(suite) La fin des Templiers par Rudy Cambier.
Scène 11
***
Il faudrait que, d'une manière ou d'une autre, il y ait deux chaises,
ou peut-être un tronc d’arbre, ou n’importe quoi sur la scène, car ce
qui suit devrait se jouer assis. Mais je dis ça et je ne dis rien…
Yves ne sait pas quoi dire. Le silence est lourd.
Éliabel attaque.
Je sais déjà ce que vous allez me dire, père Yves.
Yves
Ah oui ?
Éliabel
Oui. Je vais mourir.
Yves reste pétrifié.
Éliabel
N'est-ce pas que je vais mourir ?
Yves désemparé
Tu es malade mais…
Éliabel
Mais je vais mourir.
Yves
Tu es très malade, c'est vrai…
Éliabel
C'est dans les yeux d'un autre qu'on lit la gravité de son état. J'ai
tout su quand vous avez regardé le linge. J'ai vu le désespoir
travailler votre visage.
Yves
Tu sais, nous devons tous être prêts. Nous ne connaissons ni le jour ni l'heure.
Éliabel
Je vais mourir … Est-ce que c’est vrai ? Vais-je vraiment mourir ? Je
n'ai que 19 ans. Vais-je déjà mourir ? 19 ans ! Mourir à 19 ans !
N'avoir pas vécu et déjà mourir. Dieu va me laisser mourir maintenant !
Où est-il Dieu ? Où le vois-tu, moine ? Où est sa promesse de vie ? Ce
n'est pas juste. Ce n'est pas juste. Pas juste, pas juste, pas juste.
Yves
Regardée depuis sa fin, une longue vie paraît bien courte et elle
semble avoir passé comme un coup de vent. Pourrais-tu me dire lequel de
nous deux, moi déjà plus que vieillard et toi femme mais encore enfant,
lequel de nous deux a eu la vie la plus longue, la plus remplie, la plus
complète ? Chacun accomplit sa destinée et l'accomplit entièrement.
Éliabel
Que suis-je donc venue faire au pays des êtres mortels ?
Yves
Nul sur cette terre ne peut répondre à cette question. Dieu connaît la réponse parce qu’il est la réponse même.
Éliabel
Mais pourquoi nous oblige-t-il à souffrir ?
Yves
Il est notre père et dans la suprême épreuve, aie confiance en sa justice et en son amour.
Éliabel
L’amour de Dieu ! La justice de Dieu ! Oublie un moment le grand mot de
justice et montre-moi la simple équité de Dieu. Que dis-je, l'équité ? À
mon endroit, je me contenterais de sa simple décence. Est-il décent de
donner la vie pour la retirer trop tôt ? En vérité, le Créateur que tu
vénères est un être indécent.
Yves se tait
Éliabel
Pourquoi n'ai-je pas droit au bonheur ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal ? Hein ! Réponds !
Yves
Comme je te connais, tu n'as rien fait de mal. La souffrance n’est pas
toujours le châtiment de Dieu, elle est aussi le mal que nous font les
autres, et elle est même parfois la malchance.
Éliabel
Montre-moi donc ma faute si grande qu'elle me condamne à mort.
Yves
Il n'y a pas de faute.
Éliabel
Alors, pourquoi n'ai-je pas droit à la vie ?
Toi qui as réponse à tout, me diras-tu ce qu'est la mort ?
Yves
Comme la naissance, la mort est un passage. Elle est aussi notre vraie
naissance. La mort nous fait bondir de la vie matérielle et illusoire à
la vie spirituelle qui est la vraie vie.
