vendredi 15 mars 2013

En ces temps-là, on les assimile à des monstres humains



A la recherche du "chaînon manquant"... 


"Le lien manquant entre les animaux et le véritable être humain, c'est certainement nous." Konrad LORENTZ

Au Moyen-Age, on est plus dubitatif : existent-ils vraiment ? Sont-ce des hommes ?
Le savant Albert le Grand (1206-1280), qui a lu ses classiques grecs et latins, est sans doute le premier à voir en eux le futur fameux "chaînon manquant" entre le singe et l’homme.

Presque plus aucun témoignage ne les mentionne, hormis la loufoque lettre du Prêtre Jean (XIIème s.) dont on connaît une centaine de versions…

En ces temps-là, on les assimile à des monstres humains, et ils sont très peu représentés dans l’art médiéval et roman.
Pourtant, on les retrouve à des places de choix, et non plus dans les latrines de la Rome antique.
Sans toutefois entamer une carrière de grenouille de bénitier, ils commencent à fréquenter quelques autres prestigieuses cathédrales, toutes construites au XIIème siècle : Cathédrale d'Autun, Cathédrale de Lausanne..
Ainsi, ils voisinent avec les reliques de Marie-Madeleine à la Basilique de  Vézelay. Bigre...
Vézelay, narthex de la Basilique
Linteau n°4 du tympan du narthex de Vézelay




Autun, chapiteau de la salle capitulaire

Détail du linteau n°4

Médaillon de la rose de la Cathédrale de Lausanne

rose de la cathédrale de Lausanne


Sur le tympan du narthex de Vézelay (sculpté vers 1125-1130), sont représentés les peuples inconnus. Au centre, des Pygmées s’aident d’échelles pour monter à cheval ; à leur droite, les Panotti (aux grandes oreilles)et à leur gauche, les Macrobii des Indes (peuple de géants).
A Autun et à Lausanne, Ils combattent encore des grues.


 
Leur Histoire, vue de chez eux
De l'association à l'asservissement

Saison 2 : la Traite
De la subordination à l’asservissement

L’arrivée des Européens au XVIéme siècle et le début de la Traite vont encore changer la donne et aggraver le rapport de subordination.
Les Pygmées ne vont plus seulement échanger avec les Bantous des biens usuels issus d’un prélèvement hasardeux. Ils vont désormais travailler comme des bossus pour satisfaire une demande croissante venue des Européens.

Dès le début de la Traite, dans l’ordre, les traitants portugais, espagnols, allemands, hollandais, anglais, puis français qui abordent la côte atlantique de l’Afrique vont surtout raffoler d’esclaves et d’ivoire. Viennent ensuite les bois précieux, l’huile de palme…et les poils de queue d’éléphants !

Les petits Pygmées, en amont des chaînes commerciales
En amont de toutes ces chaînes commerciales qui se créent dès le XVIème S. du cœur de l’Afrique vers les côtes pour aspirer les richesses du continent pendant les 400 ans de prédation jusqu’à nos jours, on retrouve encore et toujours le Pygmée !

Et comme intermédiaire obligé, on retrouve toujours un Grand Noir !
C’est d’abord le Pygmée qui fournit en viande les immenses colonnes d’esclaves et de matons qu’il faut quand même bien nourrir jusqu’à l’Océan.

Son rôle dans le commerce de l’ivoire est essentiel, car c’est encore lui qui, surtout, a le courage de chasser l’éléphant et d’en rapporter l’ivoire pour nos marqueteries, armes, bondieuseries et jeux de dames (les cases noires étant en ébène). Des centaines de tonnes…

D’ailleurs , les premiers témoignages d’explorateurs le confirment, notamment ceux de A. Battell en 1590 (voir Moyen-âge et Renaissance), puis celui rapporté d’O. Dapper un siècle plus tard le confirment:

« Les habitants de Bokke-Meale ou Bouke-Meyale sont des Jagos. On conjecture que cette Province, qui est située au Nord-Est de Lovango est à plus de 150 lieues de la côte, parce que les Nègres du Royaume qui y vont trafiquer demeurent bien trois mois en chemin. Ce sont les Lovangois qui vendent le plus d’ivoire aux Européens ; ils le vont acheter des Jagos à Bokke-Meale où ils portent du sel dans des paniers sur la tête de leurs esclaves. Les Jagos tirent les dents d’éléphants de certains petits hommes nommés Mimos et Bakke-Bakke sujets du Grand Macoco. Les Jagos assurent que ces Nains savent se rendre invisibles, lorsqu’ils vont à la chasse et qu’ainsi ils n’ont pas grand peine à percer de traits ces animaux, dont ils mangent la chair et vendent les défenses… »(4).

