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mercredi 28 novembre 2012
Testament de Godefroid II
Godefroid de Bouillon
Chroniques et légendes, 1095-1180
Jacques Albin S. Collin de Plancy
1842
(Extraits)
XXXVI — TESTAMENT DE GODEFROID II.
Si l'histoire générale des Pays-Bas est trop souvent décousue au moyen-âge, elle est riche au moins en reliefs brillants, qu'il ne faut que rassembler pour former une imposante galerie. — Telles sont les scènes du XIIème siècle que nous allons reproduire, et dont les cœurs poétiques sentiront tout le prix.
On lit, dans nos vieilles chroniques, que, le 5 juin de l'année 1142, une réunion extraordinaire de hauts personnages animait des pompes de la Cour la sainte abbaye d'Afflighem, pieuse et austère solitude, bâtie depuis soixante ans seulement, refuge sacré où saint Bernard disait qu'il ne voyait que des anges, quand partout ailleurs, dans cette rude époque, il trouvait à peine des hommes.
L'éclatante arrivée de cette cour, qui jetait du mouvement et du bruit dans l'asile du silence, n'amenait pourtant ni la joie, ni les fêtes. Tous ces nobles seigneurs paraissaient dans le deuil. Les hommes d'armes qui encombraient les avenues portaient la tristesse empreinte sur leurs visages. Si dans les sombres corridors on entendait les pas pesants des gentilshommes et des archers, la voix humaine semblait devenue muette; et sans la variété des costumes, les armures étincelantes et la multitude des hôtes, on eût pu croire l'abbaye d'Afflighem toujours habitée par ses seuls religieux. Toutefois, l'empressement et l'inquiétude de toutes les physionomies eussent révélé quelque chose de terrestre et l'attente d'un événement grave.
Tout le monde se rendait à la grande salle, attenante à la chapelle. C'était le lieu où l'abbé d'Afflighem, qui était seigneur souverain, donnait ses audiences et réglait sa justice, que tempérait toujours la mansuétude. Là, en ce moment, sur un lit couvert de somptueuses draperies, où l'aiguille avait brodé en or le lion de Brabant, se trouvait un homme qui paraissait âgé de trente-cinq ans. Il était pâle, défait, amaigri, et semblait s'éteindre d'une maladie de poitrine. Cet homme était Godefroid II, dit le Jeune, duc de Brabant, marquis d'Anvers et duc de Lotharingie. Une belle et noble dame, la jeune princesse Lutgarde, son épouse, était assise auprès du chevet, tenant sur ses genoux un enfant d'un an, l'espoir des Brabançons.
Le prince malade souleva sa tête affaiblie, quand l'abbé d'Afflighem introduisit les seigneurs convoqués; et Lutgarde essuya ses yeux rouges de larmes. Les sires de Diest, de Wemmel, de Bierbeck et de Wesemaele se rangèrent à droite du lit, autour de la Duchesse. Arnulphe, comte d'Aerschot, sénéchal de Godefroid II, Herzo, son chambellan, Henri d'Assche, son porte-étendard, se placèrent en silence de l'autre côté.
On vit entrer ensuite les sires de Dilighem, de Cobbeghem, de Zellick, de Dilbeck , de Bodeghem, de Lorebeck, de Berseele, de Haeren, de Lennick. de Droogenbosch, de Gaesbeck, de Ganshoren. de Masenseel, de Liedekerke, de Ravestein, les dames d'Anderlecht, de Brandenbourg, et la plupart des autres fidèles vassaux des ducs de Brabant.
Ceux de la puissante maison de Berthold, seigneurs de Grimberg, avoués de Malines, avaient été appelés aussi. Mais sachant d'avance quelles étaient les résolutions de Godefroid II, résolutions qu'ils ne voulaient pas approuver, ils ne se présentèrent pas. Tous leurs parents et tous les nombreux vassaux dont ils étaient suzerains firent défaut comme eux au rendez-vous d'Afflighem.
