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lundi 3 décembre 2012
La chapelle du Saint Sépulcre.
Frankfurt am Main, 1623-1632.
LA CHAPELLE DU SAINT SÉPULCRE
(Bruges)
Jadis, lorsqu' une foi vive et solide opérait encore des miracles, vivait à Bruges un heureux couple. Le ciel les avait bénis en les comblant de tous les biens terrestres, et cependant il manquait encore quelque chose à leur bonheur — ils n'avaient point de postérité.
Un soir ils étaient assis devant devant le feu de l'âtre. Des larmes coulaient des beaux yeux bleus de la noble dame et inondaient les riches gravures de son livre d'heures pendant que le chevalier regardait d'un air sombre la flamme qui pétillait. De temps en temps il jetait sur la dame un regard furtif et aussitôt son front se plissait et il s'essuyait les yeux, car le chagrin de sa tendre épouse lui allait au coeur.
Enfin ne pouvant y tenir plus longtemps, il se leva de son fauteuil: „Ecoute, Colette, disait-t-il, nous avons déjà tant fait pour obtenir du ciel ce que nous désirons si vivement, cependant je connais encore un moyen, si celui-là vient à nous manquer, nous nous résignerons et nous prendrons notre mal en patience. Si le ciel nous accorde un héritier, je pars pour Jérusalem et là, je ferai lever le plan de la chapelle du Saint Sépulcre et j'en ferai bâtir une ici qui n'aura pas un clou de différence avec celle-là. Es-tu contente de cette idée?
Colette donna son approbation avec joie. Une nouvelle aurore d'espérance vint luire à ses yeux, mais cette fois elle ne fut pas trompeuse. Dieu après les avoir éprouvés si longtemps, leur accorda pour prix de leur souffrance l'objet de leurs désirs. Elle éprouva bientôt la joie d'être mère et mit au monde un enfant beau comme le jour.
Il ne manquait désormais plus rien au bonheur- des deux époux qui n'oublièrent pas dans l'excès de leur joie la promesse qu'ils avaient faite à Dieu. L'enfant eut à peine atteint l'âge de trois mois, que le chevalier se prépara au voyage de la terre sainte. Ce ne fut pas sans peine qu'il se sépara de sa femme et de son enfant, cependant il s'arma de courage, et eut bientôt derrière lui les portes du Monde d'Or (nom que l'on donnait à la ville de Bruges à cause de ses richesses.)
Il parvint sans accidents à la ville sainte. La première visite fut pour le saint sépulcre devant lequel il pria longtemps avec ferveur. Il se rendit ensuite chez le patriarche et lui ayant appris le sujet de son voyage, il le pria de lui prêter son secours pour trouver un bon architecte. Le patriarche se réjouissant dans le fond de son coeur de ce pieux dessein fit aussitôt appeler un architecte qui leva le plan de l'église avec la dernière exactitude. Cela fait le patriarche donna sa bénédiction au chevalier, et lui souhaita un heureux voyage.
Avant de se remettre en route, il eut le désir de voir les lieux qui avaient été témoins de la passion et de la mort du Sauveur; après les avoir visités, il partit brûlant du désir de revoir son épouse et son enfant acheté si cher. Dieu l'accompagna certainement, car il arriva dans sa patrie sans la moindre contrariété; aussi crut-il fermement que Dieu lui avait envoyé un ange pour le protéger.
Qui pourrait exprimer la joie que ressentirent les deux époux en se revoyant?
Le lendemain de son arrivée, il fit venir un maître-maçon et ses ouvriers et lui ordonna de commencer sur le champ les travaux; et quelques semaines après, on vit s'élever sur leurs fondements les murs de l'église. En deux ans, elle fut entièrement construite, il ne restait plus % à placer que les portes. Alors seulement le chevalier vit à son grand désappointement, qu'il avait oublié de faire prendre le dessin des portes et de compter le nombre de clous qui s'y trouvaient. Il avait promis de bâtir une église pareille en tout à celle du St. Sépulcre et à laquelle il ne manquât pas un clou. Comme il voulait tenir sa promesse, il ne lui restait rien d'autre à faire qu'à retourner à Jérusalem.
La séparation fut plus douloureuse que la première. Le chevalier était abattu et la noble dame paraissait avoir de tristes pressentiments. D'abord elle avait refusé son consentement pour ce second voyage. Elle voulait y envoyer un messager, mais son époux craignait qu'un autre ne remplît point cette mission aussi scrupuleusement que lui. Il résolut donc de s'y rendre lui-même.
Il arriva heureusement à Joppé et de là il fut bientôt à Jérusalem. Le patriarche versa des larmes de joie en le voyant revenir. Après avoir remercié Dieu de son heureuse arrivée, et ayant fait sa prière devant le St. Sépulcre, il fit dessiner les portes et compta lui-même le nombre de clous. Il prit ensuite congé du patriarche, et se remit en route.
