L’impérialisme, le droit naturel et la concorde.
L’impérialisme occidental est hérité de Rome car tout n’est pas
innocent dans l’héritage de Rome. Cependant de la réflexion cicéronienne
sur l’impérialisme, sont issues deux réalités tout à fait positives :
la découverte du droit naturel au plan du droit, et la prise de
conscience de la nécessité de la pratique de la concorde pour tout
groupe qui veut durer.
Les critiques antiques de l’impérialisme romain
L’impérialisme romain a été mis en cause par ses adversaires et une des
meilleures critiques qui nous en soit resté est paradoxalement proposée
par Cicéron, qui la réfute. Comme il veut que sa réfutation soit
sérieuse, l’exposition de la critique a une grande cohérence : il s’agit
d’un texte issu de La République où Cicéron met en scène une ambassade
célèbre qui eut lieu en 155 av. JC. Athènes qui venait d’être condamnée à
une forte amende pour une agression injustifiée va en appel à Rome en
envoyant, pour plaider sa cause, trois philosophes responsables de la
direction des plus prestigieuses écoles philosophiques. Certains pensent
que, voulant attaquer les romains, Carnéade, un des envoyés, fit dans
une première conférence un éloge classique de la justice et son discours
fut fort apprécié. Le lendemain, il referme son piège en disant que si
les romains voulaient la justice, ils renonceraient à leurs conquêtes
pour être justes, ce qui lui aurait valu l’expulsion immédiate. Cette
manière de raconter l’ambassade, séduisante, est en opposition avec les
données dont on dispose et en particulier avec le texte de Cicéron [1],
où alternent deux justifications de l’impérialisme, l’une qui n’est pas
acceptable, l’autre qui l’est.
La première justification de
l’impérialisme part du principe qu’il n’y a pas une justice qui
s’imposerait à tous de l’extérieur, comme un droit naturel antérieur aux
lois civiles et que tous seraient obliger de respecter. Chaque
législation veut l’intérêt de la communauté dans laquelle elle a été
créée : dans les rapports entre communautés politiques, c’est l’intérêt
propre qui devient la règle. La présentation qu’en fait Cicéron se veut
ironique (“nous qui sommes les plus justes de tous les hommes…”)
“Les Athéniens avaient coutume de jurer, au nom de la patrie même,
qu’ils considéraient toute terre portant des oliviers ou du blé comme
leur appartenant. Les Gaulois jugent déshonorant de travailler la terre
de leurs mains pour lui faire donner du blé ; voilà pourquoi ils vont en
armes moissonner les champs des autres peuples. Nous autres, enfin,
nous sommes les plus justes de tous les hommes, nous qui défendons aux
nations qui habitent au-delà des Alpes de cultiver l’olivier et la vigne
: nous voulons ainsi augmenter la valeur de nos oliveraies et de nos
vignobles. On dit bien que cette conduite est sage, non qu’elle est
juste.” (République : III, IX, 15-16)
Cette justification de
l’impérialisme par la realpolitik n’est certes pas glorieuse mais elle
est très réaliste et correspond bien à une perception tant des
intéressés que de leurs adversaires : l’intérêt est ce qui mène tant les
individus que les collectivités. Si un droit régit les relations entre
hommes ; entre collectivités, faute d’un droit international, règne la
loi de la jungle. Un fragment du texte très corrompu de La République,
placé à la suite par les éditeurs modernes le précise d’ailleurs. Comme
Alexandre demandait à un pirate capturé pourquoi il infestait les mers,
celui-ci répondit : “pour la même raison qui te pousse à infester le
monde entier”. (III, XIV, 24). Ce type de justification serait adopté
aujourd’hui par tous les réalistes mais ils ne s’en vantent pas.