Le comte d'Aerschot, au nom de son seigneur le noble duc de Brabant, ayant invité tous les assistants à s'asseoir, Godefroid II se mit péniblement sur son séant; puis il dit lentement ces paroles, que l'abbé d'Afflighem écrivit, à mesure qu'elles étaient prononcées, pour conserver ainsi l'expression formelle des dernières volontés du bon duc, lequel entendait les donner comme son testament:
« Chevaliers, mes fidèles vassaux et mes braves amis, j'avais espéré une plus longue vie au milieu de vous. Le Ciel en ordonne autrement; et je sens qu'il faut nous séparer. Il n'y a pas deux ans que mon père Godefroid Ier est mort. Illustré dans la Croisade et dans les travaux d'un long règne, le noble prince, qui a rehaussé son duché de Brabant par la dignité de duc de Lotharingie. repose dans cette pieuse abbaye d'Afflighem. J'ai voulu vous réunir ici, entre la tombe de mon père et le berceau de mon fils, pour donner plus de solennité à notre dernière entrevue.
"Je vous ai connus, dans tous les temps, loyaux et fidèles. Vous m'avez aidé à consolider dans les mains des ducs de Brabant ce titre de duc de Lotharingie, conquis par mon père. Aujourd'hui, chevaliers, jurez-vous de soutenir et de défendre mon fils Godefroid III, cet enfant que voici et qui va être votre prince? Car je ne suis plus qu'une ombre. Mes fidèles, ce petit enfant que je vous laisse et qui devient votre duc ne peut encore vous entendre. Mais Dieu est là; et j'emporte vos serments dans son sein. »
Tous les vassaux s'étaient levés, le cœur ému et la larme à l'œil. Ils s'avancèrent successivement, d'un pas grave, mirent le genou en terre et jurèrent tous, sur la tête de l'enfant, qui leur souriait dans les bras de sa mère, de le protéger de leurs biens et de leurs vies, — de l'aimer, — de le servir comme leur duc, — de le garder et de le maintenir, — appelant sur eux l'anathème, si jamais ils tombaient dans le parjure.
La figure de Godefroid II se ranima. Il reprit:
« Que Dieu vous rende, mes fidèles, la joie que vous me donnez. Mais, vous le voyez, nos plus puissants vassaux ont méprisé notre appel. La maison de Berthold marcherait-elle donc à la félonie? Les deux frères, Gauthier de Malines et Gérard de Grimberg, eussent voulu la tutelle de mon fils. Pouvais-je confier le jeune duc de Brabant à cette famille si ambitieuse et si puissante, qui bientôt peut-être eût convoité le trône ducal?
» Je souhaite que notre enfant ( car vous l'adoptez, chevaliers,) ne soit pas enlevé à sa noble mère. C'est l'unique prière qu'elle m'ait faite. Je lui nomme pour tuteurs, — si vous le trouvez bon, — les dignes seigneurs Gérard de Wesemaele, Jean de Bierbeck, Henri de Diest et Arnold de Wemmel. Je charge de gouverner son enfance le bon sire de Gaesbeck, notre ami à tous. Approuvez-vous ces choix , mes fidèles? »
Les vassaux du noble duc s'inclinèrent tous et jurèrent avec effusion de faire respecter ses dernières volontés. L'abbé d'Afflighem les ayant mises sur un parchemin, tous ceux des assistants qui savaient écrire les signèrent; les autres y posèrent leurs sceaux. Le cachet de l'abbaye, qui portait les clefs de saint Pierre unies aux armes ducales, ferma l'enveloppe de ce testament.
Alors, le malade, faisant un nouvel effort, déclara que, se sentant mourir, et ne pouvant plus songer qu'au salut de son âme, il abdiquait en ce même moment le pouvoir, dont il espérait n'avoir pas abusé, et qu'il le transférait à son fils, sur qui il appelait la bénédiction de Dieu. Aussitôt les hérauts-d'armes proclamèrent le petit enfant duc sous le nom de Godefroid III. Tous les seigneurs et tous les chevaliers lui firent l'hommage accoutumé dans les mains tremblantes de sa mère et en présence des quatre tuteurs.
La réunion se rendit ensuite au réfectoire des moines, où une collation était préparée. Le petit enfant fut assis à la place de son père; et tous les assistants burent dans la même coupe — à son avenir!
Le bon duc Godefroid II, à qui le dévouement de ses vassaux fidèles avait causé une vive joie, se fit transporter à Louvain. Il y mourut huit jours après.
A la nouvelle de cette mort, les deux frères de la maison de Berthold, qui, depuis quatre cents ans fiers et riches , se regardaient comme souverains indépendants de Malines, quoique vassaux du duc de Brabant, et qui possédaient à Grimberg, près de Vilvorde, une forteresse réputée imprenable, les deux frères Gauthier et Gérard, furieux de ce qu'ils étaient exclus de la tutelle du jeune duc, quoiqu'ils se fussent attendus à cette mesure, annoncèrent qu'étant les plus puissants du pays et par conséquent les plus intéressés à la paix publique, ils allaient réclamer, les armes à la main, cette tutelle, qui ne pouvait leur être ôtée sans injure, ni remise en d'autres mains sans troubles.
