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C'est Byzance !
Sur les quelque cent cinquante mille hommes – chevaliers, fantassins, clercs, femmes et serviteurs – partis d'Europe au milieu de l'été 1096, une dizaine de milliers seulement arriveront le 7 juin 1099, trois ans plus tard, devant les murailles de Jérusalem. Sur la route, en effet, l'armée franque vivra des épisodes aussi divers que terribles. Le plus étonnant est que chacun d'entre eux s'inscrira – de manière différente mais toujours indélébile – dans les mémoires de l'Europe et de l'Orient.
Le premier épisode est d'ordre culturel et politique. Lorsqu'ils arrivent devant les remparts de Constantinople, les frustres et solides guerriers francs découvrent la splendeur d'une ville qui a deux siècles d'avance sur l'Europe d'où ils viennent. Leur stupeur, leur émerveillement – "C'est Byzance" – est décrit dans toutes les chroniques de l'époque et fera date. Les croisés aperçoivent, au-delà des murailles, un périmètre inouï de palais et de statues de porphyre et d'or, un jaillissement de colonnes et d'églises byzantines avec des places immenses dallées de marbre, des avenues où s'alignent des boutiques à étages. Un hippodrome romain de trente mille places surplombant la mer de Marmara. Et ces cohues de serviteurs dans les avenues, ces animaux étranges – chameaux, éléphants – que mènent des esclaves "noirs comme le péché"… Et Sainte-Sophie la byzantine, aves sa coupole et ses autels couverts d'ivoire, d'or et de pierres précieuses…
La splendeur de Constantinople et le contraste qu'elle offre avec l'archaïsme de l'Occident résument toute l'histoire du premier millénaire chrétien. Cette métropole de marchands et de prêtres, cette cité étincelante et cruelle comme les jeux du cirque qu'elle affectionne, cette capitale rusée comme ses intrigues de palais, mystique et voluptueuse comme l'Orient, c'est une chrétienté mise à l'abri pendant cinq siècles derrière ses murailles et sauvée des régressions barbares comme des décadences. C'est aussi l'héritière d'Athènes et de Rome qui s'est protégée obstinément de tous les périls.
Le face-à-face ambigu entre l'empereur de Constantinople et ces guerriers qu'il a appelés à son secours débouchera sur des malentendus en cascade. Les Francs, passé les premiers jours, se méfient de ces "Grecs efféminés" qui veulent se servir d'eux. Les Byzantins redoutent quant à eux la force brutale des ces "Celtes"(comme ils disent) qu'ils voulaient utiliser comme mercenaires pour reconquérir les territoires perdus. Au bout du compte, la force l'emportera et les Byzantins seront évincés. Entre les deux chrétientés, latine et orthodoxe, le malentendu, la rancune, la défiance prévaudront à cette occasion… et jusqu'à aujourd'hui.
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Croisés cannibales
Ce qu'il reste de l'armée franque ayant repris sa route, c'est toutefois l'année suivante, en 1098, qu'aura lieu sur le territoire de l'actuelle Syrie l'épisode en deux temps qui sera le plus souvent raconté, désigné, répété, mis en vers durant tout le Moyen Âge et jusqu'à la Renaissance. Il se situe dans la ville fortifiée de Maarat al-Numan, qui avait résisté à un premier assaut. Le 12 décembre, la ville est enfin prise et les croisés passent au fil de l'épée des milliers de Turcs et d'habitants. Cette nouvelle conquête et le partage du butin rallument les querelles entre les seigneurs dont certains sont plus soucieux de se tailler des royaumes que d'aller délivrer Jérusalem. Ils se disputent pour s'approprier la ville. C'est alors qu'éclate, dévastatrice, impitoyable, la colère des pauvres. Une colère religieuse.
Ceux-là mêmes qui erraient, faméliques, dans les rues de Maarat et dont nul ne se souciait plus. Ces gueux et ces ribauds à deux doigts de la déraison, voici qu'ils s'enflamment en une terrible émeute. Elle durera plusieurs jours.
Folle insurrection ? Pas tout à fait. Pour contraindre les barons à reprendre la route de Jérusalem, les pèlerins entreprennent la destruction méthodique de cette ville tout juste conquise. Remparts démantelés, maisons incendiées, murailles abattues… Il s'agit de ruiner absolument tout ce qui excite la convoitise des seigneurs.
En définitive, les pauvres ont gain de cause. Cette première croisade, à la différence des suivantes, garde une dimension plus mystique que coloniale. Mais se produit alors un événement dont l'évocation frappera d'épouvante tout l'Orient. Dans l'enfer de Maarat, livrés à la peur, à la faim et à la soif, pendant que les barons ses chamaillent, les pauvres et leurs sectes cèdent à la tentation interdite entre toutes : le cannibalisme. Les cadavres de Sarrasins qui gisent dans les fossés sont découpés et dévorés avec avidité. L'historien Raoul de Caen écrira : "Les nôtres faisaient bouillir des païens adultes dans des marmites. Ils fixaient les enfants sur des broches et les dévoraient grillés". Dans l'islam tout entier, cet épisode sèmera l'effroi et conduira plusieurs cités arabes à se rendre sans combattre à l'approche des Francs. Mais surtout, quoiqu'il fût localisé et marginal, ce crime restera désormais attaché pendant de longs siècles au souvenir des croisades.
Bain de sang à Jérusalem
Le dernier grand massacre aura lieu à Jérusalem, et lui aussi est encore évoqué aujourd'hui. Après un mois de siège, la Ville Sainte est prise en juillet 1099. Répandus dans la cité, saouls de frayeur et d'attente accumulées, les croisés poursuivent et massacrent les musulmans et les juifs, qui sont alors alliés.
D'abord dans les ruelles, puis dans la mosquée al-Aqsa. "La ville, écrit Guillaume de Tyr, présentait en spectacle un tel carnage d'ennemis que les vainqueurs eux-mêmes ne pouvaient qu'être frappés d'horreur et de dégoût".
Le fameux "chroniqueur anonyme", dont le texte latin reste la source la plus fiable, utilise quant à lui une image que l'Histoire retiendra. Il rapporte qu'à l'intérieur de la mosquée al-Aqsa "les nôtres marchaient dans le sang jusqu'aux chevilles". D'autres historiens de l'époque évoqueront ces monceaux de cadavres qui, "pendant une semaine entière", brûleront sous les remparts de la ville.
Combien de morts ? Soixante-dix mille, affirment les historiens arabes.
Chiffre impossible. Vingt mille peut-être…
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Quelques barons francs, comme Tancrède et Raymond de Saint-Gilles, ont bien tenté de s'opposer au massacre.
En vain. Le soir, hagards, dégrisés, les soldats francs courent jusqu'au Saint-Sépulcre et s'y "laissent choir bras en croix". Dans l'une des cryptes, on peut voir aujourd'hui les croix qu'ils ont alors gravées dans la pierre.
Oui, la foi peut devenir folle. Aujourd'hui, plus que toute autre ville au monde, Jérusalem le sait.
Texte extrait du livre "Sur la route des croisades" de Jean-Claude GUILLEBAUD, Points Seuil.
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