Le servage en Russie à la fin du XVIIIe siècle
Aleksandr Nikolaïevitch RADICHTCHEV (1749-1802) lance le romantisme
politique en Russie avec son Voyage de Pétersbourg à Moscou , dont vous
trouvez ci-dessous un passage dénonçant la condition misérable des serfs
de Russie.
Ce pamphlet contre l'ordre établi lui vaut une
condamnation à mort ; grâcié et déporté en Sibérie sur l'ordre de
Catherine II, il en revient en 1796.
"(...) À quelques enjambées de
la route, j'aperçus un paysan labourant un champ. Il faisait chaud.
(...) On était aujourd'hui dimanche. Le laboureur appartenait sûrement à
un propriétaire qui ne lui faisait pas payer de redevance. Le paysan
labourait avec le plus grand soin : de toute évidence, le champ
n'appartenait pas à son maître. Il maniait l'araire avec une précision étonnante.
"Que Dieu t'aide, dis-je en m'approchant du laboureur qui, sans
s'arrêter, achevait le sillon entamé. Que Dieu t'aide, répétais-je.
- Merci, seigneur, me dit le laboureur en secouant le soc et en engageant l'araire dans un nouveau sillon.
- Assurément, tu es schismatique si tu laboures le dimanche ?
- Non, seigneur, je fais le signe de la vraie croix, dit-il en me
présentant ses trois doigts réunis. Dieu est miséricordieux, tant qu'on a
des forces et une famille, il nous défend de mourir de faim.
- Mais ne peux-tu donc travailler en semaine que tu ne prennes de repos même le dimanche, et en pleine chaleur encore ?
- Il y a six jours dans une semaine, seigneur, et nous sommes astreints
à la corvée six fois par semaine ; le soir, s'il fait beau, nous
amenons au seigneur le foin demeuré dans la forêt ; les femmes et les
filles, elles, vont le dimanche ramasser baies et champignons en se
promenant. Dieu veuille, dit-il en se signant, qu'il pleuve ce soir. Si
tu as des paysans à toi, seigneur, ils font la même prière.
- Mon ami, je n'ai pas de paysans et ainsi personne ne me maudit. As-tu une grande famille ?
- Trois fils et trois filles. Le premier-né a neuf ans.
- Comment donc réussis-tu à les nourrir si tu n'es libre que le dimanche ?
- Il n'y a pas que le dimanche, il y a aussi la nuit. Nous autres, si
l'on n'est pas fainéant, on ne meurt pas de faim. Vois-tu, j'ai un
cheval au repos et dès que celui-ci sera fatigué, je prendrai l'autre,
l'ouvrage ne traîne pas.
- Travailles-tu ainsi pour ton maître ?
- Non, seigneur, ce serait péché que de travailler ainsi. Le maître a
sur ses labours cent bras pour une bouche à nourrir et moi, pour sept
bouches à nourri, j'en ai deux, le compte est facile. Et tu as beau de
tuer à la tâche pour le maître, on ne te dira pas merci." (...)"
Aleksandr Nikolaïevitch RADICHTCHEV, "Voyage de Pétersbourg à Moscou"
[1790]. Paris, Éditions Gérard Lebovici, 1988, 382 p., pp. 90-92.
Le servage en Russie à la fin du XVIIIe siècle
Aleksandr Nikolaïevitch RADICHTCHEV (1749-1802) lance le romantisme politique en Russie avec son Voyage de Pétersbourg à Moscou , dont vous trouvez ci-dessous un passage dénonçant la condition misérable des serfs de Russie.
Ce pamphlet contre l'ordre établi lui vaut une condamnation à mort ; grâcié et déporté en Sibérie sur l'ordre de Catherine II, il en revient en 1796.
"(...) À quelques enjambées de la route, j'aperçus un paysan labourant un champ. Il faisait chaud. (...) On était aujourd'hui dimanche. Le laboureur appartenait sûrement à un propriétaire qui ne lui faisait pas payer de redevance. Le paysan labourait avec le plus grand soin : de toute évidence, le champ n'appartenait pas à son maître. Il maniait l'araire avec une précision étonnante.
"Que Dieu t'aide, dis-je en m'approchant du laboureur qui, sans s'arrêter, achevait le sillon entamé. Que Dieu t'aide, répétais-je.
- Merci, seigneur, me dit le laboureur en secouant le soc et en engageant l'araire dans un nouveau sillon.
- Assurément, tu es schismatique si tu laboures le dimanche ?
- Non, seigneur, je fais le signe de la vraie croix, dit-il en me présentant ses trois doigts réunis. Dieu est miséricordieux, tant qu'on a des forces et une famille, il nous défend de mourir de faim.
