Dans la cuisine des Pères Chartreux de Ste Croix
Revenons,
encore une fois, dans le corridor reliant les deux parties de la chartreuse
de Ste Croix-en-Jarez. En allant vers l’ancien grand cloître,
après avoir passé le porche de l’église, nous
trouvons à notre gauche l’entrée de la cuisine des
pères chartreux … C’est ici, dans ce local, que nous
arrêterons nos pas.
Nous avions déjà vu, dans notre page en hommage à
Raymond Graü, tout l’intérêt de cet endroit, pour
lequel il s’était dépensé sans compter :
«
J’ai souvenir des travaux de Raymond pour remettre en état
la cuisine des Pères chartreux qui à l’époque
était un clapier, une ruine au-dessus d’un cloaque…
J’ai souvenir de ses travaux de chaque jour… J’ai souvenir
de ses efforts avec une poignée de volontaires oubliés et
dont personne ne retient ni n’honore plus la mémoire…
J’ai souvenir de ses travaux, de ses efforts, parfois incroyables
pour aller chercher à des dizaines de kilomètres des dalles
de pierres, ayant été emportées de ces lieux lors
des pillages révolutionnaires et autres… pour les remettre
là où elles étaient primitivement. J’ai souvenir
de Raymond finançant souvent, très souvent et trop souvent
de ses deniers certains travaux et achats pour redonner à ce local
de la cuisine des pères une dignité oubliée…
J’ai souvenir de découvertes sous les gravats, les décombres…
ces découvertes aujourd’hui offertes au tourisme sans qu’une
fois soit insinué le nom de ce pionnier de l’impossible !
J’ai souvenir d’avoir eu le privilège d’assister
à des moments intenses de remises à jour d’éléments,
parfois pièce unique pour certains spécialistes. »
Il en reste aujourd’hui une pièce qui est, sans doute, l’un
de plus beaux fleurons de la chartreuse, car quasiment intacte depuis
sa construction.
Remise
à sa place d'origine de l'entrée de la cuisine des Pères
à Ste Croix.
Tel
que nous visitons ce superbe endroit, il est difficile d’imaginer
son état de délabrement à l’arrivée
de Raymond Graü. Un volume quasiment obscur, partagé, dans
le désordre et la saleté, par un clapier, un poulailler
et un vague lieu d’habitation.
En quelques semaines, Raymond et son équipe, abattant cloisons
et séparations, retrouvent l’espace primitif du local. Puis
il y eut le travail de reconstitution du dallage d’origine. Ce dernier,
pillé au moment de la Révolution, avait été
emporté comme pavage de cour. C’est dans une ferme lointaine
qu’il fut retrouvé, racheté, rapporté, et enfin
remis à sa place d’origine… un travail de plusieurs
mois dans des conditions épuisantes. Le perfectionnisme de Raymond
ne s’arrêtait pas à ce dallage, car c’est aussi
la porte d’entrée sur le corridor qu’il remit à
sa place d’origine, cette dernière ayant été
modifiée au fil des démolitions et réaménagements.
Là encore, c’est une entreprise dont on ne peut à
présent deviner l’ampleur. Certes, dans le principe, l’entrée
est simplement déplacée d’un demi-mètre…
mais ce déplacement prit pratiquement deux mois de travail, en
raison du linteau à déplacer… Aujourd’hui, rien
ne signale l’ampleur des efforts faits pour que ce local ait retrouvé
toute sa dignité.
Un premier vestibule en entrant, contient maintenant des vestiges archéologiques
et des maquettes, en volume, de différentes parties d’une
chartreuse. C’est de celui-ci qu’on accède au fameux
local …
Certes, s’il s’agit de la cuisine des Pères Chartreux,
il n’y a rien d’étonnant à ce que l’immense
cheminée occupe tout le côté droit de la pièce.
L’énorme manteau vertical, de même dimension, est supporté
par deux pilastres répartissant la charge en trois parties : deux
courts espaces de part et d’autre d’un plus important au centre.
Bien que ce local soit, probablement, une des plus anciennes parties du
monastère, il semble que les fenêtres l’éclairant
soient plus récentes, peut-être d’une époque
Renaissance par exemple. Cependant, si l’ensemble, à lui
seul, mérite notre admiration, nous allons trouver ici un autre
sujet d’étonnement encore plus important.
Les
têtes selon A. Vacher
Les têtes dans la cuisine. On distingue les vestiges
de peinture sur les bandeaux
Donnons
la parole à A. Vacher (‘La Chartreuse de Ste Croix’)
qui nous présente l’endroit : « … Puis au-delà
de cet escalier, subsiste encore, dans un parfait état de conservation,
une pièce voûtée que l’on représente
comme ayant été l’ancienne cuisine, dont la voûte
est soutenue par de curieuses colonnes trapues, et les murs ornés
de têtes grossièrement sculptées que l’on prendrait
volontiers pour une œuvre antérieure au XIIIème siècle,
si l’on ne connaissait d’une manière bien certaine,
la date de la construction de l’ancienne chartreuse ».