Éliabel
Bondir de
la vie matérielle et illusoire à la vie spirituelle qui est la vraie vie
… Comme c'est bien dit ! Comme c'est apaisant ! Écoutons la bonne
parole du vieillard sage, digne et bien conservé ! Oui, tu as facile à
dire, toi qui es un vieillard, toi qui es rassasié de vie. Toi le vieux,
plus rien ne te surprend, plus rien ne t'émerveille, plus rien ne
t'encolère. Tu es serein crois-tu ? Non, tu es déjà immobile. Que
peux-tu encore espérer ? Rien. Que peux-tu faire encore ? Rien. Que
t'apporte le jour qui se lèvera demain ? Rien ! Qui t'aime encore ?
Personne ! Que sont tes amis devenus ? Des ombres ! Tu es pire que vieux
: tu es seul, tu es fatigué et ce qui te reste de vie t'encombre. Mais
toi tu emporteras des souvenirs dans ta tombe et moi je n'en aurai
jamais !
Yves
La mort n'est que la porte qui ouvre sur la montagne de lumière.
Éliabel
Non, père Yves, mourir c'est descendre dans le trou noir de la peur. J'ai peur ! J'ai peur ! Un petit silence
J’ai peur.
Un petit silence
Éliabel
Qu'est-ce qui pourrait nous faire accepter la mort ?
Yves
La certitude que l’Au-delà existe.
Éliabel
Personne n'est jamais revenu raconter comment c'était de l'autre côté.
Yves
Eh bien, il y a quelque chose de curieux. La Bible dit que le salaire
du péché est la mort, et en effet, jamais personne n'est revenu de
l'Enfer, jamais un cadavre ne s'est relevé en criant : j'ai senti la
chaleur de la rôtissoire. Mais il en est qui sont allés sur le seuil de
l’Au-delà et qui en sont revenus en disant : j'ai vu la lumière.
Éliabel
Facile à dire. En avez-vous la preuve ?
Yves
Une preuve, non, mais j'ai entendu des témoignages.
Éliabel
Ouais. Admettons. Mais votre grande espérance ne serait-elle pas plutôt
un effet de la peur du vide, une défroque qui habille la peur du néant.
La lumière de l’espérance fait oublier l’angoisse et la terreur. Peu de
gens ont le courage de se résoudre à n'être plus rien.
Yves
Pas de courage…
Peut-être bien. J'ai eu peur tellement souvent. Quand je faisais la guerre.
Éliabel
C'est quand vous étiez soldat que vous avez volé ?
Yves se tait
Parce que vous avez volé, n'est-ce pas ?
Vous êtes un voleur, tout le monde le dit.
Vous ne trouvez rien à répondre ?
Qui ne dit mot consent.
Yves
En es-tu si sûre ?
Éliabel
C'est ce qu'on dit, non ?
Yves
On dit. Qui dit ?
Éliabel
Des gens comme il faut.
Yves
Oui, des hommes qui chantent à messe et leurs femmes qui vont à
confesse, des hommes qui n'ont pas de dettes et leurs femmes saintes
nitouches à la voix douce, des hommes qui ont bonne réputation et leurs
femmes dont on croit qu'elles ont de la vertu. Mais ce sont des
calomniateurs. Voilà tes gens bien !
Éliabel
Qui sont aussi de
vos amis, et même votre propre famille. Vos sœurs et leurs hommes.
Hommes au pluriel vu qu'aucune des deux ne se contente d'un seul.
Yves
Ovide a écrit Rea laudis agor : on me fait crime de mes vertus. Oui,
des gens à qui je n'ai jamais fait de mal et qui me salissent, des gens à
qui j'ai donné du bien et qui me frappent dans le dos. Des gens aussi
qui n'avoueront jamais qu'ils me haïssent parce que j'ai fait échouer le
sale coup manigancé et qui s'en vengent. Des purs méchants aussi,
faux-culs jaloux, envieux et venimeux. Des gens que malgré tout
j'aiderais peut-être encore …
Éliabel
Vous avez beau tenir des discours, il n'y a pas de fumée sans feu
Yves
Les vérités de ce genre courent les rues et les idées qui courent les
rues sont comme les filles qui font de même : ceux qui en tirent profit
sont des maquereaux.
