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6 janvier.
- (Tortula rigida.) L'Épiphanie ou jour des Rois. Drykoningendag.
Cette
fête en mémoire de la manifestation de Jésus-Christ aux gentils et de
l'adoration des Mages, est une des plus anciennes de l'Église. Nous la
trouvons déjà indiquée dans le premier calendrier mi-païen mi-chrétien
de l'an 448 quoique sa, célébration générale ne fût arrêtée que par le
quatrième concile tenu à Orléans en 541.
Les
trois Mages, d'après lesquels cette fête s'appelle « le jour des Rois »
ou « Drykoningendag », parce que l'on croit, sur la foi des vieilles
traditions, qu'ils étaient les princes des pays d'où ils vinrent pour
adorer le Seigneur, jouaient autrefois un grand rôle dans la croyance
populaire, comme nous venons de le dire. Il suffisait de porter sur soi
leurs noms ou les vers suivants :
Caspar fert myrrham, thus Melchior, Balthasar aurum:
Haec tria qui secum portabit nomina Regum,
Solvitur a morbo, Christi pietate, caduco.
(Gaspar
porte la myrrhe, Melchior l'encens, Balthazar l'or; celui qui portera
sur soi ces trois noms des Rois, sera délivré, par la grâce de
Jésus-Christ, de l'épilepsie.) - pour être guéri du mal caduc [37].
En portant sur soi une image qui représentait l'adoration des mêmes
rois avec cette inscription « Sancti tres Reges, Caspar, Melchior,
Balthasar, orate pro nobis, nunc et in hora mortis nostrae » (saints
trois Rois, Caspar, Melchior, Balthazar, priez pour nous, à présent et
dans l'heure de notre mort), on ne guérissait pas seulement du mal
caduc, du mal de tête et des fièvres, mais on était aussi préservé des
malheurs des chemins, de la morsure des chiens enragés, de la mort
subite, des sorcelleries et des maléfices. On croyait même pouvoir tirer
à coup sûr, en enveloppant la balle dans un morceau de papier sur
lequel étaient inscrits les noms des trois Rois, et quoique l'Église à
plusieurs reprises condamnât ces pratiques comme superstitieuses, elles
ont subsisté jusqu'au siècle passé, fondées, à ce qu'il paraît, sur le
mot de Mage, qui dans la bouche du peuple est devenu synonyme de médecin
doué de facultés surnaturelles ou de magicien.
En
Flandre, comme en plusieurs parties de l'Allemagne, on nomme le jour
des Rois « Groot Nieuwjaer, » grand nouvel an, ce qui explique les
cérémonies analogues à celles du nouvel an qui, en Flandre, ont lieu la
veille de l'Épiphanie.
A
Furnes, à Ypres et en d'autres localités du pays flamand, l'Épiphanie
est communément appelée « Dertiendag », ou « Dertiennacht », treizième
jour ou treizième nuit, parce que c'est le jour qui suit les douze nuits
et par la même raison porte aussi le nom de « heilig-licht nacht, »
nuit de la sainte lumière. Car les douze nuits passées les puissances
sombres et mystérieuses de la nuit ont fini leur tournée parmi les
hommes, le monde souterrain se ferme, la terre appartient de nouveau aux
vivants. C'est pourquoi le jour des Rois est un jour de bonheur,
surtout pour ceux qui sont nés le jeudi ou le dimanche, et les mariages
contractés ce jour sont heureux par excellence [38].
En
Angleterre ce jour s'appelle, en opposition de la coutume flamande,
« Twelfth-day », douzième jour, mais là, comme en Belgique, c'était
anciennement le dernier jour de la fête de Noël, où pour la dernière
fois on se livrait à la joie. Les banquets par lesquels on le célébrait
trouvèrent un nouvel appui, pour continuer, dans le souvenir chrétien de
la noce de Cana, dont l'Église solennisait l'anniversaire au 6 janvier.
C'est pourquoi le festin du « Roi boit » se répandit avec facilité de
la France dans presque tous les pays germaniques.