Ils ne parlaient plus comme vassaux. Au contraire ils profitaient de l'occasion pour nier le devoir qui les liait au duché de Brabant, disant qu'ils tenaient de Pépin-le-Bref la seigneurie de Malines, et qu'ils n'en devaient qu'un hommage de forme à l'évêché de Liége, qui autrefois avait protégé leur fief.
Lutgarde, la duchesse veuve, âgée de vingt-quatre ans, était une femme douce et timide. Elle s'épouvanta pour son fils. Le Brabant, épuisé par la Croisade, n'avait pas alors les grandes ressources qu'il eut depuis; et les domaines populeux de la maison de Berthold s'étendaient jusqu'à l'Escaut. Mais les tuteurs du petit duc étaient des hommes dignes du choix honorable que le Souverain avait fait d'eux; ils ne se troublèrent point. Ils firent sommer les chefs insoumis de venir rendre le serment féodal et jurer la foi de service qu'ils devaient à leur prince. Leur message ayant été repoussé formellement, ils déclarèrent Gauthier de Malines et Gérard de Grimberg félons et rebelles.
XXXVII – LA BATAILLE DE RANSBEECK
Des deux côtés on courut donc aux armes.
Les seigneurs de Malines, dont l'opulence s'accroissait tous les jours par un vaste commerce, entretenaient des archers et gens de guerre en tel nombre, que leur ville s'appelait alors Malines-la-Belliqueuse. Ils rassemblèrent à la hâte tous les chevaliers qui leur étaient attachés comme parents, comme alliés, comme vassaux, et tous ceux qui dépendaient de leur maison par des intérêts de commerce. Ils eurent bientôt une armée trois fois plus nombreuse et plus formidable que celle de l'enfant-duc.
Lutgarde et les quatre tuteurs, que des actes d'hostilité et de rébellion, commis du vivant même de Godefroid II, avaient mis sur leurs gardes, venaient aussi de lever toutes leurs forces. Le nombre de leurs hommes de guerre était petit.
Comme on vit bien qu'avec de telles ressources on ne pourrait soutenir une lutte qui devait être sérieuse et longue, Lutgarde, qui était une princesse de la maison de Luxembourg, rappela à ses fidèles conseillers que sa sœur Gertrude était femme de l'empereur Conrad III; que sa sœur Germaine était l'épouse du prince héréditaire de Constantinople, Manuel-Comnène; que le jeune duc de Brabant, par elle ou par son père, était allié aux cours de France, d'Angleterre, de Hollande, de Flandre et de Hainaut:
— Il faut, ajouta-t-elle, réclamer les secours de tous ceux qui tiennent à nous. Ils ne laisseront pas l'orphelin sans défense. Si le comte de Luxembourg et de Namur, notre cousin, n'était occupé à nous remettre en paix avec le Limbourg, il viendrait à notre aide. Mais du moins envoyez des messagers à tous nos autres parents.
Des émissaires furent expédiés sur-le-champ. Conrad III promit des troupes qui ne vinrent point. Manuel-Comnène ne donna que des paroles. Le roi de France et les autres princes s'occupaient uniquement des Croisades. Thierry d'Alsace, comte de Flandre, quoiqu'il se livrât aussi avec ardeur aux devoirs de la guerre sainte, fut le seul qui prit intérêt à la cause de l'enfant. Mais les secours qu'il donna d'abord n'étaient pas capables de sauver le Brabant. Il avait sur ses terres une de ces bandes indisciplinées, que l'on voit dans le même temps en France, en Allemagne, en Angleterre et dans les Pays-Bas, sous les noms de Routiers, de Compagnies-Franches , de Grandes-Compagnies et de Brabançons, parce que le Brabant fournit au douzième siècle beaucoup de ces aventuriers. C'étaient des hommes de tous pays; échappés à la glèbe dans les Croisades, ils se réunissaient en bandes nombreuses, vendaient leurs services au premier prince qui avait besoin de troupes et vivaient de guerre et de pillage. On en vit de très-vaillants dans les batailles. Mais ils étaient souvent gens de bruit et de désordre plutôt que bons guerriers. Ceux que Thierry d'Alsace envoya comme soutiens du berceau de Godefroid III venaient de quelque expédition lointaine. Leur petit nombre et le mauvais renom qu'ils s'étaient fait dans le pays rassurèrent mal les chefs du Brabant.