La
deuxième justification de l’impérialisme, celle qu’accepte Cicéron,
relève à nos yeux de la bonne conscience que l’on se donne, voire de
l’hypocrisie, car il nous dit qu’il y a des guerres justes, qui sont la
réponse à une agression contre Rome ou des alliés et que de plus elle
doit être déclarée dans les règles. Enfin, il constate que la conquête
faite a des aspects positifs, non seulement pour Rome mais aussi pour
les peuples conquis “quand les gredins sont mis dans l’impossibilité
d’agir injustement” (III,XXII,34-36). Cela nous semble une hypocrisie
puisque c’est en vertu de cet appel supposé d’alliés que par exemple
César envahit la Gaulle alors qu’il ne s’agit que d’un prétexte.
Cependant le soin mis par César pour employer ce type de justification
montre bien que l’exigence de ce motif est encore forte. Il est
d’ailleurs possible que dans les origines, la conquête se soit faite
sans plan précis et en répondant simplement aux opportunités. Quant au
thème qui voit dans la conquête un bien pour l’apport de civilisation,
on sait le rôle qu’il a eu dans toutes les entreprises coloniales.
L’impérialisme romain est un fait et, comme tout impérialisme, suscite
hier et aujourd’hui la réprobation mais aussi l’accommodement car Rome a
eu une pratique politique vis-à-vis des peuples soumis toute différente
des autres impérialismes antiques. Contrairement aux athéniens qui
dominaient les peuples conquis en leur faisant sentir leur tutelle par
des impôts forcés et des garnisons dans les acropoles des villes
conquises, les romains offraient aux peuples conquis la citoyenneté
romaine comme on l’a vu antérieurement.
L’idée actuelle (le
“théorème de Tocqueville” selon Paul Veyne [2]) que pour qu’une
civilisation en rallie une autre, il ne faut pas qu’en le faisant ses
membres se retrouvent marginalisés dans le nouveau système, aurait pu
être mise en avant par les romains car elle correspondait à leur
pratique. Ne leur demandons pas cependant un souci égalitaire qui est le
nôtre car leur pratique d’intégration par la citoyenneté concernait les
élites.
Le droit naturel
Dans ses réflexions sur
l’impérialisme, Cicéron, comme tous les auteurs antiques qui ont
réfléchi sur ce qu’est une loi, a pris conscience qu’une loi peut être
inique, même si elle a été promulguée par une assemblée, qu’une loi non
écrite régissant un groupe humain peut être jugée abominable (même les
bandits respectent des accords entre eux sinon leur vie deviendrait
invivable). Surplombant toutes les lois écrites ou non,
“il existe
une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature,
répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses
ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute.
Si toutefois elle n’adresse jamais en vain aux honnêtes gens ses ordres
et ses interdictions, elle ne peut, par ces moyens, faire impression sur
les malhonnêtes. C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi
contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ;
quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité. Ni le
sénat, ne le peuple ne peuvent nous soustraire à l’autorité de cette loi
; il est inutile de chercher un Sextus Aelius [un expert] pour
l’expliquer et l’interpréter ; elle sera la même à Rome et à Athènes ;
la même maintenant et plus tard. Bref, cette loi unique, éternelle et
immuable s’imposera à toutes les nations et à tous les temps, et un seul
dieu commun à tous sera comme l’éducateur et le chef de tous. C’est lui
qui a fait cette loi, qui l’interprète et nous l’a proposée. L’homme
qui refusera de lui obéir devra se fuir lui-même et, comme il a méprisé
la nature humaine, il subira les plus cruels châtiments, même au cas où
il aurait échappé à tout ce que l’on considère comme un supplice”
(République : III, XXII,33)
Cette loi naturelle, correspond à la
raison disponible au cœur de chaque homme, elle a été érigée par la
divinité, âme du monde, intelligence en action selon les stoïciens que
Cicéron suit ici.