Dans
les provinces de Liége, de Namur et de Luxembourg, on a conservé, comme
en France, l'usage de tirer la fève. Les boulangers y ont l'habitude
d'envoyer ce jour-là à leurs pratiques un pain fin de forme ronde et
contenant une fève noire, qui, à Huy, s'appelle « pain cadeau » et dont
les morceaux sont distribués aux assistants par le plus jeune enfant de
la famille. Celui dans la part duquel on trouve la fève, est roi, comme
chacun le sait, et pour imiter ce qui se passe à la cour, on lui donne
des officiers, toute la compagnie se soumet à ses ordres et lui marque
la déférence due à sa souveraineté imaginaire, en criant lorsqu'il boit:
« le roi boit! » et en punissant ceux qui manquent à ce devoir.
La
croyance populaire que parmi les trois Mages qui vinrent adorer le
Sauveur, il y en avait un qui était noir, fournit l'idée du châtiment
dont on punissait les coupables. Ils furent condamnés à être
barbouillés, et cette coutume qui s'observe encore de nos jours
n'augmente pas peu la gaieté du repas. Le roi est tenu de donner à ses
sujets un petit festin, le dimanche ou le lundi après le jour des Rois.
En plusieurs endroits, comme à Dinant, les gens de la maison assistent au tirage de la fève.
Dans
la partie flamande de la Belgique, on tire les rois et toutes les
charges de la cour improvisée par des billets dits « Koningsbrieven »,
lettres de roi. Selon le nombre de personnes qui assistent au festin, la
cour se compose d'un conseiller (raadsheer), d'un confesseur
(biechtvader), d'un échanson (schenker), d'un écuyer tranchant
(voorproever), d'un fou (zot), d'un médecin (geneesheer), d'un
ménestrier (speelman), d'un musicien (muzykant), d'un messager (bode),
d'un cuisinier (kok), d'un suisse (zwitser), d'un secrétaire
(geheimschryver), d'un valet de chambre (kamerling), d'un ou plusieurs
laquais (knecht), etc. Chacun doit tâcher de soutenir pendant la soirée
le caractère du rôle que lui donne son billet, et lorsque le roi, qui en
signe de sa dignité porte une couronne de papier, se met à boire, tous
les assistants doivent crier : « De koning drinckt! » C'est au fou de
veiller sur la stricte observation de ce devoir et de marquer par une
raie noire au visage ceux qui ne font pas entendre le cri de rigueur.
D'après
la tradition, ce sont les Mages mêmes qui ont les premiers crié: ((Le
roi boit», lorsqu'à leur visite à Bethléem ils virent l'enfant Jésus
prendre le sein de sa mère. D'autres prétendent que l'évangile de la
quenouille a donné naissance à cette habitude [39].
Une
vieille chanson, qui est encore chantée à Anvers quand on tire le roi,
fait allusion à la tradition dont je viens de parler. C'est pourquoi
nous ne croyons pas hors de propos de lui assigner une place auprès
d'une autre chanson de ce jour, qui est fort populaire à Anvers:
Jaspar, Melchior en Balthazar,
Kwamen by dit kindeken daer,
Zy knielden met ootmoed,
Offeranden,
Wierrook branden,
Zy knielden met ootmoed
Voor dit kindeken, Jezuken zoet.
Geheel de stad die was vol vrêe,
't Kindeken en de beestekens mée;
Dan roepen zy dat 't klinkt
Vivat, Vivat, vivat!
Dan roepen zy dat 't klinkt:
Vivat, Onze koning drinkt [40].
Quand on tire le roi:
WY zyn drie koningen, Wy zoeken geen kind,
Maer een teugsken lovensch dat ons beter dient
Kaves of Lovensch bier
En daerom komen wy hier,
Ha, sa, waerdinneken,
Spoedt u maer naer 't vat,
De mensch en kan niet zingen
Want zyn keel is om te springen
Van het lovensch nat.
Jaspar zoude van achter niet staen,
Kon hy maer geraken aen den lovenschen traen,
Want 't minste dat hy drinkt,
Dat is byna een pint;
En daerby moet hy hebben
Tabak en brandewyn.
Ja, daer eens op gebeten
En by een goed vuer gezeten
Gelyk wy vrienden zyn.