Les troupes aguerries et disciplinées des seigneurs de Malines s'étaient emparées de Vilvorde et des villages voisins, qu'elles avaient livrés aux flammes. Elles portaient la dévastation dans les campagnes et jetaient la terreur jusqu'aux portes de Bruxelles. Les quatre tuteurs, renforcés de la bande fournie par Thierry d'Alsace, marchèrent à l'ennemi. Gérard de Wesemaele, qu'on trouve nommé dans quelques titres d'alors maréchal de Brabant, était chargé du commandement de l'armée ducale. Il disposa habilement ses troupes, qui prirent confiance quand les aventuriers, voulant montrer qu'ils valaient mieux que leur renommée, demandèrent à marcher à l'avant-garde et à soutenir le premier choc. La bataille se livra entre Vilvorde et Bruxelles. La poignée des auxiliaires intrépides se fit tailler en pièces; et la petite armée nationale du Brabant fut repoussée par le nombre jusque dans Bruxelles, dont on se hâta de fermer les portes. La consternation devint générale.
Il fallait une prompte résolution. Tout le monde sentait que Thierry seul, dont les états touchaient au Brabant, pouvait assez tôt donner d'autres secours. Mais comment les lui demander, après l'extermination si rapide du premier renfort qu'il avait envoyé ? Les quatre tuteurs, remettant la garde de Bruxelles et du jeune duc à Lutgarde et aux sires de Gaesbeck et de Horn, montèrent à cheval et se rendirent à Alost. Le comte souverain d'Alost se montrait favorable au Brabant. Ils trouvèrent chez lui Thierry d'Alsace, qui était son frère d'armes, car les deux princes s'étaient croisés ensemble. Ils lui exposèrent l'affreuse extrémité où étaient réduits les Brabançons. Mais malgré leur démarche, leurs supplications et les instances du comte d'Alost qui les appuyait chaudement, Thierry déclara qu'il ne leur permettrait de lever des hommes dans les Flandres qu'à une seule condition expresse et formelle; c'était que le jeune duc, lorsqu'il serait en âge, se reconnaîtrait son vassal, et que présentement ses quatre tuteurs jureraient et signeraient, scellé de leur sceau, cet engagement pris en son nom.
Les bons chevaliers sentirent leur cœur se serrer; de grosses larmes roulèrent dans leurs yeux, à cette proposition qui froissait l'orgueil de leur maître. Dans ces siècles où la fidélité commençait à devenir héréditaire, on donnait déjà ce nom à un enfant. D'un autre côté, ils considéraient avec effroi les pressants dangers de la patrie. Après les avoir laissés quelques instants, le comte d'Alost les prit à part et leur dit:
— Vous ne pouvez hésiter. Les Berthold sont les plus forts; ils seront vainqueurs. Aimez-vous mieux que votre duc soit détrôné ou vassal des avoués de Malines, que vassal du noble comte de Flandre? D'ailleurs, ajouta-t-il tout bas, vous vous engagez seuls. Le jeune duc n'a pas deux ans. Avant qu'il soit majeur, seize années s'écouleront. En ce moment, Thierry d'Alsace, dont vous devez apprécier l'âme héroïque et loyale, est dans toute sa force et dans tout son orgueil. Il va reprendre le chemin de la Palestine; il puisera, dans les saints lieux, des sentiments plus chrétiens: et quand le temps sera venu, vous obtiendrez de lui quelque transaction généreuse. Aujourd'hui, songez à sauver le pays et le trône.
Les tuteurs ne balancèrent plus. Ils jurèrent, quoique en gémissant, et signèrent, sous leur responsabilité personnelle, une promesse de vasselage.
Dès le lendemain, un appel fait aux Flamands par leur vaillant comte mit sur pied en peu de jours une petite armée qui se dirigea sur Bruxelles. Plusieurs chevaliers et bons personnages de la noblesse flamande, engagés par Frédéric d'Alsace, frère de Thierry, tinrent à honneur de marcher à cette guerre.
La Duchesse et les seigneurs du Brabant soupirèrent amèrement, lorsqu'ils apprirent les conditions imposées aux quatre tuteurs. Mais personne ne leur en fit reproche, tant leur fermeté et leur sagesse étaient révérées.