Il avait déjà traversé la Suisse, lorsqu'un jour il fut atteint d'une fièvre maligne qui le mit en peu de temps aux portes du tombeau. Toutes les ressources de l'art furent inutiles pour sauver le chevalier. Celui-ci voyant sa fin prochaine, fit appeler un prêtre qui reçut la confession de ses péchés et lui donna le viatique. Alors il raconta à l'ecclésiastique tout ce qui lui était arrivé, l'objet de son second voyage à Jérusalem, et il lui remit en même temps le parchemin sur lequel se trouvait le dessin des portes et les renseignements sur le nombre des clous. „Prenez ceci avec vous mon père, dit le chevalier, et annoncez à mon épouse que les voeux sont remplis. Emportez aussi mon corps à Bruges, car je désire reposer dans la petite église à coté de ma femme et de mon fils. Votre action ne demeurera pas sans récompense." Ayant prononcé ces paroles, il recommanda sou âme à Dieu et mourut d'une mort paisible.
Le prêtre exécuta fidèlement les dernières volontés du chevalier et la noble dame fit aussitôt faire les portes d'après les indications du parchemin. Elle fit ensevelir son époux au milieu de la chapelle; à sa mort elle fut enterrée à côté de lui et sur le tombeau on plaça sa statue en marbre à côté de celle de son époux.
On peut encore voir ce monument dans la petite église qui porte le nom de Jérusalem. Le maître-autel représente le calvaire avec la croix de Jésus entre celles des deux larrons. Sous la montagne il y a une grotte dans laquelle on aperçoit à droite dans une cellule le sépulcre renfermant l'image du Sauveur de grandeur naturelle.
dimanche 2 décembre 2012
La cathédrale d'Anvers.
LA CATHÉDRALE D'ANVERS.
„Et la cathédrale d'Anvers ne sera surpassée en magnificence que par un seul monument, la gigantesque construction commencée à Cologne par Albert le Grand."
Telle est la fin du discours qu'un échevin de la riche ville commerçante adressa au conseil en 1254, discours que tous les sénateurs couvrirent d'applaudissements. Dans ces temps de piété et de religion, lorsqu'on voulait bâtir pour Dieu un temple digne de lui, on n'était pas forcé de lever des impôts de toute espèce, toutes les bourses s'ouvraient spontanément et chacun donnait selon ses moyens, fier d'avance de ce que la ville natale allait recevoir un ornement, que les autres grandes cités pouvaient justement envier. C'est ce qui arriva à Anvers. Le magistrat, comptant déjà sur le zèle religieux de ses bourgeois, envoya aussitôt des messagers dans toutes les directions pour faire venir à Anvers les plus habiles architectes et les meilleurs matériaux, afin de commencer la nouvelle cathédrale. Les messagers revinrent bientôt en ramenant ceux qui avaient été invités, et bientôt l'on vit s'élever, sur l'emplacement de l'église, les huttes des travailleurs. L'Escaut amenait nombre de vaisseaux chargés de pierres de taille et les huttes retentissaient de coups de maillet du matin au soir.
Cent ouvriers s'occupaient déjà à creuser les fondements; plus ils avançaient plus ils rencontraient de sable et plus ils perdaient l'espoir de trouver un terrain assez ferme pour commencer à bâtir, et ce qui devait retarder encore plus le saint ouvrage, une abondante source sortit de terre et remplit d'eau le fossé.
Il n'y eût rien eu d'étonnant, si les ouvriers avaient perdu courage à cette vue, mais loin de là leur zèle ne fit que redoubler. Ils vidèrent le fossé et cherchèrent à boucher la source en y précipitant des chariots de terre, cependant rien n'aidait.
Lassaient-ils le soir le fossé vide et à sec, le lendemain matin ils le retrouvaient plein d'eau et la source semblait dévorer avidement la terre que l'on y jetait, en demander toujours d'avantage et n'être jamais rassasiée.
Tous les matins avant que la cloche appelât au travail, les ouvriers étaient rassemblés devant le fossé tout-découragés, et ils s'entretenaient sur l'inutilité d'un tel travail. Plus d'une fois, ils furent tentés de se rendre chez l'entrepreneur pour lui faire part de l'impossibilité de continuer les travaux; mais aussitôt un d'entr'eux s'écriait: Allons, courage, essayons encore une fois pour l'amour de Dieu! Et aussitôt ils se battaient les flancs et se remettaient de nouveau à l'ouvrage, mais le lendemain matin ils se trouvaient encore une fois devant la source devenue comme un petit lac.
On voyait du matin au soir les bourgeois appuyés à la balustrade qui entourait le fossé, suivre avec intérêt les travaux, adresser au ciel de ferventes prières pour la réussite de l'entreprise; mais il paraissait sourd à leurs voeux. Parmi les spectateurs on remarquait toujours un vieillard à cheveux gris et à barbe blanche comme neige; lorsque ses yeux perçants tombaient sur les travailleurs, un sourire moqueur errait sur ses lèvres. A son costume qui n'était ni riche ni pauvre, on pouvait deviner que c'était un franc frison; cependant lorsque son manteau s'entr'ouvrait, on voyait une large médaille d'or suspendue à son cou par une chaîne du même métal. Mais il le refermait bien vite et s'éloignait dès qu'il s'apercevait qu'il était observé. Il ne s'entretenait avec personne, excepté avec un grand et beau jeune homme qui semblait être son compagnon inséparable, encore ne parlait-il que frison. Souvent les bourgeois poussés par la curiosité se hasardaient-ils à lui adresser des questions. Mais les réponses étaient toujours si brusques et si rudes qu'ils perdaient le goût de lui adresser de nouvelles questions.