Éliabel
Si ce qu'on dit n'est pas vrai, rétablissez la vérité. Ça ne devrait pas être difficile.
Yves
Je viens de le faire et tu ne m'as même pas entendu !
Éliabel
Vous tournez autour du pot. Si vous aviez des arguments ou des preuves, vous les sortiriez vite fait.
Yves
Ça servirait à quoi ? Il est impossible de vaincre la rumeur parce que la rumeur nous l'avons toujours dans notre dos.
Éliabel
La vérité finit toujours par triompher.
Yves
Illusoire illusion de la jeunesse et de ceux qui restent des niais :
bien peu de vérités survivent au poison de la malignité des médiocres.
Éliabel
En tous cas, moi je ne me laisserais pas faire.
Yves
Tu parles sans savoir. La calomnie, vois-tu, la calomnie est un
empoisonnement de l'âme. C'est un assassinat dont les auteurs sont sûrs
de rester impunis parce qu'on ne trouve jamais de justicier : il n'y a
que des complices ou des lâches.
Éliabel
Il y a toujours un moyen de se défendre.
Yves
Devant quel tribunal ? Les juges sont au nombre de nos ennemis. N'as-tu
jamais vu que l'innocent qui se défend fait rire les méchants. Des
méchants qu'on ne voit jamais devant soi ; ils sont dans le dos et ils
sont légion. Un homme seul peut-il vaincre une légion ?
Éliabel
Mais la vérité …
Yves
Mais la calomnie a toujours les traits de la vérité. La calomnie, c'est
ce tellement brave homme si persuasif et qui ment, ce tellement honnête
homme qui m'a volé et qui me dit voleur. La calomnie c'est cette si
gentille femme, si convaincante et qui ment, qui m'accuse de lui avoir
fait à elle le mal qu'elle m'a fait à moi.
Éliabel
Mais qu'est-ce qui vous empêche de dire la vérité ?
Yves
La calomnie elle-même ! Parce que la calomnie n'est pas univoque, elle
est une complicité. C'est une bouche empoisonnée qui parle à l’oreille
de quelqu’un qui se délecte du poison. Elles sont organes de deux
vipères, l'oreille est aussi méchante que la bouche. Les deux sont
coupables parce que l’oreille du complice ne veut pas entendre la
vérité.
Éliabel
Mais à moi, vous ne diriez pas la vérité ?
Yves
Non.
Éliabel
Pourquoi ?
Yves
Pour quoi faire ?
Éliabel
Pour que quelqu'un sache.
Yves
Eh bien, justement, personne ne doit savoir.
Éliabel
Pourquoi ?
Yves
Pour ça.
Éliabel
C'est la réponse d'un petit enfant gâté qui fait ses manières.
Yves
Ce que j'essaie de vous dire, Mademoiselle, c'est que je n'ai de
comptes à rendre qu'à ma conscience et à Dieu. Si me salir vous fait du
bien, faites-le.
Éliabel
Vous avez tellement peur que je sache qui vous êtes ? Vous tenez tant que ça à votre image, vous, un moine ?
Yves
Je me fiche de mon image comme de Colin-tampon.
Éliabel
Ça tombe bien, parce que si vous saviez tout ce qu'on dit derrière votre dos !
Yves
C'est un prix à payer.
Éliabel
Et c'est quand vous étiez soldat que vous avez volé ?
Yves
Pas du tout !
Éliabel
Vous étiez déjà moine ! Ouh là là …
Yves
Je n'ai pas de comptes à te rendre. Tiens-le-toi pour dit et change de sujet.
Éliabel
Dites donc, vous n'auriez pas des fois été le complice de cet ancien
abbé … comment s'appelait-il encore … celui qu'on a forcé à
démissionner.
Yves
Ce ne sont pas tes affaires.
Éliabel
Je n'étais pas encore née, mais il paraît que ça a fait un bazar !
Enfin, comme d'habitude, l'Église a soigneusement étouffé l'affaire.