Zoù 'n wy niet wenschen drie koningen te zyn
Daer we altyd hebben tabak en brandewyn;
Wy waeyen en wy zwaeyen
En wy zwaeyen altyd rond;
Daer kwam ons onder wegen
Nog een mooi meisken tegen
Wy gaven ze eenen mond [41]
Bien que dans les villes flamandes le festin du Roi boit
ne soit plus en vogue autant qu'autrefois, où à Bruges même les
prisonniers pauvres enfermés dans la chambre basse (Donckercamer) de la
prison (het Steen) recevaient annuellement quelques livres du « Franc »
pour avoir du vin le jour de leur fête de roi [42],
on voit encore à présent, la veille et le jour des Rois, les rues
d'Anvers remplies d'enfants, garçons et filles, des plus basses classes
qui, en criant :
Koningsbrieven en kroon, en kroon!
Koningsbrieven en kroon!
(Lettres
de roi et couronne, et couronne! Lettres de roi et couronne!) vont de
maison en maison offrir des lettres de roi et en vendent énormément. Car
dans les familles de la bourgeoisie et des classes ouvrières, cette
ancienne coutume est encore religieusement observée, et tous les membres
de la famille,,soit du côté du mari, soit du côté de la femme, se
réunissent le soir pour souper ensemble et pour tirer le roi. De petites
familles vont chez tel ou tel voisin « den koning te gaen trekken »,
aller tirer le roi, et partout on s'amuse à causer, à jouer, et à
chanter des chansons de Jan Koes, ce célèbre chansonnier qui, au siècle
passé, vivait dans les environs d'Anvers et qui est encore aujourd'hui
le poète favori du peuple. Inutile de dire que « garsten, » de la bière
d'orge, et « koekebakken », des crêpes, sont pour beaucoup dans les
réjouissances de ces réunions, qui très-souvent commencent déjà à midi
et ne finissent que rarement avant onze heures du soir. Le roi doit
régaler tous les assistants. C'est pourquoi on tâche de conférer cette
dignité au maître de la maison [43]. A la campagne, le régal consiste ordinairement en café et en gâteaux.
A
Malines, les membres du magistrat avaient jadis l'habitude de choisir
tous les ans, le jour des Rois, un roi, qui, d'après le local où se
tenaient les réunions, recevait le nom de « koning van den Oirde », roi
du coin, et auquel, à l'occasion de sa fête, qui chaque année avait lieu
le mardi gras, la ville offrait un ou plusieurs muids de vin de Rhin.
Dans une requête du 27 septembre 1557, que le propriétaire de la maison
appelée « den fellen Oirdt » (au mauvais coin ou au coin décrié)
présenta au magistrat, se trouve une liste complète de toutes les
personnes qui depuis 1526 jusqu'en 1556 ont été rois du coin.
Les comptes de la ville de l'année 1516 font pour la première fois mention de ce nom [44],
qui depuis 1557 a totalement disparu. Mais si le magistrat de Malines a
cessé de choisir un roi, le métier des scieurs de bois de la même ville
continue de célébrer le jour des Rois comme jour de fête patronale. Car
les mots de l'Évangile : « Zy zagen de star » (ce qu'on peut traduire à
la fois par : ils virent l'étoile et ils scient l'étoile) ont donné aux
« houtzagers » l'idée lumineuse de considérer les Mages comme scieurs
et de les honorer par conséquent comme leurs patrons.
A
Ypres, où ce jour est assez régulièrement fêté dans les familles et où
l'on tire le roi comme partout, on offrait autrefois au doyen un pain
aux raisins de Corinthe « korentebroodjen », et en échange de ce présent
le doyen donnait aux enfants, le jour de leur première communion, un
déjeuner, auquel les korentebroodjens jouaient le rôle principal.
Dans
le Hainaut, plus que dans les autres provinces du pays, le jour des
Rois est un véritable jour de roi. C'est la fête des familles par
excellence de toute l'année. Il n'est pas jusqu'aux familles les plus
pauvres qui ne se réunissent pas pour fêter ce jour, et quiconque a
encore des parents, eût-il plusieurs lieues à faire pour les joindre,
tâche de se rendre chez eux afin de passer « les Rois » au milieu de sa
famille. A Tournai, aussi bien qu'à Ath, il arrive très souvent que les
servantes qui entrent en service apposent à leur contrat la condition
expresse de pouvoir aller le jour des Rois voir les leurs pour manger
avec eux « le lapin ». Car à l'exception d'Ath, où le lapin cède le pas à
« la saucisse à compote », le lapin est le plat de rigueur de ce jour.