Un jour un bourgeois essaya encore une fois d'entamer une conversation avec le vieillard et lui dit:
N'êtes-vous pas…
Mais celui-ci l'interrompant brusquement:
Un franc frison — et il jeta aussitôt sur le questionneur un regard qui eût imposé le silence à tout autre, cependant il ne se laissa pas imposer et continua ainsi:
Vous connaissez probablement, comment on bâtit dans l'eau, car les Frisons sont célèbres pour leurs ouvrages hydrauliques.
Cela est vrai, répondit le vieillard fièrement.
Eh bien, ils ne peuvent parvenir à boucher cette source; si ce trou sans fond ne mène à l'enfer, je ne m'y connais plus. L'entrepreneur mon cousin m'a dit aujourd'hui que ce gouffre a déjà englouti trois mille charretées de terre, de pierres, de décombres et d'autres matériaux.
Le vieillard le regarda d'un air moqueur et lui dit:
Pauvres insensés! Vous y jetteriez toute votre ville, que vous ne boucheriez pas encore cette source, chose cependant bien facile.
Et il s'éloigna aussitôt.
Comment, s'écria le citadin, il nous traite d'insensés! Il m'en rendra raison et ayant tiré son épée, il poursuivit le vieillard, mais celui - ci d'un seul regard sembla le clouer sur place.
C'est un démon, dit-il en revenant auprès des siens.
Je gage dit l'un d'eux que ce drôle en sait plus que tous ceux qui travaillent là dessous.
Oui avec sa science diabolique reprit l'autre, repoussant son épée dans le fourreau.
Il ne pourrait pas nous être utile dans cet ouvrage sacré, dit le premier, nous ferions bien de faire appeler l'entrepreneur et de causer maintenant de l'affaire.
C'est cela s'écrièrent-ils tous ensemble et le cousin appela l'entrepreneur:
Juge donc, cousin, le frison nous a traités d'insensés! viens donc voir.
Cent fois fou! lui cria l'entrepreneur, j'ai bien autre chose à faire que de venir causer avec vous.
Mais les autres bourgeois firent tant qu'il se décida à se rendre à leur prière. Lorsqu'il sut de quoi il s'agissait il secoua la tête et dit:
Je n'augure rien de bon de tout ceci, et puisque le vieux connaît le moyen d'y remédier, je suis d'avis que nous lui .demandions ce qu'il y a à faire.
Demandez-le lui vous-même si vous voulez, — moi je ne le ferai pas. Un bon chrétien ne saurait traiter avec de pareils sorciers.
Enfin l'on décida que le lendemain l'entrepreneur irait questionner le vieillard et la cloche invita les ouvriers au repos.
Le jour suivant à l'heure accoutumée, le vieillard était avec son jeune compagnon à la balustrade et souriait ironiquement eu voyant le fosse rempli d'eau. Les ouvriers arrivaient lentement, la cloche n'avait pas encore sonné, que déjà l'on voyait des groupes entourant l'entrepreneur.
A quoi bon tant piocher, parla un compagnon, nous n'avançons pas d'un cheveu. Hier soir le fossé était vide et à sec, et aujourd'hui une douzaine de baleines pourraient y nager fort à l'aise. C'est en vérité fort encourageant!
Allons, allons, disait un autre ne perdons pas courage, un peu plus de confiance en Dieu et en Notre Dame; nous finirons bien par trouver un remède.
Entre temps l'entrepreneur s'était approché du vieillard et l'avait salué respectueusement. Le Frison lui rendit poliment son salut en lui faisant les signes et lui pressant la main à la manière des francs-maçons.
Vous avez sans doute assisté à un grand nombre de constructions? lui dit l'entrepreneur.
Je connais les constructions de Cologne et de Strasbourg, et j'ai travaillé à toutes deux, dit gravement le Frison. Cependant je me suis surtout attaché aux constructions hydrauliques, aussi y ai-je le plus travaillé.
Vous pourriez peut-être nous donner un conseil, reprit l'entrepreneur.
C'est, répondit le vieillard, un jeu d'enfant que de boucher cette source, cependant l'ouvrier mérite son salaire, et si votre magistrat me récompense dignement, je me charge de l'affaire.
Ce que vous demandez n'est que juste, dit l'entrepreneur, cependant combien désirez-vous pour votre ouvrage?
Dix mille florins d'or, répondit le Frison.
L'entrepreneur recula de quatre pas.
Dix mille florins d'or, répéta-t-il en bégayant.
Le vieillard ne lui répondit pins rien, il rendit à l'entrepreneur son salut, lorsque la cloche des ouvriers sonna, et se retira en causant avec son jeune compagnon. L'entrepreneur donna ses instructions aux ouvriers et se rendit chez le magistrat pour lui faire part de cette proposition. Celui-ci trouva les prétentions du Frison exorbitantes et cependant que restait-il à faire, puisque l'on voulait bâtir l'église. Un des conseillers, homme adroit et versé dans la chicane du commerce, se leva et dit:
Il n'y a pas à balancer en cette circonstance, il faut agir de suite et promptement. La somme est trop élevée, tâchons d'en rabattre quelque chose.
Il ne faut pas y penser, reprit l'entrepreneur Delaet. C'est un drôle auquel je ne voudrais pas en faire la proposition.
Alors répondit le conseiller, il ne nous reste plus qu'à lui soutirer son secret par ruse.
Il est trop fin pour cela, dit l'entrepreneur.