La référence à la droite raison qui est au dessus
de toute loi va trouver à Rome une solution à un problème que les
réflexions antérieures, celles de Platon et d’Aristote avaient laissées
en suspens. Tous pensent en effet que la loi, comme la politique doit
être jugée à l’aune de la saine raison et non tirée simplement du
consentement des assemblées, surtout si elles sont à leurs yeux
manipulées par des professionnels de la belle parole, mais ils en tirent
des conséquences différentes. Pour Platon, la solution pour que la loi
soit gouvernée par la raison est que le roi devienne philosophe, ou que
le philosophe devienne roi (ou conseiller du prince), avec toutes les
dérives possibles à nos yeux du fait que certains s’arrogent la
connaissance de ce qui est bon pour la cité, dérives qui conduiront à la
royauté de droit divin.
Si pour Aristote le principe naturel est
que chacun doit recevoir ce qui lui est du, ce principe se met en
application par le biais de conventions entre les hommes ce qui fait
qu’Aristote est plus réaliste que normatif. Il constate des diversités
et elles sont légitimes, mais cela ne donne pas un mode d’emploi pour
arriver à une solution raisonnable [3].
La concorde
La solution
romaine, telle qu’elle est exprimée chez Cicéron consiste non pas à
chercher quelle est la meilleure constitution mais à raconter l’histoire
de Rome, histoire faite de luttes sociales, de compromis mais aussi
d’appartenance commune à une cité, d’une langue commune, d’une
sociabilité commune, nous dirions aujourd’hui d’une posture positive
face aux autres.
Dans le traité Des devoirs, Cicéron résume bien sa
position. D’abord le droit naturel s’appuie sur une communauté de genre
humain : “il y a d’abord ce que l’on observe dans la société du genre
humain tout entier. Le lien de cette société, c’est la raison et la
parole, qui par l’enseignement et l’étude, en permettant de communiquer,
de discuter et de juger, associent les hommes entre eux et les unissent
dans une sorte de société naturelle.” (Des devoirs : I, XVI, 50) Grâce à
cette raison commune, on peut discuter et faire en sorte que la
décision prise pour le bien commun soit la meilleure. Le niveau de la
communauté ethnique est affirmé (communauté de race et de langue), “mais
le lien est plus intime encore d’appartenir à la même cité. Beaucoup de
choses en effet sont communes entre eux aux concitoyens : le forum, les
temples, les portiques, les rues, les lois, le droit, la justice, les
votes, les relations aussi et les amitiés, et pour un grand nombre tous
les contrats d’affaires.” (III, XVII, 53). Le lien le plus fort est le
lien de la cité, afin que dans laquelle les hommes “puissent se rendre
service les uns aux autres,(…), mettre en commun les intérêts de tous
par l’échange des bons offices, en donnant et en recevant, et tantôt par
nos compétences, tantôt par notre travail, tantôt par nos ressources,
resserrer le lien social des hommes entre eux.” (I, VII, 22).
Resserrer le lien social : exactement devincire societatem où le verbe
devincire existe au sens propre et figuré pour “lier”, “attacher” et où
societas évoque l’association, la réunion, la communauté, la société. Le
terme socius pour Benveniste évoque une étymologie “impliquant un
certain type de comportement amical à l’égard des partenaires
d’alliance” [4]. Cicéron emploie l’expression comme un concept abstrait,
mais l’image concrète du lien matériel qui associe des gens qui ont
beaucoup en commun est sous-jacente. Le lien de la concorde n’est pas
une chose passive, une absence de discorde, mais le fruit d’une démarche
active, faite d’attention aux autres, d’échanges, de services rendus.