Yves
Mais qu'en sais-tu ? Ce n'est pas vrai.
Éliabel
Qu'est-ce qui est vrai alors ?
Yves
Ce sont des choses qui te dépassent et qui me dépassent.
Éliabel
En tous cas, le plus bizarre de l'affaire, c'est que vous soyez malgré
tout devenu abbé. Vous devez avoir de sacrées protections occultes.
Yves
Mais qu'est-ce que tu vas chercher là ?
Éliabel
Qu'est-ce que c'est alors ?
Yves
La vie m'a forcé à marcher sur des sentiers scabreux. Tu as raison :
j'ai soustrait sa proie des mains d'un voleur, et le voleur m'a sali
partout. Chaque humain devrait avoir présent à l'esprit qu'un
calomniateur, dans ses propos, fait toujours son propre portrait.
Éliabel
Pourquoi ne voulez-vous pas me le dire ? Je sais me taire.
Yves
Oui, tu sais te taire. Je n'ai aucun doute à ce sujet.
Éliabel
Alors pourquoi ne me le dites-vous pas ?
Yves
Parce que c'est trop dangereux.
Éliabel
Parce que c'est trop dangereux ?
Yves
Oui, parce que c'est mortellement dangereux. Physiquement et spirituellement.
Éliabel Sur un ton incrédule et très légèrement rigolard
Trop dangereux. Mortellement dangereux.
Elle se met à rigoler
Et c'est pour ça que vous ne voulez pas me le dire ! Ma survie se
compte en semaines, peut-être même en jours et vous venez me parler de
danger ! Non, père Yves, si vous ne voulez pas me raconter votre
histoire, c'est que vous en avez honte.
Yves reste prostré sur sa chaise, la tête baissée, puis il commence d'une voix sourde.
Le monologue d'Yves est le centre de la pièce. Ce sont le souvenir de
Raymond Gérome récitant l’Évangile de Marc à Sainte-Gudule – un numéro
d’acteur sidérant ! – et la réminiscence des Perses d’Eschyle qui m‘ont
donné l’idée de concentrer en un long monologue l’exposé de la fin du
Temple et du destin de son trésor qu'on m'obligeait à inclure dans la
pièce. On m’a souvent suggéré de le briser en un dialogue. Eh bien le
résultat est qu’il n’y a plus d’émotion du tout parce que l’élan des
phrases est brisé et que l’émotion est aussi dans l’élan des phrases.
D’autre part, du point de vue de l’harmonie, le texte dialogué pue
l’artificiel. Du point de vue stylistique, les ficelles apparaissent
partout, et quand on tisse des ficelles, on n’obtient pas du brocart
mais de la toile de sac. Éliabel n'a ici rien à dire et il convient donc
qu'elle se taise. J’ai l’impression que c’est un problème d’acteur, de
talent. En fait, on vient me dire : « Je n’ai pas les dents pour manger
du beefsteak, faites-moi de la viande hachée. » Si c’est une question
de mémoire, il y a des trucs. Et c’est 10 fois moins long que l’Évangile
de Marc.
Yves
Tout a commencé il y a 27 ans d’ici, avec la bataille de Courtrai le 11 juillet 1302.
Éliabel
Qu'est-ce qui a commencé il y a 27 ans d'ici ?
Yves ne bronche pas
Éliabel
Excusez-moi.
Il ne répond pas.
Un silence et il entame son récit.
Yves
La Flandre vivait l'apocalypse. L'armée des Français ravageait le pays
flamand et génocidait son peuple. Les ordures venues de France brûlaient
les maisons et les récoltes, découpaient les paysans, éventraient les
bêtes et les femmes, jetaient les gosses dans les brasiers, arrachaient
même les arbres fruitiers et volaient tout. Vue des hauteurs du Pays des
Collines, la plaine de Flandre flambait la nuit, disparaissait le jour
dans les fumées et quand le vent tournait, il apportait l'odeur de chair
brûlée.