Quand on se met à table, on l'annonce, même dans les villes, par
quelques coups de fusil ou de pistolet, et après le repas on tire les
« billets » pour choisir le roi, qui doit régaler les autres d'une
goutte de vin ou d'un gâteau, soit le même jour, soit le lundi suivant,
jour qui met une fin à son royaume et aux emplois de ses fonctionnaires.
A Mons, c'est le plus jeune enfant de la famille qui doit nommer à
celui qui tire les billets les personnes auxquelles chaque billet est
destiné, et si le hasard fait reine ou roi la sainte Vierge ou le bon
Dieu, on achète par quelques aumônes données aux pauvres le droit de
mêler encore une fois les billets et de les tirer de nouveau, afin de ne
pas perdre le régal que doit donner le roi.
L'usage
qu'ont les enfants à Liége aussi bien qu'à Malines de placer des
chandelles allumées en différents endroits de la rue et de danser en
ronde à l'entour ou de sauter par-dessus, tombe de plus en plus en
désuétude.
A
Turnhout, les fabricants de chandelles envoyaient autrefois ce jour à
leurs pratiques des chandelles à trois bouts, destinées à ce jeu que
l'on appelle « Over 't keersken dansen », danser au-dessus de la petite
chandelle. Les enfants plaçaient ces chandelles sur le plancher et
sautaient pardessus en chantant:
Drie koningen, drie koningen,
Koopt my 'nen nieuwen hoed;
Myn ouden is versleten,
Moeder mag 't niet weten,
Vader heeft het geld.
Op den rooster geteld [45].
(Trois
rois, trois rois, achetez-moi un nouveau chapeau; mon vieux chapeau est
rapé, ma mère ne doit pas le savoir et mon père a compté l'argent sur
la grilles)
Ou:
Keêrsken, keêrsken onder de been,
En al die daer niet over en kan
En weet er niet van.
Selon
toute probabilité les chandelles allumées sont les restes des anciens
feux de Noël qu'on allumait ce jour-là, puisqu'avant la réforme du
calendrier c'était le jour de Noël. En Angleterre, où à la campagne le
Twelfth-day s'appelle encore « Old-Christmas-day », des usages analogues
à celui dont nous venons de parler se sont maintenus jusqu'à nos jours.
Une
autre coutume qui va décroissant d'un an à l'autre, se trouve encore
dans le pays de Limbourg, où des enfants représentant les Mages, s'en
vont le soir, de maison en maison, chanter une chanson qui commence:
Dry koningen met eene sterre
Kwamen gerezen al van zoo verre.
Zy riepen alle gelyk : Offeranden !
Laet wierook branden !
Zy riepen alle gelyk : vivat ! etc.
(Trois
rois vinrent, avec une étoile, de très-loin. Ils crièrent tous
ensemble : Des offrandes! Faites brûler de l'encens! Ils crièrent tous
ensemble : Vivat!)
Une
cornemuse sert encore çà et là d'instrument d'accompagnement et une
ficelle fait tourner de temps en temps l'étoile de carton qui est portée
par l'un des rois, et qu'illumine une petite lampe attachée au centre [46].
Ce
petit cortège rappelle les anciennes représentations dramatiques de
mystères qui autrefois se faisaient presque partout le jour de
l'Épiphanie.
Dans
les autres contrées de la Belgique il ne nous en reste que les
chanteurs, habillés comme tous les jours, qui pendant quelques jours
parcourent de nouveau les rues comme à Noël et chantent les
« Drykoningsliederen », chansons des trois Rois.
A
Alost, où ces chanteurs commençaient déjà leur tournée la veille des
Rois, on a aboli cette habitude depuis 1858, mais à Anvers l'usage s'est
maintenu jusqu'à présent en pleine vigueur. Les « Kerstliedekens »,
chansonnettes de Noël, que des enfants ou des vieillards y chantent
depuis l'Épiphanie jusqu'à la Chandeleur, sont en grande partie
composées par le poète Jan Koes, dont j'ai déjà parlé. Quelquefois on y
entend même des élégies sur la mort de Marie-Thérèse, qui finissent par
ce refrain:
Onz' Keizerin is overleden,
Ja, onz Maria Theresia.
(Notre impératrice est décédée,
Dans
le pays wallon les enfants vont de porte en porte chanter les Noëls,
comme à Noël. A Huy, et dans les environs de Liége, ils ne chantent que
jusqu'au neuvième jour après le jour des Rois.
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