L’action des gouvernants doit être cohérente avec ce programme de
concorde. Non seulement les gouvernants doivent être désintéressés, il
faut “qu’ils aient soin de tout le corps de l’Etat en se gardant, tandis
qu’ils veillent sur une partie, d’abandonner les autres. (…) Ceux qui
s’occupent d’une partie des citoyens et en délaissent une partie,
introduisent dans la cité la chose la plus funeste : la division et la
discorde ; il arrive ainsi que les uns paraissent favorables au peuple,
d’autre soucieux de l’élite, mais peu de l’ensemble. De là à Athènes, de
grandes discordes et dans notre cité non seulement des divisions, mais
même de ruineuses guerres civiles. ” (Des devoirs : I, XXIV, 85-86) Si
le magistrat ne vise pas à la concorde entre citoyens, par le biais
d’une action basée sur la justice qui rend à chacun selon son mérite, la
guerre civile suicidaire est proche, Cicéron en fit l’expérience
puisque son action politique a été lutte active contre les factions et
la Rome républicaine en périt. D’ailleurs, c’est ce souci de concorde en
acte qui explique selon Pierre Grimal des attitudes politique de
Cicéron qui sont souvent interprétées comme un pur opportunisme [5].
Cependant l’idée républicaine ne meurt pas avec Cicéron : elle reste
enfouie dans la mémoire des élites sociales et sous de nouvelles bases
va resurgir dès la fin du Moyen âge.
L’apport de Rome
L’apport
de Rome, tel que nous le décrit Cicéron dans La république et Les
devoirs peut se résumer en quelques mots : la société est contractuelle ;
elle est guidée par la raison ; elle ne peut survivre à ses dissensions
internes que par une politique active de concorde menée à tous les
niveaux, individuels et collectifs ; l’extension de la société se fait
en conférant la citoyenneté aux nouveaux entrants.
1) La société est
contractuelle : les droits de chacun ne tombent pas du ciel (soit du
pouvoir souverain, soit d’une élite intellectuelle), ils sont l’objet
d’une négociation qui se termine par un consensus. Ceci vaut aussi bien
pour les droits politiques que pour le droit ordinaire (pénal ou civil).
La négociation est le mode normal de fonctionnement de la société.
2) La négociation se fait sous l’égide de la raison, c’est la droite
raison qui sert de pierre de touche pour l’argumentation lors de la
négociation. La raison constitue le droit naturel, ce droit qui peut
être bafoué par des législations écrites. C’est elle qui sert à trouver
pour chacun ce à quoi il a droit, c’est à dire à la justice, à l’équité.
Pour qu’elle s’impose il faut que sa force soit partagée par toutes les
parties en négociation.
3) La société ne peut se maintenir que si
elle est maintenue activement par l’intervention des différents acteurs :
individus, groupes, gouvernants. Tous doivent se soucier concrètement
de l’intérêt commun à ceux qu’ils rencontrent dans leurs échanges. La
concorde est le mot-clé de cette action.
4) Quand la société
étend son empire, elle offre à ceux qui la rejoignent l’égalité des
droits civiques. Quand on entre dans un club, on a les mêmes droits
statutaires que les anciens : cela doit valoir à Calais ou à Brindisi.
Place à la concorde
La concorde a eu sa place à Paris quand, après la Terreur, les hommes
de la Révolution, voulant renoncer à la violence, ont voulu
symboliquement que le lieu où les exécutions étaient faites soit sous
l’égide de la Concorde.
Aujourd’hui, la concorde semble ne pas tenir
beaucoup de place dans notre société : on s’accorde à dire que
l’individualisme fait ses ravages : dans la vie professionnelle où la
concurrence transforme les relations non plus simplement en une jungle,
mais en une lutte entre crocodiles dans un marigot ; où la vie familiale
est menacée sans cesse par le repli de chacun sur ses positions et sur
la fuite possible ; où la vie civique est minée par l’abstention
électorale, le manque d’intérêt pour la chose publique, ou pire, par le
refus de toute mesure pouvant apporter une gêne personnelle, le “pas de
ça chez moi” (le NIMBY Not in my back yard anglo-saxon) ; où les
interactions de la vie quotidienne sont empruntes d’hostilité, voire de
violences verbales ou pires.