Pendant les deux siècles qui suivent, l’éléphant des savanes se faisant plus rare, la demande des colons s’intensifie et se déporte sur l’éléphant des forêts. Les contacts avec les Grands noirs sont devenus permanents.
Les peuples bantous ont alors totalement consolidé leur domination sur les bandes pygmées.
Désormais, les Pygmées sont devenus des biens, transmissibles de pères en fils dans les lignages bantous dominants, corvéables à merci.
A l'aube du XXème siècle, les premiers témoignages des colons sur la condition des Pygmées sont édifiants.

La Renaissance et l’ouverture des routes africaines

Depuis l’Antiquité, les récits d’Hannon le Carthaginois et des marins phéniciens du pharaon Néchao qui auraient atteint les côtes occidentales de l’Afrique - et surtout, en seraient revenus - hantent l’Occident qui n’ose toujours pas pénétrer le cœur de l’Afrique par les interminables pistes du désert.
Si les Anciens savaient louvoyer par vent contraire avec leur rame-gouvernail, plus aucun marin jusqu’au XVème S. n’envisage de longer les côtes africaines où y existe un très fort courant qui emporte tout vers le sud, inexorablement.

Du coup, rares sont ceux qui dépassent le Cap Noun, jamais le cap Juby encore distant de 1800 km du Cap Vert (actuellement Dakar). On est encore loin du compte.

La chasse aux poussins, Bocchi, vers 1700



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Grâce à l’amélioration des navires, l’usage de la boussole venue récemment de Chine et l’emprunt d’une route plus au large, les Portugais sont les premiers à atteindre les côtes noires de l’Afrique, et à descendre jusqu’à Loango (Luanda, Angola) pour s’y établir.
Suivent, dans l’ordre, les Espagnols, les Allemands, les Hollandais, les Anglais et les Français !
La découverte des singes et des Pygmées
D’un point de vue pygmée, c’est un traitant anglais, Andrew Battell, pénétrant la Guinée vers 1590 pour le compte de Portugais, qui fut le premier à les mentionner dans ses récits de voyage. Au passage, on notera leur rôle majeur dans le commerce de l’ivoire – et l’ostracisme dont ils font déjà l’objet :
« Au nord de Mani Kesok, habitent des gens de petite taille appelés Matimbas [les Pygmées]. Ils ne sont pas plus grands que des garçons de 12 ans mais ils sont très épais et vivent seulement de la viande des animaux qu’ils tuent dans les bois avec leurs arcs et leurs flèches. Ils paient un tribut au souverain de Mani Kesok et lui apportent tous les poils de queue et les défenses d’éléphants qu’ils possèdent. Ils n’entrent jamais dans les maisons des Marombos ; si par hasard un Marambo, ou quelqu’un de Loango, passe où ils sont installés, ils quittent cet endroit pour aller s’établir ailleurs » (3).

Hercule contre les Pygmées, Cornelius Cort (1563), burin





























Battell est aussi un des premiers à décrire un grand singe qu’on nomme "pongo", qui s’avèrera plus tard être le gorille.
Il mentionne également l’"
enjocko" (qui semble être le chimpanzé) dont Buffon reprendra le terme, mais qu'un anatomiste anglais appelle aussi "Pygmée" ! (voir plus bas).
 Un siècle plus tard, fin XVIIème, l'humaniste et géographe-en-chambre hollandais Olfert Dapper fait de même : compilant quantité d'informations venus des premiers explorateurs, il décrit de nombreux et nouveaux animaux bizarres dont le mythologique Satyre (voir plus bas) dans un ouvrage resté célèbre (4).