Les Berthold, ayant su l'arrivée des Flamands, se retirèrent dans Grimberg et dans Malines, concentrant dans ces deux places toutes leurs troupes. Le sire de Wesemaele sortit avec quelques détachements pour les harceler. Par représailles des dévastations qu'ils avaient semées autour de Bruxelles, il saccagea les environs de Grimberg et les faubourgs de Malines. Il irrita ainsi les deux frères, à qui il voulait montrer que les Bruxellois n'étaient ni abattus, ni effrayés. Les deux seigneurs rebelles s'ébranlèrent donc; et on apprit tout à coup que leur armée, appuyée sur la redoutable forteresse de Grimberg, se déployait en avant de Vilvorde et prenait position dans les plaines de Ransbeck, près de Trois-Fontaines. Cette armée était plus considérable encore que celle du petit duc, malgré ses auxiliaires flamands.
On trouva que les frères Berthold étaient un peu plus prompts qu'on ne l'eût voulu. Ils avaient appris que le comte d'Alost, qui avait promis son secours aux quatre tuteurs, levait des troupes à la hâte et se disposait à venir. Ils voulaient livrer bataille avant l'arrivée de ce renfort. Wesemaele essaya en vain de gagner deux ou trois jours. Les Bruxellois, piqués par les sarcasmes des guerriers de Malines, déclarèrent qu'ils voulaient le combat. Les Flamands ne témoignaient pas moins d'impatience. Donc le 24 septembre, après qu'elle eut entendu la sainte messe, toute l'armée du petit duc de Brabant, qui formait près de six mille hommes, fut passée en revue dans les rues de Bruxelles.
Comme tous ces guerriers, par de grands cris, demandaient à voir l'enfant pour qui ils allaient combattre, sa mère l'apporta dans ses bras et le présenta aux troupes qui défilèrent devant lui. Il parlait à peine; mais sa beauté et les petits saluts gracieux qu'on lui avait appris à faire avec gentillesse suffirent pour exciter un enthousiasme général.
— Son berceau verra une victoire! disait-on de toutes parts.
Tandis qu'on disposait tout pour sortir le lendemain matin avant le jour, le vieux sire de Gaesbeck vint trouver la Duchesse.
— Madame, lui dit-il, vous avez entendu les cris de l'armée. La journée de demain, si vous le voulez, sera décisive. Il faut pour cela que le jeune prince soit présent sur le champ de bataille.
La Duchesse pâlit à ce mot. Elle pressa son fils contre son sein, comme si elle eût craint qu'on ne le lui ravît à l'instant même.
— Y pensez-vous? dit-elle avec effroi. Sur le champ de bataille un enfant! Oubliez-vous que ce champ de bataille peut devenir un champ de mort?
— Nos ennemis n'approcheront jamais du jeune duc, reprit le vieillard. Les Brabançons ne reculeront pas, lorsqu'ils verront au milieu d'eux le berceau de leur prince.
— Nous irons donc, dit Lutgarde.
Le jour suivant, aux premières lueurs de l'aurore, l'armée alliée, brabançonne et flamande, sortit de Bruxelles en bon ordre. Elle s'alla ranger au-dessus de Strombeck, s'appuyant sur la Senne, devant l'autre armée qui, dans son développement, occupait tout le fond de la plaine. Le hameau de Ransbeck, dépendant de Vilvorde et qui a donné son nom à la bataille, fut presque entièrement détruit dans cette affaire.
Il y avait. près de l'endroit qu'on appelle la Maison-aux-Cailles (Kwakkelhuys), en un lieu que traverse à présent le canal de Vilvorde, qu'on a percé depuis, un bouquet d'arbres devant lequel s'arrêta le cortége qui amenait l'enfant-duc au champ du combat. Un jeune chêne très-élancé s'avançait comme une vedette sur la plaine. Le sire de Gaesbeck ôta le petit prince aux embrassements de sa mère; on suspendit aux branches du chêne le berceau portait l'enfant; l'étendard de Brabant fut déployé au-dessus de cette jeune tête sacrée. La mère inquiète resta au pied de l'arbre, gardée par le sire de Gaesbeck et par quelques serviteurs dévoués qui, à cheval et bien armés, portaient de grands boucliers pour protéger le berceau.
L'armée s'étendait au-devant de ce petit groupe et semblait ainsi commandée par un enfant.
Avant de tirer l'épée, le sire de Horn alla proposer encore aux seigneurs de Malines de remettre la décision de la querelle au jugement de douze vieux seigneurs choisis par les deux partis.