Hé bien! dans ce cas nous nous adresserons au jeune homme qui l'accompagne, celui-là, quoique n'étant pas très - fin, aura assez d'esprit pour céder à la vue d'une forte somme et de l'honneur d'avoir puissamment aidé à la bâtisse de l'église de Notre Dame.
Tous applaudirent à cette idée mais on ne savait comment aborder le jeune homme. Le conseiller vint en aide en se chargeant de l'affaire. Le matin même il se rendit au fossé et tenta plusieurs fois, mais en vain, de lier conversation avec le Frison, mais cela ne lui réussit point: il se tourna alors vers le jeune compagnon, lui donna le titre de maître et devint si familier avec lui, qu'un jour il l'invita chez lui. Les vins les plus délicieux lui furent offerts dans des coupes d'or, on lui servit les mets les plus exquis. Le jeune homme savourant cela avec délice, se lia de plus en plus au conseiller dont l'aimable fille avait déjà fait la plus vive impression sur le coeur de l'inconnu. Le père s'aperçut bientôt de l'intelligence qui régnait entre les deux jeunes gens et il y vit un moyen de plus de parvenir à son but.
Plusieurs mois s'écoulèrent et l'on travaillait toujours aux fondements. Un soir le jeune inconnu se présenta devant le conseiller Van Kerkhoven et lui dit:
Je suis maçon de mon métier, monsieur, j'ai fait mes preuves à la cathédrale de Cologne. Vous aurez besoin, aussitôt que les fondements de la cathédrale seront placés, d'un maître habile, et mon art vous fournit l'homme qui peut vous être utile. Je vous prie donc, après m'avoir témoigné tant d'amitié, de m'accorder la dernière et la plus grande preuve de votre bienveillance, la main de votre fille.
Van Kerkhoven sourit en lui-même de contentement, car il se voyait parvenu à son but. Il dit:
Maître, vous êtes un brave et honnête homme et je vous donne volontiers mon consentement, cependant je dois voir auparavant, si votre travail peut vous procurer de quoi vous mettre en ménage. Il ne faut pas y penser, aussi longtemps que votre oncle ne vous donnera pas les moyens de boucher cette fatale source. La ville ne peut lui donner la somme qu'il exige et il ne consent à livrer son secret qua cette condition. Faites en sorte qu'il se contente de moins ou bouchez vous-même la source et outre les cinq mille florins d'or de la ville et la reconnaissance de ses bourgeois vous recevrez la main de ma fille. Le jeune homme se retira silencieux et pensif. Renoncer à Marguerite lui eût été, impossible. Comment y parvenir. En parler à son oncle, il ne l'eut pas osé. Que faire? Lui arracher son secret pour le vendre ensuite et s'attirer ainsi la haine et la malédiction de son bienfaiteur? Et cependant c'était le seul moyen qui lui restait, car il connaissait trop le vieillard pour espérer de le fléchir par des larmes et des prières; le coeur du vieux Frison était inaccessible à l'amour comment eût-il pu faire à ces inconnus un aussi grand sacrifice de son orgueil. Le jour suivant, ils se trouvaient encore une fois tous deux à la balustrade et regardaient les efforts inutiles des ouvriers.
Il me parait que cet ouvrage ne finit pas, dit le jeune homme, ils seront forcés de l'abandonner. C'est donc chose impossible que de boucher ce trou?
Impossible! dit en riant le vieillard.
N'avez-vous pas dit vous même que si l'on y précipitait toute la ville d'Anvers, il ne serait pas encore bouché.
Et je te répète qne si je voulais, en une demi-heure j'aurais bouché ce trou sans y jeter une seule pelletée de terre.
Et comment, feriez vous cela?
Ah! c'est mon secret.
Et moi-même je ne puis le savoir? Le vieillard lui lança un regard perçant et dit:
Pour que tu ailles le découvrir au conseil qui me traite comme un mendiant, n'est-ce pas, mon garçon?
Ces paroles émurent profondément le jeune homme, cependant son amour l'enhardissait, il crut voir d'un côté l'image de sa Marguerite éplorée, et de l'autre, le père de la jeune fille qui lui donnait son approbation et prononçait les paroles qui devait les unir pour toujours. Il usa de feinte pour la première fois de sa vie.
Moi, vous trahir, mon oncle? N'avez vous pas appris à me connaître? Le vieillard s'appuya les bras croisés sur la balustrade et regarda d'un air pensif dans le fossé. Il ne disait rien. Enfin il se leva, et prenant le jeune homme par la main il lui dit:
Allons, je me confie à toi, afin que tu aies la certitude que ce que je te dis, est vrai. Mais je t'en avertis d'avance si tu révèles mon secret, ... tu es mort. Il n'y a qu'un moyen de boucher la source, c'est ... d'y employer des peaux de boeufs. Dès que l'on aura bouché le trou avec cela, on pourra en toute sécurité bâtir avec l'aide de Dieu. Mais jamais ils ne pourront parvenir à trouver cet expédient.
Vous avez raison, maître, dit le jeune homme en tremblant. A peine connut-il le secret qu'il devait révéler au conseil, qu'une sueur froide lui couvrit le corps. Ils demeurèrent encore longtemps pensifs et silencieux; le vieux frison plongé dans ses méditations accoutumées, le jeune homme, luttant avec lui-même. Causerait-il à son vieil oncle, à son second père, au bienfaiteur de son jeune âge, le plus grand chagrin en révélant son secret et l'exposant au mépris des bourgeois; et tout cela pour faire plaisir à un étranger? — cependant l'amour dans son coeur l'emporta sur le froid et sombre vieillard.