Revenir à la Concorde est donc
important et il s’agit là d’une motivation puissante pour s’intéresser à
Cicéron et à l’histoire de Rome
L’impérialisme occidental est hérité de Rome car tout n’est pas innocent dans l’héritage de Rome. Cependant de la réflexion cicéronienne sur l’impérialisme, sont issues deux réalités tout à fait positives : la découverte du droit naturel au plan du droit, et la prise de conscience de la nécessité de la pratique de la concorde pour tout groupe qui veut durer.
Les critiques antiques de l’impérialisme romain
L’impérialisme romain a été mis en cause par ses adversaires et une des meilleures critiques qui nous en soit resté est paradoxalement proposée par Cicéron, qui la réfute. Comme il veut que sa réfutation soit sérieuse, l’exposition de la critique a une grande cohérence : il s’agit d’un texte issu de La République où Cicéron met en scène une ambassade célèbre qui eut lieu en 155 av. JC. Athènes qui venait d’être condamnée à une forte amende pour une agression injustifiée va en appel à Rome en envoyant, pour plaider sa cause, trois philosophes responsables de la direction des plus prestigieuses écoles philosophiques. Certains pensent que, voulant attaquer les romains, Carnéade, un des envoyés, fit dans une première conférence un éloge classique de la justice et son discours fut fort apprécié. Le lendemain, il referme son piège en disant que si les romains voulaient la justice, ils renonceraient à leurs conquêtes pour être justes, ce qui lui aurait valu l’expulsion immédiate. Cette manière de raconter l’ambassade, séduisante, est en opposition avec les données dont on dispose et en particulier avec le texte de Cicéron [1], où alternent deux justifications de l’impérialisme, l’une qui n’est pas acceptable, l’autre qui l’est.
La première justification de l’impérialisme part du principe qu’il n’y a pas une justice qui s’imposerait à tous de l’extérieur, comme un droit naturel antérieur aux lois civiles et que tous seraient obliger de respecter. Chaque législation veut l’intérêt de la communauté dans laquelle elle a été créée : dans les rapports entre communautés politiques, c’est l’intérêt propre qui devient la règle. La présentation qu’en fait Cicéron se veut ironique (“nous qui sommes les plus justes de tous les hommes…”)
“Les Athéniens avaient coutume de jurer, au nom de la patrie même, qu’ils considéraient toute terre portant des oliviers ou du blé comme leur appartenant. Les Gaulois jugent déshonorant de travailler la terre de leurs mains pour lui faire donner du blé ; voilà pourquoi ils vont en armes moissonner les champs des autres peuples. Nous autres, enfin, nous sommes les plus justes de tous les hommes, nous qui défendons aux nations qui habitent au-delà des Alpes de cultiver l’olivier et la vigne : nous voulons ainsi augmenter la valeur de nos oliveraies et de nos vignobles. On dit bien que cette conduite est sage, non qu’elle est juste.” (République : III, IX, 15-16)
Cette justification de l’impérialisme par la realpolitik n’est certes pas glorieuse mais elle est très réaliste et correspond bien à une perception tant des intéressés que de leurs adversaires : l’intérêt est ce qui mène tant les individus que les collectivités. Si un droit régit les relations entre hommes ; entre collectivités, faute d’un droit international, règne la loi de la jungle. Un fragment du texte très corrompu de La République, placé à la suite par les éditeurs modernes le précise d’ailleurs. Comme Alexandre demandait à un pirate capturé pourquoi il infestait les mers, celui-ci répondit : “pour la même raison qui te pousse à infester le monde entier”. (III, XIV, 24). Ce type de justification serait adopté aujourd’hui par tous les réalistes mais ils ne s’en vantent pas.