— Pourquoi, leur dit-il, voulez-vous ensanglanter la couronne naissante d'un enfant qui est votre suzerain et qui ne vous a fait aucune offense?
Mais les frères de la maison de Berthold répondirent fièrement que l'affaire ne pouvait plus se vider que par les armes.
Ainsi, on sonna les trompettes. Les soldats frappèrent leurs boucliers de leurs glaives et de leurs lances; on vit briller les haches d'armes; des grêles de pierres, lancées par les frondes, se croisèrent en tous sens avec les flèches et les bâtons aigus, espèces de javelines encore fréquentes alors. La Duchesse tremblante couvrait de ses regards humides le berceau de son fils. La mêlée devint si ardente, si acharnée, si terrible, que la nuit seule put séparer les combattants; et l'on reconnut que la présence du petit duc avait ce jour-là balancé la victoire. Les Brabançons, quatre fois repoussés, avaient quatre fois reculé jusqu'à l'arbre où était le berceau; on n'avait pu les pousser plus loin.
Cette bataille, reprise le lendemain , dura trois jours entiers, furieuse et opiniâtre; et pendant ces trois jours, le berceau où siégeait le petit prince resta suspendu aux branches du chêne, bannière vivante, caressée par le vent, toujours en vue de l'armée. Le Ciel, touché des angoisses de la mère, protégea l'enfant dans ces longs périls. La victoire, après une lutte si constante, après des flots de sang versé, ne se décidait pas encore. Vers le milieu du troisième jour, le comte d'Alost arriva sur le champ de bataille avec les siens. Alors l'ennemi plia; et à la fin de la journée, le petit duc fut salué par les cris de triomphe des Brabançons. Les rebelles avaient battu en retraite.
XXXVIII. - LE MANNEKEN-PIS.
Mais la part que le prince enfant avait prise à la bataille de Ransbeck, avec des circonstances si naïves et si piquantes, devait rester dans les souvenirs. Les Bruxellois plusieurs fois avaient remarqué que leur petit duc, semblant se plaire au grand spectacle qu'on lui donnait, n'en avait témoigné ni effroi, ni impatience. Seulement, de temps en temps il s'était levé ; et se tenant debout, le visage tourné vers l'ennemi, il avait satisfait fièrement à ce léger besoin que l'enfance ressent au moins sans rougir. Chaque fois que cet incident s'était reproduit, il avait été accueilli par de joyeuses et bruyantes clameurs. On voulut garder la mémoire de ces choses singulières. Sur le champ de bataille même, on décida qu'un monument en conserverait la trace. Il fut résolu qu'une petite statue serait élevée au noble enfant, dans la position ingénue où il avait semblé le plus clairement laisser tomber ses mépris sur les rebelles. Le vote fut unanime et spontané.
On fit plus; on enleva le jeune chêne qui avait porté le berceau, et qui devenait ainsi cher et vénéré. On l'emporta à Bruxelles. On le replanta à l'entrée d'une rue, appelée depuis la rue du Chêne; et ce fut tout à côté qu'on éleva la statue d'un enfant haut d'un pied et demi. — Ce monument, en pierre jusqu'à l'année 1648, et alors jeté en bronze par l'habile sculpteur Duquesnoy, se voit toujours à Bruxelles , dans la même place qu'il occupe depuis le XIIème siècle, protégé par une niche en coquille où l'on reconnaît encore la vieille prétention de rappeler un berceau. C'est le Manneken-Pis, dont l'action produit une petite fontaine au moins fort originale, le Manneken-pis, à qui les traditions confuses ont fidèlement conservé le nom de Godefroid, mais sur lequel on a fait tant de contes et tant de suppositions, et que le peuple appelle toujours le plus ancien bourgeois de Bruxelles.
Retournons cependant à l'année 1142.
Si la victoire de Ransbeck avait affermi les droits et la puissance de l'enfant-duc. elle ne termina pas la guerre. On ne put prendre la forteresse de Grimberg, où l'ennemi s'était réfugié et d'où il faisait de temps en temps des sorties qui désolaient le pays et le couvraient d'incendies et de brigandages.
Gauthier Berthold partit en 1147 pour la Croisade prêchée par saint Bernard. Mais son frère Gérard, que l'on disait le plus mauvais, resta et maintint les hostilités. Ce cruel état de choses devait durer jusqu'à la majorité de Godefroid III.
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