A peine furent-ils rentrés tous deux que le vieillard s'enferma dans son cabinet; le jeune homme s'esquiva et gagna la maison du conseiller.
Marguerite, tu es à moi! s'écria-t-il en entrant, et il se précipita dans les bras de la jeune fille. Il l'entraîna ensuite avec lui, franchit les marches de l'escalier et entra dans la chambre du conseiller. -
„Le secret nous appartient," dit-il, „tiendrez-vous aussi votre parole?"
„Je ne m'en dédis pas," répondit le conseiller. „Tu recevras mon consentement aussitôt que tu m'auras découvert le secret."
„Hé bien, faites boucher le trou avec des peaux de boeufs, mettez sans crainte la pierre fondamentale pardessus, et bâtissez au nom de Dieu."
„Que Dieu vous bénisse donc!" dit le conseiller en unissant les mains des deux amants et en les embrassant.
„Bientôt l'on verra les mûrs sortir de terre et tels que le vaisseau à double mât s'élever dans les airs. Ton nom, mon fils, sera vénéré jusque dans les siècles à venir, et il sera gravé sur la pierre fondamentale, afin que tu voies qu' Anvers est reconnaissante."
Il enfonça sa barrette sur sa tête grise; et courut en toute hâte annoncer la bonne nouvelle au magistrat.
Le jeune homme frémit en le voyant partir; l'effroi s'empara de son coeur, et les baisers de Marguerite ne purent le tranquiliser entièrement.
Il n'osa retourner chez son oncle; le conseiller vint encore à son aide et dans sa joie, il décida le soir même que dans trois jours on célébrerait les noces.
Etonné de ne point voir revenir le jeune homme, le vieux Frison commençait à concevoir des inquiétudes, et il passa la nuit dans des transes, en attendant le seul être qui lui fut encore attaché. Le lendemain il envoya des commissionnaires de tous côtés et lui-même parcourut la ville pour chercher son neveu bien-aimé; mais toutes ses recherches furent vaines.
Ainsi se passèrent deux longues journées; dans sa préoccupation, le vieillard ne songeait plus à aller visiter la construction.
Le troisième jour, il parcourait vers midi les rues d'Anvers, le regard tristement abaissé vers la terre, lorsque soudain une musique joyeuse frappa ses oreilles; il voulut se retirer dans une autre rue, mais il n'était plus temps. Le monde se rassemblant en masse, l'entraîna dans le torrent.
Les sons s'approchaient de plus en plus, c'était un cortège de jeunes mariés qui se rendait à l'église. Le maçon jeta un regard indifférent sur le jeune couple, — il recula en arrière, comme frappé d'un coup de foudre, il venait de reconnaître son neveu dans la personne du marié.
En même temps un éclair traversa son esprit, il se rappela que son neveu avait disparu le jour même où il avait appris son secret.
Traître! murmura le vieillard entre les dents, et il accompagna le cortège jusqu'à l'église. De là il voulut le suivre plus loin, afin de connaître l'état et le rang de la fiancée.
Après la cérémonie, le cortège se dirigea vers la construction de la cathédrale. Dans les fossés se trouvaient rassemblés le bourgmestre, les autorités, le clergé et tous les employés de la ville. Le cortège y descendit aussi; et les nouveaux mariés s'assirent sur de magnifiques fauteuils placés à peu près sous la balustrade.
Lorsque tout fut en ordre, le magistrat fit un signe, et les ouvriers maçons apportèrent douze grandes peaux de boeufs, ils les placèrent sur l'eau de la source et aussitôt la crue cessa et les peaux parurent reposer sur la terre ferme. Sur un second signe du magistrat, on apporta la pierre fondamentale sous laquelle on plaça diverses médailles et parchemins, et chacun de ceux qui étaient présents, alla donner son coup de truelle.
„C'est, mon fils, la pierre fondamentale de ton bonheur" dit le père de la mariée, „va, frappes-y aussi ton coup." — Cependant, avant que le jeune homme eut eu le temps de se lever — une voix sépulcrale cria du haut du fossé:
,,Et voici celle de son cercueil."
Et en même temps une des énormes pierres de taille qui étaient au bord tomba dans le fossé et écrasa le malheureux fiancé.
La jeune épouse tomba morte à côté de son époux. Un cri d'horreur retentit au loin.
Un même cercueil les reçut tous deux, et il fut déposé à côté de la pierre sur laquelle, plus tard, s'éleva la tour, comme une tombe colossale.
On ne put retrouver la trace du vieux Frison. Il avait disparu au moment où il avait poussé la pierre dans le fossé.
La Belgique dans les centuries de Nostradamus.
CENTURIE I
1.52
Les deux malins de Scorpion conjoints,
Le grand seigneur meurtri dedans sa salle:
Peste à l’eglise par le nouveau roy joint,
L’Europe basse & Septentrionale.
1.80
De la sixiesme claire splendeur celeste
Viendra tonner si fort en la Bourgoigne:
Puis naistra monstre de tres hideuse beste.