Concernant les Pygmées, il en décrit quelques-uns à la Cour du Roi de Loango : « On voit dans le même endroit des Nains qui se tiennent là le dos tourné. Ils ont la tête extraordinairement grosse et portent une peau serrée avec une corde en forme de bonnet. Les Nègres assurent qu’il y a une province pleine de forêts où l’on ne trouve que ces Nains, et que ce sont eux qui tuent le plus d’éléphants ; On appelle ces petits hommes Bakke-Bakke et Mimos ».
Le zèbre de Battell

L'Afrique du XVIIéme - Royaumes de Makoko, des Jaggas,...
Rares apparitions dans les Arts
Sous la Renaissance, leur légende inspire aussi quelques artistes, graveurs, peintres, souvent dans la veine du grotesque ouverte par Jérôme Bosch.
Les Pygmées, qui avaient quitté les planches depuis Ovide (1), y remontent.
Notamment pour le bon plaisir du bon Roi Louis XIV (2).
Evidemment, les auteurs comiques des XVIIème et XVIIIème siècles s'en emparent, comme en témoigne un passage des Mémoires de Goldoni écrits peu avant sa mort. (voir).
Enfin, Swift s'en inspire sérieusement pour écrire ses Voyages de Gulliver (1726).

Il y joint une carte où apparaît le Royaume de Makoko et le territoire des Jagas, autant d’ethnies guerrières aux rites anthropophages, qui sont les véritables maîtres des Pygmées.
(Pour en savoir plus sur le rôle des Pygmées dans la traite de l’ivoire, voir Leur histoire vue de chez eux / de l’association à l’asservissement)

Rien n’est plus obscur
qu’au Siècle des Lumières

Malgré ces rares témoignages, beaucoup ne croient pas encore à l’existence de ces petits hommes.
A l’aube du Siècle des Lumières, la confusion va aller croissant chez les Savants et autres lettrés.

Pierre Richelet, auteur du premier dictionnaire de la langue française en 1680 n’y croit tout simplement pas du tout ; pour lui, ce ne sont que «phantaisies».

Dictionnaire Richelet (1728, 3ème édition)
Le 1er dictionnaire de la Langue Française (3ème édition)
Pour les hommes de science, tout s'embrouille ; les fables des mythologies de l'Antiquité avec ses cortèges de créatures étranges sont dans tous ces esprits éclairés.

Des singes et des hommes 

A leur décharge, il faut dire que quantités d’informations parfois vraies, parfois tronquées, parfois carrément fantaisistes, leur parviennent des 4 coins du monde en train d’être découvert par les explorateurs, et notamment d’Indonésie (Bornéo, Sumatra) et d’Afrique.
Là justement où règnent les grands singes...
De Bondt, médecin-chef hollandais en poste en Indonésie,  offre une des premières descriptions précises de l'orang-outang dans son témoignage publié en 1642.
Au passage, il est quand même persuadé d'avoir vu les célèbres Satyres tels que Pline les décrivait (vie nocturne, mâle dominant, femelles partagées, moeurs de débauchés,...) : " Même les petits enfants ne croient pas aux satyres, mais moi, c'est différent. J'ai vu un satyre, une satyre femelle, plus précisément ".

Anatomie d'un pygmée, Tyson, 1699

Anatomie comparée homme - pygmée

Un Orang-outang nommé Pygmée

Un des premiers savants à se tromper grossièrement est Edward Tyson, célèbre anatomiste anglais, un des pères de l’anatomie comparée, qui induira plus tard Linné dans ses erreurs de classification. Plus connu pour avoir découvert que les marsouins étaient des mammifères, il a l’occasion de disséquer en 1698 un chimpanzé qu'il appelle orang-outang .
Un orang-outang qu’il nomme pygmée !
Un homme des bois en rejoint un autre…
Car Tyson est persuadé que le chimpanzé d'Afrique vit aussi à Java.
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le jocko et l'orang-outang. Buffon, 1749
Pourquoi l'orang-outang est nommé " Pongo pygmaeus",