La deuxième justification de l’impérialisme, celle qu’accepte Cicéron, relève à nos yeux de la bonne conscience que l’on se donne, voire de l’hypocrisie, car il nous dit qu’il y a des guerres justes, qui sont la réponse à une agression contre Rome ou des alliés et que de plus elle doit être déclarée dans les règles. Enfin, il constate que la conquête faite a des aspects positifs, non seulement pour Rome mais aussi pour les peuples conquis “quand les gredins sont mis dans l’impossibilité d’agir injustement” (III,XXII,34-36). Cela nous semble une hypocrisie puisque c’est en vertu de cet appel supposé d’alliés que par exemple César envahit la Gaulle alors qu’il ne s’agit que d’un prétexte. Cependant le soin mis par César pour employer ce type de justification montre bien que l’exigence de ce motif est encore forte. Il est d’ailleurs possible que dans les origines, la conquête se soit faite sans plan précis et en répondant simplement aux opportunités. Quant au thème qui voit dans la conquête un bien pour l’apport de civilisation, on sait le rôle qu’il a eu dans toutes les entreprises coloniales.
L’impérialisme romain est un fait et, comme tout impérialisme, suscite hier et aujourd’hui la réprobation mais aussi l’accommodement car Rome a eu une pratique politique vis-à-vis des peuples soumis toute différente des autres impérialismes antiques. Contrairement aux athéniens qui dominaient les peuples conquis en leur faisant sentir leur tutelle par des impôts forcés et des garnisons dans les acropoles des villes conquises, les romains offraient aux peuples conquis la citoyenneté romaine comme on l’a vu antérieurement.
L’idée actuelle (le “théorème de Tocqueville” selon Paul Veyne [2]) que pour qu’une civilisation en rallie une autre, il ne faut pas qu’en le faisant ses membres se retrouvent marginalisés dans le nouveau système, aurait pu être mise en avant par les romains car elle correspondait à leur pratique. Ne leur demandons pas cependant un souci égalitaire qui est le nôtre car leur pratique d’intégration par la citoyenneté concernait les élites.
Le droit naturel
Dans ses réflexions sur l’impérialisme, Cicéron, comme tous les auteurs antiques qui ont réfléchi sur ce qu’est une loi, a pris conscience qu’une loi peut être inique, même si elle a été promulguée par une assemblée, qu’une loi non écrite régissant un groupe humain peut être jugée abominable (même les bandits respectent des accords entre eux sinon leur vie deviendrait invivable). Surplombant toutes les lois écrites ou non,
“il existe une vraie loi, c’est la droite raison ; elle est conforme à la nature, répandue chez tous les hommes ; elle est immuable et éternelle ; ses ordres appellent au devoir ; ses interdictions détournent de la faute. Si toutefois elle n’adresse jamais en vain aux honnêtes gens ses ordres et ses interdictions, elle ne peut, par ces moyens, faire impression sur les malhonnêtes. C’est un sacrilège que de la remplacer par une loi contraire ; il est interdit de n’en pas appliquer une seule disposition ; quant à l’abroger entièrement, personne n’en a la possibilité. Ni le sénat, ne le peuple ne peuvent nous soustraire à l’autorité de cette loi ; il est inutile de chercher un Sextus Aelius [un expert] pour l’expliquer et l’interpréter ; elle sera la même à Rome et à Athènes ; la même maintenant et plus tard. Bref, cette loi unique, éternelle et immuable s’imposera à toutes les nations et à tous les temps, et un seul dieu commun à tous sera comme l’éducateur et le chef de tous. C’est lui qui a fait cette loi, qui l’interprète et nous l’a proposée. L’homme qui refusera de lui obéir devra se fuir lui-même et, comme il a méprisé la nature humaine, il subira les plus cruels châtiments, même au cas où il aurait échappé à tout ce que l’on considère comme un supplice” (République : III, XXII,33)
Cette loi naturelle, correspond à la raison disponible au cœur de chaque homme, elle a été érigée par la divinité, âme du monde, intelligence en action selon les stoïciens que Cicéron suit ici.
