.
Il prit ensuite celui qu'il portait dans son sein depuis le premier mai, et les examina tous deux avec attention.
Ils étaient absolument semblables.
— Tiens, s'écria la mère Dizier, voilà que Jérôme a le mouchoir que tu me disais avoir perdu, Georgette.
Georgette se cacha la figure dans ses deux mains, tandis que Colas prit à part le fils de Vivroux et lui parla quelque temps à voix basse.
Quand l'entretien fut fini, Jérôme s'avança résolument vers la veuve :
— Mère Dizier, dit-il, vous avez prononcé, il y a quatre ans, certaines paroles que je viens vous rappeler. Je suis sûr que mon père et ma mère seront heureux de me voir épouser Georgette, si donc vous me croyez encore digne de votre fille et si elle-même a un peu d'amitié pour moi, je vous la demande en mariage.
Pour toute réponse, la mère Dizier prit la main du jeune homme et la plaça dans celle de sa fille...
Six semaines après, Jérôme et Georgette devinrent époux.
— Eh bien ! Jérôme, dit Colas au repas de noces, tu vois que j'avais raison de prétendre jadis que l'elfe est une créature bienfaisante. Tu as obtenu tout ce qui t'avait été promis si tu t'habituais à pratiquer la vertu :
une belle et bonne femme, digne de toi, vrai trésor, qui te donnera ce que les millions ne procurent pas; vous aurez, j'espère, de beaux enfants que vous élèverez dans la crainte de Dieu, vous vous aimerez, vous posséderez la paix du cœur, vous serez heureux...
Ah! ces histoires du vieux temps auxquelles les uns croient aveuglément et dont les autres se raillent, renferment presque toujours un sens caché, une salutaire leçon. Telle est, selon moi, mes amis, l'histoire de l’Elfe de la Belle-Roche ; telles sont la plupart, de celles qui se racontent aux veillées, dans notre cher Val de l'Amblève.
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