Depuis le siècle du vieux Philippe-Auguste, le rêve
des Français était de faire main basse sur la Flandre et sur les
fabuleuses richesses qu'avait gagnées le travail des Flamands. En 1302,
nous étions une fois de plus dans l'infernal chaudron de la guerre
française. Cette fois-ci, notre pays brûlait parce que le roi Philippe
le Bel voulait devenir empereur et que pour devenir empereur, il lui
fallait la Flandre. Il lui fallait le pays de Flandre et pas seulement
sa richesse, il voulait le comté de Flandre parce qu’un morceau de la
Flandre fait partie de l'Empire Germanique et que c'est au prétexte de
ce petit bout de terre impériale que le roi de France aurait revendiqué
la couronne de Charlemagne. En ce début de juillet 1302, le roi Philippe
punissait la Flandre qui refusait de devenir sa chose.
Bien
que l'Ordre du Temple eût toujours été le plus fidèle soutien du roi
Philippe, il s'est fait que les Templiers d'Ypres ne supportèrent pas de
si grandes abominations. La première stupeur passée, entraînés,
galvanisés par le maître du Temple de Flandre, les artisans de Bruges
massacrèrent les Français qui occupaient leur ville. Puis ils
s’armèrent. Mille tisserands d'Ypres, cinq cents paysans de Walcheren et
des volontaires accourus de par-ci par-là vinrent à l'aide.
Le maître de Flandre était un vieux guerrier qui avait fait toutes les
guerres d'Orient. En quelques jours, lui et ses 31 moines-soldats
organisèrent, encadrèrent, disciplinèrent les artisans-soldats et le
maître de Flandre à la tête de son misérable troupeau marcha contre
l'ennemi. Au long des chemins, la crainte se changea en résolution, la
peur devint témérité, le sauve-qui-peut devint «mourons tous, mais en
tuant ». La haine se dressa contre la haine, la haine des Flamands était
plus intense que celle des Français, car la haine des faibles vient de
leurs souffrances et elle est juste.
Le vieux Templier avait
choisi l’endroit de la bataille. Fort d’une immense expérience de la
guerre, il avait tendu le piège en rangeant ses tisserands et ses
bouchers dans la prairie marécageuse de Groeninge. Les hommes des
Communes flamandes attendaient donc la tempête au pied de la muraille de
Courtrai. Pour armures, ils avaient du cuir sur des tissus épais. L'un
ou l'autre avait pu se procurer une cotte de maille. Quelques-uns
étaient chapeautés de fer, les autres de paille. Leurs armes : des
piques, des faux et des gourdins à clous. L'armée française remontait le
cours de la Lys. Elle comptait 15.000 hommes à cheval et 25.000 à pied.
Les généraux disent qu'un homme à cheval vaut 10 hommes à pied. Pour
faire force égale, les Communiers auraient dû être 175.000. Ils étaient
8040 … et 31 Templiers.
Les Français s'élancèrent pour balayer
ces stupides moucherons. Chevaux caparaçonnés de cuir et chevaliers
bardés de fer foncèrent sur les artisans vêtus de laine sous leur capuce
de guerre. Chacun d'eux regardait sa mort venir et serrait sa planche à
clous dans ses mains calleuses. Les lourds Français s’embourbèrent. La
bataille fut acharnée, carnassière, forcenée. Dans le raz-de-marée
français, le maître de Flandre tenait comme un roc, les hommes de
Flandre s'accrochaient à leur roc, ils tenaient, tenaient, tenaient, et
l'impossible arriva : le vent de la victoire tourna. Les Flamands
égorgèrent, décapitèrent, tranchèrent les jambes, les bras, les ventres
et bientôt la moitié de la chevalerie française hurlait sa mort et
crevait dans la prairie de Groeninge. L'épouvante avait changé de camp
et les survivants s'enfuirent, beuglant de terreur, pissant et chiant
dans leurs culottes de soie.