- Mais ne peux-tu donc travailler en semaine que tu ne prennes de repos même le dimanche, et en pleine chaleur encore ?
- Il y a six jours dans une semaine, seigneur, et nous sommes astreints à la corvée six fois par semaine ; le soir, s'il fait beau, nous amenons au seigneur le foin demeuré dans la forêt ; les femmes et les filles, elles, vont le dimanche ramasser baies et champignons en se promenant. Dieu veuille, dit-il en se signant, qu'il pleuve ce soir. Si tu as des paysans à toi, seigneur, ils font la même prière.
- Mon ami, je n'ai pas de paysans et ainsi personne ne me maudit. As-tu une grande famille ?
- Trois fils et trois filles. Le premier-né a neuf ans.
- Comment donc réussis-tu à les nourrir si tu n'es libre que le dimanche ?
- Il n'y a pas que le dimanche, il y a aussi la nuit. Nous autres, si l'on n'est pas fainéant, on ne meurt pas de faim. Vois-tu, j'ai un cheval au repos et dès que celui-ci sera fatigué, je prendrai l'autre, l'ouvrage ne traîne pas.
- Travailles-tu ainsi pour ton maître ?
- Non, seigneur, ce serait péché que de travailler ainsi. Le maître a sur ses labours cent bras pour une bouche à nourrir et moi, pour sept bouches à nourri, j'en ai deux, le compte est facile. Et tu as beau de tuer à la tâche pour le maître, on ne te dira pas merci." (...)"
Aleksandr Nikolaïevitch RADICHTCHEV, "Voyage de Pétersbourg à Moscou" [1790]. Paris, Éditions Gérard Lebovici, 1988, 382 p., pp. 90-92.
Aleksandr Nikolaïevitch RADICHTCHEV (1749-1802) lance le romantisme politique en Russie avec son Voyage de Pétersbourg à Moscou , dont vous trouvez ci-dessous un passage dénonçant la condition misérable des serfs de Russie.
Ce pamphlet contre l'ordre établi lui vaut une condamnation à mort ; grâcié et déporté en Sibérie sur l'ordre de Catherine II, il en revient en 1796.
"(...) À quelques enjambées de la route, j'aperçus un paysan labourant un champ. Il faisait chaud. (...) On était aujourd'hui dimanche. Le laboureur appartenait sûrement à un propriétaire qui ne lui faisait pas payer de redevance. Le paysan labourait avec le plus grand soin : de toute évidence, le champ n'appartenait pas à son maître. Il maniait l'araire avec une précision étonnante.
"Que Dieu t'aide, dis-je en m'approchant du laboureur qui, sans s'arrêter, achevait le sillon entamé. Que Dieu t'aide, répétais-je.
- Merci, seigneur, me dit le laboureur en secouant le soc et en engageant l'araire dans un nouveau sillon.
- Assurément, tu es schismatique si tu laboures le dimanche ?
- Non, seigneur, je fais le signe de la vraie croix, dit-il en me présentant ses trois doigts réunis. Dieu est miséricordieux, tant qu'on a des forces et une famille, il nous défend de mourir de faim.
- Mais ne peux-tu donc travailler en semaine que tu ne prennes de repos même le dimanche, et en pleine chaleur encore ?
- Il y a six jours dans une semaine, seigneur, et nous sommes astreints à la corvée six fois par semaine ; le soir, s'il fait beau, nous amenons au seigneur le foin demeuré dans la forêt ; les femmes et les filles, elles, vont le dimanche ramasser baies et champignons en se promenant. Dieu veuille, dit-il en se signant, qu'il pleuve ce soir. Si tu as des paysans à toi, seigneur, ils font la même prière.
- Mon ami, je n'ai pas de paysans et ainsi personne ne me maudit. As-tu une grande famille ?
- Trois fils et trois filles. Le premier-né a neuf ans.
- Comment donc réussis-tu à les nourrir si tu n'es libre que le dimanche ?
- Il n'y a pas que le dimanche, il y a aussi la nuit. Nous autres, si l'on n'est pas fainéant, on ne meurt pas de faim. Vois-tu, j'ai un cheval au repos et dès que celui-ci sera fatigué, je prendrai l'autre, l'ouvrage ne traîne pas.
- Travailles-tu ainsi pour ton maître ?
- Non, seigneur, ce serait péché que de travailler ainsi. Le maître a sur ses labours cent bras pour une bouche à nourrir et moi, pour sept bouches à nourri, j'en ai deux, le compte est facile. Et tu as beau de tuer à la tâche pour le maître, on ne te dira pas merci." (...)"
Aleksandr Nikolaïevitch RADICHTCHEV, "Voyage de Pétersbourg à Moscou" [1790]. Paris, Éditions Gérard Lebovici, 1988, 382 p., pp. 90-92.
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