Mars,Apvril,May,Juing grand charpin & rongne.
1.89
Touts ceux de Ilerde seront dedans Mosselle,
Metans à mort tous ceux de Loyre & Seine:
Secours marin viendra pres d’haulte velle
Quand Hespagnols ouvrira toute veine.
CENTURIE II
2.16
Naples,Palerme,Secille,Syracuses
Nouveaux tyrans,fulgures feuz celestes:
Force de Londres,Gand,Brucelles,& Suses
Grand hecatombe,triumphe,faire festes.
2.17
Le camp du temple de la vierge vestale,
Non esloigné d’Ethne & monts Pyrenées:
Le grand conduict est caché dens la male
North.getés fleuves & vignes mastinées.
2.34
L’ire insensée du combat furieux
Fera à table par freres le fer luire
Les despartir mort,blessé,curieux:
Le fier duelle viendra en France nuire.
2.39
Un an devant le conflit Italique,
Germain,Gaulois,Hespagnols pour le fort:
Cherra l’escolle maison de republique,
Ou,hors mis peu,seront suffoqués morts.
2.50 Belgique
Quand ceux d'Ainault, de Gand & de Brucelles
Verront à Langres le Siege devant mis
Derrier leurs flancz seront guerres crueles,
La plaie antique fera pis qu'ennemis.
2.67
Le blonde au nez forche viendra commetre
Par le duelle & chassera dehors:
Les exiles dedans fera remetre
Aux lieux marins commetant les plus forts.
2.76
Foudre en Bourgoigne fera cas portenteux,
Que par engin ne pourroit faire
De leur senat sacriste fait boiteux
Fera savoir aux ennemis l’affaire
2.99
Terroir Romain qu’interpretoit augure,
Par gent Gauloyse sera par trop vexée:
Mais nation Celtique craindra l’heure,
Boreas,classe trop loing l’avoir poussée.
CENTURIE III
3.07
Les fugitifs,feu du ciel sus les piques:
Conflit prochain des corbeaux s’esbatans,
De terre on crie aide secour celtiques,
Quand pres des murs seront les combatans
3.08
Les Cimbres ioints avecques leurs voisins,
Depopuler viendront presque l’Hespaigne:
Gents amassés Guienne & Limosins
Seront en ligue,& leur feront compaignie.
3.09
Bourdeaux,Rouen & la Rochele ioints
Tiendront au tour la grand mer oceane:
Anglois,Bretons & les Flamans conjoints
Les chasseront iusques au-pres de Roane
3.18
Apres la pluie laict assés longuete,
En plusieurs lieux de Reins le ciel touché
Helasquel meurtre de seng pres d’eux s’apreste.
Peres & filz rois n’oseront aprocher.
3.27
Prince Libyque puissant en Occident
Francois d’Arabe viendra tant enflammer:
Scavans aux letres fera condescendent,
La langue Arabe en Francois translater.
3.46
Le ciel (de Plancus la cité) nous presaige
Par clairs insignes & par estoiles fixes,
Que de son change subit s’aproche l’aage,
Ne pour son bien, ne pour ses malefices.
3.53
Quand le plus grand emportera le pris
De Nuremberg d’Auspurg,& ceux de Basle
Par Aggripine chef Francqfort repris
Transverseront par Flamans iusques en Gale.
3.57
Sept foys changer verrés gent Britannique
Taintz en sang en deux cent nonante an:
Franche non point par apui Germanique.
Aries doute son pole Bastarnan.
3.67
Une nouvele secte de Philosophes
Mesprisant mort,or,honneurs & richesses,
Des monts Germains ne seront limitrophes:
A les ensuivre auront apui & presses.
3.76
En Germanie naistront diverses sectes,
S’approchans fort de l’heureux paganisme,
Le cueur captif & petites receptes,
Feront retour à payer le vray disme.
CENTURIE IV
4.3
D'Arras & Bourges, de Brodes grans enseignes
Un plus grand nombre de Gascons batre à pied,
Ceulx long du Rosne saigneront les Espaignes :
Proche du mont ou Sagonte s'assied.
4.19
Devant Rouan d’Insubres mis le siege,
Par terre & mer enfermés les passages.
D’Haynault,& Flandres,de Gand & ceux de Liege
Par dons lænees raviront les rivages.
4.46
Bien defendu le faict par excelence,
Garde toy Tours de ta proche ruine.
Londres & Nantes par Reims fera defense
Ne passés outre au temps de la bruine.
4.79
Sang Royal fuis, Monhuit, Mas, Esguillon,
Remplis seront de Bourdelois les Landes,
Navarre, Bygorre, poinctes & eguillons,
Profonds de faim vorer de Liege glandes.
4.81
Pont on fera promptement de nacelles,
Passer l’armee du grand Prince Belgique:
Dans profondez & non loing de Brucelles,
Outre passez, detranchez sept à picque.
4.89
Trente de Londres secret conjureront,
Contre leur Roy, sur le pont l’entreprise:
Luy, satallites la mort degousteront,
Un Roy esleu blonde, natif de Frize.
CENTURIE V
5.13
Par grand fureur le Roy Romain Belgique
Vexer voudra par phalange barbare:
Fureur grinssent, chassera gent Lybique
Depuis Pannons iusques Hercules la hare.