Et tout ce qu'ils avaient volé fut récupéré et rendu à qui de droit.
La fureur des Flamands avait vaincu la furie française. Comment
l'impossible avait-il été possible ? La réponse vint sans tarder : c'est
parce qu'elle avait été commandée par des Templiers que la méprisable
piétaille flamande avait pu massacrer l’invincible chevalerie.
L'aristocratie frémissait, les petits seigneurs bronchaient, à juste
titre car chacun d’eux songeait que si les Templiers venaient à prendre
la tête du peuple, le vent révolutionnaire balayerait la noblesse comme
de la balle de grain sur une aire à vanner. La crème de la société
voyait désormais dans le Temple son ennemi mortel.
Le roi
Philippe raisonnait tout autrement. Outre le fait qu'il haïssait les
féodaux, il rêvait de devenir le grand souverain de l'Europe entière.
Philippe le Bel n'écoutait que la simple raison en se disant que si les
artisans de la grande Bruges commandés par 31 Templiers avaient, en
trois heures, massacré la plus puissante armée d'Occident, que ne
ferait-on avec les milices des centaines de villes de France encadrées
par les 15.000 hommes d'armes de l'Ordre du Temple. Les villes lui
étaient fidèles ; qu'il mette le Temple dans sa poche et les armées
françaises iraient jusqu'à l'Oural, jusqu'à l'Indus, et même au fond de
l'Arabie.
Le roi Philippe a été le plus grand roi que l'Europe
ait connu. Qu'une idée pareille se faufilât dans sa tête, elle devenait
aussitôt un plan : mettre la main sur la puissance guerrière du Temple
et rallier tout le peuple à sa royale personne. Par nature, le roi de
Fer préférait la ruse à la violence. Encore en cette année 1302, il fit
deux choses : il créa les États Généraux du Royaume, une révolution
parce que le peuple était représenté. Et il demanda à être reçu comme
simple chevalier du Temple. Demande étrange et ruse fabuleuse : si le
roi entrait dans l’Ordre, rien que par sa majesté il en deviendrait le
maître. Refus des hauts dignitaires templiers. Le roi présenta la
candidature de son deuxième fils, Philippe de Poitiers. Refus. Le Temple
venait de signer son arrêt de mort. Les grands dignitaires de l'Ordre
avaient oublié que nul n'avait jamais fait démordre le Roi de Fer.
Pourquoi le roi Philippe s'en est-il pris au Temple ? C'était absurde.
Alors pourquoi ce roi génial attaqua-t-il le Temple ? Parce que tout le
monde était sûr que la suprématie du Temple lui venait des trois
reliques majeures qu'il détenait : le Suaire, l'Arche d'Alliance et le
Graal. Le Suaire confère la sainteté suprême, l'Arche octroie la
connaissance absolue et le Graal, le vase qui recueillit le sang du
Christ, le Graal investit de la puissance universelle. Philippe le Bel
voulait la puissance du Temple et ne pouvant s'insinuer serpentairement à
l'intérieur de l'Ordre, il décida de s'emparer du Graal. Je n'ai pas
dit de l'argent du Temple, je n'ai pas dit des biens : tout cela n'a
jamais été autre chose qu'une opportunité collatérale et un leurre à
l'usage des malcomprenants. Non, le roi Philippe voulait la puissance
universelle, il lui fallait donc s'emparer du Graal.
Mais les
Templiers ont eu vent d’un danger. Parmi d'autres, le Maître de Flandre
entendit ces bourdonnements. Croyant ses supérieurs dans l'ignorance, il
s'en alla porter la nouvelle à Paris où il fut très mal reçu. On
l'éconduisit malpoliment et on renvoya ce rebelle dans ses marais.
Or il existait dans le Temple une organisation secrète de sauvegarde.
Chaque Templier savait que cette sauvegarde était liée à un sceau.