Le grand naturaliste Buffon en rajoute à la confusion ambiante.
De son aveu même, il a pourtant lu les récits de Dapper et Battell ; accompagné de Daubenton, il a vu un jocko (chimpanzé) présenté à Paris en 1740.
Parlant des drill et des barris (les termes anglais pour le gorille), Buffon s’emmêle les pinceaux dans son Histoire naturelle qui paraît dès 1749 : « Ce barris ou drill est en effet le grand orang-outang des Indes orientales ou le pongo de Guinée, et le pygmée décrit par Tyson est le jocko que nous avons vu vivant ». Le sensé Daubenton confirmera…
Quant aux « vrais » Pygmées, autant Buffon passe plusieurs pages à justifier sa certitude que des peuples de Géants aient pu, ou continuent d’exister sur Terre, autant il ne croit pas un traître mot à l’existence de ce petit peuple, sauf à ceux de Madagascar :
« Les amateurs du merveilleux, qui nous auront sans doute su mauvais gré d’avoir réduit à 6 pieds de haut la taille prétendue gigantesque des Patagons, accepteront peut-être en dédommagement une race de pygmées qui donne dans l’excès opposé ; je veux parler de ces demi-hommes qui habitent les hautes montagnes de l’intérieur, dans la grande île de Madagascar, et qui y forme un corps de nation considérable appelé Quimos ou Kimos en langue madécasse. Otez-leur la parole, ou donnez-la aux singes grands et petits, ce serait le passage insensible de l’espèce humaine à la gent quadrupède. »
Les intéressés apprécieront….
Le délire continue.
Si, pendant les 9 premières éditions de son Système de la Nature, Linné nomme "orang outang " le chimpanzé, il se ravise dans la dixième, sortie en 1758.
Là, ce bon fils de pasteur se fait violence et invente, aux côtés de l'Homo sapiens, l'  «Homo Troglodytes »pour classer l'orang outang indonésien.

Mais au fait, pourquoi "Troglodytes" ?

Le Satyre, selon O. Dapper. Description de l'Afrique,1682
A chaque singe sa mythologie,
A l'orang-outang le Pygmée
Parce que Linné, de Bondt et les autres ont tous planché, quand ils étaient petit, sur les mêmes versions latines et grecques, ils croient tous à l'existence des Satyres, ces lubriques que Pline situaient dans les grottes du désert d'Ethiopie....

D'ailleurs, Dapper en a même fait une illustration dans sa Description de l'Afrique.
Linné évacue le problème : entre ceux d'Ethiopie et ceux d'Indonésie, "ce sont les mêmes, il n'y a qu'une différence d'habitat".

Dans cette même 10éme édition, Linné invente aussi la classification raciale, et place évidemment l'homme blanc en haut de l'échelle, le noir en bas.
Il instaure aussi la nomenclature binominale.L'orang-outang, alias Pongo pygmaeus
- C'est ainsi que le chimpanzé devint "Pan Troglodytes", car il ne parle ni ne siffle, mais à qui on attribue la flûte de Pan, et "Troglodytes" en souvenir des grottes...
- Le gorille devint "Gorilla gorilla", terme déjà donné par Hannon le Cartaginois au IIIème S. av. JC qui est le premier à les mentionner ("des femmes velues"), et dont il ramène 3 dépouilles à Carthages, lesquelles resteront 350 ans au Temple de Junon.
- L'orang outang, enfin, devient "Pongo Pygmaeus" dans la 11éme édition de 1760 du Linné.

Bref, les Pygmées traversent les Lumières dans le noir le plus total.

Au terme de ce siècle prestigieux (selon la chronologie « haute » : 1820), ils n’existent officiellement pas, ne sont que « fables » et « absurdités » (voir le dictionnaire d’Histoire naturelle, 1819, p 284), mais les graines du racisme scientifique naissant sont en en terre.

Les Cuvier, Gobineau et Darwin etc…qui suivent vont plus ou moins malgré eux, selon les cas, pousser les Pygmées sous les feux de la rampe évolutionniste dès leur découverte « officielle » au début de la colonisation du coeur de l'Afrique en 1865. Ils seraient en effet le fameux chaînon manquant entre le singe et l’homme.

Sous les feux de la rampe, certes, mais surtout derrière les cages des zoos…

Les Pygmées ne sont pas des singes ; ils les mangent...

....et en font des bijoux.

...ils les portent en sac à main,...




(1) : « Métamorphoses », VI, 90, Ovide
(2)  :« Les Pygmées » (1676)
(3) : chapitre 6 de "The strange adventures of Andrew Battell of Leigh in Essex, sent  by the Portugals prisoner to Angola, who lived there and in the adjoining regions near eighteen years"  (1589 à 1607), publié chez Purchas his Pilgrimes (1625), disponible en anglais sur : http://www.erbzine.com/mag18/battell.htm#ch6
(4) : page 332 de « Description de l’Afrique, contenant les noms, la situation et les confins de toutes ses parties, leurs rivières, leurs villes et leurs habitants », Olfert Dapper, Amsterdam, 1686 ; accessible sur Gallica http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k104385v.table
 Sources un monde pygmée.
 http://boutic.annik.1tpe.fr

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