5.14
Saturne & Mars en Leo Espaigne captiue,
Par chef Lybique au conflict attrapé,
Proche de Malthe, Herodde prinse viue,
Et Romain sceptre sera par Coq frappé.
5.15
En navigant captif prins grand Pontife,
Grans aprets faillir les clercs tumultuez:
Second esleu absent son bien debife,
Son favory bastard à mort tué.
5.43
La grand’ ruine des sacrez ne s’eslongne,
Provence, Naples, Sicille, Seez & Ponce,
En Germanie, au Rhin & la Cologne,
vexez à mort par tous ceux de Magonce.
5.49
Nul de l’Espagne mais de l’antique France
Ne sera esleu pour le tremblant nacelle:
A l’ennemy sera faicte fiance,
Qui dans son regne sera peste cruelle.
5.74
De sang Troyen naistra cœur Germanique
Qui deviendra en si haute puissance:
Hors chassera gent estrange Arabique,
Tournant l’Eglise en pristine preeminence.
5.94
Translatera en la grand Germanie,
Brabant & Flandres, Gand, Bruges, & Bolongne:
La trefve fainte le grand duc d’Armenie,
Assaillira Vienne & la Cologne.
CENTURIE VI
6.12
Dresser copies pour monter à l’empire,
Du Vatican le sang Royal tiendra:
Flamans, Anglois, Espagne avec Aspire,
Contre l’Italie & France contiendra.
6.30
Par l'apparence de faincte saincteté,
Sera trahy aux ennemis le Siege.
Nuict qu'on cuidoit dormir en seureté,
Pres de Brabant marcheront ceux de Liege.
6.47
Entre deux monts les deux grands assemblez,
Delaisseront leur simulté secrette :
Brucelle & Dolle par Langres accablez,
Pour à Malignes executer leur peste.
6.83
Celuy qu’aura tant d’honneur & caresses,
A son entree de la Gaule Belgique.
Un temps apres fera tant de rudesses,
Et sera contre à la fleur tant bellique.
CENTURIE VII
7.29
Le grand Duc d’Albe se viendra rebeller,
A ses grands peres fera le tradiment:
Le grand de Guise le viendra debeller,
Captif mené & dressé monument.
CENTURIE VIII
8.49
Satur au bœuf, ioüe en l'eau, Mars en fleiche,
Six de Feurier mortalité donra,
Ceux de Tardaigne à Bruge si grand breche,
Qu'à Ponteroso chef Barbarin mourra.
8.63
Quand l’adultere blessé sans coup aura,
Meurdry la femme & le fils par despit,
Femme assommee l’enfant estranglera:
Huict captifs prins, s’estouffer sans respit.
8.69
Aupres du ieune le vieux ange baisser,
Et le viendra surmonter à la fin:
Dix ans esgaux aux plus vieux rabaisser,
De trois deux l’vn huictiesme seraphin.
CENTURIE IX
9.18
Le lys Dauffois portera dans Nansi,
Iusques en Flandres electeur de l’Empire
Neufve obturee au grand Montmorency,
Hors lieux prouvez delivre à clere peyne.
9.40
Pres de Quintin dans la forest bourlis,
Dans l’Abaye seront Flamens tranchés:
Les deux puisnais de coups my estourdis,
Suitte oppressee & gardes tous achés.
9.49
Gand & Bruceles marcheront contre Anvers,
Senat de Londres mettront à mort leur Roy.
Le sel & vin luy seront à l’envers,
Pour eux avoir le regne en desarroy.
9.59
A la Ferté prendra la Vidame,
Nicol tenu rouge qu’auoit produit la vie:
La grand Loyse naistra que fera clame,
Donnant Bourgongne à Bretons par enuie.
9.89
Sept ans sera Philipp. fortune prospere,
Rabaissera des Arabes l’effort,
Puis son midy perplex rebors affaire
Ieune ognion abismera son fort.
CENTURIE X
10.31
Le sainct Empire viendra en Germanie
Ismaëlites trouveront lieux ouverts,
Asnes voudront aussi la Carmanie
Les soustenans de terre tous couverts.
10.50
La Meuse au iour terre de Luxembourg,
Descouurira Saturne & trois en lurne:
Montaigne & pleine, ville cité & bourg,
Lorrain deluge, trahison par grand hurne
10.52
Au lieu où Laye & Scelde se marient,
Seront les nopces de long temps maniees :
Au lieu d'Anvers où la crappe charient,
Ieune viellesse consorte intaminee.
10.54
Nee en ce monde par concubine fertive,
A deux haut mise par les tristes nouvelles,
Entre ennemis sera prinse captive,
Et amenee à Malings & Bruxelles.
10.62
Pres de Sorbin pour assaillir Ongrie,
L’heraut de Bruges les viendra advertir:
Chef Bisantin, Sallon de Sclavonie,
A loy d’Arabes les viendra convertir.
10.72
L’an mil neuf cens nonante neuf sept mois,
Du ciel viendra un grand Roy d’effrayeur:
Resusciter le grand Roy d’Angolmois,
Avant apres Mars regner par bonheur.
10.83
De batailler ne sera donné signe,
Du parc seront contraints de sortir hors:
De Gand l’entour sera cogneu l’enseigne,
Qui fera mettre de tous les siens à morts.
Le combat du dragon.
LE COMBAT DU DRAGON
(Mons)
On peut voir à la bibliothèque de Mons, la tête du dragon qui répandit jadis la terreur aux environs du village de Wasmes.