Chaque Templier était tenu d'obéir aveuglément à tout ordre scellé de
cire blanche marquée de ce signe et le détenteur avait droit de vie et
de mort sur tous. Hormis le porteur du sceau lui-même, nul ne savait qui
était le sauvegardien. Ce que les grands dignitaires de Paris ne
savaient donc pas, c'est que l'individu qu'ils venaient d'envoyer paître
était le porteur du sceau secret.
Le Maître du Temple de
Flandre était un homme du Hainaut, un picard. L'homme s'appelait Henri
de Montigny. Il n'abandonnait pas facilement. Il avait un frère nommé
Jacques qui à l'époque était notre abbé. Henri vint demander conseil à
son frère abbé, qui m'appela. "Trouvez donc quelque chose, frère Yves"
ne cessait de répéter l'abbé. Je trouvai.
Voici ce que le
Seigneur m'inspira d'entreprendre. Nous devions, en un lieu où aucun
Français ne pourrait venir, aller loger toutes les valeurs que nous
allions soustraire par avance au roi. Dans le secret le plus absolu, en
effaçant toutes les traces, en brouillant tous les chemins, de toute
l'Europe nous devions faire revenir très vite les biens utiles et les
documents importants. Puis les serrer dans des tonneaux, rassembler les
tonnes dans une humble bâtisse, les dissimuler dans une cachette
introuvable. Enfin, ces biens devaient être soustraits à la voracité des
hyènes mais facilement récupérables par un Templier. Un artifice
juridique le permettrait. La solution était là, limpide.
Justement, dans mon enfance et ma prime jeunesse, moi qui suis de
Lessines, j'avais couru les chemins et les ruisseaux du Pays des
Collines, et je savais que le Temple y possédait un écart, à trois cents
mètres des terres de notre abbaye et sous nos yeux. Un petit bien peint
aux couleurs de l'Ordre : sur quelques journels de terre, une chaumière
rouge faisant angle droit avec une grange blanche et un fournil.
Protégé par toute l'étendue de la Flandre, il était intouchable par
l'ennemi.
Ainsi fut fait : les ordres partirent dans les
derniers jours du mois de mars de l'année 1307 et à la fin du mois de
septembre, 21 tonneaux avaient été enterrés. Le bien fut aussitôt vendu à
un brasseur. Mais vendu à réméré, c'est-à-dire que dans les trente ans,
un Templier pouvait se présenter avec le montant du prix de vente et
tout récupérer sans devoir donner d'explication. Le roi Philippe lança
son attaque le vendredi 13 octobre 1307. Deux semaines trop tard.
Philippe le Bel voulait le Graal mais il ne pouvait le dire à personne
car celui qui le devinerait volerait évidemment son pouvoir au roi.
Comment trouver cette chose sans la nommer ? Le roi se dit qu’une
relique de cette importance devait faire l’objet d’un culte spécial et
secret partagé par peu de gens. On n’allait donc pas chercher la chose
elle-même mais la trace de son culte et tout comportement bizarre serait
un indice. On trouverait la chose en cherchant un culte, mais il
fallait aussi masquer la question. On accusa donc gratuitement les
Templiers d’être des idolâtres et on les interrogea en tant que tels.
L'horreur s'abattit sur les soldats templiers. La moitié mourut le
premier jour sous la torture. Toujours revenait cette question noyée
dans d'autres questions : l'idole, où est l'idole ? Avez-vous vu l'idole
? Que savez-vous de l'idole ? Aucun Templier ne pouvait répondre,
personne ne comprenait que la question était : dites-nous ce que vous
savez d'un culte secret, avez-vous aperçu une fabuleuse relique que l'on
cachait à tous ? Aucun des torturés ne pouvait entendre la vraie
question : « Où est l’instrument de la puissance du Temple ? Donnez-nous
un indice. » Les tortionnaires eux-mêmes ignoraient que la vraie
question était : « Où est le Graal ? »
Le Roi de Fer détruisit l'Ordre mais il ne parvint jamais à saisir la puissance du Temple assassiné.