Monsieur Vacher, en 1904, ne savait sans doute pas que l’on découvrirait,
plus tard, qu’effectivement il y avait eu une construction bien
plus ancienne, antique ou au moins du début du Moyen-Âge…
Et que ces deux têtes pouvaient fort bien provenir de vestiges primitifs
sur le lieu. Aujourd’hui, elles apparaissent soigneusement ‘gommées’
aux angles opposés à la cheminée. Si, en 1904, A.
Vacher les voit nettement, elles disparaissent sans doute peu après,
car, au moment de l’arrivée de R. Graü dans les lieux,
elles sont enfouies dans les décombres.
La réalité sous les gravats
C’est
donc en 1967 qu’on les retrouve, lors des travaux de dégagement,
l’une dans une sorte de placard mural, et l’autre sous un
épais plâtras. Leur nettoyage permet de constater que, d’expressions
différentes, elles sont de même facture et ornées
toutes deux d’une sorte de bandeau plat au sommet du crâne.
A ce moment, il reste sur ces ‘bandeaux’ des traces de teinte,
rouge pour l’une et noire pour la seconde… le reste des têtes
ne comporte aucun autre vestige de peinture ou décoration colorée.
Ces couleurs deviennent très vite un sujet de polémique
insidieuse. Une version des faits, avancée par quelques grincheux
de service, affirme que les sculptures étaient naturelles, sans
couleur, et que les bandeaux ont été badigeonnés
dès après leur découverte… évidemment
dans un but dénoncé comme ésotérique ! L’ennui
est qu’il existe des témoignages et des clichés, pris
au moment des travaux, montrant indiscutablement des traces de teintes
différentes sur ces bandeaux !
Pour nous, la question irritante à poser ne serait pas : «
par qui et à quel moment ont été peintes des têtes ?»,
mais plutôt : « que peut-il y avoir de gênant dans ce
fait… pour qui et pourquoi ? ». Toujours est-il qu’aujourd’hui
tout le monde dort tranquille. Ce ‘détail’ n’existe
sur aucun compte-rendu, et personne n’en fait plus état.
Plus de questions, donc… plus de réponses embarrassées
! Heureusement, nous disposons des clichés pris lors des remises
à jour … comme bien d’autres sur quelques ‘petits
détails trop vite oubliés de Ste Croix’!
L’énigme
des deux têtes
Cependant,
pour tous les antagonistes, il faut admettre que l’énigme
de ces deux sculptures reste une énigme entière : quel sanctuaire
pouvait orner de telles représentations, sinon un lieu de culte
dont l’origine doit être lointaine et obscure. Mais surtout,
on peut se demander pourquoi les chartreux, stricts dans leurs décorations
religieuses, réutilisèrent dans la partie des bâtiments
étant réservée à leur seul usage, ce genre
de sculptures pour le moins peu ‘orthodoxes’… Peut-être
les Pères Chartreux, ou les commanditaires oubliés de la
chartreuse, avaient-ils des raisons précises pour maintenir ici
ce genre de représentation, même au prix d’interrogations
sans réponse ? Peut-être, là encore, s’agissaient-ils
d’autres éléments (la croix indélébile,
Madame la Mort, les gravures sur le tableau de fenêtre) d’un
message réservé, une fois de plus, seulement à ‘l’initié
en mesure de pouvoir le lire’ ?
Des
écrits à la rescousse : Viollet le Duc et le Grotesque
Sans
doute par dérision, ces deux têtes ont été
souvent qualifiées de ‘grotesques’, sans songer que
ce terme contient peut-être une partie de la solution. Viollet le
Duc, par exemple, nous explique : « Il ne faut pas confondre le
grotesque avec la caricature, cette dernière est toujours un portrait
plus ou moins enlaidi, le grotesque est toujours une ‘écriture’
qui, sous une apparence plus ou moins fantastique, traite la plupart du
temps de sujets complètement étrangers à ceux qui
semblent être le thème de la composition choisie par l’artiste…
». Il est difficile d’être plus clair en matière
de sculpture à teneur d’un élément ‘ésotérique’
laissé à la vue de tous, mais à l’usage d’initiés
particuliers. Le même commentaire, s’il avait été
de nous, aurait été immédiatement classé ‘sujet
à caution ou vision ésotérico-magique’.
Les charges royales selon Grasset d’Orcet
Ensuite,
puisqu’il semble chez lui dans le symbolisme de Ste Croix, écoutons
Grasset d’Orcet peut-être nous commenter ce genre de représentation
: « Tant qu’ils restèrent confinés dans les
monastères carolingiens et qu’ils n’eurent, pour battre
en brèche la société, d’autres armes que des
chansons ou les rébus qu’ils griffonnaient sur les chapiteaux
et les porches des églises, cette influence fut à peu près
nulle. Mais dès qu’ils se répandirent dans les universités
en partie laïques qui succédèrent aux écoles
exclusivement monastiques de Charlemagne, cette influence s’élargit
immédiatement dans des proportions considérables ».