Tout le monde déplorait le sort d'une malheureuse dame que le monstre avait un jour arrachée du château d'un seigneur aussi admiré pour ses hauts faits d'armes, qu'estimé et honoré pour sa loyauté.
Déjà maint chevalier du Hainaut s'était dévoué pour la délivrance de la victime, mais aucun n'en était revenu, et leurs crânes placés à l'ouverture de l'antre était un terrible épouvantait pour d'autres. Le monstre n'en devenait que plus cruel, et après chaque combat, il sortait de sa grotte dévorait des troupeaux entiers, et malheur à ceux qui se trouvaient sur son passage; il les emportait dans son affreux repaire pour les y engloutir. Enfin un noble templier du nom de Gilles de Chin demanda à ses supérieurs la permission de combattre le monstre et de délivrer la malheureuse captive.
Le comte Baudouin IV se trouvait dans ce moment à la maison de l'ordre; entendant cette demande il défendit au supérieur de l'accorder, car il aimait trop le chevalier pour permettre qu'il s'exposât à un tel danger. En vain le chef lui représenta-t-il en termes très-persuasifs, les souffrances de la jeune fille et le désespoir du père, en vain lui rappela-t-il que Gilles avait vaincu un énorme lion en Afrique, tout fut inutile, Baudouin persista dans son refus.
Enfin Gilles de Chin parut devant lui, et la pieuse assurance du chevalier, son courage inébranlable et sa noble exaltation parvinrent enfin à déterminer Baudouin qui consentit au combat.
Les supérieurs approuvèrent avec joie le désir du chevalier, le prieur lui donna la bénédiction, devant tous les chevaliers agenouillés dans le choeur.
Gilles s'inclina une dernière fois devant l'autel de la Vierge et se rendit ensuite dans la cour ou l'attendaient son coursier et ses chiens. Tous les chevaliers l'accompagnèrent jusqu'à la porte; ils pensaient bien ne pins jamais le revoir et les vieillards récitaient déjà le De profundis pour le repos de son âme.
Armé de courage il se dirigea vers la retraite du dragon. Bientôt le monstre s'élança vers lui, les chiens voulurent l'attaquer, mais Gilles en fuyant rappelle ses chiens qui accourent en grondant non sans jeter maint regard du côté du dragon.
Le monstre voyant qu'il ne peut atteindre le chevalier se replie et rentre dans son antre.
A peine y est-il que les chiens viennent le tirer de son repos, et il reparaît plus terrible à l'entrée. Irrité, il se précipite sur le chien le plus proche qui paie sa témérité de sa vie, mais aussitôt les autres accablent le monstre de tous côtés et principalement dans la partie molle du ventre, qu'à chaque instant il découvrait. Chaque morsure dans cette partie lui arrachait un rugissement et il ouvrait son énorme gueule.
Jusqu'alors Gilles avait laissé combattre ses chiens seuls; enfin un coup d'éperon lait avancer son cheval jusque près de la caverne, soudain l'animal se cabre et veut rebrousser chemin; cependant Gilles s'arrête et d'un bras vigoureux plonge sa lance dans la gueule du monstre qui saigne et écume de rage. Le héros pique de nouveau le flanc de son coursier, mais ne pouvant le faire avancer il saute à terre, tire son glaive à deux tranchants et le plonge dans le ventre du dragon qui tombe épuisé et râlant sur le sol. Le chevalier se jette alors à genoux pour remercier Dieu de cette victoire.
Ayant pénétré alors dans l'antre, il y trouva mollement couchée sur un lit de mousse la jeune demoiselle pale et maigre comme un cadavre. La vue du chevalier, semble la ranimer, mais lorsqu'il lui eut annoncé qu'il venait de tuer le dragon et qu'elle était libre, elle joignit les mains et adressa au ciel une prière de remerciement; elle suivit alors le chevalier devant la grotte ou gisait le dragon.
Le chevalier monta à cheval et courut chercher quelques laboureurs des environs; ceux-ci dételèrent leurs chevaux qu'ils attachèrent au corps du dragon et le traînèrent jusqu'à la maison de l'ordre.
D'autres ayant formé avec des branches d'arbres une espèce de brancard, la jeune dame s'y plaça et on la porta à la suite du dragon. Gilles fermait cette marche triomphale.
Nous passons sous silence la joie du comte, le bonheur du père de la jeune fille, les exclamations des chevaliers, et les remerciements de tous les habitants.
Le seigneur Gilles vécut encore honoré et béni de tous; il mourut à Rollecourt, percé d'un coup de lance. On lui a élevé dans la principale église de Mons un magnifique monument en marbre, où il est représenté, les mains jointes, en grandeur naturelle couvert de son casque et de son armure.
En commémoration de ce combat, une procession a lieu encore tous les ans à Wasmes ainsi qu'à Mons, et dans cette dernière ville on représente le combat du dragon.
On y célèbre aussi chaque année le 12 Août, anniversaire de la mort du chevalier, une messe pour le repos de son âme.
(NDLRB : Gilles de Chin, personnage historique bien réel, fut tué le 12 août 1137 lors du siège du château de Rocourt par l'armée flamande. On rapporta son corps à l'abbaye de Saint-Ghislain en Belgique et on l’inhuma dans l’église abbatiale)
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