En 1307, nous étions trois vieux : un abbé cistercien nommé Jacques, un
moine nommé Yves, et un Templier nommé Henri. Aux confins contestés des
royaumes du temps, entre France et Empire, entre Flandre et Hainaut,
dans un petit canton de la plaine, le destin nous avait rassemblés en
nous commandant de sauver le Temple. Dans nos têtes, la résurrection de
l'Ordre était imminente. Bientôt, un homme nouveau viendrait... Nous
attendions l’attendu.
La rumeur conjuguée aux intrigues a forcé
l’abbé de Cambron à résigner sa charge. Il fut réduit au rang de simple
moine. Le soldat Henri de Montigny mourut le premier, en 1315. Le moine
Jacques, l’ancien abbé, mourut un peu après son frère.
Et je me
remis à attendre… j’étais torturé par le formidable secret qui se cache
au fond de mon cerveau et de mon cœur et qui va disparaî¬tre avec mon
corps mortel.
Un jour, il y a six ans, je trouvai la solution.
J'allais tout mettre par écrit, mais dans une forme telle qu’aucun
mortel ne pourra la déchiffrer, sauf celui dont le destin sera de faire
renaître l’Ordre. Nous étions en 1323. La fièvre me brûlait, je ne
dormais plus, dans mon âme une lumière palpitait nuit et jour. En
secret, dans le noir, sous la fleur de feu d’une chandelle, mon œuvre
s’épanouissait sur le parchemin. Chaque nuit, pour quelqu'un que je ne
connaîtrai jamais, je traçais les vers que j’avais élaborés dans la
clarté du jour enfui. Dans ma chambre de prieur, assis sur ma chaise en
bronze et avec Dieu pour seul compagnon, je ciselais un poème. Dans mes
rimes, j'ai enfermé à clé le secret. Le poème sera révélation, mais pour
l'attendu seul parce que, de la même façon que l’Esprit m'a dit la
manière de taire le secret et de le dire en même temps, l’Esprit donnera
la clairvoyance à son envoyé. Son envoyé qui comprendra, qui saura
ainsi le nom des personnages – amis et ennemis -, qui apprendra les
chemins parcourus et les ruses, qui trouvera les pistes de tout ce qu'il
faut chercher, qui entendra les noms des lieux et verra les repères.
Oui, j'ai tout mis dans une chanson. Une chanson de mille quatrains. Une chanson de quatre mille vers.
Éliabel
Une chanson ? Ce ne serait pas ce poème que personne ne comprend ? Vous l’avez nommé Les Centuries, n'est-ce pas ?
Yves sourit et ne répond pas à la question
Éliabel
Et ce fameux sceau, vous savez ce qu'il est devenu ?
Yves le tend sans un mot.
Éliabel
C'est ça ?
Yves
Oui. J’étais seul pour le recueillir. Le sceau qui confère le pouvoir
absolu, mais je suis le maître d'un cimetière. Oui, cette petite chose
vous fait roi, mais d'un royaume qui n'existe plus.
Que voulez-vous ? Il fallait tenter l’impossible et nous l’avons fait.
Yves se redresse et son air s'illumine, il rayonne
Nom de diable ! Mais oui ! Mais la voilà la leçon ! Mais voilà le
message ! Le voilà le signe que l'Esprit nous envoie, ici, maintenant !
Éliabel
Quel message ? Quel signe ?
Yves
La leçon des Templiers : quand il n'y a plus d'espoir, il faut tenter
l'impossible ! Quand il n'y a plus d'espoir, il faut toujours tenter
l'impossible ! Oui, nous devons toujours tenter l'impossible ! Debout !
Debout ! Debout !
Je vous emmène chez mon ami Paulus le Sage.
Éliabel
Mais …
Yves
Pas de mais, ma fille. En avant, marche ! Battons le rappel et en route !
( à suivre).
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