La référence à la droite raison qui est au dessus de toute loi va trouver à Rome une solution à un problème que les réflexions antérieures, celles de Platon et d’Aristote avaient laissées en suspens. Tous pensent en effet que la loi, comme la politique doit être jugée à l’aune de la saine raison et non tirée simplement du consentement des assemblées, surtout si elles sont à leurs yeux manipulées par des professionnels de la belle parole, mais ils en tirent des conséquences différentes. Pour Platon, la solution pour que la loi soit gouvernée par la raison est que le roi devienne philosophe, ou que le philosophe devienne roi (ou conseiller du prince), avec toutes les dérives possibles à nos yeux du fait que certains s’arrogent la connaissance de ce qui est bon pour la cité, dérives qui conduiront à la royauté de droit divin.
Si pour Aristote le principe naturel est que chacun doit recevoir ce qui lui est du, ce principe se met en application par le biais de conventions entre les hommes ce qui fait qu’Aristote est plus réaliste que normatif. Il constate des diversités et elles sont légitimes, mais cela ne donne pas un mode d’emploi pour arriver à une solution raisonnable [3].
La concorde
La solution romaine, telle qu’elle est exprimée chez Cicéron consiste non pas à chercher quelle est la meilleure constitution mais à raconter l’histoire de Rome, histoire faite de luttes sociales, de compromis mais aussi d’appartenance commune à une cité, d’une langue commune, d’une sociabilité commune, nous dirions aujourd’hui d’une posture positive face aux autres.
Dans le traité Des devoirs, Cicéron résume bien sa position. D’abord le droit naturel s’appuie sur une communauté de genre humain : “il y a d’abord ce que l’on observe dans la société du genre humain tout entier. Le lien de cette société, c’est la raison et la parole, qui par l’enseignement et l’étude, en permettant de communiquer, de discuter et de juger, associent les hommes entre eux et les unissent dans une sorte de société naturelle.” (Des devoirs : I, XVI, 50) Grâce à cette raison commune, on peut discuter et faire en sorte que la décision prise pour le bien commun soit la meilleure. Le niveau de la communauté ethnique est affirmé (communauté de race et de langue), “mais le lien est plus intime encore d’appartenir à la même cité. Beaucoup de choses en effet sont communes entre eux aux concitoyens : le forum, les temples, les portiques, les rues, les lois, le droit, la justice, les votes, les relations aussi et les amitiés, et pour un grand nombre tous les contrats d’affaires.” (III, XVII, 53). Le lien le plus fort est le lien de la cité, afin que dans laquelle les hommes “puissent se rendre service les uns aux autres,(…), mettre en commun les intérêts de tous par l’échange des bons offices, en donnant et en recevant, et tantôt par nos compétences, tantôt par notre travail, tantôt par nos ressources, resserrer le lien social des hommes entre eux.” (I, VII, 22).
Resserrer le lien social : exactement devincire societatem où le verbe devincire existe au sens propre et figuré pour “lier”, “attacher” et où societas évoque l’association, la réunion, la communauté, la société. Le terme socius pour Benveniste évoque une étymologie “impliquant un certain type de comportement amical à l’égard des partenaires d’alliance” [4]. Cicéron emploie l’expression comme un concept abstrait, mais l’image concrète du lien matériel qui associe des gens qui ont beaucoup en commun est sous-jacente. Le lien de la concorde n’est pas une chose passive, une absence de discorde, mais le fruit d’une démarche active, faite d’attention aux autres, d’échanges, de services rendus.