Cuisine des Pères. Lors du nettoyage du local
Et
cet auteur d’ajouter que le postulant à la charge royale,
pour les princes mérovingiens, avant le couronnement, porte un
bandeau rouge lui serrant le front pour symboliser son état devant
les hommes. A l’issue de la cérémonie, le nouveau
roi porte un bandeau noir qui représente son nouvel état
royal d’essence divine. Les cheveux représenteraient alors
le siège de la force et l’origine princière pour les
races mérovingiennes. Les rois déchus, ou vaincus, voyaient
leur longue chevelure coupée…
Les
familles de Roussillon, Saint Abdon et Saint Sennen
Puisqu’il
s’agit de ‘têtes en base de voussures’, reprenons
sur le sujet cet extrait de ‘Béatrix Dame de Châteauneuf’
(1912) qui pourrait bien nous donner de précieuses informations
sur les ‘habitudes’ cartusiennes dans le Pilat en matière
de ‘têtes’ sculptées. « … Trêves,
qui appartint à la famille de Roussillon, puis aux Chartreux, avait
son auberge et sa chapelle. En effet avec sa voûte dont la clef
porte 1540 et dont les nervures reposent sur des têtes de moines,
rappelant les voisins de Ste croix, l’église comprend côté
du vent, une chapelle autrement ancienne, dite de St Roch, mais élevée
aux saints Abdon et Sennen… Ces murs pourraient bien remonter vers
l’an 1000… » . Les saints Abdon et Sennen sont bien
connus dans le secteur pyrénéen où l’on vénère
leur mémoire, plus particulièrement à Arles sur Tech
avec le culte de la Sainte tombe à l’eau miraculeuse…
Secteur géographique qui ne dut pas être étranger
aux familles de Roussillon… fondatrices de Ste Croix et de Vézelay?
Têtes
pour l’ordre du Temple à Ste Croix ?
Cuisine
des Pères. vue de la cheminée lors de son dégagement.
Enfin
un dernier extrait que nous ne pouvons passer sous silence : « …
La cuisine. Dans les angles opposés (à la cheminée),
ressemblant à deux petits chapiteaux, deux têtes semblent
jaillir du mur. Toutes les deux sont grimaçantes, une est ornée
d’une coiffure noire, l’autre d’une coiffe rouge. C’est
une des énigmes de la Chartreuse qui ne sera sans doute jamais
trouvée. Que sont-elles censées représenter ? Ont-elles
été un signe de reconnaissance pour des gens de passage
? Faut-il y voir un rapport avec l’ordre des Templiers dont une
commanderie n’était pas très éloignée
? ». Tout comme le texte de Viollet le Duc, déjà vu
auparavant, si celui-ci était de nous, il est à craindre
que quelques qualificatifs peu élogieux nous auraient été
immédiatement adressés… En effet ici, en un seul passage,
nous trouvons regroupés: une affirmation des bandeaux colorés
des deux têtes, le mot ‘énigme’, le terme ‘signe
de reconnaissance’ et enfin le mot ‘templier’ ! Ce texte,
heureusement, se trouve dans un fascicule des plus sérieux, ‘Promenons-nous
dans la Chartreuse de Ste Croix-en-Jarez’, édité par
le très sérieux, et officiel, Parc Naturel Régional
du Pilat !!! Un organisme au-dessus de tous soupçons de dérives
ésotériques!
Les
veilleurs dans une étrange cuisine peut-être alchimique
A
la lecture de tous ces extraits, ces deux têtes grimaçantes
prennent peu à peu un tout autre aspect que celui que l’on
ne veut pas aborder : celui du symbolisme ésotérique dans
les murs de Ste Croix. Une fois de plus, nous ne pouvons que constater
que ce genre de ‘message chiffré’ se trouve dans l’enceinte
réservée aux Pères Chartreux. Evidemment, on nous
dira frileusement que ces éléments se trouvent dans une
cuisine… Certes oui, c’est vrai. Mais il est vrai aussi que
dans une cuisine il est possible en toute quiétude d’utiliser
un feu de chauffe sans éveiller le moindre soupçon, et pour
d’autres usages que celui de faire une soupe de légumes !
En effet nous verrons, par ailleurs, qu’un certain Thibaut de Vassalieu
(dont une fresque magnifique le représente sur son lit de mort)
vint finir ses jours en exil (ce qui nous rappelle tristement la mise
sous sécurité de Béatrix de Roussillon à Ste
Croix) avec tout son matériel… alchimique ! Où faire
fonctionner un tel outillage, sinon dans un lieu où faire du feu
n’éveille la méfiance de personne ? Mais dans un autre
chapitre nous verrons que ce lieu se situe sur plusieurs sous-sols…
tous plus intéressants les uns que les autres. Ces têtes
étranges étaient-elles là pour signaler une réalisation
? Un état ? Un dépôt ? Etait-ce une sorte de balise
d’une époque peut-être mérovingienne, une étape
d’un cheminement qu’aurait saisi Polycarpe de la Rivière
dont le destin s’identifie parfois à celui d’un certain
abbé Bérenger Saunière ? En attendant d’autres
éléments, nous terminerons provisoirement par ce que nous
dit le légendaire de Ste Croix à propos de ces têtes.
La légende explique que ces deux faces représenteraient
‘la colère et la mort’…
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