L’action des gouvernants doit être cohérente avec ce programme de concorde. Non seulement les gouvernants doivent être désintéressés, il faut “qu’ils aient soin de tout le corps de l’Etat en se gardant, tandis qu’ils veillent sur une partie, d’abandonner les autres. (…) Ceux qui s’occupent d’une partie des citoyens et en délaissent une partie, introduisent dans la cité la chose la plus funeste : la division et la discorde ; il arrive ainsi que les uns paraissent favorables au peuple, d’autre soucieux de l’élite, mais peu de l’ensemble. De là à Athènes, de grandes discordes et dans notre cité non seulement des divisions, mais même de ruineuses guerres civiles. ” (Des devoirs : I, XXIV, 85-86) Si le magistrat ne vise pas à la concorde entre citoyens, par le biais d’une action basée sur la justice qui rend à chacun selon son mérite, la guerre civile suicidaire est proche, Cicéron en fit l’expérience puisque son action politique a été lutte active contre les factions et la Rome républicaine en périt. D’ailleurs, c’est ce souci de concorde en acte qui explique selon Pierre Grimal des attitudes politique de Cicéron qui sont souvent interprétées comme un pur opportunisme [5]. Cependant l’idée républicaine ne meurt pas avec Cicéron : elle reste enfouie dans la mémoire des élites sociales et sous de nouvelles bases va resurgir dès la fin du Moyen âge.
L’apport de Rome
L’apport de Rome, tel que nous le décrit Cicéron dans La république et Les devoirs peut se résumer en quelques mots : la société est contractuelle ; elle est guidée par la raison ; elle ne peut survivre à ses dissensions internes que par une politique active de concorde menée à tous les niveaux, individuels et collectifs ; l’extension de la société se fait en conférant la citoyenneté aux nouveaux entrants.
1) La société est contractuelle : les droits de chacun ne tombent pas du ciel (soit du pouvoir souverain, soit d’une élite intellectuelle), ils sont l’objet d’une négociation qui se termine par un consensus. Ceci vaut aussi bien pour les droits politiques que pour le droit ordinaire (pénal ou civil). La négociation est le mode normal de fonctionnement de la société.
2) La négociation se fait sous l’égide de la raison, c’est la droite raison qui sert de pierre de touche pour l’argumentation lors de la négociation. La raison constitue le droit naturel, ce droit qui peut être bafoué par des législations écrites. C’est elle qui sert à trouver pour chacun ce à quoi il a droit, c’est à dire à la justice, à l’équité. Pour qu’elle s’impose il faut que sa force soit partagée par toutes les parties en négociation.
3) La société ne peut se maintenir que si elle est maintenue activement par l’intervention des différents acteurs : individus, groupes, gouvernants. Tous doivent se soucier concrètement de l’intérêt commun à ceux qu’ils rencontrent dans leurs échanges. La concorde est le mot-clé de cette action.
4) Quand la société étend son empire, elle offre à ceux qui la rejoignent l’égalité des droits civiques. Quand on entre dans un club, on a les mêmes droits statutaires que les anciens : cela doit valoir à Calais ou à Brindisi.
Place à la concorde
La concorde a eu sa place à Paris quand, après la Terreur, les hommes de la Révolution, voulant renoncer à la violence, ont voulu symboliquement que le lieu où les exécutions étaient faites soit sous l’égide de la Concorde.
Aujourd’hui, la concorde semble ne pas tenir beaucoup de place dans notre société : on s’accorde à dire que l’individualisme fait ses ravages : dans la vie professionnelle où la concurrence transforme les relations non plus simplement en une jungle, mais en une lutte entre crocodiles dans un marigot ; où la vie familiale est menacée sans cesse par le repli de chacun sur ses positions et sur la fuite possible ; où la vie civique est minée par l’abstention électorale, le manque d’intérêt pour la chose publique, ou pire, par le refus de toute mesure pouvant apporter une gêne personnelle, le “pas de ça chez moi” (le NIMBY Not in my back yard anglo-saxon) ; où les interactions de la vie quotidienne sont empruntes d’hostilité, voire de violences verbales ou pires.
Revenir à la Concorde est donc important et il s’agit là d’une motivation puissante pour s’intéresser à Cicéron et à l’histoire de Rome
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